Tout à traque, Jacqueline & autres nouvelles, Prix Alain Decaux de la Francophonie

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TOUT A TRAQUE de Natacha QUENTIN

JACQUELINE

de Hani ABDUL-NOUR et autres nouvelles

Prix littéraire «Alain Decaux» de la Francophonie 2008/2009 Organisé par la FONDATION DE LILLE Reconnue d’utilité publique


SOMMAIRE Préface de Monsieur Pierre MAUROY ............................................ 4 Palmarès ................................................................................................ 6 Membres du jury ....................................................................................8 Tout à traque .......................................................................................10 Natacha QUENTIN - FRANCE ( Grande Lauréate) Jacqueline ...........................................................................................22 Hani ABDUL-NOUR - LIBAN (Grand Lauréat - pays francophones) Araignées du soir ................................................................................30 Alexandra Malala RAZAFINDRABE - MADAGASCAR Monsieur Consistant...........................................................................37 Lofti BEN LETAIFA - TUNISIE Fumer..................................................................................................55 Tatiana TISSOT - SUISSE Dernier hiver à Tanger .....................................................................78 Céline PENVERNE - FRANCE Ame volée ...........................................................................................89 Mina IDRISSI - MAROC Sous le saule pleureur .......................................................................94 Sébastien POLLET - FRANCE La loi du jars ...................................................................................106 Gaël DUBREUIL - FRANCE Sous les pas du jazzman..................................................................118 Claire CHAPUIS-JOURNIAC - FRANCE La rescapée ......................................................................................129 Marie-Louise SOCK - SENEGAL Papa m’a dit .....................................................................................142 Anatole GUILBERT - FRANCE La souris ...........................................................................................146 Classe de CM2 - Madame TILLI - TUNISIE

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PREFACE Depuis sa création, la Fondation de Lille a fait de la Francophonie un axe fort de son action culturelle, grâce à la création du Prix Littéraire « Alain Decaux » de la Francophonie. Ce prix international bénéficie du soutien du Ministère des Affaires étrangères, de la Ville de Lille et du CIC Banque BSD-CIN. Pour la quatrième année, en liaison avec Monsieur Alain DECAUX, Académicien, le jury des lectrices et lecteurs de la Fondation de Lille a sélectionné les nouvelles d’une Malgache, d’une Suissesse, d’un Libanais, d’un Tunisien et cette année de deux Françaises puisque ce quatrième concours s’est étendu à l’hexagone. J’ai eu le plaisir d’honorer les lauréats en 2009. Ainsi donc, dans ce kaléidoscope d’auteurs de différentes nationalités, se retrouve ce qui fait la richesse et l’importance de la francophonie : la résonance, le rayonnement de la langue française au-delà des frontières, la possibilité d’assurer une communication et un partage entre les peuples et les cultures. Deux cents nouvelles sont arrivées à la Fondation de Lille, dont la moitié émane de pays francophones (outre ceux déjà évoqués, il faut mentionner la Belgique, le Cameroun, le Togo, le Tchad, le Canada, le Maroc, l’Algérie). Les divers thèmes des nouvelles primées ont particulièrement retenu l’attention et l’intérêt du jury : déchirements existentiels de l’exil, la guerre, l’immigration (Araignées du soir, Jacqueline, Dernier Hiver à Tanger), fiction dramatique ou surréaliste (Tout à traque, Monsieur Consistant), questionnements sur un fait de société, une éthique professionnelle (Fumer, Une âme volée). Là encore, se retrouvent, exprimés dans une langue commune, le français, les sujets fondamentaux liés aux réalités historiques ou sociales, de pays différents, et le plaisir de l’écriture. Et, par le plaisir de l’écriture, s’expriment aussi les sentiments universels de l’âme humaine. 4


Mes remerciements vont à celles et ceux qui organisent ce concours, qui consacrent un temps précieux à la lecture des nouvelles, aux choix des lauréats, que parraine cette année encore mon ami Alain Decaux, à qui j’adresse toute ma gratitude. De même, je remercie tous les partenaires de cette action, ainsi que Madame Lucie MILESCHI qui la coordonne. Le cinquième concours sera bientôt lancé. Je lui souhaite de continuer à être l’un des puissants véhicules de l’esprit pluriel et dynamique de la Francophonie. Monsieur Pierre MAUROY Président de la Fondation de Lille Ancien Premier Ministre

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PALMARES Catégorie A : Continent Africain A1 : moins de 25 ans : « Araignées du soir » de Alexandra Malala RAZAFINDRABE MADAGASCAR A2 : plus de 25 ans : « Monsieur Consistant » de Lotfi BEN LETAIFA - TUNISIE Mention spéciale pour : « Une âme volée » de Mina IDRISSI HASSANI - MAROC

Catégorie B : Continent asiatique, européen et américain B1 : moins de 25 ans : « Fumer » de Tatiana TISSOT - SUISSE B2 : Plus de 25 ans : « Jacqueline » de Hani ABDULNOUR - LIBAN

Catégorie C : France C1 : moins de 25 ans : « Tout à traque » : Natacha QUENTIN – FRANCE C2 : plus de 25 ans : « Dernier hiver à Tanger » : Céline PENVERNE – FRANCE 6


Mention spéciale pour : « Sous le saule pleureur » de Sébastien POLLET – FRANCE « La loi du Jars » de Gaël DUBREUIL FRANCE « Sur les pas du Jazzman » de Claire CHAPUIS - JOURNIACFRANCE Coups de Coeur : « Et papa lui dit » de Anatole GUILBERT - FRANCE « La Souris » - Classe de CM2 - Madame TILLI - TUNISIE « La rescapée » de Marie-Louise SOCK - SENEGAL

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MEMBRES DU JURY Coordinatrice de l’action : Madame Lucie MILESCHI Mesdemoiselles et Mesdames : ANSART Monique BOUREZ Annie BROUTIN Louisette BURIE Josiane BURIE Pascale COPIN Véronique DEGALLAIX Maryse DEHÉ Josiane DELABRE Marie DELETOMBE Reinette DEVISCH Jacqueline GIRARD Claude GUILBERT Chantal LAVOISY Corinne MILESCHI Lucie RENERS Gisèle STALIN Marie-Odile VANDERKELEN Monique VANDEVOORDE Delphine Messieurs AMEDRO Roger LEFEVERE Daniel PROY Charles SAUGIS Christian SCHMANDT Didier STALIN Philippe VANDEVOORDE Bruno 8


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TOUT A TRAQUE Natacha QUENTIN FRANCE

N

atacha Quentin, née en 1984 est originaire de la région parisienne. Elle a fait des études d’agronomie à Rennes. Parallèlement à son travail associatif, elle collabore avec des dessinateurs de BD. Ses préférences littéraires sont, pour les auteurs classiques du XIVème siècle, la science fiction, et l’anticipation. Autant de thèmes qui inspirent ses nombreux textes. « Tout à traque » est une fiction-réalité mise à nu des noirceurs de la condition humaine.

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« Je ne suis pas à plaindre. J’ai eu droit à un sacré sursis. J’ai vu disparaître mes sœurs bien avant d’être capable de comprendre ce qui pouvait les attendre. Elles partaient au fil des coups durs, en jetant un dernier regard vide sur la famille qui rentrait dans la bâtisse. Une mauvaise récolte, une saisie inique du seigneur local, des travaux à réaliser, et la fille la moins apte à travailler était vendue. Ma mère les pondait à tour de bras, et elle produisait à l’aide de son ventre plus de bénéfices que la maigre terre que nous exploitions. Il lui avait fallu envoyer plusieurs filles au Loin avant de réussir à bâillonner son instinct maternel. Désormais, elle s’efforçait de ne pas les considérer comme des enfants, mais comme une production agricole, comme le veau que l’on engraisse pour le vendre le plus cher possible. A la différence que mes sœurs n’étaient pas vraiment engraissées, prendre soin d’elles coûtant plus cher que le supplément de prix à la vente. Mais aujourd’hui, c’est mon tour ». Voilà ce que je me disais quand mon père annonça que le seigneur le menaçait de l’égorger s’il ne lui payait pas un tribut exceptionnel et que, comme il ne restait plus aucune fille à vendre aux réseaux de prostitution au Loin, c’est moi, le plus jeune, donc le moins utile, qu’on vendrait. Un type différent vint. Peut-être n’était-ce pas les mêmes réseaux. Peut-être n’étais-je pas vendu à un proxénète. Nous imaginions que les hommes au Loin avaient toutes les perversions, mais qui le savait vraiment ? Si seulement ils ne pouvaient faire de moi qu’un esclave ! Je ne me débattis pas, cela n’aurait servi qu’à retarder l’échéance, avec le risque de m’abîmer et de voir mon prix de vente diminuer. Inutile d’obliger mes parents à vendre un autre de mes frères. Je fis au revoir de la main, et je montai dans le monstre de métal, quelque chose qui avait dû être un camion longtemps auparavant, et qui ressemblait plus à un tas de ferraille assemblée par des rivets et des soudures. J’étais presque impatient. Non pas de subir ce pour quoi on m’avait acheté, je me doutais bien que ce ne serait pas agréable. Mais j’allais voir ce qu’il y avait au Loin. Chez moi, je n’avais pas d’autre avenir que survivre, tant bien que mal. Ma vie allait certainement être grandement raccourcie, mais l’espace d’un instant, je pourrais vérifier les dires du vieux Thomas. Malgré ses mains tordues comme des sarments de vignes et son visage schisteux, nous savions bien qu’il n’était pas assez vieux pour avoir connu Avant. Mais il en parlait avec tant de conviction, et nous nous doutions bien que des lambeaux de vérité se cachaient dans le 11


paysage qu’il tissait. Il parlait d’un monde parfait, où les enfants de notre âge ne travaillaient pas, mais passaient leur journée à jouer à apprendre des choses. Il inventait des mots superbes, mélodieux, pour décrire les terres verdoyantes et nourricières sur lesquelles des hommes heureux et en bonne santé s’égayaient en pratiquant des loisirs étranges et attirants. Et tous les mômes des environs, crasseux et efflanqués, buvaient les paroles du vieux fou, et moi peut-être plus encore. J’avais du mal à imaginer une catastrophe capable de mettre à bas cette société. Et même si le vieux Thomas multipliait par mille ses qualités, et même si le pays au Loin n’en était plus qu’une ombre, depuis ma caverne misérable, cela semblait un Eden fabuleux. Et je m’y acheminais avec un mélange d’appréhension et d’excitation. Voilà plusieurs heures que le camion cahotait et broutait. Il s’arrêta soudain, et je changeai de véhicule. Les conducteurs allèrent dans un bâtiment situé à quelques mètres, et avant de m’enfermer, on me donna un repas qui me parut particulièrement copieux : une épaisse tranche de pain noir et un morceau d’un fromage souple et sans goût, ainsi qu’une pomme. J’avais si peu l’occasion de manger des nourritures sucrées que j’en avais oublié la sensation. J’avais terminé mon repas, que j’avais fait durer le plus longtemps possible en mâchant lentement, par le fruit. Chaque bouchée fut savourée. Le jus, un peu acide à la première approche, coulait avec douceur dans ma gorge et je mastiquai longuement la pulpe, par plaisir de manger quelque chose qui n’était pas indispensable à ma survie. D’avance, je détachai avec les dents un gros morceau de chair, que je tins de ma main gauche, et continuai de déguster. J’allai jusqu’au trognon, mangeant également les pépins, et ne jetant que le pédoncule. Et je terminai, prévoyant, par le meilleur morceau, bien plus goûteux que le trognon, que j’avais conservé. Celui-ci, je ne mordis pas dedans, mais je le gardai entier, comme pour le laisser fondre. Lorsque le camion repartit, le morceau était toujours là. Lorsque je m’endormis, bercé par le mouvement, beaucoup plus régulier, de ce camion, il était toujours là. Et lorsque l’arrêt du camion me réveilla, il avait disparu. Je le cherchai quelques minutes sur le sol, mais il fallut bien se rendre à l’évidence : je l’avais mangé pendant mon sommeil. Nous roulâmes pendant cinq jours. Je reçus treize repas, assez irrégulièrement, mais ils étaient beaucoup plus copieux que ceux que je mangeais chez moi. On m’apporta même une fois, au cours d’une halte, 12


un bol de bouillon de légumes, avec des pommes de terre et le plus gros morceau de viande que je n’avais jamais vu, presque de la taille de mon poing. Je changeai trois fois de camion, mais restai toujours l’unique passager. J’en déduisis que ma valeur devait être supérieure à celle d’une fille, puisqu’on ne se préoccupait pas de rentabiliser les voyages. A quoi pouvait-on me destiner, qui justifiait un tel traitement ? Lorsque le camion s’arrêta, une fois de plus, et que la porte s’ouvrit, je sus que j’étais arrivé au bout du voyage. Arthus Vulpian était né du bon côté de la vie. L’immense fortune de son père lui avait permis de jouir des meilleures éducations, de s’adonner aux loisirs les plus onéreux et les plus amusants, de découvrir les vices les plus inavouables. Ce même père avait eu l’excellente idée de mourir alors qu’Arthus était âgé de 24 ans. Le chagrin passé, il avait découvert qu’il n’aurait pas assez d’une vie, dût-elle durer cent vingt ans, pour dépenser tout l’héritage. Sa fortune ne faisait d’ailleurs qu’augmenter, malgré son train de vie plus que dispendieux. Les avantages du système économique en place… Lors de l’enterrement de son père, une connaissance l’avait abordé. Une conversation étrange : « Arthus ? Toutes mes condoléances. - Merci. - Peut-être n’est-ce pas le moment de parler loisirs, mais j’ai entendu parler de votre réputation de grand chasseur. - Préférez-vous parler poignées de cercueil ou toilette post-mortem ? Parlons loisirs. Oui, j’aime chasser. J’ignorais que vous vous y intéressiez. - C’est-à-dire que je reste discret. Je chasse un gibier plutôt… confidentiel. Mais infiniment plus intéressant qu’un tigre ou un ours. » La morgue satisfaite de son interlocuteur l’avait agacé, mais piqué à vif, comme chaque fois qu’il s’agissait de chasse, il l’avait incité à continuer. « Vous m’intéressez… Une proie plus intéressante qu’un grand fauve ? - Intelligente, capable des pires audaces pour survivre, et pas moins dangereuse qu’un tigre, malgré qu’elle n’ait ni crocs ni griffes. Bien sûr, chasser une telle merveille a un prix. - Bien sûr. Et est-ce pour agrémenter mon deuil que vous me proposez une partie de chasse à l’enterrement de mon père ? 13


- On ne peut rien vous cacher… Feu votre père avait parfois des principes quelque peu « rétrogrades », et il n’aurait certainement pas vu d’un bon œil cette partie de chasse. » Arthus tentait de rester détaché, mais il savait pertinemment que la soudaine brillance de ses yeux trahirait son excitation. Son interlocuteur choisit donc de rester sur l’effet troublant de sa dernière phrase, et de s’éclipser en déclarant qu’ils en reparleraient dans des circonstances plus adaptées. Arthus avait impatiemment attendu quelques jours avant d’être recontacté, et son camarade avait alors été plus explicite : il existait un réseau récupérant de jeunes hommes dans les territoires perdus, et ceuxci étaient revendus pour n’importe quelle activité, allant de l’esclavage, sexuel ou non, à la chasse. Arthus resta hagard quelques minutes, presque choqué en découvrant la nature du gibier qu’on lui proposait. Mais il mit rapidement de côté les traces de l’éducation transmise par son père, et imagina les infinies possibilités qu’offrait un homme acculé, ivre de vie et prêt à tout pour lui échapper. Et après tout, son père et lui-même avait bien fait importer de jeunes, voire très jeunes filles pour les satisfaire, les laissant généralement brisées par leurs assauts, sans guère se soucier de ce qu’elles pouvaient devenir par la suite. Offrir à un homme – pouvaiton encore parler d’hommes pour désigner ces créatures sous-développées survivant dans des terres abandonnées par la société moderne – une partie de chasse dans laquelle il a ses chances, lui permettre de mourir avec panache, après une lutte acharnée, au lieu de crever comme un chien galeux au milieu des ordures de son pays. En quelques minutes, Arthus s’était convaincu d’être le plus grand altruiste que la Terre n’ait jamais porté. Et il accepta de payer une somme exorbitante pour l’organisation d’une partie de chasse. Il se fichait de savoir comment celle-ci serait organisée, comment on ramènerait son gibier, dans quel lieu désert il serait lâché, comment le silence des intermédiaires serait assuré. Il se persuadait que ce désintérêt était du mépris, afin de ne pas devoir avouer sa responsabilité dans l’opération. Et quelques semaines plus tard, on lui donna rendez-vous à 21 heures, dans une forêt à une centaine de kilomètres de sa résidence principale. Et il était là, à 21 heures tapantes, attendant l’arrivée de la camionnette contenant le gibier. Vêtu de vêtements de luxe, sombres, bien ajustés, tenant contre sa hanche un fusil léger, au canon brillant, il prenait une pose qui se voulait impressionnante pour les subalternes qui l’entouraient. 14


Il plissa les yeux quand les phares de la camionnette arrivèrent face à lui, dessinant une ombre gigantesque sur l’orée du bois.

Arthus Vulpian sentit sa gorge se serrer lorsqu’il vit un jeune garçon regarder timidement hors du camion. Il devait être âgé de 15 ou 16 ans, et sa chétivité lui faisait paraître moins. Il ne semblait pas effrayé, à peine surpris, ses yeux grands ouverts, et le lent mouvement de sa tête pour balayer tout autour de lui trahissait plutôt une curiosité tranquille. Cela décontenança Arthus, plutôt habitué à voir le gibier s’égailler devant lui. Celui-ci restait immobile, comme inconscient du danger. - Tu ne fuis pas ? - Pourquoi faire ? Vous allez me tuer, non ? - Je… Non… Enfin, peut-être pas. - C’est pas pour coucher avec moi ? Les gens au Loin préfèrent les filles, ou les enfants. Puis j’ai eu drôlement à manger pendant le voyage. - Les gens au Loin ?... Que… Mais non, je ne veux pas coucher avec toi, je… Arthus sentait qu’il perdait le contrôle de la situation, et il ne pouvait l’accepter. Il avait été trop loin, il ne pouvait plus reculer désormais. Il prit donc une grande inspiration, et regarda dans les yeux le garçon : « Ecoute, petit, je suis chasseur, tu es gibier. Point. ».Ce dernier acquiesça, et après un court silence, répondit : - Gibier, d’accord. Allez-y. - Allez-y ? Où ? - Bah tirez. Je suis soulagé, j’avais peur d’être torturé. - Ah mais non ! Ce n’est pas de la chasse ! Je veux que tu fuies ! Que tu te caches ! Que tu tentes par tout moyen de survivre ! Tu n’es pas un faisan, bon dieu ! Le garçon parut surpris de l’emportement d’Arthus, et recula d’un pas dans l’encadrement de porte de la camionnette. Mais il répondit tout de même, d’une voix intimidée : « Excusez-moi, monsieur, mais tant qu’à mourir, je préférerais que ça aille vite. » Arthus faisait maintenant des efforts surhumains pour garder sa contenance, mais il ne s’était pas préparé à cette situation. Il sentait les subalternes ricaner derrière lui, se moquer de ce riche trou-du-cul incapable de tenir tête à un misérable 15


gamin des territoires perdus. Il essayait de réfléchir à toute vitesse, de reprendre le dessus. Et il sourit lorsqu’il trouva la solution, celle qu’il utilisait souvent pour obtenir quelque chose : faire miroiter monts et merveilles. - Bien, et qu’est-ce qui te dit que tu vas forcément mourir ? - Vous m’avez acheté pour ça, non ? - Pas exactement. Je te propose un arrangement : tu as la nuit pour m’échapper. Si à l’aube je ne t’ai pas retrouvé, tu seras libre. Ici. - Vrai ? Sa voix avait perché haut, ses yeux étaient devenus brillants soudainement. Arthus avait touché juste. Et sans même attendre une confirmation, sans connaître les règles du jeu, le gamin avait filé. Arthus avait souri et laissé le jeune adolescent partir devant. Il assassina du regard les deux hommes de main en passant devant eux, et ouvrit le coffre de son véhicule tout-terrain pour faire sortit Loki. Haut sur pattes, le poil ras, les oreilles coupées, il maîtrisait son excitation à l’idée d’une partie de chasse et vint se placer devant son maître. Ce dernier congédia les hommes de main d’un « Rentrez chez vous » péremptoire et, invitant le chien à le suivre d’un signe de tête, partit sur les traces de son gibier. Loki suivait la piste d’un pas tranquille, le museau collé, par un mimétisme amusant, avec l’air flegmatique et supérieur d’un Lord anglais ; derrière lui, Arthus inspectait les environs, en alerte du moindre bruit, du moindre mouvement. Il pensait être suffisamment distancé pour rendre la chasse intéressante, mais pas assez pour avoir perdu son gibier. Homme et bête avancèrent ainsi, au même rythme, patte derrière patte, botte derrière botte, pendant une trentaine de minutes, s’arrêtant lorsque l’un des deux semblait avoir perçu quelque chose. Ils s’immobilisaient alors de concert, cherchant à distinguer, dans la nuit noire, au milieu des bruits et des odeurs de la forêt, un élément exotique. Puis, bredouilles, ils repartaient ensemble, sans avoir besoin de se consulter pour lever à la même seconde patte et botte. Mais après trente minutes de traque, Loki s’arrêta si soudainement qu’Arthus rompit l’eurythmie. Il leva la tête et gronda, puis renifla bruyamment au pied d’un hêtre, avant de partir d’un pas rapide entre des bosquets. Son maître avait des difficultés à le suivre, à cause des branchages qui le gênaient, mais surtout car le pas rapide adopté par le chien ne s’accordait pas avec une bipédie. Il commençait 16


à s’essouffler, lorsque, plusieurs centaines de mètres plus loin, le chien ralentit, fléchit les pattes et avança la gueule en une posture menaçante. Arthus déplora l’issue rapide de la chasse, et s’approcha du creux devant lequel le chien était en arrêt. Un lapin mort y gisait. Son flanc avait été entaillé, déchiré plutôt. Il s’était traîné, avec sa plaie dégouttante de sang, depuis le hêtre où le gamin l’avait attrapé et lui avait ouvert le bide avec ses dents. Arthus sourit à son chien interloqué et, l’invitant à retourner vers l’arbre à partir duquel les pistes avaient été brouillées, lui affirma : « Cela va être la plus passionnante partie de chasse de ta vie, Loki. ». L’attitude du chien ne laissait aucun doute : le gibier était monté dans l’arbre et avait réussi à s’éloigner en passant par les frondaisons contigües. La ruse était excellente, nonobstant la densité d’arbres diminuant aux alentours. Il avait été forcé de redescendre, et dans un rayon probablement assez faible. Loki chercha. Il flaira le sol, perturbé par le sang du lapin qui jonchait l’humus, gratta, grogna, tourna plusieurs fois, revint sur ses pas et vérifia des odeurs qui, au premier abord, ne lui avaient pas semblé suspectes. Enfin, il s’approcha d’un chêne, et, en appui sur ses pattes postérieures, posa sans bruit ses coussinets sur l’écorce. Il renifla plusieurs fois, prit de grandes goulées d’odeurs, et aboya sèchement. Arthus le rejoignit, et examina attentivement le tronc de l’arbre. Une trace de sang à peine coagulé s’y trouvait. L’air déterminé de l’animal le convainquit : le jeune garçon était redescendu le long de ce tronc, trop vite certainement, et s’était écorché. Il regarda son chien à nouveau, et celui-ci semblait prêt à suivre la piste qu’il avait retrouvée. Ils repartirent donc ensemble, réconciliés dans leur pas à l’unisson. Ils marchèrent encore longtemps. Le gamin avait dû prendre de l’avance, surtout avec le temps perdu à cause du lapin. Il courait certainement, tandis qu’Arthus marchait d’un pas régulier, quoiqu’assez rapide. Il avait escompté que la course le fatiguerait, mais peut-être était-il rompu à ce genre d’exercice, et savait-il ménager ses efforts. Ses inquiétudes s’évanouirent lorsqu’il repéra un buisson aux branches cassées : le gamin avait trébuché, il commençait donc à fatiguer. Homme et chien accélérèrent imperceptiblement le pas, revigorés à l’idée d’une proie affolée, haletante, qui se retournerait en tremblant pour vérifier la distance la séparant de son prédateur. Arthus s’imaginait déjà mettre en joue, viser avec un geste précis et rapide, et tirer, il pouvait presque 17


entendre la déflagration et sentir l’écho du choc dans ses bras, puis en une bouffée piquante, l’odeur de poudre. Pourtant, lorsque le chien s’arrêta de nouveau, il n’y avait personne. Devant eux, un bouquet de roseaux brisés, et une rivière étroite, au débit calme. « La ruse classique ». Le gamin avait agi comme un vulgaire chevreuil, il s’était jeté à l’eau pour briser le chemin d’odeur que suivait le chien. Et vu la faiblesse du courant, il avait aussi bien pu descendre le courant que le remonter en marchant sur le lit de galets, situé à moins d’un mètre de profondeur. Arthus serra les poings, et Loki émit un jappement de colère. Mais ils ne renoncèrent pas. Arthus pivota et partit le long de la rivière, dans le sens du courant, et Loki le suivit immédiatement. Ils progressaient lentement, l’un cherchant les traces de pas, branches cassées, flaques d’eau, l’autre le moindre effluve de ce gibier si étrange, sur chaque rive du cours d’eau. Ils parcoururent, Arthus estima-t-il, deux kilomètres avant de convenir que le jeune garçon avait dû partir dans la direction opposée. Ils firent demitour, mais conservèrent le même pas lent lors du chemin inverse, pour vérifier qu’aucune trace n’avait échappé à leur vigilance. Ce n’est qu’un kilomètre et demi après leur point de départ initial qu’Arthus repéra une traînée de boue sur la rive opposée. Il s’immobilisa, Loki museau au vent à ses côtés, pour s’assurer qu’il s’agissait bien de la trace laissée par un pied glissant le long d’une berge vaseuse. Aucun doute. Le sale môme forçait Arthus à s’immerger jusqu’à mi-corps dans l’eau froide, avec la perspective de continuer la chasse, les vêtements froids et collants sur sa peau frissonnante. Arthus mordit sa lèvre inférieure avec exaspération et rentra dans l’eau. Il lui fallut un pas avant que celle-ci pénètre dans ses bottes, et deux supplémentaires pour avoir de l’eau jusqu’aux cuisses. Par capillarité et par éclaboussures, elle commença de mouiller le haut du pantalon jusqu’à l’entrejambe. Arthus effectua la courte traversée en grimaçant, le chien pataugeant derrière lui. Il prit bien soin de sortir de l’eau sans abîmer la trace, et tenta, avant tout, d’essorer ses vêtements en passant ses mains sur ses jambes, mais en vain. Il renonça d’un soupir, et s’accroupit pour regarder la trace. C’était bien lui, il était sorti rapidement, et avait dû enlever ses vêtements pour les tordre, car une large flaque imbibait le sol à moins d’un mètre. S’il avait pris le temps de sécher sommairement ses nippes, c’est qu’il savait qu’il avait de l’avance sur ses prédateurs. Il cherchait à gagner du temps, et il y arrivait bien, le bougre ! Il était bientôt quatre heures du matin, et le soleil apparaîtrait à l’horizon 18


dans peu de temps. Arthus était en train de perdre la partie devant un gamin déguenillé à moitié débile, et il imaginait le sourire goguenard des hommes de main lorsqu’ils reviendraient pour éliminer le corps, et qu’il n’y aurait pas de corps. Bon dieu de môme ! Il siffla sèchement le chien, et repartit, d’un pas rapide, cette fois, sur lequel le chien vint se caler. Loki suivait la piste avec une application fébrile. La forêt s’épaississait peu à peu, et Arthus devait parfois se baisser pour éviter les branches basses de certains arbres, il ne savait pas de quelle essence il s’agissait, et il s’en fichait. Une fois de plus, le chien ralentit et flaira plus violemment. Arthus s’arrêta pour regarder les mouvements désordonnés que faisait le chien, reniflant chaque centimètre carré de sol sur une large surface du sous-bois, virevoltant, zigzagant, comme frénétique. Qu’avait pu faire ce gamin pour déstabiliser ainsi Loki ? Le chien, pourtant habitué à chasser des gibiers exceptionnels, immenses, nombreux, en voie de disparition ou génétiquement modifiés, était déconcerté par le comportement imprévisible et l’odeur familière de ce gibier-ci. Il tournait depuis quelques minutes, museau au sol, lorsqu’il sembla fixer son attention sur un trou au pied d’un charme, camouflé par des buissons bas. Il renifla longuement, et commença de gratter à l’intérieur du terrier. Arthus s’approcha, et immédiatement, le chien se recula et s’assit en posture d’attente. « Tu penses qu’il veut attendre le lever du soleil au fond de son trou ? Maigre comme il est, il pourrait rentrer dans ce trou à blaireau… ». Mais ni lui, ni Loki ne pouvait le suivre dans l’étroit boyau. Le chien se mit alors à gratter furieusement le sol pour élargir l’entrée du terrier, tandis qu’Arthus restait arme au poing, à un mètre du trou, un peu troublé à l’idée de tirer de sang froid sur une cible immobile. Loki creusa de longues minutes, puis tenta de s’introduire dans la tanière ainsi dégagée. Il en ressortit avec difficulté, agitant son arrière-train en un dandinement ridicule, et il tenait dans sa gueule une guenille qu’Arthus identifia de suite comme la chemise du jeune garçon. Et ce fut tout. Le chien s’assit, comme si tout ce qu’il pouvait retirer du terrier était là, entre ses babines. Arthus relâcha ses épaules, ses bras descendirent pantelants le long de son corps, et il soupira longuement. S’approchant de la tanière, il prit la même position ridicule que son chien pour regarder au fond du trou, balayant le faisceau de sa lampe, mais il était effectivement vide. Le môme avait balancé le vêtement encore humide au fond du trou, après avoir brouillé 19


les pistes Dieu sait comment, en se roulant par terre ou en pissant partout. Comment avait-il réussi à quitter la zone sans que le chien n’en retrouve la piste, encore un mystère. Arthus réalisait maintenant que son orgueil lui avait fait sous-estimer ce gamin sale et probablement analphabète. En matière de survie, il avait des ressources insoupçonnées. Arthus ferma les yeux et appuya fortement du pouce et de l’index sur le haut de son nez. Le soleil se lèverait bientôt, et il était aussi bredouille qu’un loup édenté. « Allez, bouge-toi ! Justifie ta pâtée, un peu ! » Loki parut surpris d’être, pour la première fois, rudoyé par son maître, mais il repartit à renifler en tous sens pour retrouver la piste. Il crut déceler quelque chose, parcourut quelques mètres, puis revint sur ses pas. Il décida ensuite de partir vers l’est, et sembla être certain de lui, alors Arthus le suivit. Ils contenaient leur pas, obligés d’aller lentement pour ne pas perdre la piste, mais pressés de retrouver le gibier. Tout m’avait semblé évident, les idées étaient venues naturellement, comme si une sorte d’instinct de survie me dictait les choses à faire. Le lapin, la rivière, le terrier, utiliser les branches d’arbre pour brouiller les pistes odorantes, tout avait été facile, je n’avais même pas peur d’échouer. Je ne courrai que pour cette idée, encore quelques heures, et je serais libre de vivre au Loin ! Ce serait chez moi, au Loin. L’homme qui me proposait la liberté était tellement bien habillé, tellement beau, avec sa peau claire, rasée de près, je l’avais trouvé… majestueux. Peutêtre lui ressemblerai-je un jour, oh, pas aussi beau, mais moi aussi, je pourrais avoir des vêtements sans trou, manger à ma faim, vivre comme le décrivait le vieux Thomas. Que soit béni cet homme qui m’offrait de réaliser mon rêve. Cette fois, ce fut Arthus qui s’arrêta net, et le chien surpris qui s’immobilisa avec un temps de retard. Une lueur rouge pointait à l’horizon. L’homme ferma les yeux, comme pour ne pas voir, mais il sentait ses paupières tressauter nerveusement. Il avait passé la nuit entière à traquer un misérable gibier de 45 kilos, maigre, affamé, débile, et il avait échoué comme un débutant. Il n’y aurait pas de cadavre à faire disparaître. Tout le réseau serait bientôt au courant, et même si personne n’en parlerait, lui le savait. Les pensées se bousculaient à toute vitesse dans son cerveau sevré de sommeil, se heurtaient en chocs bruyants et douloureux, mais 20


il fut arraché à ses réflexions par le grondement sourd de Loki. Il ouvrit les yeux. Devant lui, dans une aura de lumière rouge, le gamin souriait timidement, les mains dans le dos. Il avait cet air qui disait « je suis désolé que tu aies perdu, mais tellement heureux d’avoir gagné », il poussait la naïveté à avoir le triomphe modeste, à ne pas réaliser qu’avec son corps efflanqué, vêtu uniquement de ce qui devait être un jour un pantalon, il venait de vaincre Arthus Vulpian ! Arthus sourit légèrement, et le gamin lui répondit par un sourire radieux. Les coins de sa bouche n’eurent même pas le temps de redescendre qu’Arthus avait déjà armé, mis en joue, et tiré. La déflagration résonna dans les sous-bois, mais le corps tomba sans bruit, froissant à peine quelques feuilles mortes. Arthus tourna les talons, et Loki se cala sur son pas. « Faut pas parier avec un mauvais joueur ».

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JACQUELINE Hani ABDUL-NOUR LIBAN

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ani Abdul-Nour, Libanais né au Cameroun en 1943 a fait ses études supérieures à Montpellier. (Ingénieur agronome et Docteur Es Sciences Naturelles). De retour au Liban, il enseigna en tant que Professeur de biologie et d’entomologie à l’Université libanaise de Beyrouth. Actuellement retraité, sans négliger ses activités d’archéologie et de spéléologie, il consacre plus de temps à l’écriture (poésie, prose) qui est, depuis longtemps, pour lui un moyen de délassement et d’évasion ; ce le fut en particulier durant les quinze années de guerre qui ont déchiré son pays. Sa bouleversante nouvelle « Jacqueline » inscrite dans ce contexte tragique, est chargée, au-delà de l’individuel, d’une résonance humaine universelle.

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« Quand la ville plie, quand la ville craque Aux articulations des artères désertes… » Jacqueline cessa d’écrire et sa main reposa de travers sur cette feuille couverte de graffitis, de ratures, de phrases inachevées. Par la fenêtre elle voyait des nuages de fumée noirâtres s’élever de bâtisses déjà trouées par une guerre qui ne savait pas dire son nom. Cet après-midi était plutôt calme, à peine entendait-elle très loin quelques rafales isolées. François n’était pas encore rentré, d’ailleurs il ne rentrait pas souvent de toute la nuit et une nuit de plus tombait lentement sur Beyrouth, dans ce quartier chrétien d’Achrafieh où elle était venue s’enterrer pour être encore plus proche de son fils. Elle passait son temps à attendre, et les angoisses journalières du début avaient été lentement remplacées par une inquiétude à peine lancinante, sourde comme une maladie que l’on sait installée à demeure. François était là depuis six mois. Six mois qu’il avait quitté la maison familiale de Montpellier pour venir se battre avec les milices chrétiennes, « pour la bonne cause » ne cessait-il d’écrire à sa mère restée au pays. Celle-ci, n’ayant plus que son fils unique comme raison de vivre, avait provisoirement abandonné son poste d’institutrice pour être près de lui, dans ce Liban paradoxal où chacun avait une vision bien personnelle d’une guerre que l’on disait civile….Elle avait été accueillie dans la maison de Salma, la mère de Boutros, un milicien devenu l’ami et le compagnon d’armes de François. « Drôle de guerre », pensait-elle souvent. Ils partent le matin, ou à midi, reviennent le soir, dînent, quelquefois repartent pour une heure ou deux, puis reviennent dormir. Pour un peu on les prendrait pour des fonctionnaires un peu négligents de l’horaire. Sauf qu’il arrivait qu’ils ne rentraient pas de toute la nuit, et le cœur de Jacqueline s’affolait. Elle ne s’endormait plus et restait la nuit entière à écouter les bruits de la ville martyrisée, et puis elle s’est mise à écrire pour tuer le temps et l’angoisse. Un poème naissait au bord de ses lèvres. « Quand la ville plie, quand la ville craque Aux articulations des artères désertes Quand pleurent des mères démantelées aux sources des processions en deuil… » 23


Elle avait déjà vu une de ces processions : pleureuses en noir suivant un cercueil tout de blanc recouvert - c’est ainsi que l’on procède pour un jeune mort au combat - porté par huit ou neuf robustes gaillards qui avancent d’un pas dansé faisant onduler la caisse comme une vague mourante sur un rivage de regrets. Cela tient à la fois de la fête, de la kermesse funèbre et d’une promesse de vengeance. Elle tremblait d’avoir un jour à suivre pareille cérémonie pour son François tombé au champ de franc-tireur. Il lui avait raconté qu’il passait des heures entières embusqué derrière une fenêtre à peine entrouverte, à attendre le passage d’une ombre lointaine, là-bas « de l’autre côté », car l’autre côté, c’est l’ennemi. Au croisement des rues où la vie se faisait rare il tendait sa ligne de mire et, comme un pêcheur qui se fait patient, il attendait que des hommes passent. La nuit était tombée et François n’était pas encore rentré. Salma avait allumé quelques bougies car le courant avait été coupé une fois de plus : rationnement ou ligne sectionnée lors d’un de ces duels d’artillerie qui ébranlaient les murs et assuraient des nuits blanches.

Salma, à côté d’elle, caressait machinalement une petite statuette de plâtre représentant une Vierge Marie en bleu et blanc, les mains écartées et la tête un peu penchée sur le côté. Cet attachement un peu fétichiste à ce qu’elle appelait des idoles avait agacé, au début, Jacqueline, mais le temps passant elle s’y était habituée, de la façon dont on fait siennes les coutumes du pays où l’on s’est immergé. Dans cette pièce où la flamme tremblotante des bougies créait des clairs-obscurs mouvants, où les nuées rougeoyantes des incendies du centre-ville se reflétaient sur la grande glace ancienne à bords biseautés du salon, deux femmes sans hommes attendaient leurs petits d’homme. Ils rentrèrent vers minuit, le visage barbouillé de noir et les yeux rouges de fatigue. « Rien de spécial aujourd’hui, quelques accrochages dans les souks ». Ils mangèrent en silence sous le regard de leurs mères et disparurent ensuite dans les pièces voisines. « Les souks » rêva Jacqueline. Dans l’imaginaire de son enfance c’était un entrelacs de ruelles sombres et odorantes, où les épices avoisinaient les sacs d’amandes et de pistaches, c’étaient les femmes voilées et les 24


hommes barbus au poignard farouche, tout un monde issu de clichés datant de l’époque coloniale où l’on mélangeait l’Orient et l’Afrique du Nord. Elle avait vu de loin les souks de Beyrouth, ce no man’s land hérissé de poutrelles métalliques tordues, avec des monceaux de gravats entre de tristes bâtisses éventrées comme de noirs cachalots échoués au bord de la folie des hommes. Ils étaient en ruines et une odeur douceâtre, à la limite de l’écoeurement, l’avait accompagnée tout le long de sa marche. La ville avait largué ses appas à la traîne de ses ordures. Le lendemain, ce fut l’enfer sur Achrafieh. Des dizaines d’obus et de missiles s’abattirent au hasard sur ce quartier – « bombardement aveugle », disaient les correspondants de guerre – et les vitres de la salle à manger volèrent en éclats. Les deux femmes se réfugièrent dans la chambre la mieux protégée, celle qui était adossée à un autre immeuble. Serrées l’une contre l’autre, elles attendirent ainsi deux heures, crispant le dos à chaque sifflement lugubre annonçant l’arrivée imminente d’un projectile, puis l’explosion sèche ou sourde selon la distance. Le calme revint aussi subitement qu’il avait été brisé. Dehors on entendait les éclats de voix de ceux qui avaient eu le courage – ou le fatalisme – de sortir pour évaluer les dégâts. Dans la salle à manger il fallait balayer le sol, ramasser soigneusement les débris de verre sans en omettre un seul, un seul éclat oublié tombant par hasard dans la nourriture pouvait devenir aussi mortel qu’une balle de fusil. Salma poussa une exclamation : - Regarde, regarde ! , criait-elle en secouant le bras de Jacqueline. Sur la table, la statuette de la Vierge était toujours à sa place, mais des gouttes translucides coulaient de ses yeux. Salma devint presque hystérique : - Elle pleure, c’est un miracle ! Se précipitant dans sa chambre, elle en revint avec un petit flacon et du coton, et se mit en devoir de récupérer ces larmes en humectant le coton qu’elle enfonça ensuite dans le flacon. - Ce liquide est sacré, ajouta-t-elle, il protègera notre maison. 25


Jacqueline ne fit pas de commentaires, respectant les croyances de sa compagne. Prenant la statuette dans ses mains, elle en examina soigneusement les yeux, passant le doigt là où cela avait coulé. Tout était redevenu normal et seul le reste d’une substance visqueuse adhéra à ses doigts. Elle haussa les épaules. Peut-être était-ce un peu de la peinture qui avait coulé…Mais non, la peinture était intacte. Elle renonça à comprendre, se souvenant vaguement de récits semblables rencontrés au cours de ses lectures. « Quand la nuit ne peut plus développer ses nappes Sur les sillons flambants des obus de phosphore Quand la raison lâche ses brides, quand la bête se fait humaine Lorsque la mort se fait terrible En devenant anonyme Je te revois…. »

La nuit était tombée et une nouvelle coupure de courant avait interrompu le poème. Assise dans le petit salon éclairé seulement par des reflets de lune, elle caressait distraitement la vieille statuette de plâtre bleue et blanche et se laissait remonter dans le passé. Celui-ci la ramenait à son petit appartement de Montpellier en face des Arceaux, majestueux aqueduc sous lequel se disputaient d’âpres parties de boules le dimanche. Le soir, accoudée à sa fenêtre tandis que les derniers rayons du soleil couchant, tamisés par les platanes, reflétaient dans la vitre les arcades de pierre, elle entendait son jeune fils jouer de la guitare dans sa chambre. Son François : tout ce qui lui restait d’un roman d’amour déjà vieux de vingt ans et qu’elle s’imaginait en vedette de la chanson. Elle alluma un bougie pour jeter quelques lignes de plus sur le papier. « Je te revois Fort et beau comme l’arcade de ma porte Grandir pour occuper toute ma maison Et bâtir un peu plus les rêves inachevés… » Elle se souvint de ce jour où tout s’écroula. Dans les médias, tellement envahissants que chaque recoin de la planète venait à tour de rôle occuper 26


la une de l’information, au gré des guerres et des massacres qui sont le sel d’une humanité en crise, la guerre du Liban qui durait depuis dix ans n’était pratiquement plus qu’à la traîne des faits divers. Cette guerre du Liban, qui jusqu’alors n’était qu’un bruit de fond indéfinissable, vint fracasser son quotidien. Elle revit François, droit devant elle, lui dire calmement : - Je pars au Liban. Les explications vinrent plus tard, pauvres explications tenant lieu plutôt d’engagement idéologique : - Ils ont besoin de moi là-bas, je veux combattre. Et l’aveu définitif : - Je les ai contactés depuis un moment, ils m’acceptent. Ces mystérieux « ils », elle saura très vite qu’il s’agissait des milices chrétiennes. François parti, elle ne put supporter longtemps la solitude et le questionnement intérieur sans cesse renouvelé : « Est-il encore vivant aujourd’hui ? ». Aujourd’hui, ce questionnement a été remplacé par un autre : « Contre qui se bat-il ? » Malgré les affirmations des uns ou des autres, souvent contradictoires, elle n’a pas encore très bien compris. « C’est une croisade », lui avait affirmé François. Mais pourtant, se dit-elle, ces combats, ces destructions, ces massacres étalés au fil des journaux, voient s’affronter chrétiens contre musulmans, chrétiens contre chrétiens, musulmans entre eux, Palestiniens contre tout le monde…pour qui son fils risque-t-il sa vie aussi aveuglément ? Son fils, elle le voyait s’éloigner d’elle un peu plus chaque jour. Il s’était mis à baragouiner l’arabe et à critiquer amèrement les pays d’Occident. Mais lorsqu’elle essayait d’entamer une discussion, elle se heurtait à un mur de silence obstiné. Son fils était dans un ailleurs qu’elle ne pouvait plus atteindre. Pendant les périodes d’accalmie, il lui arrivait d’emmener sa mère dans l’arrière-pays montagneux, et se plaisait à passer la journée à l’ombre d’un chêne centenaire aux abords d’une église, en méditation silencieuse après un mezzé arrosé d’arak dans un de ces villages haut perchés où la guerre se faisait oublier. Elle avait appris à abandonner sa rigidité naturelle pour se laisser aller dans la chaude ambiance de ces 27


maisons où l’on passe le seuil comme si l’on est chez soi, où le café partagé est un gage de retour ; elle avait marché le long de ces terrasses à demi cultivées en se laissant caresser par un ciel si bleu qu’il reste bleu par jour d’orage – ou est-ce une illusion de plus au pays des douces illusions ? Elle se laissait prendre au piège d’une montagne si hospitalière que la guerre, là-bas, en devenait incompréhensible. Elle comprit ainsi peu à peu, à la façon d’un clou enfoncé lentement dans son cœur de mère, que son fils était atteint du mal du Liban, analogue à ce mal jaune des anciens de l’Indochine ou du mal d’Afrique des pionniers de la forêt vierge : cette nostalgie désespérée qui ressemble à un amour platonique et dont on peut parfois mourir. Mourir. C’est ce qui arriva à Boutros, le fils de Salma. Ce fut François qui lui annonça la nouvelle un soir où il rentra plus tard que d’habitude : - Une balle de franc-tireur. Il est à la morgue de l’hôpital. On s’occupera demain de l’enterrement. Salma était chez une voisine à ce moment-là. Les cris, les pleurs, le petit tas de membres effondrés sur le carrelage, ce serait pour après. Et ce serait à elle, Jacqueline, de passer une nuit blanche au chevet de cette douleur. Le lendemain, elle suivit avec François le cercueil drapé de blanc, tenant par le bras une Salma qui ne cessait de répéter à voix basse : « Mais la Vierge avait pleuré ! » Elle ne disait rien, les yeux sur cette caisse blanche dont les ondulations l’hypnotisaient. « Mort par un franc-tireur », songeait-elle. Un franc-tireur semblable à son fils, qui a dû attendre des heures avant de tirer sur quelque chose en face qui a bougé ! « Combien de mères as-tu désespérées, François ? » : cette idée traversa la brume de ses pensées comme un éclair déchire les nuages. Et elle se sentit déjà orpheline de lui. Le lendemain de l’enterrement, François lui expliqua calmement que si son tour arrivait, il voulait être enterré auprès de son ami. « Je ne veux pas que mon corps soit rapatrié, maman ». C’était une des rares fois où il l’appelait « maman ». Il avait pris toutes ses dispositions pour cela, avait averti ses compagnons d’armes, s’était entendu avec Salma. Elle se sentit brusquement étrangère dans cette maison, étrangère dans ce pays qui lui volait son fils et prit la décision de repartir en France. 28


Montpellier. Les arcades des Arceaux se reflètent dans la vitre de la fenêtre, cette fenêtre où Jacqueline passe des heures à regarder le ciel et les platanes, et ceux qui jouent aux boules là-bas. Elle s’était décidée très vite à partir. Salma l’avait aidée à faire ses bagages, puis l’avait accompagnée au port de Jounieh où un bateau surchargé et inconfortable l’avait emmenée jusqu’à Chypre. De là il était facile de rejoindre l’Europe par liaisons aériennes. Ce ne fut qu’en déballant ses affaires dans son petit appartement qu’elle s’aperçut que Salma avait glissé la statuette de la Vierge parmi ses vêtements. Elle avait souri alors, plus émue qu’elle ne voulait le reconnaître, par ce geste d’affection puérile : « Une façon à elle de me vouloir du bien », avait-elle songé.

Le temps s’étire et Jacqueline est seule. Elle pense reprendre son ancien travail d’institutrice car il faut bien vivre, mais elle remet tout à des lendemains qui se répètent, se laissant aller à une sorte de langueur paresseuse qui se satisfait du spectacle quotidien délivré par le rectangle de sa fenêtre. Quelques semaines après son retour, une lettre lui vient de Salma. Avant même de l’ouvrir elle en devine le contenu, car l’enveloppe est bordée de noir. Alerté par un cri déchirant le voisin du dessus se précipita chez elle, mais la porte était fermée. Lorsque la police pénétra chez elle, ce fut pour voir le corps sans vie de Jacqueline se balancer au-dessus d’une chaise renversée. Sur la table, son poème avait enfin été terminé sur une page de cahier d’écolier. « Pierre après pierre j’ai écorché mon âme Sur les allées du souvenir Tu étais beau comme un miracle Tu étais grand comme un désir. Quand les genoux s’écrasent au bitume des rues Quand les tempes s’enflamment au fracas des canons Lorsque mes mains se tendent sans pouvoir te toucher Je te revois parfois. » Sur une étagère, une statuette de la Vierge pleurait des larmes de sang. 29


ARAIGNEES DU SOIR Alexandra Malala RAZAFINDRABE MADAGASCAR

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lexandra Malala née en 1985 à Madagascar est étudiante en Sciences Economique à l’Université de La Réunion. L’écriture est sa passion, surtout quand « elle devient musique où les mots battent la mesure et délivrent le cri venant de l’intérieur ». Sa nouvelle, toute imprégnée des us et coutumes malgaches, est l’émouvant monologue d’une vieille mère aveugle qui, après une longue attente désespérée retrouve ses fils.

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Ma peau est marquée par les ans, les mois, les semaines, les jours, les minutes, les secondes. Mes yeux ne sont plus que deux araignées fatiguées, mes cheveux couleur neige me rappellent le poids du temps sur la vie. Je n’ai pas hésité, hier, quand le vieux sage du village m’a proposé de jouer la carte de la dernière chance pour te faire revenir. Implorer les Ancêtres, leur rappeler ma dévotion aux traditions, mon attachement à ma terre et à ses valeurs. Exorciseront-ils mon vœu de te voir arriver entre les arbres, de voir ton ombre se dessiner au pied de la colline, de te voir franchir le seuil de cette porte, de t’entendre me dire combien je t’ai manqué ! Le jour se lève sur le village. La terre rouge contraste avec le vert des forêts et le gris du ciel d’hiver. Ils s’animent tous. Tous ces gens qui m’entourent, qui t’entouraient aussi, et qui veulent m’aider. Tous ces gens qui tiennent à toi et qui comme moi, ne vivent que dans l’espoir de te revoir. Et parmi eux, ton frère. Tu vois, il va quand même m’accompagner làbas, malgré la colère qu’il ressent envers toi. Parce qu’il t’avait prévenu. Il t’avait dit maintes fois que te mêler de politique n’apportait que des ennuis. Il te rappelait sans cesse qu’à partir du moment où de nouvelles têtes fortes débarquaient de nulle part, celles qui étaient là auparavant, s’affaiblissaient. Mais tu ne l’as pas écouté, tu t’es engagé quand même. Aujourd’hui, tu es en exil, tu m’as abandonnée tu as laissé ta terre, ta famille et tes amis. Combien d’années déjà ? Je supporte de moins en moins ces années qui défilent sans toi. Je vois de moins en moins le bout de ce tunnel noir. Chaque jour l’espoir que j’ai en moi, de te prendre dans mes bras, s’effondre peu à peu. Chaque jour, je me sens vieillir, je me sens moins forte, je me sens défaillir. Ce qui me donne le courage de vivre, c’est de voir grandir ton fils. Ton fils qui te ressemble, ton fils qui a ta joie, ton dynamisme et ton sourire. Ton fils, mais qui n’est pas toi, et qui souffre autant de moi de cette absence interminable. Nous avons marché, ton frère et moi, marché, et encore marché jusqu’à midi. J’ai le tournis avec tous ces efforts que j’ai dû fournir. La pause déjeuner tombe à pic. Autour de nous, les feuilles des arbres dansent au rythme du vent. Assis sur une natte étalée sur le sol, nous sommes perdus chacun dans nos pensées respectives. A cet instant précis, les miennes ne vont que vers toi. Le courage et la patience qui parfois m’abandonnent, 31


reviennent en me disant : « vous serez bientôt ensemble ». Après avoir mangé, nous recommençons à marcher. Ton frère avec le panier à provisions. Et moi derrière lui, tentant de le suivre, avec peine. Le paysage défile sous mes yeux…Le vert des arbres, le rouge de la terre malgache, les maisonnettes en brique ou en terre cuite, qui contrastent avec les belles villas des cités modernes, le ciel orné de nuages moutonneux, et les collines tout au fond formant des vagues. J’aperçois la plus haute d’entres-elle. Notre destination. Plusieurs minutes après, nous arrivons à son pied. Au sommet se trouve la demeure de nos Ancêtres, toujours là, imperturbable, imposante. Beaucoup, viennent encore les implorer d’accomplir un miracle : celui de guérir un proche, celui de régler un quelconque souci, celui de faire revenir un être aimé. C’est mon cas aujourd’hui. Ce lieu m’est très familier, il l’a toujours été. Je ne sais pourquoi. Ton frère me prend par la main, pour m’aider à monter la dernière pente qui nous reste, tout en gardant l’équilibre sur ce pavé incertain. Une fois dans la course du tombeau, je commence mes prières. Verrontils la valeur de mon acte ? Comprendront-ils que mon problème est vital ? Je suis venue de très loin pour leur demander de te faire revenir. Tout en marmonnant les mots de ma requête, je vois ton visage se dessiner devant moi. Tes beaux traits fins. Ton large sourire. Tes belles dents blanches. Ta silhouette. Ton frère à côté de moi, m’observe attentivement, en silence. Tout à coup j’ai froid. Le vent manque d’emporter mon lamba, mon châle. Et si tout ce que je fais ne sert à rien ? Le doute reprend le dessus. Un grand éclat de rire derrière moi me fait sursauter. Un vieil homme me dit en malgache : « n’oubliez pas de faire un sacrifice, si votre vœu se réalise ! ». A-t-il lu dans mes pensées ? Je lui souris. Il est optimiste ! Si tu rentres au pays, nous sacrifierons le plus bel omby volavita, que nous trouverons, zébu à la robe rousse, blanc aux extrémités des pattes et de la queue. Plusieurs jours déjà. Et rien n’a évolué. Mon désespoir grandit. Je vois que mon entourage fait comme si de rien n’était, comme si personne ne voyait mon chagrin croître….J’ai cette vague impression que tous essaient de me rassurer, en inventant des situations hypothétiques pourtant irréalisables. Tu dois souffrir là-bas. Sur une terre qui n’est pas tienne. Sur une terre 32


où les maisons ressemblent à des blocs de glace. Sur une terre où l’on vit entre les murs. Sur une terre où il faut partir loin pour trouver un morceau de nature. Penses-tu à nos sentiers et paysages ? Penses-tu à nos collines et nos forêts ? Penses-tu à notre terre rouge ? Penses-tu à notre maisonnette de campagne ? A notre jardin fleuri, illuminé par ses roses et ses amaryllis en été, et par les fleurs de pêchers en hiver ? Manges tu comme il faut ? Je suis sûre que non. Rien ne vaut nos brochettes de zébu grillées, que nous mangeons près du feu au clair de lune. Mes inquiétudes ne cessent de se manifester. J’ai mal à la tête. J’ai peur je m’endors. Je cauchemarde. J’essaie d’ouvrir les yeux. Je ne peux pas. Je ne vois plus rien. Mes yeux sont ouverts mais je ne discerne plus les formes. Mon cauchemar se poursuit-il ? Sûrement. Je n’en peux plus. Je crie. J’appelle. Au secours ! Je ne vois plus rien ! J’entends des pas autour de moi. Des gens qui s’affolent et me demandent : « Nenibe, qu’as-tu ? Qu’est-ce que tu as ? ». Je ne sais même plus qui se trouve à mes côtés je leur dis juste que je ne vois plus rien. Alors, on m’emmène. Où ça ? Chez le médecin du village. Je tente de marcher, c’est difficile. Je vais tomber. Je vais tomber, c’est inévitable. Ton frère me dit : « ne t’en fais pas je te soutiens. » Mais ça ne m’empêche pas d’avoir très peur. Je suis perdue. Perdue. Cette fois je ne te reverrai plus. Et c’est pour de bon. Quand nous arrivons chez le médecin…Il m’ausculte. Je sens ses mains écarter mes yeux pour que je les ouvre plus grand. Je n’entends rien à son diagnostic. Après, on me dit qu’on va m’opérer, qu’il faut rejoindre Antananarivo. Je me sens transportée dans une voiture. On me demande si j’y suis bien installée. Je réponds oui. Mais à vrai dire je suis dépassée par les événements. Que va-t-il m’arriver ? J’ai peur. Très peur. Il arrive quelque chose de grave, et tu n’es pas là pour moi. C’est tout ce que je retiens. J’ai envie de pleurer, je ne peux pas. C’est trop difficile. La tempête semble se calmer. Me voici dans ce lit d’hôpital. Je ne vois toujours pas. Des pansements cachent mes yeux. On m’a opérée. Ils se sont cotisés pour qu’on m’opère. Ton frère est inquiet. Je ne le vois pas, mais je le sens. Il ne m’a pas laissé une seconde. Il s’est bien occupé de moi. Aujourd’hui, le médecin va m’enlever les pansements, et nous 33


donner son verdict. Je voudrais avoir de l’espoir, mais j’ai un mauvais pressentiment. Quand les pansements ne sont plus sur mes yeux j’ai peine à les ouvrir. Puis, je suis éblouie par la lumière. Mais je ne vois rien. Toujours rien. « Il faut être patiente » m’a dit le docteur. « Peut être que ça va s’améliorer ». Peut être. Peut être. Ca me fait peur. Suis-je condamnée à rester ainsi ? Suis-je condamnée à ne plus revoir tes traits ? J’en veux à cette cataracte qu’on ne m’avait pas decelée, j’en veux à ces médecins, j’en veux à ton frère de ne pas être toi ! j’en veux au monde entier. J’ai tellement de peine. Mon corps est marqué par les ans, les mois, les semaines, les jours, les minutes, les secondes. Mes yeux ne sont plus que deux araignées mortes qui ne se raniment que par moment. Mes cheveux couleur neige ont poussé, sans que personne ne s’en rende compte. Sauf moi. Tu n’es pas revenu depuis un an et quelques mois de plus. Mon vœu ne s’est pas réalisé. Ma vie est devenue si sinistre. Je suis couchée toute la journée. Je ne peux plus rien faire sans l’aide de quelqu’un. J’ai du mal à me déplacer, et même à faire ma propre toilette toute seule. Pour me donner du courage, je me dis que j’ai vécu les deux guerres, que j’ai fui des situations très difficiles. Alors celle-ci n’est qu’une épreuve de plus. Et puis, je suis toujours en vie. C’est l’essentiel. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Et mon espoir est toujours là. Malgré tout. L’espoir de ton retour au pays. Ton frère est très présent pour moi. Il m’a offert une radio. Je l’écoute toute la journée. Au moins, je suis informée du moindre fait de ce monde ! Où va-t-on avec ces problèmes et ces incertitudes ? Heureusement, il n’y a pas que les infos. Il m’arrive d’écouter de belles histoires, ou des récits tristes qui rappellent ce qu’est la vie. De la belle musique, ou des chansons mélancoliques. Je continue à vivre. Mes émotions sont toujours là. Je suis malheureuse en apprenant une mauvaise nouvelle. Je suis heureuse lorsque j’entends quelqu’un frapper à la porte et que la dame chargée de s’occuper de moi, me dit que c’est une visite pour moi. Tes nièces viennent souvent. Nous parlons longtemps. Je leur raconte les années vingt, les années trente, les années quarante, les années cinquante. Je leur raconte les quatre coins de Madagascar que j’ai visité dans ma vie. Je leur raconte l’histoire de Madagascar, l’histoire de France, l’histoire 34


d’Autriche, l’histoire de Belgique….il faut les instruire ces petites ! Je leur chante des enfants de mon enfance, et les entends rire. Alors la joie m’envahit. J’ai l’impression que le village est plus animé que d’habitude. Demain, il y a la fête nationale. Ce soir, les enfants vont descendre dans les rues avec leurs lampions, et chanter à tue-tête. Dans la capitale tous seront agglutinés autour du lac Anosy, pour voir les feux d’artifice. Ces clichés colorés, gravés en mon esprit, m’aident à continuer à ressentir le bonheur. Mais la plus belle image qui me motive c’est la tienne, en train de descendre de l’avion, et de te dépêcher pour trouver une voiture et me rejoindre ici, dans notre brousse. La plus belle émotion que je ressentirai, sera celle qui m’envahira lorsque tu me prendras la main et que tu me diras que je t’ai manqué. Ca y est ! Ils l’ont dit ! Les exilés politiques peuvent revenir au bercail sans crainte ! Je n’en reviens pas ! Ils l’ont dit ! J’ai écouté toutes les rediffusions du discours de la fête nationale, et oui ils l’ont dit ! Les infos l’ont aussi confirmé. Ils l’ont dit en trois langues. Ma patience va être enfin récompensée. Tu vas pouvoir revenir. Mon cœur palpite à cette idée. Les jours, les heures, les minutes, me semblent une éternité. Ton frère ne me dit rien encore. Personne dans mon entourage ne me dit rien d’ailleurs. Où es-tu ? Que fais-tu ? Nous as-tu oubliés ? N’attendais-tu pas comme nous ce changement qui te permettrait de revenir au pays ? Je ne dors presque plus. Je t’attends. Toc toc. Quelqu’un a frappé à la porte. Ma dame de compagnie vient de me dire : « une visite pour vous, Nenibe ». Je retiens mon souffle. Une visite pour moi. Je reconnais ce pas qui fait craquer le plancher. Je reconnais ce pas, sûre de lui. Je reconnais cette odeur masculine. Je reconnais ce souffle. Tu te penches sur moi et me prends dans tes bras. Combien de fois ai-je imaginé ce moment ? Mais c’est mieux encore que dans mes rêves. Tu es là. Enfin. Tu es là. Mon vœu a été exaucé. Les Ancêtres m’ont aidée. Tout cela semble irréel. Ta main dans la mienne. Ta joue contre la mienne. Ton rire joyeux qui casse le silence de la pièce, et ta voix qui se mêle à celle de ton frère. Ce dernier m’avoue, un peu ennuyé que tu as aussi les cheveux couleur neige maintenant. Mais ça n’a 35


aucune importance ! je suis comblée. Dans notre village, la musique va bon train. J’aime cette atmosphère festive. Je me devais de remercier les Ancêtres. On a sacrifié un zébu et versé un peu de son sang à chaque coin sacré du village. Maintenant, au son des trompettes et des tambours des mpihira gasy, les chanteurs traditionnels malgaches, j’entends autour de moi la fête qui commence. La viande de zébu est distribuée à tout le village. J’entends cette ambiance, et j’imagine les couleurs de ma terre, les rires et les sourires. Je t’ai demandé de donner un billet de cinq mille ariary à l’accordéoniste aveugle, un villageois qui tous les jours nous enchante par sa belle musique : nous menons lui et moi, le même combat, chacun à notre manière. Nous retrouvons notre bonheur, chacun à notre manière. Lui, avec sa musique. Et moi, à cet instant précis, je ne ressens que ce bonheur. A ma gauche, ton frère me tient une main. Et à ma droite, tu me tiens l’autre. Mes deux garçons sont là près de moi. Mes fils, ma raison de vivre.

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MONSIEUR CONSISTANT Lofti BEN LETAIFA TUNISIE

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onsieur Lofti Ben Letaifa est un auteur tunisien âgé de 50 ans. Il se définit comme grand lecteur devant l’éternel et autodidacte passionné de littérature. Par l’écriture il tente de transfigurer le réel, de faire émerger ce qui se tapit dans l’ombre de l’âme humaine. A ce titre, Monsieur Consistant est une réussite certaine.

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Tout fonctionnaire qu’il était, Monsieur Consistant avait parfois des problèmes existentiels qui le plongeaient, en dehors des horaires de travail, dans le fleuve intarissable de la méditation. Cela allait de l’opportunité de changer la couleur de sa cravate, toujours la même, d’un jaune ocre qui était censé rehausser les tonalités gris-noir du reste de sa garde-robe, par une autre plus conforme à son âge, (s’il n’était pas encore tout à fait un adulte, le temps perdu de sa jeunesse fleurie était déjà révolu depuis un bon moment) à la manière dont il devait regarder la nouvelle secrétaire du directeur afin de lui signifier qu’elle lui plaisait énormément sans pour autant lui donner à penser qu’il était un gibier possible pour filles à marier. Mais il parvenait rapidement à trouver la parade, sinon par une résolution définitive, du moins par un abandon honorable et qui lui laissait ouvertes, pour le futur, toutes les possibilités. En lui, l’homme de devoir et d’habitudes, le fonctionnaire ponctuel et méticuleux prenait toujours le dessus, empêchant l’anarchie de s’emparer de sa vie. De façon générale, Monsieur Consistant était satisfait de sa personne et de l’existence qu’il menait ; il n’avait à ses yeux aucune raison d’en changer. Seuls deux petits accrocs tachaient ce bilan, par ailleurs parfaitement équilibrés, d’une certaine gêne, d’un malaise permanent, auxquels il avait d’ailleurs fini par s’habituer. Le premier était d’ordre purement physique et se rapportait à son nez. Le nez de Monsieur Consistant, anormalement grand et de forme irrégulière, occupait de façon fort peu harmonieuse un bon cinquième de son visage oblong, se penchant dangereusement sur les lèvres qu’il avait fines et d’une couleur bleu-foncé. Dans sa jeunesse, ce nez avait été le centre de toutes ses préoccupations 38


et un sujet de raillerie permanente de la part de son entourage où on ne manquait pas une occasion de mettre cruellement le doigt sur ce point faible de sa personnalité. Depuis, Monsieur Consistant s’était tant bien que mal accommodé de cet organe encombrant et, pendant les dernières années, en était arrivé à le chérir comme ces objets de notre enfance dans lesquels on retrouve avec plaisir un parfum de notre passé ; « Même si on m’en proposait un autre plus beau, je garderais le mien jusqu’à la mort ! » avait-il pris l’habitude de se dire pour confirmer le compromis auquel il était parvenu en son for intérieur à ce sujet. Son second problème était d’ordre «métaphysique » comme il avait luimême cru bon de le qualifier afin de donner au moins un nom à ce qu’il se sentait incapable de maîtriser. Il se le résumait généralement en ces termes : « Contrairement à mon surnom si mal choisi, je suis frappé d’une inconsistance ontologique profonde ! ». En fait, chaque fois que Monsieur Consistant s’essayait à l’introspection, chose qui lui arrivait en moyenne une fois par saison, il avait un mal fou à se saisir de sa propre identité ; il avait beau se relaxer, se concentrer, contourner sa propre conscience, cet être presque animal qui se lovait tout au fond était rétif à toute interrogation et échappait toujours aux requêtes de son « moi-pensant ». De l’intérieur, il se sentait comme un magma visqueux et sans contours, d’une mollesse désemparante, qui n’avait de cesse de se dérober. Cet état de confusion l’avait accompagné depuis son enfance et, arrivé à l’âge où chaque homme est tenu de s’affirmer une fois pour toutes dans une identité et une situation sociale bien délimitées, Monsieur Consistant avait préféré ne plus s’en inquiéter outre mesure, pensant que c’était là le lot de tous les hommes et qu’il ne faisait pas exception. Toutefois, ces derniers temps, la chose s’était aggravée au point de lui 39


donner quelques soucis sur sa propre santé mentale. Cette mollesse, cette « inconsistance » comme il l’appelait, avait commencé à s’étendre au monde extérieur. Au début, cela se limitait à de banals trous de mémoire ; il lui arrivait d’avoir entre les mains un objet quelconque, dont il faisait usage quotidiennement, une boite à tampons par exemple, mais il n’arrivait plus à lui donner un nom, il ne s’en souvenait plus ; ou bien c’était une personne de sa connaissance qu’il reconnaissait très bien et situait parfaitement dans le réseau de ses relations mais qu’il ne pouvait plus nommer ; ou encore il se souvenait du nom de l’objet d’une part, de son utilité et de ses propriétés de l’autre, mais il ressentait en lui une dissociation totale entre les deux. C’était comme si sa conscience voguait au dessus des choses, contournait leur enveloppe, mais était incapable d’y pénétrer profondément. Combien de fois s’était-il surpris, lisant une note de service ou la requête d’un administré, à ne plus parfaitement saisir le sens des phrases les plus banales ? La substance des mots lui parvenait certes, mais atténuée comme à travers une paroi de verre, et les correspondances entre eux semblaient perdues comme s’ils s’étaient retrouvés ensemble par hasard et que leur réunion fortuite fût dénuée de signification. Tout cela n’avait bien entendu aucune incidence notable sur sa vie professionnelle ou ses relations avec les autres (c’est du moins ce dont il essayait de se persuader) et tant que ça se limitait à sa vie intime, Monsieur Consistant prenait son mal en patience. « Seul mon manque flagrant d’énergie peut être mis en cause…je devrais me secouer un peu ! » se répétait-il souvent pour se donner du courage. Aussi Monsieur Consistant fut-il quelque peu gagné par la panique lorsque, se levant comme tous les jours de bonne heure, par une journée glaciale et dégagée de décembre, il découvrit, au moment ou il s’était 40


penché pour mettre ses chaussettes, qu’il lui manquait un orteil au pied gauche, celui là même qu’il se targuait d’avoir le don de bouger dans tous les sens en gardant immobile le reste de son pied. Il se prit le pied entre les deux mains pour l’examiner de près mais il ne trouva ni plaie ni cicatrice ; la chair était arrondie et la peau refermée de façon naturelle, comme si le pied n’avait jamais eu de cinquième orteil. Le plus grave, c’était que dans l’impression qu’il avait de son corps, il ne se sentait nullement amoindri ; il avait au contraire la sensation que c’en avait toujours été là les limites naturelles. Monsieur Consistant se leva d’un bond et se mit à farfouiller sous les couvertures à la recherche de l’orteil manquant qu’il trouva coincé entre le sommier et le montant du lit. Il le prit entre deux doigts et le trouva étrangement rose et chaud ; on aurait dit qu’il était animé d’une vie autonome. « J’ai comme l’impression que ce maudit se réjouit de s’être débarrassé de moi ! » se dit-il, rageur, puis il se mit à inspecter ses autres orteils, mais ils étaient à leur place, bien accrochés à ses pieds. « Bon ! puisque c’est ainsi, je dois avant tout garder mon sang froid… » Songea-t-il en se rasseyant sur le bord du lit, « après tout, je me suis toujours demandé à quoi pouvait bien servir le petit orteil….on pourrait tout aussi bien m’enlever celui de l’autre pied que ça ne me diminuerait en rien…ce n’est pas cela qui va me gâter la vie, ni même changer la moindre de mes habitudes !... ». C’est ainsi que Monsieur Consistant, fermement résolu à ne pas se laisser déstabiliser par d’aussi légères pertes, enveloppa son défunt orteil dans un bout de papier cellophane, le fourra dans un tiroir de sa commode plein d’un tas de matériel hétéroclite attendant de servir un jour et s’en alla vaquer à ses affaires. Il se rasa longuement la barbe, s’interrompant pendant de longs moments pour se regarder dans le miroir et voir si rien d’anormal ne se dégageait de son aspect extérieur. 41


« Toi au moins, tu ne risques pas de me fausser compagnie ! » ricana-t-il en se triturant affectueusement le nez. Ensuite, il s’habilla soigneusement, avala comme tous les jours son demi litre de lait et sortit après avoir jeté un coup d’œil par l’unique fenêtre de son petit appartement afin de s’assurer qu’il ne pleuvrait pas ce jour là. Une fois dehors, l’air rafraîchissant du matin et les premiers rayons du soleil, qui chatoyaient sur la peau encore tendre de son visage, l’encouragèrent à parcourir à pied le trajet jusqu’à son bureau. Fonçant droit devant lui, de sa démarche précipitée et nerveuse, il tourna rapidement au coin de la rue où il habitait en entama le boulevard de la Liberté qui menait directement au pont enjambant la ligne de chemin de fer. Mais au moment où il franchit le pont, se retournant pour regarder passer un train sifflant, un objet semblable à un gros caillou le chatouilla au pied droit. Soupçonneux, il regarda tout autour de lui si personne ne l’observait et s’accroupit au coin de la rue pour enlever sa chaussure. Il rougit fortement en sortant de sa chaussette un second orteil tout aussi épanoui que le premier, qu’il fourra prestement dans la poche de son pardessus avant de repartir presque en courant, et, pour un court instant, franchement désemparé. Curieusement, Monsieur Consistant ne songea nullement à consulter un médecin, ni même à aller se recoucher ; il était en parfaite santé et la perte inexplicable de ses deux orteils le plongea dans la plus grande perplexité. « Peut-être la faculté bizarre et assez comique que j’avais de les tortiller à ma guise, n’était-elle qu’un signe avant-coureur de leur décrépitude…. tout cela tient plus de la botanique que de la morphologie » songea t il en franchissant la porte de son Ministère. - Bonjour Monsieur Consistant ! lui lança un vaguemestre du ton moqueur que tous ces collèges avaient, on ne sait pour quelle raison, adopté pour s’adresser à lui dès sa première année de bureau. 42


Parmi les grands mystères de sa vie, figurait ce surnom ridicule que lui avait collé ses camarades du lycée, à cause de la manie qu’il avait de l’utiliser à tout propos dans ses conversations, qui était parvenu, il ne sut jamais comment, jusque dans sa famille et l’avait suivi, au Ministère où il était entré à vingt ans après avoir interrompu des études qui ne collaient pas vraiment à ses ambitions (si, si, il en avait). Le fait était que tous, même ceux qui lui étaient inférieurs en grade, se bornaient à l’appeler par son surnom et personne ne le prenait vraiment au sérieux. Il lui avait même fallu se plaindre du vaguemestre de son service et exiger qu’il l’appelât par son nom pour que son subalterne ait consenti à faire précéder « Consistant » d’un « Monsieur » tout aussi dédaigneux. Secoué par les événements de sa journée, Monsieur Consistant ressentit le besoin d’avaler quelque chose de chaud et de fort pour se ressaisir. Alors, pour la première fois de toute sa carrière, il téléphona à la buvette du Ministère pour se commander un café. Aussi, les deux employés affectés à son bureau s’esclaffèrent-ils en entrant ensemble, lorsqu’ils aperçurent leur supérieur en train de siroter résolument sa boisson. - Tiens ! Consistant boit du café, un âne de ses parents a dû passer l’arme à gauche cette nuit , s’exclama le premier, une sorte d’adolescent attardé et prétentieux, à la silhouette allongée comme un balai, que Monsieur Consistant avait en horreur. - Monsieur, je me permets de vous rappeler que je suis votre Chef de bureau et que la différence d’âge devrait vous interdire toutes familiarités à mon égard, lui répondit-il le plus calmement qu’il pût. - Ha, mais c’est grave, mon Petit Consistant, tu bois du café, tu te mets en colère pour un rien, il me semblerait même que tu as une sacré fièvre, dit son autre collègue en lui passant la main sur le front. - Non, non, ce n’est pas ça, poursuivit-il en riant sous cape , - Est-ce que tu ne serais pas amoureux ?, c’est la nouvelle secrétaire qui te tape à l’œil ? entre nous tu as tout à fait raison, elle a un sacré c.. . - Pas de grossièreté, Monsieur R, je vous prie de regagner votre 43


bureau et de travailler en silence, riposta le chef de bureau en évitant de regarder la face bouffie de l’employé dont la lubricité et le ton bourru le mettaient mal à l’aise. A cet instant, le vaguemestre passa la tête par la porte et cria cérémonieusement : - Monsieur le Chef de Bureau Consistant est convoqué au bureau de Monsieur le Directeur immm.....édiatement !! Le Chef du Bureau eut un geste d’impatience et se leva de mauvaise grâce. - C’est sûrement une de ces petites saletés qu’il veut encore me raconter, pensa t il tout en s’exécutant. Le mépris dans lequel tout le monde tenait Monsieur Consistant s’était traduit chez son directeur, un vieux bureaucrate sans diplômes qui avait franchi les échelons en ne s’épargnant aucune bassesse et dont la fonction imposante n’était pas parvenue à éteindre en lui le goût pour les ragots et les plaisanteries obscènes et débiles des simples employés, par un étalage sans vergogne de sa vie privée la plus intime devant celui qu’il avait appris à ne considérer que comme une sorte d’animal domestique et vaguement repoussant avec lequel il n’avait pas à se gêner. Monsieur Consistant n’aurait jamais pu lui faire observer, même par allusion, l’inconvenance d’un tel comportement car il avait un sens de la hiérarchie qui confinait au sacré, il ne se serait pas non plus permis de rapporter à qui que ce fût, ce qu’il était obligé d’entendre dans le bureau du Directeur, ce dont ce dernier était d’ailleurs persuadé. Lorsqu’il frappa à la porte qui était ouverte, et se râcla la gorge, la secrétaire, dans tous ses atours, était penchée de l’épaule du directeur et chuchotait en lui montrant du doigt un passage sur un document qu’il avait devant lui. - Ah Consistant ! vous voilà enfin, j’ai à vous parler. Ce dernier entra tandis que la secrétaire s’en allait, répandant derrière elle un nuage parfumé qui lui fit légèrement frémir les ailes du nez. - Combien de fois dois-je vous dire, asseyez vous, combien de fois 44


dois-je vous dire que les requêtes concernant les expropriations, doivent être directement transmises au bureau de Monsieur le Chef de Cabinet ! Fuyant le regard sévère de son supérieur, Monsieur Consistant porta les yeux sur son crâne chauve et luisant. - Mais, Monsieur le Directeur, en bonne logique, les requêtes relatives aux expropriations doivent transiter par le service des expropriations, c’est ce que nous avons toujours fait ! - Et moi je vous dis que la bonne logique consiste à exécuter les ordres de Monsieur le Ministre ! vous êtes buté ou quoi ? - Bien Monsieur le Directeur, dorénavant j’y veillerai. Je vous prie Consistant, de par votre poste, vous êtes à même d’apprécier combien la question des expropriations est délicate. - Attendez Consistant, je dois vous raconter, dit le Directeur en changeant de ton, fermez la porte voulez vous. Monsieur Consistant se rassit, prêt à subir ce nouveau supplice avec résignation et ayant déjà presque oublié ses propres soucis. - Ma femme, Consistant, ma femme - Oui Monsieur le Directeur ? fit Consistant dont le visage mima l’expression du plus grand intérêt - Elle a de l’argent, j’ai découvert la cachette, cria presque le Directeur avec fierté, voilà 20 ans qu’elle rogne sur l’argent du ménage pour se constituer un trésor de guerre. Mais à un certain moment, son interlocuteur perdit le fil de la conversation, quelque chose de dur et de lisse avait glissé le long de la jambe et était allé se ficher entre sa cheville et le bout de sa chaussure un peu large pour sa pointure, il se raidit et un frisson glacé lui parcourut l’échine. - Consistant, vous ne m’écoutez pas ? vous ne vous sentez pas bien ? - Si, si, monsieur le Directeur ça va bien ! répondit vivement celui- ci qui, faisant mine de se gratter la jambe, se baissa pour prendre la chose et la fourra dans la poche de sa veste. Interrompu par la sonnerie du téléphone, le Directeur congédia heureusement son subordonné qui courut aux toilettes pour voir la nouvelle catastrophe qui lui était tombée dessus. 45


Il referma la porte derrière lui et retira de sa poche l’étrange objet. C’était un sexe un magnifique phallus, rouge et dur, gonflé d’une formidable érection.Une inspection rapide lui prouva qu’il n’avait plus de parties génitales, ou plutôt qu’il les avait entre les mains. Alors il contempla son membre, et les dimensions jamais atteintes auparavant, que celui-ci avait prises après l’avoir quitté, lui firent oublier la gravité de la situation. Il se souvint vaguement qu’un état semblable l’avait ému et effrayé à une certaine époque de sa prime jeunesse, mais depuis, cette partie de son corps avait était reléguée, couverte de mépris dans lequel les gens convenables tiennent ce qu’ils appellent leurs besoins naturels. Monsieur Consistant eut la pensée que, autant que ses orteils, son sexe semblait comme épanoui, heureux de tomber de son corps tel un fruit arrivé à maturité. Etrangement, lui-même éprouvait en dedans un soulagement, un bienêtre nouveaux, chose que ne devrait pas ressentir un homme mutilé, mais il ne comprenait du tout à quoi cela était dû. Dans son esprit, il y avait plus de perplexité et de curiosité que de véritable inquiétude. Ses deux subordonnés n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils virent Monsieur Consistant prendre son pardessus pour sortir à neuf heures du matin. - Si Monsieur le Directeur me demande, vous lui direz que ne me sentant pas très bien, je suis rentré chez moi prendre un peu de repos et que je serai au bureau l’après-midi dit-il sans les regarder et en martelant chaque mot avant de s’en aller. Monsieur Consistant traversa rapidement le couloir du Ministère, sentant naître en lui ce soulagement équivoque qui étreint l’élève modèle de sa première école buissonnière. 46


Il décida de faire une longue promenade dans la ville, sans pour autant trop s’éloigner de son quartier afin de pouvoir rentrer chez lui assez rapidement en cas de nécessité. Depuis des années, il n’était pratiquement jamais sorti à une heure pareille de la journée. Aussi, l’activité ralentie des rues et leur animation silencieuse lui firent elles une étrange impression, imprégnant son âme de quiétude et d’assurance. Il se traça mentalement un itinéraire qui devait, en un mouvement circulaire de plus en plus rapproché, le mener chez lui au bout de quelques heures. Puis, il laissa son corps le conduire à sa guise, au milieu de la chaussée ou devant une vitrine, lui faire frôler une épaule ou éviter un groupe de passants, changer de trottoir, au gré du soleil ou déchiffrer des titres sur la devanture d’un libraire. Sa soif d’espace et de mouvement, lui fit oublier la notion du temps, si bien que le coucher du soleil le vit encore, souriant et nullement fatigué, déambuler d’un pas alerte dans des rues dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Lorsqu’il déboucha au coin de la rue où se trouvait son immeuble, il songea à rebrousser chemin et à continuer sa promenade avant d’aller diner. La perspective de rester tout seul jusqu’au lendemain dans son misérable studio, alors qu’il se sentait une telle envie de regarder, de parler, de marcher, de voler même, lui inspirait un dégoût irrésistible. Mais au moment où il pivota sur ses talons avec une élégance qu’il ne se connaissait pas, il faillit tomber à la renverse et ne put garder l’équilibre qu’en s’appuyant au mur. Sa jambe droite venait de le lâcher ! Elle pendait, serrée dans son pantalon étroit qu’elle tirait vers le bas. 47


Monsieur Consistant s’essuya pensivement le front. - ça y’est ! c’est la fin, voilà que je me désintègre les yeux ouverts, murmura t il, puis il jeta un regard autour de lui. Son immeuble n’était qu’à une trentaine de mètres et la rue était sombre et déserte. - J’espère que je vais pouvoir rentrer chez moi au moins, se dit-il, sinon je pourrais rester ici jusqu’au matin sans que personne ne vienne me porter secours. Alors, soulevant avec sa main droite la jambe de son pantalon pour que son membre pendant ne gêne pas son avance, il se mit à sautiller à cloche pieds, s’appuyant au mur chaque fois qu’il retombait sur le sol. Cependant, ô paradoxe ! avec cette seule jambe, sa démarche se fit plus légère, plus aérienne à mesure qu’il avançait. Une euphorie inexplicable s’empara de son corps amorphe de fonctionnaire, le soulevant à chaque pas dans un court envol comme si il lui était poussé des ailes, et il parcourut les quelques mètres qui lui restaient avec la rapidité et la grâce d’un kangourou. Levant la tête au moment où il franchit le seuil, il vit la silhouette d’une jeune femme qui l’épiait de derrière les rideaux d’une pièce éclairée, la mine extrêmement étonnée. - il ne faut pas vous étonner ma jolie, murmura t il avec un petit rire aussi amusé que résigné, si je cours ainsi, c’est sûrement à ma perte ! Les escaliers du premier et du deuxième étage furent engloutis en un clin d’œil et un seul bond suffit à Monsieur Consistant pour se retrouver au milieu de son petit studio. Il commença par couper aux ciseaux la jambe superflue de son pantalon, ensuite il retira du tiroir de la commode son premier orteil, toujours aussi frais, prit dans sa poche le second et son sexe, qu’il trouva encore plus volumineux que lorsqu’il l’y avait laissé, et il posa le tout sur la table ronde où il avait coutume de prendre ses repas, comme si il ne lui restait plus qu’à se nourrir de sa propre déconvenue. Il regarda les morceaux éparpillés de son corps et fit le rapprochement surprenant entre sa décrépitude extérieure et cette vitalité, cette épanouissement intérieur qu’il avait senti croître à mesure que son écorce 48


corporelle se détachait par pans entiers. L’idée que ses malheurs ne pouvaient provenir que de sa fameuse inconsistance ontologique profonde le fit sourire, comme si il s’était toujours attendu à ce que celle-ci finisse par rejaillir sur toute son existence. Avant, j’étais comme une grosse bonbonne de gaz pour cuisinière dans laquelle on aurait réussi à comprimer l’haleine d’un ver de terre, se dit-il en posant ce qui lui restait de corps sur une chaise. Si un tel objet pouvait avoir la moindre parcelle de conscience de sa propre existence, elle aurait eu à souffrir de ce même vide de cette même inconsistance ontologique qui m’ont accompagné depuis mon enfance, et si, par une manipulation savante, on était parvenu à en réduire le volume à des dimensions microscopiques, elle aurait supporté une oppression intérieure telle qu’elle aurait fini par exploser, au plutôt c’est comme si la nature m’avait donné trop de corps et pas assez d’âme dedans, et qu’elle ait voulu se rattraper, non pas en m’injectant un supplément d’âme, mais en reprenant l’excédent de ce corps que cette dernière ne pouvait épuiser. Mais la volonté de comprendre le sens du phénomène étrange dont il était lui même le théâtre ne put longtemps résister devant le besoin de plus en plus pressant qu’il avait de traduire par une évolution spatiale sa vigueur spirituelle toute neuve. Il se leva sur son unique jambe et se mit à arpenter la pièce avec des élans de jeune athlète. Puis, se sentant trop à l’étroit, il s’élança dans les escaliers, laissant la porte de son appartement ouverte, pour aller se repaitre d’espace et de nuit. Et là, on aurait pu le voir, jusqu’ à l’aube, voltigeant d’une rue à l’autre se retenant, pour ne pas laisser sortir les cris de joie ou de protestation, il ne savait trop, qui lui emplissaient la poitrine. Ce ne fut qu’au petit matin, que, pris par cette fatigue délicieuse qui suit un effort à la fois physique et intellectuel, Monsieur Consistant, s’en retourna chez lui pour s’allonger tout habillé sur son lit, le corps et l’âme 49


rassasiés de leur débauche infantile. Monsieur Consistant ne dut pas dormir très longtemps, car lorsqu’il se réveilla, les bruits matinaux des ménages voisins qui se préparaient pour une nouvelle journée, résonnèrent si fort et si nettement dans ses oreilles, qu’il leva légèrement la tête pour s’assurer que personne ne s’était introduit dans son appartement. Il pensa que c’était l’heure d’aller au bureau, et eut le réflexe inconscient de se jeter hors du lit.Mais comment expliquer aux collègues, à ses supérieurs, aux gens, au monde, que ses membres perdus n’étaient rien, étaient choses négligeables au regard de la félicité et de la plénitude intérieures qu’il ressentait avec une telle force, et puis, pouvait il même envisager sérieusement de retourner un jour au travail ! Sous le crâne surchauffé de Monsieur Consistant, son cerveau bouillonnait d’une activité sans objet particulier, comme un moulin qui tourne à vide. N’allait il pas exploser et tout son être s’éparpiller, se répandre sur le sol stérile de son existence, semence d’une vie nouvelle ? Il essaya de se lever, mais seule sa tête quitta le lit sur lequel il vit le reste de son corps étendu, la jambe repliée et les bras croisés sur sa poitrine. Et cela n’avait déjà plus aucune importance pour lui. Ne s’était-il pas au fond toujours attendu à quelque chose de semblable ? N’était-ce pas le résultat le plus probable, le plus logique, de son infirmité intérieure reconnue ? Adolescent déjà, à chaque fois qu’il avait senti en lui le vide et la confusion, il s’était dit que tout cela ne pouvait qu’être provisoire, qu’il aurait à affronter ce vide un jour si il ne voulait pas en périr ; et si, depuis, sa pensée n’avait jamais été qu’une justification de sa paresse, ou de son incapacité, à entreprendre l’immense projet de vivre, toujours avait subsisté au-delà de cette paresse, au-delà même de la conscience qu’il en avait, intact, le pressentiment d’une inévitable révolution ; et il en guettait les symptômes, à la manière d’un paysan qui scrute les éléments pour deviner le moment que choisirait le ciel pour arroser ses champs, comme 50


si cette révolution devait lui être imposée par une entité indépendante de sa volonté ou que cette volonté fût elle-même une entité à part espiègle et capricieuse qui n’en fait qu’à sa tête. Voyant où en étaient arrivées les choses, il put se dire qu’il avait eu raison même si il n’avait jamais prévu que tout lui retomberait dessus de façon si brusque et si violente. Monsieur Consistant constata avec étonnement qu’il pouvait désormais se mouvoir à sa guise dans l’espace, qu’il était devenu « une tête volante ». Il fit le tour de la chambre en rasant le plafond, et ressentit, au contact de l’air que son évolution déplaçait, une sorte de plaisir sensuel, un délicieux vertige qui lui faisait frémir la peau du visage et grisait son esprit survolté. Il se posa un instant sur la table, au milieu de ses membres qui commençaient à dégager des odeurs de charnier, puis reprit son envol en allant de plus en plus vite et en variant les parcours afin d’augmenter son plaisir. La porte de son appartement restée ouverte depuis sa sortie de la veille attira son attention au moment où il entendit un bruit de pas qui se rapprochait dans les escaliers. A peine eut-il le temps de s’élancer derrière la porte pour la refermer en la poussant avec le front que quelqu’un frappa trois petits coups assurés tout en essayant de passer la tête à l’intérieur. - Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que vous voulez ? cria Monsieur Consistant, effrayé qu’on pût découvrir son petit manège et rameuter le monde entier. - Ce n’est que moi Petit Consistant, chantonna la voix désagréable de l’un de ses collègues de bureau, on commence à s’inquiéter pour toi et monsieur le Directeur m’envoie chercher de tes nouvelles. - Je vais très bien ! vous n’avez pas à vous préoccuper de ma santé. - Laisse-moi m’en assurer de mes propres yeux, ça te gênerait que je rentre un instant chez toi ? - Non ! n’entrez pas, s’écria le pauvre Consistant, dites à Monsieur 51


le Directeur que je viendrai le voir tout à l’heure, puisque je vous dis que je vais bien. - Mais c’est qu’il m’ennuie avec ses « je vais bien », dit son collègue en imitant sa voix criarde et quelque peu efféminée, allez pousse toi je veux quand même voir ton petit chez toi, poursuivit-il en s’appuyant légèrement sur la porte. - Non, je vous en supplie attendez, je suis en train de me changer, je suis tout nu. - A d’autres, siffla le petit gros qui parlait en avançant ses lèvres épaisses comme pour un baiser, tout nu, alors que tu laisses ta porte ouverte, tu te fous de ma gueule ou quoi, allez, je compte jusqu’à trois, ensuite je fonce ! La tête de Monsieur Consistant se précipita pour prendre entre ses dents des draps dont elle recouvrit ses membres détachés et son tronc allongé, puis elle alla se coller à ce dernier, jouant à l’homme couché sur un lit. - Toi alors tu t’es rhabillé mon petit Consistant ? dit en rentrant le jeune homme, puis il se mit à inspecter les lieux avec une moue dégoûtée. - Dis donc, ça pue chez toi, pourquoi tu t’es recouché ? Pour toutes réponses, Monsieur Consistant ne fit que cligner des yeux et regarder froidement son collègue si envahissant. - Tiens ! je vois qu’on a déjà préparé son petit déjeuner, dit ce dernier en se dirigeant vers l’étrange buffet, on peut goûter ? - Monsieur, je vous prie de quitter immédiatement ma maison ! cria furieusement Monsieur Consistant, que la désinvolture de son visiteur mettait hors de lui autant que le risque de voir son secret découvert. - Consistant, voyons ! mais qu’est-ce qui te prend ? tu es sûr que tout va pour le mieux chez toi ? dit celui-ci en s’approchant du lit et prenant entre ses mains le bras inerte de son hôte, mais enfin, réponds moi, tu veux te lever un instant, s’écria-t-il en tirant le tronc qu’il lâcha avec effroi en voyant la tête de son chef de bureau s’élever dans l’air le visage livide de colère. - Monsieur est content ?...voilà, tu peux maintenant aller dire à ton directeur de merde que Consistant est dans la meilleure des situations, qu’à part le fait d’avoir le corps en lambeaux , il nage dans une félicité sans nom…allez ! dehors ! je ne veux plus voir ta face de rat…fiche 52


moi le camp d’ici ! » cria la tête dans un balancement menaçant. Pétrifié par la surprise et par l’effroi, le pauvre garçon commença à battre en retraite puis, arrivé à la porte, il se retourna et prit ses jambes à son cou. - et ferme la porte derrière toi, imbécile ! lança la tête en guise d’adieu. - Et voilà ! maintenant, ce salaud va donner l’alerte et je vais finir dans un musée de curiosités, se dit Monsieur Consistant en s’élançant pour claquer la porte lui-même (si l’on ose dire). Mais dans son mouvement, tout se fit nuit, tout se fit silence ; il ne vit, n’entendit plus rien. La tête tomba avec un bruit sourd sur le sol carrelé et roula dans un coin, avec une mine désolée. Seul le nez continuait à flotter dans l’espace, le fameux nez de Monsieur Consistant, dans lequel celui si sentit refluer, dans un ultime refuge, tout son être déconfit. L’organe rescapé, rouge et gonflé comme une fraise, fit une halte pensive au milieu de la pièce. Une forte odeur de pourriture monta jusqu’à lui et il se mit à la recherche d’une issue, se cognant moultes fois au mur, tel un oiseau pris au piège. Des déplacements d’air désordonnés lui firent deviner que plusieurs personnes s’agitaient devant son appartement. En effet, son collègue, croyant qu’il avait été victime d’un horrible crime (il avait mis la scène de la tête volante sur le compte d’une hallucination) avait ameuté les voisins, qui à leur tour, avaient invité au spectacle presque tous les habitants du quartier. Et ce fut, devant le logement du célibataire, un attroupement changeant de vieux retraités essayant de voir d’aussi près que possible, le corps décapité, de ménagères effrayées à en mourir mais n’en désirant pas moins jeter un coup d’œil, et de jeunes désœuvrés dont l’évènement changeait l’ordinaire. « Il faut avertir la police » conclut philosophiquement un petit vieux en pyjama. Mais lorsque le gros nez de Consistant leur apparut, se balançant disgracieusement au milieu de la pièce, la panique imprima à la foule un mouvement de recul : attention ! le nez….le nez de Consistant….il vole, il vole ! 53


Et, pour confirmer, l’organe se faufila au dessus des têtes, qui de peur et de dégoût, se baissèrent jusqu’à terre puis il vola jusqu’à la sortie de l’immeuble. A ce moment, la moitié des employés du Ministère de Consistant, avec à leur tête leur directeur, et des agents de police appelés par des voisins, montaient ensemble l’escalier. - Attention ! c’est le nez de Consistant, cria quelqu’un du premier étage, attrapez le…c’est une pièce à conviction. - Oui, je le reconnais, c’est bien son nez ! s’écria le Directeur en voyant venir vers lui le ridicule appendice de son subordonné qu’il avait tant raillé dans le passé, que personne n’y touche il est pour moi ! Alors, Monsieur Consistant, qui, à l’intérieur de son nez pourtant largement plus vaste que la moyenne de sa génération, se sentait tellement à l’étroit qu’il en étouffait, et qui baignait dans l’obscurité et le silence absolus, se sentit soudain agrippé par une main puissante, et cette main d’acier le serrait si fort, comme pour en exprimer le jus, l’agitait si frénétiquement dans tous les sens, que la substance dont il était fait réagissant à cette formidable oppression par une expansion désespérée, finit par se désintégrer en une effroyable implosion.

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FUMER Tatiana TISSOT SUISSE

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atiana Tissot, née en 1985 étudiante en journalisme, vit à Neufchâtel comme Dédé, le héros de sa nouvelle. Fumeuse passive, elle a réussi avec brio, à se glisser dans la peau d’un « accro au tabac » pour exposer un épineux problème de société et de santé publique.

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«Tu la tires ou tu t’en tires » Arrêter. L’enjeu, c’est arrêter. Tout de suite. Avant qu’il ne soit trop tard! Tu la tires ou tu t’en tires. A un moment donné, j’ai dû faire un choix. Pas à cause de «Fumer tue», non pas à cause de ma santé. Si la cigarette ne m’a pas tué moi, elle a tué ma vie sociale. A petit feu. D’abord les regards. Ensuite les invectives. Des amis qui changent de trottoir. Je suis passé du statut de citoyen à celui de drogué, puis de délinquant, et enfin, de criminel. Pour finir, c’est toute la société qui s’est retournée contre moi, les ex-fumeurs, plus féroces que tous les autres. Tout le monde voulait ma peau: les policiers comme les citoyens bêtas. J’étais filé, sur écoute, sous les regards de milliers d’yeux, qui n’attendaient que cela, me voir dégainer, pour composer un numéro: le 117. Lorsque j’ai tiré la dernière, il était déjà trop tard. - T’en as fumé combien depuis hier soir ? Zéro ! ? Ah bravo.. - Non, moi non plus, c’est bien simple, je n’ai même pas de briquet sur moi... Ouais, on se retrouve ce soir, Choupette, j’t’embrasse.. J’étais dans le train, et je tâchais d’oublier un pari débile que j’avais fait avec mon amie Louise, la veille au soir. - Hey, hey, excusez moi, z’auriez pas un briquet, par hasard ? - Heu... non, je n’fume pas moi... - Ah, zut... J’ai commencé à ressentir les conséquences de mon statut de fumeur. - Et vous, Madame, pas de briquet? - De quoi? - De briquet, pour allumer ma … Ou une allumette. - Ah non, par exemple, je n’m’enfume, ni moi, ni les autres, Monsieur ! Les passagers du Régio La Chaux-De-Fonds-Neuchâtel ne semblaient pas posséder l’ustensile tant désiré. De toute façon, depuis quelques semaines, les wagons fumeurs sont bannis de tous les trains suisses. Un détail qui m’échappait. Arrivé sur le quai, comme il faisait beau, je m’étais décidé à passer en ville, faire un tour.

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- Bonjour, vous me mettez une bière, s’il vous plait ? - Une pression ! - Et...s’que vous auriez un briquet? - Heu...voilà! Enfin ! - Mais il vous faudra fumer dehors, parce que...c’est un bar non-fumeur de onze à quatorze heures. - Pas d’bol...Mais c’est pas passé quatorze heures là ? !! - Oui, mais Madame mange encore... - Arf...Ouais... » Y’a des choses que je conçois. Je suis quelqu’un d’assez ouvert, alors ne pas fumer dans un bistrot ou quelqu’un mange, je concevais. Sur le pas de la porte avec ma clope, je ne me sentais pas vraiment reclus, sous le ciel du printemps. Et qui vois-je arriver…. - Hey Salut Dédé ? Qu’est-ce que tu fais avec ta chopine là debout. - Salut, c’est qu’ils laissent pas fumer dedans figure toi, y’a une dame qui mange encore. - Bah, j’ai eu entendu que tu voulais arrêter pourtant. Je rougis malgré moi la clope aux doigts. Les nouvelles vont vite. J’assumais néanmoins avec enthousiasme avoir de la suite dans les idées. - Oui, oui, j’ai arrêté hier soir, hier soir on a pris la décision avec La Louise. Je ne sais pas si Eric avait envie de rire, devant mon assurance mais son sourire en coin en disait long. C’était un peu rude comme décision, avec une insouciance semi feinte je tirais encore sur la vilaine. - Tiens le coup gaillard. Le plus tôt le mieux. J’suis passé par là moi aussi. Il me tapote l’épaule avec bienveillance. Je tâche de discerner dans ses yeux si il a l’intention de me vendre, de rapporter mon écart à sa cousine Louise. Entre potes on est potes, mais les liens familiaux ont le dessus lorsqu’il s’agit d’une noble cause pour arrêter de fumer. Nous nous écartons pour laisser passer la dame, celle qui a fini de manger, elle se retourne en plissant le nez. 57


- Hola quelle odeur de nicotine ! c’est infâme. Je rougis. - Monsieur j’espère que vous vous rendez compte et que nous n’avez pas d’enfant. Très digne le nez en l’air, les paupières mi-closes, elle descend la rue accompagnée par un nuage de suffisance. Eric secoue la tête : - C’est-y pas croyable des râleurs pareils ! j’fume dehors parce que Madame mange et elle ose encore me faire une remarque à la sortie ? Je dérange personne là ! Merde !. Eric soupire, je suis rouge, énervé. - T’inquiète pas André, c’est que le début, bientôt ce sera à dix mètres du bar que tu pourras fumer, et pas dans les quartiers résidentiels où il y a des enfants. Le rire amer, le barman nous rejoint avec une clope il réclame son briquet que je sors de ma poche avec un air embêté, il se l’allume. - Nous les fumeurs, les vicelards on va se retrouver dans des chambres capitonnées pour tirer. Je secoue la tête : je veux bien que ce soit mal de fumer, mais il ne faut pas exagérer ! Arrêter ou finir sur le trottoir….Le trottoir d’en face ! Le barman a un rire étouffé par une quinte de toux, tandis que des volutes de fumée sortent de ses narines par à coups. Les beautés du bord du lac me font oublier l’accrochage avec la dame, et le risque de scène de ménage ce soir, à cause de ma rencontre avec le cousin de Louise. D’ailleurs, assis sur une pierre le regard tourné vers les vagues, je serais tellement bien avec une…. J’en plante une entre mes lèvres et tâte mes poches machinalement. « Merde, quel con », je marmonne, et comme il n’y a personne autour de moi, je la range dans son paquet avec ses petites copines. Ce sera pour après.

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La journée avait bien commencé pourtant. Sauf rappel de ce pari débile. Pourtant, j’en avais eu envie, hier soir à la lumière d’une bougie, en fumant une clope, lorsque Louise m’avait chuchoté à l’oreille et si on arrêtait ensemble. J’avais sorti la clope de mon bec, soufflé un nuage de nicotine de l’autre côté, et l’avait embrassée sur la joue. - Pourquoi tu veux faire ça ? - Parce que je t’aime avait-elle répondu. Et elle s’était plantée devant moi, et avait timidement souri. - Parce que ce sera mieux pour lui, pour elle . Je regardais son ventre, sans y croire : - Tu es enceinte ? elle avait fait oui de la tête. J’avais été si heureux que j’avais immédiatement écrasé ma clope. J’avais soulevé Louise dans mes bras et lui avait dit oui, dans l’euphorie. La nuit, tout semble possible. J’aurais dit oui à n’importe quoi ce soir là. Je regrettais amer. A la lumière du jour, la réalité avait un tout autre goût. Et celui de nicotine m’allait bien. Comme par hasard, me voilà tiré de ma rêverie par un gosse « Manuel reviens ! » fasciné par les canards le petit court jusqu’à moi –des coincoins des coincoins ! – il me désigne les canards du doigt et menace au passage de tomber dans le lac, par affection, en tentant de leur jeter des cailloux. - Hey P’tit pote ! faut pas leur faire ça aux coincoins ! Je soulève le garnement, tout étonné de ne plus toucher terre. La mère, sur des rollers, avec une poussette high-tech, nous rejoint méfiante. - Manuel, qu’est-ce que tu fais avec ce Monsieur ? Je vous bien que ce n’est pas au gosse que la question s’adresse. La mère me jette un regard suspicieux. Je balbutie, devant son air de molosse, quelque chose à propos de cailloux et de coincoins… - Monsieur ce n’est pas votre problème ! rétorque-t-elle. Et après un regard hargneux, le gamin replacé dans la poussette, elle 59


s’élance sur la piste cyclable. Je commence à en avoir, merde, ras le bol, de me faire rembarrer par des conasses aujourd’hui. Je décide de rentrer chez Louise. J’attends mon jugement entre quatre murs. C’est demain. J’ai les chocottes. Il y a cinq mois, lorsque je suis arrivé, je me marrais. La situation semblait ridicule. Je ne me rendais pas compte de l’ampleur de l’affaire. Je croyais être le rebelle, le dernier irréductible fumeur, à résister encore et toujours contre les non-fumeurs, dont le nombre croissait chaque jour. Je croyais à un gag, légèrement malsain. Je pensais en sortir quelques jours plus tard en héros. J’ai déchanté. Assez vite. Tout le monde me considère comme un criminel. Même les derniers fumeurs, cachés, anonymes, me méprisent pour mon imprudence. Ils ont peur que je les dénonce : je les connais. Mais on ne m’a pas demandé de noms. Ce qui intéresse la justice, c’est de me punir, pour montrer l’exemple. Je rigolais au début. Et quand j’ai vu le chiffre du nombre d’années de prison imputées à des cas semblables, dans d’autres cantons, mon rire a viré jaune. Non, j’ai failli m’étrangler. J’ai arrêté de faire le malin, le fier. J’aurais voulu arrêter de fumer à ce moment. Mais ma nervosité était telle que je m’octroyais encore ce plaisir, et tandis que je savourais cette cigarette, je la haïssais, elle me dégoutait car elle me mènerait à d’autres années hors de la société. A mes yeux, je n’étais qu’un enfant rebelle. Aux yeux de tous j’étais un délinquant. J’avais loupé quelques points dans l’évolution des conceptions sur la criminalité de mon propre monde. Si je m’en sortais y avait il seulement encore une place pour moi ? Quelqu’un oserait-il seulement venir me chercher à la sortie de taule ? Me recueillir ? Et mon fils, connaissait-il seulement mon nom ? La Louise n’avait rien dit. Elle avait fait semblant de ne pas sentir la nicotine de mes habits. Lorsqu’elle m’avait embrassé, j’avais balbutié : j’étais dans un bar, j’ai croisé ton cousin. Je sais, elle m’avait jeté un 60


regard étrange. J’avais pensé qu’il avait cafeté, qu’elle me laissait un sursis. Après tout, cela devait être dur pour elle aussi. Mais l’enfant était dans son ventre. J’avais neuf mois pour arrêter moi. Louise ne devait pas m’en vouloir. Ce soir là, elle m’a proposé d’emménager avec elle. On a fixé une date pour que je rende mon deux pièces. Chez elle c’est grand. Je pourrais partager son bureau et le bébé aura une chambre. Rêveuse, elle répétait : on sera bien tous les trois, oh oui, on sera bien ici. Moi aussi je pensais qu’on serait bien j’avais hâte d’habiter ici officiellement et j’ai rédigé sur le champ ma lettre de dédit pour le propriétaire. On ne voulait pas traîner. Finalement la cigarette, j’allais arrêter. Peu à peu. Au pire, je risquais quelques regards noirs. On a vu aucun couple se séparer pour une histoire de clopes. Enfin, c’était à l’époque. C’était avant. Je l’avais envoyé sérieusement chier, Monsieur Berrat. Après tout, il l’avait cherché. Il était arrivé dans ma cellule sans toquer avec son complet et son air suffisant. Il m’avait trouvé à la fenêtre avec une clope. - Avant toute chose, je ne veux plus vous voir fumer dans cette cellule. Vous savez que c’est interdit . J’avais vu rouge. Cet homme se permettait de me donner des ordres alors que je ne le connaissais ni d’Eve ni d’Adam, que je n’avais pas envie de connaître ; le secours d’un avocat ne me semblait pas nécessaire. C’était trois mois auparavant. L’avocat était commis d’office, je ne voulais pas mettre du pognon dans cette mascarade. En gros, je ne comprenais pas comment j’étais arrivé derrière ces barreaux, alors que j’avais simplement mené le même train de vie de toujours. Du coup, pourquoi me défendre ? Je n’avais pas changé. Mais autour de moi, tout était différent. Je croyais encore être victime d’une erreur, j’étais victime de ma propre inadaptation. Je l’avais envoyé chier l’avocat. Il semblait avoir l’habitude. Il prenait son air supérieur, et me lisait des textes de loi, des dossiers, mon dossier. Les accusations qu’on me portait étaient noir sur blanc : trafic de stupéfiants, 61


vente illégale de drogue. Moi qui n’avait jamais sniffé un rail de Cocaïne, ça me semblait un peu gros. - Peut être que si vous m’écoutez, vous aurez une chance de voir votre enfant grandir. Au début je rigolais avec mauvaise foi. - C’est tout ce que vous avez réussi à trouver pour me convaincre ? Je ne pouvais pas lui dire que c’était pas la clope le problème, c’était Louise. Je le mettais dans le même sac que tout l’appareil judicaire, Berrat. Puis il a cessé de venir me voir, il s’est mis à m’envoyer des lettres, avec des coupures de journaux, des verdicts de tribunaux concernant des cas semblables au mien. Cinq, dix, plus. Des années gâchées pour quelques bouffées de plaisir. Il attendu que je le rappelle.

J’allais emménager avec Louise et son bidon à la fin du mois. Elle comptait les jours, moi je comptais les clopes. Les clopes qu’il restait dans mon paquet à chaque fois que j’imaginais arrêter. Les clopes que je rachetais néanmoins parce qu’il était vide. Une fois chez elle, j’aurais de la peine à cacher que je fumais encore. Il faudra bien que j’arrête. Je le ferai pour mon enfant. Pour sa santé. J’avais envie, au fond de moi d’y arriver. Mais il me manquait un déclencheur. Je ne sais pas, quelque chose. Je croyais être sur la bonne voie, j’avais l’impression d’en avoir l’envie, qu’il me manquait juste l’ambition. La Louise avait arrêté la clope d’un coup, aussi dit aussi fait. Je remarquais bien comme elle regardait les hommes, les femmes, dégainer en public et susurrer des mots doux à leur bâton de nicotine. Ces lèvres s’entrouvraient, et j’imaginais la salive qui lui montait à la bouche. Mais dès qu’elle remarquait mon air de compassion son regard devenait dur, ses lèvres se refermaient, avec détermination, et elle plaçait ses mains sur son ventre. Elle était forte. Elle était pleine de ressources. Moi j’étais seul. J’aurais aimé la suivre sur le droit chemin. Elle respirait la nicotine 62


dans mes cheveux sans faire de remarque. Elle devait penser comme moi. La fin du sursis arrivait à la fin du mois. Une fois chez elle je serais contrôlé, je me tiendrais bien. Mais la Louise n’avait pas encore eu besoin de me mettre des pieds au cul que le système me lançait déjà la première pichenette.

Dans un café, j’ai eu les jetons. J’ignorais que les distributeurs de cigarettes n’acceptent plus les pièces de monnaie, mais des pièces en plastique, à demander au bar. Cela pour vérifier l’âge du fumeur. Normalement, je me fournis en kiosque, alors, les distributeurs…. J’ai introduit une pièce de 5 francs, qui est bien évidemment restée coincée, et depuis, la serveuse, hystérique s’acharne sur moi. - Vous avez tout cassé ! Vous n’auriez pas pu lire, là, c’est pas écrit en assez grand ? Faut être miro ! Son doigt désigne avec autorité un autocollant explicite. Je la laisse crier quelques minutes sur ma bêtise. - Faut vraiment être… ! Vous savez pas lire peut être ? Je ne comprends pas pourquoi elle s’arrache les cheveux sur un distributeur et me crie dans les oreilles par la même occasion. A défaut de récupérer ma pièce, j’ai vraiment envie d’un paquet de clopes : je lui propose d’essayer de débloquer le distributeur moi-même si elle me prête la clef. Mais les cris de rage redoublent : - Vous croyez quoi ? Pas n’importe qui peut ouvrir cet appareil ! Faut être de la Police ou des services associés. Et se tournant vers moi, elle susurre plus calmement : - la cigarette, c’est une drogue vous savez ? A votre place je laisserais tomber. Et elle se pose sur un tabouret du bar, épuisée. La serveuse a les yeux tristes. Je comprends. - Vous avez fumé vous aussi ? Elle lève sur moi un regard hardi. - Non Monsieur, je fume ! Et elle tire une clope de sa poche, m’en offre une, cherche en vain un briquet, avant de ranger la clope dans sa poche de chemisier avec un soupir. 63


- Vous voulez du feu ? je lui propose doucement. - Non merci, j’ai pas le droit de fumer. Pas pendant le service. Elle retourne derrière le comptoir, je m’assois au bar et commande un verre. En tirant la bière, elle me chuchote : - Le patron a décrété que les employés devaient être non fumeurs à cause du 30 avril, c’est la date d’entrée en vigueur de l’interdiction de fumer dans tous les établissements publics. C’est dur. La cigarette c’est une drogue vous savez. Arrêtez tant qu’il est encore temps. Son regard implorant me fend le cœur, je comprends que c’est sa détresse qu’elle m’a dégueulée dessus avant. Je pars sans demander mon reste sans paquet de tabac. Après tout, elle m’a refilé une cigarette. Une fois dehors, je la plante prudemment dans mon bec. Je suis un peu remué par cette rencontre. Quelle réaction étrange ! Où ça peut mener, de devoir lâcher ses dépendances sous la contrainte ? A devoir perdre son boulot ou sa liberté, elle a choisi la voie difficile. Je m’installe sur une terrasse, sors mon briquet. Bizarre, j’ai l’amertume du fumeur. Je n’en ai même pas envie de cette clope. Pas maintenant. On a remué la plaie. Cette pauvre fille, avec des réactions de tox en manque, sur la pointe des nerfs, prête à exploser à chaque instant. Je n’ai même pas envie de fumer la clope qu’elle m’a refilée, alors qu’elle doit s’en priver. Cette clope, elle pue, je la sors de ma bouche, la pose sur la petite table. Pourtant comme me l’a rappelé la serveuse, je n’ai plus que 3 semaines pour fumer sur les terrasses. Deux jeunes filles s’approchent de ma table en souriant. Elles doivent avoir seize ans à tout péter. Elles me demandent très poliment : -Vous auriez une cigarette Monsieur ? - Non. Je réponds trop vite, elles suivent mon regard qui coule sur la clope, posée à deux centimètres de ma main. Elles toussent. - Vous êtes un peu jeunes pour fumer. Je ne peux pas décemment refiler du poison à des jeunes filles, le leur offrir sur un plateau. Surtout que, soudainement, je commence à en avoir envie de cette cigarette que l’on veut m’arracher. Elles ont un sourire embêté : - Vous permettez ? 64


Délicatement, une des deux jeunes filles attrape la clope entre son pouce et son index. La douceur du geste contraste avec le ton autoritaire qui s’échappe de sa gorge. - Monsieur, comment osez vous laisser un tel objet apparent ! imaginez l’exemple que vous donnez aux plus jeunes ! non vous devriez avoir honte. Puis avec sa copine, elle se met à invectiver, oui à invectiver la cigarette : - Saleté de clope tu ne brûleras pas ! et elle la casse en deux d’un geste précis de l’index : voilà ! elle la jette dans le sac en plastique que tient sa copine, dedans je vois un tas de cigarettes, toutes cassées en deux. Les jeunes filles posent un regard autoritaire mature sur moi. Je me sens comme un gosse devant un représentant de la Loi. Elles filent, pas en riant, comme des enfants qui ont fait une bêtise, mais la tête haute. Et me laisse interloqué. Je n’avais encore jamais eu affaire au CAC, le Commando Anti Clopes. C’est une action organisée par le collectif antitabac, en partenariat avec les écoles. La classe qui casse le plus de clopes reçoit un prix. C’est béton pour motiver une armée.

Ma cellule est non fumeur. Evidemment. Je ne sais pas pourquoi je m’obstine. Mais je n’ai plus rien à sauver maintenant, je m’en fous. Ma cellule est non fumeur, mais je ne peux pas réellement fumer à la fenêtre à cause des barreaux, je fais semblant. En tant que dépendant, on m’a octroyé le droit de fumer à l’extérieur. Lorsqu’il me pinçait, au début, le gardien m’emmenait au coin fumeur. C’est-à-dire l’ancien coin fumeur d’avant que le tabac ne soit déclaré stupéfiant. C’était ça ou ma cellule. Les voisins de chambre râlent un peu devant l’odeur. Mais il en a eu vite marre le gardien, de me sortir de ma cage 40 fois par jour pour aller en griller. Je n’ai jamais autant fumé depuis que je suis en prison. C’est juste pour les faire chier. A mon tour de casser les pieds aux gens. Le plus efficace reste la répression. Je leur montre un contre exemple, c’est mon illusion. Car au fond je sais bien, que personne à part le gardien, 65


ne voit avec quelle détresse je les descends toutes ces clopes. Ceux qui les ont faites les lois, ils ne me connaissent même pas. Je ne suis qu’un numéro de plus pour eux. Il me le donne sur un plateau ce poison, pour me garder dans un état de dépendance. Le nuage de fumée dans ma cellule est une preuve permanente de ma culpabilité. Ils m’ont quand même envoyé quelqu’un à cause de mon comportement déviant : je sais que c’est difficile nous comprenons votre situation, je veux vous aider. Mais je n’ai ni besoin, ni envie de votre aide, je vous remercie. Avec son calme froid et horripilant, ces mots doux qui sonnent faux, feignant une gentillesse insupportable, le psy espérait me faire arrêter mon manège. Accusé d’atteinte à la santé de ma famille, on m’a enfermé. On m’a accusé du préjudice à l’intégrité corporelle d’un nourrisson. On m’avait averti. Et j’ai continué, j’ai continué à fumer. J’ai compris trop tard que ce n’était pas un jeu. Pourquoi arrêterais-je maintenant ? Il est trop tard. Et peut être est-ce tout ce qui me reste de moi-même.

J’ai de la peine à respirer. Mes poumons semblent oppressés par cette vision. La Une du Matin Bleu : Briquets interdits de vente. Béatement arrêté devant la caissette, je répète à voix basse : les b….merde alors ! La bouche ouverte, je me tourne vers un homme à côté de moi, dans le regard catastrophé duquel je crois reconnaître un allié. - Vous avez vu ça ? Qu’il me dit sous le choc. - Tu parles, ils y vont un peu fort. Le passant jette un coup d’œil effrayé autour de lui et sort ces mots d’une voix étranglée : - De toutes façons, j’ai arrêté. - Mais moi aussi, que je lui dis avec un rire contrit, - Pourquoi vous riez ? Son ton est agressif, je mets ça sur le manque de nicotine. Il me souffle à l’oreille : - T’es qu’un sale fumeur, je suis sûr que t’as pas complètement arrêté. 66


M’enfin, il s’agrippe à mon manteau. Je remarque des traces rouges sur ses bras. Il est en manque de patchs nicorette, ils ont été interdits de vente en pharmacie la semaine passée. Quelques mois après les bars, ils s’attaquent aux briquets. Mais les irréductibles fumeurs empestent encore l’air des villes et ils continueront tant qu’il n’y a pas de loi formelle. Il n’était pas possible d’interdire à quelqu’un de fumer, c’était contre les droits fondamentaux de chaque être humain. Ils pouvaient restreindre ces droits en invoquant la fumée passive, mais ils ne pouvaient pas l’interdire, complètement, à moins de…..Je tirais nerveusement sur ma clope. Comme ils ne pouvaient s’attaquer aux fumeurs directement, ils se sont occupés d’autres aspects : les patchs nicorettes ne sont plus disponibles sans ordonnance, et il faut se rendre au Drop In et faire la queue avec les toxs qui réclament leur dose. Pourquoi ? Pour surveiller ceux qui arrêtent, pour que des spécialistes les poussent, les aident. Très louable. C’est la raison officielle. Mais chaque fumeur voyait bien que c’était la pression psychologique qu’ils visaient. Le message sous-jacent, c’était : vous êtes comme eux des toxs. Vous avez besoin d’aide. C’est la même chose pour les briquets. Le briquet n’existait plus. Allez y continuez de fumer. Achetez des allumettes. Sauf que les allumettes étaient soumises à des taxes maintenant. Mieux valait te brûler les doigts qu’en laisser tomber une par terre, si tu voulais partir en vacances. Une infinité d’infimes mesures convainquaient, jour après jour, plein de gens de passer du bon côté. Mais pas moi, pas moi. Ce soir après le souper, Louise me dit : tu sauras que j’ai jeté tous les briquets, pas la peine d’en chercher. Je n’en ai pas besoin de toute façon, avais-je lâché à la hâte en baissant les yeux. Je ne suis pas un très bon menteur. Y’a pas à mégoter. L’acte d’arrêter de fumer, le faire, c’est un acte politique. Contre les multi nationales du tabac, contre le capitalisme qui tue la santé. Arrêter de fumer, cela doit être acte fondateur d’une nouvelle prise de conscience sociale ! Des approbations jaillissent de tous les côtés 67


autour de Bébert. Bébert, il sait parler. Il comprend le système, il a de l’influence. Sauf que là, il tire sur sa clope à fond, il prend une grande bouffée à la fin de chaque ligne. Je le trouve pas très crédible et j’ose le lui faire remarquer : - et oui, Dédé, tu as raison, c’est pourquoi (taff), j’ai décidé, (taff), d’écraser ma dernière à cette table ! Regardez bien le cendrier Messieurs Dames ! Le con. Qu’il arrête de fumer. Devant cinq potes. C’est la pire des choses à faire pour être tourmenté. La preuve : - Bah, t’es pas le premier, avant toi y’avait Dédé. Eric me lance un coup de coude dans les côtes qui me fait perdre ma cigarette sous la table. Je fais semblant de rien et surtout ne vais pas la ramasser. Les autres me charrient. - C’est bien que t’aies arrêté, c’est important pour la Louise hein ? Je pose mon pied dessus sous la table, je l’écrase avant qu’elle ne brûle l’orteil d’un de ces couillons qui se promène en sandalettes. - En tout cas, y’a pas à mégoter, j’ai arrêté, vous pouvez m’applaudir ! (ce que tous font, mi-admiratifs, mi-dubitatifs) et puis Dédé, t’en fais pas, toi aussi tu le feras ton acte politique. T’es peut être pas tout à fait prêt, si tu veux, tu viens à une réunion du parti un mercredi soir. C’est un sacré con ce Bébert. Un politicien gauchiste dangereux. Il veut, soit te faire arrêter de fumer, sans que tu t’en rendes compte, soit d’endoctriner pour pouvoir te compter parmi ses camarades. Déjà la politique ça me fait assez chier, alors pour arrêter de fumer, je ne vais pas me laisser influencer. J’arrêterai quand bon me semblera. Et ce sera pas un acte pour la gauche, mais un acte pour mon bébé. Je le ferai parce que moi je l’ai décidé. Je veux pas que ce soit encore Bébert et sa grande gueule qui se ramasse le mérite de m’avoir fait arrêter. C’est Bébert qui m’a fait arrêter. Arrêter par la police j’entends. C’est à lui que je tendais un paquet de tabac, lorsqu’une torche m’a frappé en pleine figure. C’était sur le Port à minuit moins vingt. Il avait filé. Il a eu sacrément l’air con devant tout le monde. Mais il n’a passé que trois nuits en prison. Pauvre Bébert. On était dans le même panier lui et moi. A jouer au mec bien, clean le jour, pour s’échanger du matériel la nuit. 68


Maintenant il se sent coupable. Il m’écrit chaque semaine. Il me dit que tout va s’arranger. Il suit l’affaire. Il a essayé de faire marcher ses amis, les politiques. Mais ils l’ont rembarré doucement. Lui aussi était hors de jeu dans ce domaine. Lui aussi avait fauté après le 31 octobre. Ce vendredi, une nouvelle loi allait entrer en vigueur : interdiction de fumer point final. Ils avaient réussi. Peu à peu. C’était des chapitres anciens : dans les lieux publics, sur les terrasses, dans les quartiers résidentiels, sur le pas des portes, aux arrêts de bus. Non, cette fois c’était la totale : interdit de fumer point à la ligne. Plus besoin d’invoquer la présence d’enfants, la présence de non fumeurs, la présence d’animaux de compagnie asthmatiques, ou je ne sais quoi encore, cette fois ils avaient gagné, ils avaient obtenu une interdiction totale, inscrite noir sur blanc dans la constitution. Pour justifier cela, il leur avait fallu une simple chose : prouver que la cigarette était une drogue. Une étude scientifique l’avait comparée à d’autres stupéfiants. C’était cela qu’elle était vraiment : une drogue douce avec des conséquences plus perverses qu’une vraie drogue dure. J’ai réalisé que j’étais drogué depuis vingt ans, sans m’en rendre compte. Ça m’a porté un coup dans l’estomac. Jamais je ne fumais à la maison lorsque Louise était là. J’avais emménagé avec elle, son ventre grandissait à vue d’œil, et moi…..je trompais mon monde depuis des mois, mais au fond c’était plutôt mon monde qui me trompait en me faisait croire qu’il ne m’avait pas démasqué. Peut être qu’elle croyait que j’avais vraiment arrêté. Je ne gardais jamais un paquet dans ma poche, par sécurité. Je me limitais à un paquet par jour, que je finissais consciencieusement avant de rentrer à la maison. Je fumais dans des lieux discrets de ma petite ville, dans ces lieux où l’on ne croise que des touristes : sur les ruines du vieux château, non loin de l’appartement où nous habitions, ou derrière les buissons dans le Jardin anglais. Mon délai était à présent la naissance du petit, ou de la petite. A partir de vendredi ça ne serait plus ni la Louise ni le bébé. Cette fois, 69


ce serait les forces de l’ordre avec qui il faudrait mener un double-jeu.

Cela fait vingt ans que j’ai fait sa connaissance dans une soirée. Et depuis, on ne s’est plus quittés elle et moi. Elle m’accompagne partout. Même si je le voulais, je ne crois pas que je pourrais la quitter. D’ailleurs, je n’ai aucune envie de m’en séparer. Malgré ce que me répète mon entourage, malgré les lois, je resterai le dernier à tirer sur son corps maigre et amer, seul contre tous, montré du doigt au milieu de la place public. Jouer aux rebelles n’est pas toujours payant. Aujourd’hui, j’ai reçu mon premier avertissement officiel : une amende. Une amende pour infraction aux lois de la salubrité publique. Motif ? A fumé une cigarette dans le Jardin anglais, le samedi 13 avril à 11 h 20. Une amende de 400 francs suisses. Je fumais, en pleine lumière, un jour de marché, au risque de contaminer les salades sur les étalages ou les enfants qui couraient autour. Je m’en foutais des salades et des enfants. Le ciel était clair, j’étais seul et je savourais une brûlante. Il n’y avait personne que je connaissais dans le secteur. Je n’avais pas vu le policier derrière moi. - Bonjour Monsieur ! la voix me fait sursauter. J’ai presque lâché la cigarette de surprise. - Alors on fume sur la voie publique ? Vous savez que vous êtes passible d’une amende ? - Je sais, ai-je tranquillement répondu en le fixant dans les yeux. Je m’étais ressaisi. - Je peux voir vos papiers ? La clope au bec, je l’ai tendue à l’agent - Mais vous vous foutez de moi, éteignez cette cigarette ! Pourquoi si je payais l’amende, ne pouvais-je pas au moins la finir en paix ? Cette remarque avait fait lever un sourcil à l’agent qui griffonnait avec fougue. Il me tendit un papier : - Ne faites pas le malin, éteignez là et que ce soit la dernière mon ami. Moi aussi j’ai dû arrêter. Il n’y a pas de honte à avoir. La honte c’est de continuer contre tout bon sens. Il me laissa pantois au milieu du trottoir, ma clope à la main. Même les flics ennemis du fumeur compatissaient. Ils avaient pitié de moi. J’inspirais la pitié aux forces de l’ordre, le pompon ! 70


- Bon, vous allez l’éteindre cette clope ? Une grand-mère échevelée se tenait à côté de moi. D’ailleurs, sa teinture virait sur le violet. - Si je vous ai dénoncé à l’agent, ce n’était pas pour que vous continuiez à enfumer la place. Une fois, j’étais avec ma jeune nièce de France dans un tea room par ici. Elle jetait des regards ébahis autour d’elle : - Franchement, chus hallucinée par toutes ces grands-mères qui fument. En France, c’est bien simple, les grands-mères n’fument pas. J’avais levé un sourcil à cette remarque, tout en écrasant ma clope dans le cendrier. Cette grand-mère devant moi, semble être de la nouvelle génération de grand-mères. Je l’observe plier soigneusement un billet de 100 francs dans son porte-monnaie. C’était les miens ces 100 francs : un placard sur le vieux cinéma me l’apprend : les citoyens qui dénoncent un fumeur recevront une récompense de l’Etat. Aidez vos proches à arrêter. Envoyez-les dans l’un de nos centres ! Il allait falloir jouer serré. Se faire plus discret que discret. Je souriais néanmoins, je me sentais comme un gamin dans un jeu de piste. Je pourrais devenir riche en dénonçant ceux que je connaissais moi.

Un homme me regarde en faisant mine d’allumer un briquet imaginaire. Je suis près des ruines du vieux château, je me retourne, il n’y a personne autour. C’est à moi qu’il s’adresse, il recommence à mimer ce geste comme un spasme. Inquiet, je file par un petit passage. Il me rattrape : - Bonjour André ! - Que me voulez-vous ? - On sait, on vous surveille. - Vous êtes de la Police ? eh bien je n’ai pas fumé de cigarette depuis un mois. - Depuis hier. - Vous me surveillez vraiment ? - Non, mais je m’en doutais, vous vous êtes trahi suivez-moi. Je ne me vois pas d’autre choix. L’homme me mène jusqu’au bout d’une 71


petite rue pavée de la vieille ville, de celles qui serpentent autour du château. Qui est-il ? Il refuse obstinément de répondre à mes interrogations. De toutes manières j’ai deviné. Il fait partie de la brigade anti stup. Je vais me ramasser une amende énorme. Ou alors, ils vont m’ouvrir un casier judiciaire. Résigné, je suis ce petit bonhomme rondouillard et tandis qu’il marche avec frénésie parmi les pavés, je remarque que ses yeux brillent et il se met à siffler. C’est dire s’ il a l’air content de son coup de filet. Au fond d’un cul de sac, il s’arrête devant un mur de pierre recouvert de lierre, la façade d’une petite maison. Il toque à la porte, me jette un regard encourageant. Entrée. Dans les escaliers, je fais la connaissance d’un deuxième homme qui s’empresse de m’accueillir. Celui là est grand, mais chose singulière, il porte un chapeau semblable à celui du premier homme. Et la même moustache. Ce n’est qu’une fois au troisième étage qu’ils se mettent d’accord pour m’expliquer. Et je comprends. Tout. - Quand avez-vous fumé pour la dernière fois ? - Je l’ai déjà dit à votre collègue, je réponds. - Oui, mais j’en veux la preuve moi aussi, je voudrais en être sûr. Je regarde l’homme surpris : - Il vous faut des preuves pour pouvoir m’arrêter ? Vous attendez à ce que je sorte un paquet de ma poche ou bien ? Le premier homme ne dit rien mais réagit instantanément. Il fouille mon imper et extirpe une boîte de chiquelettes de ma poche avec une expression de triomphe. Le grand s’énerve : - Et qu’est-ce que ça prouve ? - Cela concorde, cela concorde ! réplique le petit jubilant - Il utilise ses bonbons pour masquer l’odeur de nicotine ! – dis voir Gérard, faut pas que tu vires parano non plus, tu vois des fumeurs partout. - Mais si, je t’assure qu’il en est, je le sais je le sens. Le grand lève les yeux au ciel tandis que Gérard me prend les mains : - Hein Monsieur vous êtes fumeur avouez ?

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Sacré mascarade. Si ce sont des représentants de la loi, ils ont tous l’air de gamins sur leur première affaire criminelle ! J’ai l’impression d’être le cobaye de cette histoire, qu’ils jouent au gendarme avec moi. Et cette maison si discrète…..Est-ce que c’est vraiment la brigade antidrogue ? Je n’ai pas le temps de leur demander qu’ un troisième homme fait son apparition dans la pièce. Gérard se lève d’un bond et l’invective sèchement : - Raoul, éteins ta clope, on t’a déjà dit de ne pas fumer dans le local. Vous avez des clopes ? Je les regarde, interloqué. C’est ainsi que je suis rentré dans le club. La Louise me jette un paquet à la tronche : vas y fume ! Je la regarde sans savoir que répondre. Comment lui expliquer que ce paquet n’est pas pour moi. - Louise c’est pas pour moi, c’est pour le revendre. Elle me jette un regard noir. - Tu te fous bien de ma gueule depuis le début. Elle s’assied la tête dans les mains. J’ai honte, je n’ose pas m’approcher d’elle, j’ai si tort. Elle relève la tête doucement : - Va t’en ! - Quoi ? - Va t’en, si tu ne pouvais pas faire ça pour nous c’est que tu ne peux rien. Je ne veux plus te voir. Je suis tétanisé, je pense, pourquoi tu as attendu ce moment, pourquoi tu m’as laissé repousser les limites jusqu’au bord du gouffre ? Est-ce que je peux réellement faire demi-tour maintenant ? Je ne crois pas, je ne sais que lui dire. Alors je pars, comme un lâche, sans un mot. Elle avait tellement raison et moi j’étais cent pour cent coupable. Coupable de mensonges et de tromperies envers celle qui aurait dû devenir ma femme. Coupable aux yeux de la société. Tout noir, noir, et avant tout blanc. J’ai disparu. - Comment je faisais avant le Club ? - Oui, comment tu faisais pour avoir des clopes ? 73


Bérrat me tutoie en privé. Peut être que normalement ça se fait pas, mais il a pris ma cause à cœur. C’est un chic type j’ai eu du bol dans mon malheur. Je lui ai raconté. Tout. Même le club. Il m’a promis de ne pas les vendre. - Depuis l’interdiction totale du 30 octobre, j’avais une petite tactique. En prévision de l’entrée en vigueur de cette foutue Loi, j’ai mis des sous de côté pour me constituer une réserve, j’ai investi. Le problème majeur était de trouver un endroit où planquer les cartouches. Pour éviter les caméras de surveillance, j’avais acheté la marchandise chez une de mes connaissances, l’épicier du coin, Georgio. Il avait son échoppe dans l’un des quartiers de la ville souvent désert. La condition c’était que je laisse mon tas de poison chez lui. - Et donc tu passais le voir souvent ? - Tous les jours, rappelle toi que la Louise ne devait rien y voir. Je soupire doucement. - Et une fois ta réserve finie ? Georgio m’assurait qu’elle ne s’épuiserait pas, qu’il avait un plan pour s’en procurer d’autres. De quoi arrondir ses fins de mois. Oui mais avant d’arriver au dernier paquet, j’avais rencontré les gars du club. - Alors le Club, c’était pas le seul revendeur de la ville ? - Et non, bien que maintenant Georgio y soit entré. Bérrat semble impressionné par mes histoires de contre bande. J’observe ses yeux qui brillent,peut être qu’il n’en entend pas de semblables tous les jours. - Tu sais Bérrat c’était pas aussi facile qu’en prison, ici ils me les offrent les clopes, pour continuellement prouver ma culpabilité. Je souris.

Fumer ça rigole pas. Ce n’est plus le geste anodin qui pouvait t’apporter de la classe si tu savais comment diriger ton regard, de biais, et nonchalant, tirer une bouffée. Une bouffée qui équivalait à une invitation sensuelle si 74


elle était bien dirigée. Hier au collège la cigarette était mon alliée. Mon alliée drague, mon alliée confiance, qui me permettait de me sentir à l’aise partout. Je me rappelle cette fille, deux bouffées avaient suffi. Aujourd’hui on me regarde comme un criminel, lorsque je laisse entrevoir mon paquet. Et qu’est-ce qui a changé ? Louise me hait : pour ma faiblesse, pour ma lâcheté, elle m’a renvoyé de sa vie, avec mes clopes. Je suis toxique. Je ne verrai pas mon enfant grandir. Tout ce qui me restait c’était eux. C’était eux et c’était elle ma cause, puisque mon rôle de père avait été avorté, je rêvais de me sentir utile ailleurs. Je poursuivais avec toute mon énergie une carrière de rebelle, de martyr au cœur brisé. On se réunit deux fois par semaine. Notre alibi, le chibre. Pourtant le reste du temps on ne chôme pas. Lorsqu’on m’a confié ma première mission j’étais fier. Dealer, qu’on m’appellera plus tard. Mais je n’étais pas un Dealer, j’étais un fournisseur, un revendeur, je rendais service quoi. J’avais momentanément emménagé dans la chambre d’ami de Raoul. Je dormais dans son bureau, la marchandise était planquée sous mon lit. Je me voyais comme le gardien de notre trésor, et j’essayais de ne pas penser à la Louise. Je passais en revue les petites annonces : j’aurais aimé retrouver mon vieil appart dans la vieille ville. J’espérais secrètement que Louise change d’avis, mais je n’osais rien faire dans ce sens. Elle ne voulait plus de moi alors qu’eux avaient besoin de moi. Et moi j’avais besoin d’eux, et de ces petites choses qui dormaient sous mon matelas. On chopait en contrebande une partie du matériel produit à l’usine de P.Morris. Elle se trouvait en marge de la ville. Un employé de l’usine nous vendait cela illégalement, mais au fond, on a toujours pensé que les patrons étaient au courant. Car eux y gagnaient aussi. Nous encouragions les gens à continuer malgré les interdictions. On vendait à un réseau de 75


fumeurs sûrs, et la personne qui achetait des clopes avait toujours contact avec le même revendeur. Cela afin d’éviter les dénonciations du club entier si cela venait à tourner mal. Chaque semaine j’avais des rendezvous. On se faisait une toute petite marge sur la vente juste de quoi boire pendant nos réunions. Tout ce qu’on voulait c’était rendre service. Juste rendre service. - Allo ? Qu’est-ce que tu veux ? - Ben parle André, pourquoi t’appelles ? - Pour savoir. - Savoir quoi ? - Comment tu vas. - Bien merci. - Et notre…..le bébé. - Il va bien. - Est-ce - Quoi ? Je voulais lui demander, lui hurler que je voulais venir à la maternité,que depuis une semaine je composais son numéro en raccrochant à chaque fois que la tonalité risquait de se faire entendre, parce que je ne voulais pas, je ne pouvais pas entendre ce qu’elle allait me dire. - Je pourrai venir avec toi ? - Venir où ? - A l’hôpital, je voudrais bien venir avec toi. - C’est gentil André on verra. La Louise m’a quitté un mois et cinq jours avant la naissance du petit. J’ai souvent fait le calcul, un mois et cinq jours c’est horrible.Elle m’a dit non pour l’accompagner à la maternité. Que ce serait maintenant juste entre elles (c’était une fille je l’ai appris au téléphone), et qu’elles n’auraient pas besoin de moi. Jamais. Je me trouvais si malheureux. Elle pensait que j’étais un drogué, moi je voulais juste être un père. J’aurais voulu gommer le passé, mais comme je ne pouvais pas, j’étais passé à cinq paquets par jour. Cela revenait cher, même si je me fournissais moi-même. En même temps que Louise me claquait sa porte, mes amis de l’époque 76


m’avaient tourné le dos. Je ne sais pas si c’était Eric qui les avait influencés en tant que cousin de Louise. Pourtant j’allais en retrouver quelques uns de ces faux jetons aux réunions du club. Ça fait du bien des fois, de retrouver les vieux faux jetons. On n’était pas plus blanc les uns que les autres finalement. Ce soir devinez à qui je dois fournir de la clope ? J’ai rendez-vous au port à minuit moins vingt avec….Bébert la grande gueule ! C’est le jour du jugement. Je vais devoir à nouveau raconter mon histoire. Je ne me cherche pas d’excuses, j’ai compris mon tort. Mais je regrette amer. Je regrette amer le plaisir que tu m’as donné. A cause de toi, à cause du rôle de stupéfiant qu’on t’a fait soudainement endosser me voilà derrière le comptoir. Pour toi j’ai tout perdu. Pour toi j’ai perdu la femme que j’aime. Lorsque Berrat vient me chercher dans les coulisses du tribunal, il sait où me trouver : je suis aux toilettes, avec une clope. Il fixe mon regard anxieux de ses yeux clairs, et me tend une lettre. Je l’ouvre. Dedans, Il y a un dessin d’enfant : on y voit un bonhomme et une bonne femme qui se tiennent par la main, avec un plus petit bonhomme en dessous. J’écrase.

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DERNIER HIVER A TANGER Céline PENVERNE FRANCE

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éline PENVERNE se dit « Citoyenne du Monde », monde qu’elle parcourt à pied autant qu’elle le peut, pour en capter les beautés par la photographie qui est sa deuxième passion après l’écriture. Déjà primée lors de concours précédents, elle persévère avec cette nouvelle : Mort à Tanger. Son attachement à l’Afrique où elle est née est inscrit dans cette tragique histoire moderne qui dénonce le drame de l’immigration clandestine.

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- Josh… hey, Josh, t’es là ? Pas de réponse. Moses jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Toujours personne en vue. Il se dégagea du tronc derrière lequel il s’était caché et s’avança vers le bosquet qui abritait la planque de Joshua. L’une des plus petites et des plus discrètes du district, l’une des plus sûres aussi. Le soleil, pourtant déjà haut à cette heure, ne parvenait pas à réchauffer la forêt et ses habitants clandestins. L’arrivée des premiers jours de mars n’y avait rien fait, le froid rechignait à quitter l’Afrique du Nord. Des trois hivers que Moses venaient de passer à Tanger celui-ci était de loin le plus long et le plus pénible. Il se frotta les mains en soufflant sur ses phalanges gelées. Il fit une dernière inspection rapide des alentours pour s’assurer qu’il était bien seul. Personne. La voie était libre. Il s’accroupit, écarta quelques branches pour libérer l’entrée de la zanga, se glissa rapidement sous l’entrelacs de feuillages qui lui servait de toit et s’allongea sur la vieille couverture élimée. Il sentit immédiatement l’humidité encore prisonnière des fibres synthétiques imprégner son pantalon troué et le coton de sa chemise. Les traces de l’averse de la veille mettraient sans doute plusieurs jours à s’estomper. Une mince pellicule de givre s’accrochait au galon élimé qui ourlait l’épais drap d’acrylique, le souffle tiède des expirations de Moses le fit doucement fondre devant lui. Les braises étaient encore chaudes, Josh était certainement allé chercher de l’eau, il allait l’attendre. Moses raviva précautionneusement le petit foyer, surtout pas de flammes, surtout pas de fumée. L’incandescence du petit bois réchauffa rapidement ses doigts et son visage. Il était bien. Il ferma les yeux, s’abandonnant à cette chaleur réconfortante et réfléchissant à la façon dont il allait annoncer la bonne nouvelle à son compagnon d’exil. Il pensait déjà à la nuit prochaine. Il pensait à l’Europe, à cette terre promise où tout irait mieux, à l’espoir de son père lorsqu’il quitta son village, aux larmes de sa mère, à ses sœurs pilant le mil, à ces petits matins au bord du fleuve et à l’argent qu’il allait enfin gagner en France. La France… Un craquement le sortit de ses pensées. Quelques brindilles écrasées, des pas, un peu d’eau qui verse d’un seau : Josh revenait vers sa planque. Derrière lui d’autres pas, plus lourds. Le bruit sourd d’un seau qui tombe à terre et celui de l’eau qui se répand. 79


- Alors Joshua… on traîne ? Moses reconnut immédiatement cette voix sournoise. Moussa. Le chef, le père du quartier comme il disait, dix zangas sous contrôle à lui tout seul et il veillait à bien rappeler chaque jour à ses sujets qui commandait ici. Moses se figea, tendit l’oreille et ralentit sa respiration. - Non…j’te jure mais… avec le froid j’ai mal … j’ai mal aux mains et le seau est… très lourd… je… - Tais-toi ! enchaîna Moussa en accompagnant son ordre d’une gifle cinglante. Prosterne-toi devant moi ! A genoux ! Joshua s’exécuta lentement, sans même oser tenter de négocier. Le chef fit glisser son ceinturon dans les boucles de tissus de son pantalon. Machinalement il le fit claquer entre ses mains avant de commencer à distiller sa pénitence. Après chaque coup il sermonnait, soufflait et recommençait. - Tu sais que notre survie dépend de notre discrétion, hein Joshua… un… combien de fois t’ai-je dit de ne pas traîner à la fontaine… deux… s’ils viennent nous voler aujourd’hui ce sera de ta faute… trois… et je te promets que je te chasserai de ta zanga… quatre… prie pour qu’ils ne viennent pas, pas aujourd’hui … cinq. A chaque fois que la boucle de métal lui mordait les vertèbres, Joshua laissait échapper un gémissement sourd. Moses, toujours caché, fermait les yeux et serrait les poings, se retenant lui aussi pour ne pas hurler. Moussa acheva sa victime avec un coup de semelle dans les côtes. Joshua tomba face contre terre. Il resta ainsi, immobile jusqu’à ce que le chef se soit éloigné, les sanglots vinrent ensuite. Moses essuya ses joues humides d’un revers de manche et sortit chercher son ami. - Allez, viens Josh… ça va aller, viens… viens te coucher chez moi. - Mo… Moses, c’est toi ? peina-t-il à articuler, les yeux encore gonflés de larmes. - C’est moi mon pote, viens, bouge toi de là, j’irai, moi, te chercher de l’eau tout à l’heure… pour le moment tu te fous à l’abri et tu m’écoutes, j’ai une sacrée nouvelle à t’annoncer.

Ils se glissèrent tous les deux dans la zanga, Josh dut s’allonger sur le ventre pour épargner son dos. Dans la pénombre leurs visages luisaient 80


sous les braises rougeoyantes. Leurs mines contrastaient, celle de Josh était lasse et abattue alors que le voile de tristesse qui recouvrait celle de Moses s’était envolé, mettant à nu un espoir tout neuf. - Allez, fais pas languir… c’est quoi ? - Ça y est, Josh. N bè taa, je pars, j’ai le compte. Regarde, regarde j’ai assez maintenant, dit-il en sortant une enveloppe sale en papier kraft de sa chemise. - Bisimilayi ! Bon dieu, mais comment t’as fait ? - Peu importe, ce qui compte c’est que je l’ai et que je vais partir d’ici ! A peine eut-il fini sa phrase que le regard désespéré de Joshua lui fit remballer son enthousiasme. - Je… je regrette, je n’en ai pas assez pour toi. Si j’avais pu je t’aurais donné un peu, pour t’aider… - Je sais, t’en fais pas, j’ai presque ce qu’il faut moi aussi tu sais, quelques jours encore, plus que quelques jours et je te rejoindrai… Il n’en était rien et Moses le savait mais il ne contredit pas son ami, il ne démonta pas le maigre radeau auquel il pouvait encore s’accrocher. - Je… je pars ce soir et avant je voulais te donner quelque chose. Quelque chose pour te donner un peu de chance à toi aussi, ajouta-il en fouillant une de ses poches. - Laisse, c’est pas la peine… - Si, tiens, prends ça. Moses déposa un petit caillou rose dans la main de Joshua. - Mun do ? C’est quoi ça ? Tu te moques ? - C’est le porte-bonheur que mon père m’a donné quand j’ai quitté le village, il a payé cher le marabout pour qu’il lui mette de la chance en dedans. Il y a passé toute une nuit à « incanter » dans sa case, je le sais, je l’ai entendu de mes oreilles. Tu vois que ça marche puisque j’ai réussi à trouver l’argent. Maintenant que je vais partir je n’en ai plus besoin alors je te le donne, conclut-il en refermant les doigts de son ami sur le petit bout de quartz. Joshua contempla son poing avant d’ajouter, l’air grave : « Tu vas me manquer, Mo, sacrément même… ». - On se retrouvera Josh, c’est forcé, là-bas ce sera plus facile, on ne sera plus obligé de se cacher dans la forêt. Et puis des grands blacks 81


comme moi avec de beaux yeux bleus ça ne se croise pas partout, tu me reconnaîtras facilement dans la rue ! dit-il en bombant le torse. Ils partirent tous les deux d’un franc éclat de rire qu’ils étouffèrent aussitôt en plaquant leurs mains sur leurs lèvres. Ils continuèrent à s’esclaffer en silence, les yeux dans les yeux. - Dis, puisque tu pars, tu peux faire un truc pour moi ? demanda Joshua en reprenant son souffle. - Bien sûr, dis quoi ? - Tu peux poster cette lettre à ma famille pour leur donner quelques nouvelles ? Fais-le de France seulement, j’avais promis à ma mère que j’irai habiter à Paris. - Tu peux compter sur moi, dit Moses, solennel, en glissant la lettre dans l’enveloppe qui contenait déjà son billet pour l’Europe en petites coupures vertes et blanches.

Soudain, alors que Moses rangeait son trésor sous sa chemise, ils entendirent un cri. Une femme hurlait et demandait pitié, pas loin, tout près. - C’est Damba… merde… une descente ! - Tu crois que c’est à cause de moi ? Qu’ils m’ont repéré ? Hein dit ? Moses ne répondit pas, il tentait d’apercevoir quelque chose au travers des branches mais en vain. - Je suis mort. Moussa va me tuer, dit Joshua en cachant son visage dans ses mains. - Chut… Damba, la jeune femme arrivée de Guinée il y a deux mois, s’était tue. Un profond silence s’était à nouveau installé sur la forêt. Cela ne dura pas. D’autres cris, des enfants cette fois, vinrent d’un bosquet un peu plus loin. - Viens, on bouge, faut pas rester là. Moses aida Joshua à sortir de leur planque. Courbés au milieu des branches ils progressaient lentement. Ils tentaient de s’éloigner des cris qui semblaient venir d’un peu partout autour d’eux maintenant. Moses avançait en tête. Sans s’arrêter il se retourna brièvement pour s’assurer que Josh arrivait à le suivre. Rassuré, il s’apprêtait à regarder de nouveau 82


devant lui quand il fut stoppé net par le baiser d’acier du canon d’un révolver sur son front. Clic. Bruit métallique. Le chien se mit aux aguets, en attente d’une fatale percussion. Montée d’adrénaline. Des perles de sueur lui dévalaient les tempes. Le regard de Moses quitta la crosse noire pour se poser sur le visage du jeune racketteur dont le hideux rictus, entaché d’une dent jaunie, laissait passer à chaque expiration un relent de bière et de vieux tabac. - Alors draoui, tu vas où comme ça ? Tu crois que tu vas te barrer sans me rendre ce que tu me dois, hein ? Tu sais bien pourtant que tous les dollars que tu gagnes au Maroc appartiennent aux Marocains et à moi en particulier... Le canon se fit plus pressant sur son front. Du coin de l’œil il aperçut Joshua tenu en joug par un autre adolescent armé. Sa respiration ralentit. Les perles de sueur séchaient sur ses tempes. Un genou au sol, les paumes à terre. Réflexe égoïste de survie. Trop jeune pour mourir. Hier peut-être mais pas aujourd’hui, trop près du rêve pour mourir. Ses poings se serrèrent et d’un coup une volée de terre brûla les yeux du petit caïd. Moses bondit en repoussant le bras armé. Un coup de feu partit. Il hurla et se mit à courir. « Cours Josh, Cours !!! ». Un autre coup de feu. Il n’entendit pas le corps tomber. Il courait sans se retourner, il slalomait entre les pins et sautait au travers des fourrés. Un autre coup de feu plus lointain. Il gagnait du terrain. Il courait toujours. Il ne faiblissait pas. Il savait où il allait, il brouillait les pistes, changeait de cap, cassait quelques branches dans la mauvaise direction puis repartait sans laisser de traces. Il n’était plus très loin maintenant, sa zanga secrète était proche. Encore quelques dizaines de mètres et il la retrouva, cachée derrière un amas de rochers. Une pause. Il reprit son souffle, s’arrêta de respirer et tendit l’oreille. Pas de bruit. Il dégagea à la hâte l’entrée de son terrier, il y plongea les pieds en avant puis il referma rapidement l’entrée avec une grosse pierre plate et de vieilles palmes sèches. Enterré vivant volontaire. Ses tempes battaient en cadence, il peinait à reprendre son souffle, l’air lui manquait. Son cœur accéléra encore puis, enfin, son cerveau calma la machine. Ses pulsations ralentirent et ses expirations se condensaient sur son visage, faute de pouvoir rejoindre assez vite le monde de la lumière. Tout va bien. Je suis en vie. Tout va bien. Je suis en vie, putain de merde, je suis vivant ! Le soulagement dessinait un sourire sur ses lèvres et doucement ses yeux 83


se fermèrent. Son esprit s’échappait de cette chape de terre, magiques endorphines, il flottait au-dessus de cette maudite forêt, au-dessus des pins et des zangas, mouroirs pour les rêves d’exil. Au-delà de la forêt il voyait les toits de Tanger, les palmiers au bord des avenues où il avait fait la manche pendant près de trois ans. Plus loin encore il voyait la mer, bleue et libre, celle qui le porterait aux portes de l’Europe dès ce soir, frontière mouvante entre la misère de l’Afrique et l’opulence de l’occident. A l’horizon il apercevait déjà la terre promise, celle de tous les possibles.

Un craquement de brindille, des voix, des cris et son esprit rejoignit son corps en une fraction de seconde. - Où il est ce putain de négro, bordel ! - On finira par t’avoir et tu vas regretter de m’avoir fait courir comme ça. Hein, tu entends sale kehlouch ? Je n’oublierai pas ta sale petite gueule de draoui et je te saignerai pour choper tes dollars ! Tu entends ? Je viendrai reprendre ce qui est à moi ! hurla le caïd à la cime des arbres, tournant sur lui-même, arme au poing. Moses recommença à respirer quand il entendit les pas s’éloigner. A chaque expiration il sentait son enveloppe, son trésor, contre sa poitrine. L’argent et la lettre de Josh étaient toujours là, dieu merci. Josh, mon ami, pardonne moi, je ferai ce que je t’ai promis, je dirai à ta mère que tu vis à Paris et elle sera fière de toi. Gagné par la fatigue et le soulagement, Moses glissa doucement vers le sommeil. Du fond de son trou il retourna chez lui. Il embarquait à nouveau sur la barque de pêche de son père et il le regardait lancer ses filets, au soleil couchant, dans le fleuve Niger. Au loin, ses sœurs et sa grand-mère pourtant depuis longtemps décédée étaient rassemblées sur la rive. Elles agitaient leurs mains pour lui faire un dernier au revoir. Bonheur furtif de revoir les siens. Pas le temps de savourer que déjà l’image se brouillait, la réception s’interrompait par saccades. Inconscient, il luttait vainement pour retrouver la fréquence cérébrale de réception, quelque chose le gênait, une chose qui le grattait, une chose qui courait sur sa joue, des pattes légères et rapides. Le réveil fut brutal. Moses ouvrit les yeux sur la noirceur de son terrier et laissa filer la bestiole qui venait de lui parcourir le visage. 84


Il prit soudain conscience que plus aucune lumière ne filtrait à travers les palmes. Il faisait nuit. Bon dieu mais combien de temps j’ai dormi ? Le rendez-vous, merde, le transfert ! Moses sortit sans bruit de son trou. Il ne savait pas quelle heure il était et la lune teintait déjà tout de sa lumière froide, peut-être était-il déjà trop tard… Il reprit sa course, il devait sortir de la forêt et rejoindre la route qui mène à Tanger. Vite. Il courut un moment qui lui sembla interminable avant de dévaler une dernière pente, l’enveloppe fermement serrée dans sa main. Encore un bosquet puis la lisière et le bitume, enfin… Il se rappelait la consigne du passeur : « marche le long de la route, un tissu blanc à la main et attends, c’est la voiture qui viendra à toi mais elle ne passera qu’une fois, débrouille toi pour ne pas la manquer ». Etait-elle déjà passée ? Rien d’autre à faire que tenter et espérer… Moses avançait lentement, un torchon blanc volé ce matin, dans un jardin , pendait dans sa main gauche. A chaque voiture qu’il croisait son cœur se serrait. Encore manqué. Il ne se passait rien. Son espoir s’effilochait à chaque pas. Il s’en voulait d’avoir dormi. Il s’en voulait tellement… Il ralentit encore l’allure, prêt à renoncer, ce n’était pas la peine d’aller jusqu’à Tanger pour risquer de se faire rafler par la police. La reconduite à la frontière algérienne, l’attente à Oujda et le retour à pied par le désert il avait déjà donné et il n’avait pas la force de le subir une nouvelle fois. Il allait s’arrêter quand il aperçut un point blanc sortir de la forêt à quelques dizaines de mètres devant lui. Un bout de tissu immaculé qui brillait sous la lune et qui s’engageait dans le même pèlerinage que lui. Un sentiment de soulagement intense le fit frémir, il n’avait pas manqué l’appel. Il reprit sa marche.

Quelques minutes plus tard il s’asseyait dans la benne d’un vieux pick-up trafiqué et recouvert d’une lourde bâche usée. Ils étaient déjà six, tous candidats au départ, tous des hommes. Ils se regardaient, hagards, sans dire un mot. Le ronronnement du moteur et l’air qui s’engouffrait sous la bâche apaisaient Moses. De temps en temps un bout de toile se soulevait et lui laissait entrevoir la ligne blanche qui filait. Encore un bout de route, le dernier en Afrique, après je serai un autre homme, dans un autre monde. A chaque arrêt, une tête nouvelle soulevait la bâche. Quand ils arrivèrent 85


enfin à la plage ils étaient plus de vingt, assis, debout, serrés, les uns sur les autres. Ils descendirent en silence sur le sable et le pick-up repartit aussitôt. Un groupe d’autres clandestins était déjà là, tous maghrébins. En tout ils étaient une bonne trentaine de candidats à la passe et aucun ne devait avoir plus de trente ans. Le patron s’approcha d’eux. Un chauve bedonnant aux sourcils fournis, ni vraiment arabe, ni vraiment européen avec un double menton flasque qui débordait du col de sa chemise immaculée. - Alors mes cocos, c’est à vous. Ce soir c’est votre soir, hein ? Allez, c’est pas tout mais faut passer à la caisse d’abord. Pour les locaux c’est mille dollars, pour les blacos c’est deux mille. Sortez les billets ! Brève rumeur contestataire dans les rangs des africains mais le patron trancha net toute envie de mutinerie. - Le prix c’est le prix et ça se discute pas ! Les africains c’est plus cher car c’est plus risqué. Si vous n’êtes pas contents vous pouvez repartir d’où vous venez, conclut-il en balayant du regard les visages qui se baissaient les uns après les autres. Bien, puisque tout le monde est d’accord, vous payez et vous embarquez, ajouta-t-il content de lui. Vous êtes nombreux alors si vous voulez arriver, pas de sac, rien, vous n’emportez rien avec vous. Des regards furtifs s’échangèrent dans les rangs. Lentement les premiers déposèrent leurs maigres affaires sur le sable, les autres, résignés, les suivirent. Certains fouillaient, ici poche de toile, là un sac de nylon, à la recherche de la chose qui aurait la chance de pourvoir se loger dans une de leur poche et qu’ils pourraient ainsi sauver. Moses n’avait rien à abandonner et donc rien à sauver. Rien d’autre que son enveloppe gonflée de dollars pour se sauver lui-même. En rang silencieux, comme des forçats venant chercher leur pitance, ils passaient à la caisse un par un. A son tour Moses déposa son pécule dans la main du blanc en le toisant de haut. Le patron soutint son regard. - Fait pas le malin, blacos, si t’as vraiment envie de partir je te conseille de la mettre en veilleuse et de me témoigner un peu plus de respect ! lui ordonna-t-il en peinant à cacher sa colère. Moses ne cilla pas et s’éloigna sans lâcher du regard son double menton qui oscillait sous le rythme mal maîtrisé de ses respirations. Il avait encore le regard ancré sur cette face grossière quand le pilote du zodiac tenta de lui attacher les mains dans le dos. Lorsqu’il sentit les liens, affolé, il se 86


débattit pour se dégager. L’homme le calma net en lui tordant le bras droit dans le dos. - Hey, on se calme t’entends ! C’est juste au cas où on croiserait l’immigration, on leur dira qu’on vous a attrapés et qu’on vous ramène au port. T’avise pas de refaire le malin ou tu dégages. Pigé ? -… - Pigé ? insista-t-il en accentuant son étreinte. Moses acquiesça d’un mouvement de tête et se laissa entraver les poignets. Le patron jubilait et il arborait maintenant un rictus de satisfaction malsaine

Moses s’installa à l’avant du zodiac et regarda ses compagnons d’infortune monter à leur tour. Seuls les noirs avaient les mains liées dans le dos. Une montée de haine lui serra les tripes. Il était temps de partir. Le moteur peina à lancer le zodiac, chargé bien au-delà de sa capacité, mais il réussit finalement à lui donner une vitesse honorable. La plage s’éloignait et avec elle les ballots de misère que certains avaient dû abandonner sur le sable et que les sbires du passeur restés à terre étaient déjà en train de fouiller. Moses entendit l’un d’entre eux pleurer mais il se contenta de détourner le regard le nord, vers cet inaccessible horizon qui lui tendait enfin les bras. L’air de la nuit caressait son visage, il commençait à se détendre en contemplant l’eau noire de la Méditerranée qui jaillissait en gerbes claires au contact du pneumatique du zodiac. Le vent gonflait sa chemise mais il ne sentait plus le froid, il était déjà en Espagne, il était déjà à Paris et il postait la lettre de Josh… Il avait réussi. Adieu l’Afrique. Adieu la misère… Aveuglé par l’avenir tout neuf qu’il croyait déjà apercevoir à l’horizon, il ne vit pas tout de suite le projecteur du patrouilleur de la police maritime. Ensuite tout se passa très vite. Trop vite.

- Salam’ Youssef, c’est la relève ! Son collègue lui répondit sur un ton au-delà de la lassitude. - Salam’ Ali… - Je sens que la nuit a été rude. Combien ? interrogea-t-il inquiet. - Trente et un dans le dernier convoi… 87


- A wîlî wîlî ! Ils sont de plus en plus nombreux… si ça continue comme ça on va finir par manquer de place… Youssef sentit la main de son ami sur son épaule. Il s’apprêtait à s’occuper du dernier cas du convoi matinal quand finalement il renonça. Il hocha la tête, dégoûté, avant de reposer son dictaphone. - Tiens je te laisse celui-là, je ne l’ai pas encore libéré, je n’en peux plus, je suis fatigué… Je rentre, souffla-t-il en ôtant ses gants de latex. Pendant que son collègue raccrochait sa blouse au vestiaire, Ali s’approcha du dernier corps qui était encore là. Il le tourna de côté pour couper les liens qui lui entravaient toujours les poignets puis il le laissa lourdement retomber sur le chariot en inox. - Merde Youssef, t’as vu ça ?! s’exclama-t-il alors qu’il soulevait une des paupières du cadavre. T’as déjà vu un noir avec des yeux bleus ? Youssef ne répondit pas, il avait déjà quitté la morgue.

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UNE AME VOLEE Mina IDRISSI HASSANI MAROC

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ina Idrissi Hassani, née au Maroc, biologiste de formation est passionnée de littérature française. Elle fut déjà remarquée pour ses nouvelles lors de différentes sélections. Celle qu’elle a envoyée au concours Alain Decaux, « une âme volée », a obtenu une mention pour la réflexion qu’elle demande au lecteur quant à la légèreté professionnelle de certains « chasseurs » d’images purement esthétiques, qui occultent parfois un drame humain.

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Je n’arrive plus à me séparer de la photo. L’insouciance et la fierté ont laissé place à la douleur. Je la regarde encore et encore. Un enfant noir assis sur un sol poussiéreux y rayonne par son sourire .Sa tête est rejetée en arrière et ses yeux se plissent. Un halo de bien être semble le protéger de la misère qui pointe en fond de tableau .Un charme impressionnant se dégage de sa petite personne. J’ai pris ce cliché six mois auparavant au cours d’un voyage au Burkina Faso. Brenda, une amie d’enfance, y vit depuis quelques années. Elle travaille pour l’ONG « aide et développement ». Elle avait invité notre groupe d’anciens du lycée à venir parcourir ce pays qu’elle adorait. Pour nous, ce fut avant tout une semaine faite d’excursions. La saison sèche durait au Burkina, ce qui rendait les routes encore praticables. Je profitais donc largement de ce séjour heureux, du dépaysement, du soleil qui manquait en France et des magnifiques paysages de brousse. C’est au bout d’une de ces pistes poussiéreuses que j’ai découvert Bissiri ;un petit village pauvre et isolé, un ensemble constitué de bric et de broc aux ruelles sinueuses, aux odeurs si particulières ; lait caillé, poussière, essence, bois brûlé. Les enfants y jouaient à demi nus, avec des pneus de voiture. On s’y était arrêté pour boire, il faisait chaud. Nous portions des vêtements de lin léger, le 4x4 était climatisé et le lecteur CD diffusait de la musique. Un attroupement se forma rapidement autour de nous, nous examinant avec curiosité, seul un enfant assis sur une butte semblait indifférent à notre venue. Issouf dessinait avec un bout de bois sur le sol ocre quand je l’ai croisé sur mon chemin. Le soleil luisait sur sa peau d’ébène, il avait la grâce de ces enfants qui grandissent au grand air. Il pouvait avoir huit ans. Il se tourna vers moi, ses yeux se mirent à rire de ma tignasse rousse. Je lui fis signe. Il devint hilare . Mon amie, ironique, déclara « je crois qu’il n’a jamais vu un lion avec une si noble crinière ». Il était drôle et me parlait en burkinabé. Je lui répondais en français, ce qui le faisait glousser. Je l’ai trouvé lumineux. Je le pris en photo. Sans réfléchir ! Un coup de cœur. Capturer ce fou rire me paraissait délicieux. Il sembla très intéressé par l’appareil photo. Il l’examina sous toutes les coutures puis me le rendit d’un air grave. 90


Pourtant, je ne m’étais pas attardé. Je lui avais passé la main entre les cheveux, il m’avait encore gratifié de son chaleureux sourire et j’avais suivi le groupe dans son excursion. Affublé de mon appareil, j’avais mitraillé des paysages, des souks, des coloris, l’Afrique sous toutes ses coutures, son exotisme, sa beauté. Ensuite, j’avais pris des photos de Brenda, de son bungalow fleuri, de son chien...J’avais tout immortalisé pour ramener des tonnes de souvenirs sur papier glacé, à montrer à mes proches. Un voyage en Afrique ! C’était réussi ! De retour en France, j’ai trié tous les instantanés, j’en avais des centaines. Parmi mes meilleurs clichés, celle d’Issouf enchanta mon entourage. On me demanda s’il était orphelin, si on pouvait l’adopter. Je n’en savais rien. Je n’avais pas pensé que cette photographie aurait pris tellement d’importance. L’idée de la proposer à un concours de photos organisé par la ville, me fut suggérée par ma femme, séduite elle aussi par la candeur et la fraîcheur d’Issouf. Un franc succès ! On m’avait complimenté. Je reçus un prix en euros qui me servit à acheter une caméra et une belle attestation pour le sourire du petit. J’étais fier de moi. L’image est maintenant exposée à la médiathèque de la cité depuis trois mois. On ne voit que la beauté de la photo. Je me rends compte aujourd’hui qu’en réalité, elle n’aurait été rien sans l’éclat de l’enfant. Les organisateurs du concours m’ont appelé pour obtenir ses coordonnées. Je m’aperçus alors que je ne connaissais rien de lui, de sa vie, de ses parents, de ses jeux. Son prénom et le nom de son village étaient mes seules références. Déjà, je commençais à me sentir honteux. Peut-être aurais je dû essayer d’en savoir plus ? Je me rends compte aujourd’hui que je n’ai pas été honnête avec lui, avec moi, puis avec ceux qui ont admiré le cliché et qui n’y ont vu que de la beauté et de la joie. Une photographie raconte d’abord une histoire et tout dépend de l’angle, de ce que l’on désire montrer. Un autre cadrage, un gros plan, et cette 91


histoire devient différente. L’œil rivé sur l’objectif, j’étais à l’affût pour conserver ce moment sublime en image sans percevoir, à aucun instant, sa tangibilité plus triste, plus violente. Comment ai-je fait pour être aveugle et ne pas avoir lâché l’appareil à photo pour passer dans sa réalité moins imagée ? J’ai immortalisé son enveloppe et j’ai ignoré son essence. Ne pas reconnaître ce qui existe, ne serait-ce pas le tuer ? C’est cela. J’ai le sentiment d’être un voleur d’âme. A Bissiri, je n’avais pas remarqué une foule de détails qui m’apparaissent actuellement à l’arrière plan du cliché : la cabane en tôle froissée, le paysage aride et pelé, le dénuement extrême. Regarder maintenant le sourire d’Issouf me cause du chagrin. Je te demande mille pardons, petit. Je suis passé à côté de ton histoire. Je n’ai pas voulu savoir, car cela aurait certainement dérangé mon séjour. J’ai utilisé ton image sans ton consentement. Juste pour crâner et gagner un concours. J’aurais pu l’employer pour te sauver. Avais-je le droit d’ignorer la condition de ces mômes dans ce pays ? Quelqu’un pourtant avait bien essayé de me mettre sur la voix au Burkina. La veille de ma rencontre avec Issouf, alors que nous prenions l’apéritif sous la véranda de Brenda, mon amie avait dit avec gravité que huit enfants sur dix porteurs du sida dans le monde, vivaient en Afrique subsaharienne. Elle avait tenté de nous détourner de nos conversations de touristes pleines d’esprit et de rhétorique. Oui Brenda avait, un moment, dénudé la réalité qui rampait à nos pieds,flagrante. Le groupe n’avait pas cédé et les discussions avaient repris sur des thèmes frivoles La nuit s’annonçant belle, notre hôtesse n’avait pas insisté, et puis nous ne restions qu’une semaine ! A quoi bon ! Jusqu’à ce matin, six mois plus tard où je reçus son appel : - Jacques, te rappelles-tu cet enfant souriant que tu as photographié à Bissiri ? - Issouf ? - Oui, je voulais te dire.....il est mort, hier, du sida - Quoi ? - Je suis désolée Pas autant que moi ! Un sentiment d’échec m’envahit. Issouf, flamboyant, que je voyais tous les jours depuis mon retour d’Afrique portait déjà la 92


mort en lui. Aujourd’hui, en regardant à nouveau le cliché, l’instant me revient. Intact. Issouf sourit. Le temps, suspendu à ses lèvres, invite à la plénitude. Sa photographie, c’est tout ce qui reste de lui. Je n’ai pas de mérite. J’ai volé cet instant magique qui a enchanté tout ce public. Un battement de son cœur, la durée d’une pose, puis, le néant !

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SOUS LE SAULE PLEUREUR Sébastien POLLET FRANCE

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e lillois de 27 ans, Sébastien Pollet écrit quotidiennement depuis maintenant cinq ans. Passionné par la littérature française et américaine, ses préférences vont à Boris Vian, Ernest Hemingway. Sous le Saule Pleureur qui n’est pas sa première nouvelle, conduit le lecteur au bord du gouffre de la folie d’un être qui fut très cher à l’auteur.

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C’était l’été. La fin du mois de juin. L’homme devait rendre visite à son ami Gontran juste avant de prendre la route pour ses deux mois de vacances rituelles à Saint-Tropez. C’était une de ces journées vraiment magnifiques. La clinique où séjournait Gontran se trouvait à quelques kilomètres de Fontainebleau, il devait prendre l’autoroute A6 et traverser la forêt pour s’y rendre, ça avait déjà un air de vacances. Durant le trajet l’homme essayait de se souvenir du jour exact où son ami dut se faire hospitaliser, un soir de novembre, il y a trois ans, ils sortaient tous les deux d’un bar et ce que l’homme craignait depuis plusieurs semaines eut lieu : Gontran craqua. La police ne réussit à le maîtriser qu’après une heure trente de négociation et le renfort de trois équipes de la Brigade. Entre temps il réussit à briser onze pare-brise, détruire deux parcmètres, bousculer trois passants, vandaliser la vitrine d’un bouquiniste et réveiller tout un quartier du onzième arrondissement de Paris. L’homme se souvenait précisément du procès verbal qu’il avait dû signer afin qu’un médecin et le préfet puissent procéder à l’hospitalisation d’office. Non, vraiment il ne se rappelait pas de la date exacte.

L’établissement où l’homme se rendait était une clinique psychiatrique très en vogue dans la région ; des journalistes, des chanteurs, quelques politiques y avaient séjourné après un trop-plein de pression, pour une cure de désintoxication ou encore pour y soigner une dépression sévère. Le cas de Gontran était bien plus grave, il aurait en temps normal nécessité une hospitalisation dans un centre fermé mais l’homme avait le bras long et il lui avait suffi de le déployer, ainsi que de sortir son chéquier, et son ami put y être accepté. Tant de prévenance envers Gontran pouvait étonner, la vérité c’est que l’homme se sentait responsable en partie de la situation : il était celui des relations de Gontran qui l’avait vu en dernier, celui qui avait signé le PV de la police, celui qui aurait pu l’empêcher de commettre ces actes de folie, du moins l’avait-il pensé durant les premiers mois, aujourd’hui cela allait mieux, il lui rendait visite tous les deux ou trois mois et n’y pensait pas trop à côté.

Quitter Paris durant ces deux mois était plus qu’un soulagement, une 95


délivrance. Même si l’homme aimait son travail, aimait l’importance et la célébrité qu’il lui conférait, même s’il aimait l’argent qu’il lui rapportait, pouvoir en dépenser une partie dans quelques soirées de débauche tropézienne, se réveiller à quatorze heures du matin dans une immense chambre, vue sur la mer, gueule de bois champagnisée, une gamine de vingt ans (parfois deux les grands soirs) à ses cotés, côtoyer la moitié du temps ce que l’on nomme la jet-set, la mépriser l’autre moitié, tout cela était si grisant qu’il aurait pu s’en satisfaire uniquement. Mais sa vie parisienne trépidante lui manquait dès le début du mois d’août et il pouvait y retrouver certains soirs, dans certains lieux, nombre des plaisirs que Saint-Tropez lui apportait sur un plateau doré, certes à haute concentration mais dont elle n’avait pas le monopole. Pour le moment seule comptait l’éclate qui allait bientôt arriver. Non, se dit l’homme, seul comptait Gontran, le temps à passer avec lui qui n’avait pas la chance de connaître cette vie-là.

La route défilait, il fallait tourner à droite pour prendre cette départementale durant trois kilomètres, encore à droite, c’était le chemin qui menait à la clinique, deux points de contrôle avec une fouille minutieuse et excessive du contenu du coffre, il pouvait alors garer sa Rover sur le parking des visiteurs et se diriger vers l’accueil. « Le Château fleuri » portait bien son nom, à lire ainsi on eût cru qu’il s’agissait d’un de ces restaurants étoilés que l’on trouve sur la côte normande près de Cabourg ou d’Honfleur. Doté d’un bois à sa périphérie qui le protégeait de la vue des curieux, il était ceint d’un immense parc dont les magnifiques parterres de fleurs mobilisaient cinq jardiniers à temps plein. Cela devait sûrement justifier les sommes gigantesques qu’il versait tous les mois. Peu importe. L’homme marchait dans une allée de gravier blanc, un dernier obstacle le séparait de l’établissement : une porte grillagée munie d’un interphone et de deux caméras de surveillance. Il appela, attendit quelques instants, déclina son identité. A chaque fois qu’il donnait son nom à un interlocuteur ce dernier hésitait quelques secondes avant de reprendre une contenance dubitative, mais ici on avait l’habitude de l’homme et les pensionnaires étaient parfois bien plus célèbres. La porte s’ouvrit et il entra dans le grand parc. 96


Lors de sa première visite l’image du Jardin d’Eden lui vint immédiatement, mais ici le péché originel était commis avant d’y entrer, il en était même la condition. L’herbe du parc avait une couleur surréaliste, un vert clair fluorescent. L’homme n’en était plus surpris, il voyait l’herbe ainsi si fréquemment en ce lieu. Il préférait regarder les pensionnaires qu’il croisait au cas où Gontran en ferait partie. - Bonjour madame Cavagnac. C’était l’infirmière en chef de l’établissement. - Bonjour monsieur, répondit-elle en insistant sur le « monsieur » comme si elle avait affaire à un demeuré.

Probablement ne m’a-t-elle pas remis, se dit l’homme, pourtant il avait l’habitude de la croiser dans les allées de l’établissement. Ce qui l’intrigua le plus c’est le regard qu’elle avait eu pour lui lorsqu’elle appuya sur ce mot, « monsieur », elle avait le regard de ceux, blasés, qui se forcent à s’étonner d’un événement mais qui n’y arrivent pas, qui n’y arrivent plus. Il l’avait souvent vu chez ses collègues les plus anciens, quand on le voyait, ce regard, on savait qu’ils étaient finis, morts pour ainsi dire. Mais de quoi la vieille infirmière tentait-elle de s’étonner ? Et l’avait-elle bien reconnu ? Tout cela avait bien peu d’importance, surtout venant d’une morte-vivante. Gontran, les vacances à Saint-Tropez, les belles blondes de moins de vingt-cinq ans qui font presque toutes les seins nus, ça, ça en avait de l’importance. Il se mit alors à penser à Camille, ces derniers temps ça lui arrivait de plus en plus souvent, dès qu’il était contrarié, dès qu’il était fatigué, dès qu’il s’ennuyait, il songeait à cette soirée d’il y a quelques mois. Il se remémorait la boîte de nuit sur les berges de la Seine, dans le huitième, on l’y avait amené quasiment de force, l’homme eut préféré se reposer dans son appartement ce soir-là. Ses collègues, et parfois amis, voulaient l’y conduire pour une quelconque raison : un DJ extraordinaire, une soirée à thème, peut-être, le lancement d’une émission de télé réalité, un anniversaire ? Il ne savait plus. Toujours est-il, il se retrouva, comme bien souvent, assis dans un confortable fauteuil en cuir noir, devant lui il y avait une table basse en plexiglas, éclairée du dessous de néons roses, de gigantesques enceintes braillaient une musique agressive et tapageuse, il était au milieu d’une petite dizaine de tables, dans une surface de 97


trente mètres carrés sertie d’une cordelette rouge, l’entrée était gardée par un molosse à l’oreillette et la mâchoire saillante, c’était le carré des personnes très importantes. Non vraiment il n’était pas en forme, il n’avait aucune envie de danser, aucune envie de faire la conversation à l’un ou à l’autre, il voulait simplement boire sa coupe de champagne chaude et observer la foule tout autour de lui. Au bout d’une bonne demi-heure de contemplation il fut interrompu par une jeune fille qui lui demanda si elle pouvait s’asseoir là, montrant du doigt le fauteuil vacant qui se trouvait à sa droite. Il mit un certain temps avant de sortir de sa léthargie, lorsqu’il lui répondit qu’elle pouvait s’y asseoir sans problème, elle commandait déjà un bloody mary depuis la place qu’elle s’était attitrée. L’homme fut assez surpris par cette jeune femme qui lui semblait très entreprenante, il pensait déjà qu’elle s’était installée à coté de lui uniquement pour boire à l’œil et se jura de ne payer aucun de ses verres. Il se rendit vite compte qu’il était complètement à coté des clous. - Vous êtes une habituée ? - Je viens de temps en temps, mais c’est la première fois qu’on me laisse l’honneur d’entrer dans le carré V.I.P. - Ah oui… - Je suis sûr que vous, vous ne vous en rendez même plus compte. - Quoi donc ? - Que vous êtes assis à boire du champagne alors que quatre-vingt dix-neuf pour cent de ceux qui sont ici doivent rivaliser d’imagination pour entrer, pouvoir danser, aller aux toilettes toutes les trois heures et avoir droit à un verre qu’ils paieront le centuple du prix qu’il vaut en réalité, une bonne partie de leur salaire mensuel. - Vous en faites des tonnes… - Si peu… - Alors, comment avez-vous fait pour entrer ici ? - A votre avis ?

C’est vrai qu’elle était jolie, elle s’appelait donc Camille et avait les cheveux blond platine, pas ce platine vulgaire que l’on imagine lorsque l’on évoque cette couleur, non, ce platine qui lui faisait une sorte de halo autour de la tête, ce platine qui la rendait incontournable. Elle était assise 98


à coté de l’homme et il en était très satisfait, d’autant plus qu’elle n’avait pas l’air intéressée par lui, elle ne l’avait sûrement pas reconnu, peut-être même ne le connaissait-elle pas… Il aimait cela, qu’on ne s’intéresse pas à lui pour ce qu’on pensait qu’il était, pour ce qu’il représentait, mais pour ce qu’il était peut-être réellement. Mais s’intéressait-elle vraiment à lui ? C’est la question qu’il se posait lorsqu’elle porta à ses lèvres son cocktail rouge sang, il se dit qu’il se ferait bien vampiriser par une Camille sur le champ. Elle portait l’indolence comme sa jupe blanche Hermès : près, tout près du corps. Il la regardait, il la scrutait, il observait les fins grains de beauté sur son cou, il devinait le soutien gorge en dentelle hors de prix acheté compulsivement avec sa meilleure amie un samedi après-midi pluvieux, Galeries Lafayette. Il distinguait les gestes de la main déjà machinaux, les gestes d’une fille qui n’a même pas encore trente ans et qui connaît déjà le prix des heures. Elle savait les attitudes, toutes les attitudes, les détails aussi, ceux qui disent qu’il vaut mieux l’oublier et ceux qui promettent au moins jusqu’à sept heures du matin, ceux qui permettent encore d’espérer et ceux qui font sombrer dans l’alcool et les anxiolytiques, Camille savait déjà tout ça mais ne s’en servait pas auprès de l’homme, il ne disposait d’aucun signal pour la comprendre. Elle posa son verre après l’avoir terminé, se leva prestement et se retrouva sur la piste de danse sans laisser à l’homme le temps de réagir. Il resta cinq bonnes minutes assis, là, puis il se leva à son tour et la chercha des yeux, ne la voyant pas il se mêla à la foule dans l’espoir de la retrouver et, peut-être, saisir un détail, une attitude ; lui savait depuis longtemps le sérieux des détails, il s’était déjà couché très tard pour décrocher un détail. Elle était à l’autre bout de la salle, près de la sortie, ça y est, elle était sortie ! L’homme se précipita dehors pour ne pas la perdre, il savait aussi que tout ne tenait bien souvent qu’à un fil fragile. Elle s’apprêtait à sortir du quai, à remonter dans la rue, héler un taxi et rentrer chez elle, une douche brûlante, une bonne nuit de sommeil et déjà tout serait oublié. L’homme l’appela dans la nuit, elle s’arrêta. Ne pas courir, ça pourrait l’effrayer. Garder son sang froid, sa sueur pour plus tard, pas de respirations excessives, de voix chevrotante. Ouvrir ses pupilles, chercher les détails. - Vous êtes partie sans me dire « au revoir » ? - Je suis une fille très mal élevée. 99


Il était à deux mètres d’elle - Je vous ai effrayée ? - Il m’en faut un peu plus tout de même ! -… - Mais… Elle s’approcha de l’homme. Un mètre. - … L’effroi peut avoir un certain charme.

L’homme avait le souffle court. Il y avait des tas de détails, des tonnes d’attitudes à capter dans tous les sens. Camille lui prit la main droite et la passa sur son sein droit, elle appuya fort, encore et encore. Elle se rapprocha encore. Dix centimètres. Elle sentait le souffle court de l’homme, celui d’avant l’étreinte. Elle releva sa jupe jusqu’à mi-cuisse, elle fit alors descendre son sous-vêtement le long de ses jambes, le récupéra à sa cheville et le rangea dans la poche de la veste de l’homme. Il était là, sidéré, il ne savait pas ce qu’il pouvait faire, ce qu’il devait faire. Elle lui caressa la joue du bout des doigts, descendit le long de son cou, son torse, son abdomen et finit en frôlant son sexe déjà dur à travers son pantalon. Puis elle embrassa sa joue gauche et s’enfuit en courant. Tétanisé, il n’entendit déjà plus le bruit de Camille dans la nuit quand il se reprit. L’homme eut beau chercher, fouiller, retourner chaque rue du quartier, interroger les clients de la boîte, les vigiles, les barmans, le patron : personne ne connaissait Camille, personne même ne l’avait vue. Etaitelle une hallucination ? Non, il restait d’elle ce petit morceau de tissu humide et la douleur qui commençait à se manifester à son entre-jambe.

Cavagnac était déjà loin, l’homme était debout dans l’allée de gravier blanc, figé depuis cinq ou dix minutes, peut-être plus, ou bien moins, comment savoir ? Il avait le regard perdu quelque part dans le vague de l’établissement, il aimait souvent le perdre dans ce vague et ne le retrouver que bien plus tard, il se plaisait à croire qu’il quittait ainsi son corps quelques instants et voyageait par l’esprit. L’homme reprit son chemin et se dirigea vers le saule pleureur qui se trouvait près de l’étang, à quelques centaines de mètres, là-bas il savait 100


qu’il y trouverait à coup sûr Gontran qui aimait s’asseoir autour d’une grande table en bois, à l’ombre de l’arbre et à la fraîcheur de l’eau, accompagné par quelques pensionnaires devenus des amis.

L’homme n’avait pas vraiment eu de véritables amis. A part Gontran, bien sûr, lui qui l’avait accompagné quasiment tout au long de son existence, depuis son plus jeune âge, à l’école primaire, au collège, au lycée, à la fac, puis à Science-po, durant toute sa vie il avait été là, ils s’étaient soutenus mutuellement. Gontran était une sorte de filigrane, et vice-versa, ils ne s’étaient jamais lâchés. A l’idée que ce dernier avait pu nouer de sincères amitiés à la clinique l’homme sentit un picotement derrière la nuque, mais le picotement disparut rapidement car il savait, premièrement, que les connaissances que l’on se fait dans de telles conditions n’ont jamais rien de très honnête, deuxièmement, que lui connaissait bien mieux que quiconque son ami, depuis des années, troisièmement, qu’il n’était pas non plus le dernier à être infidèle en amitié, ses relations personnelles et professionnelles se mêlaient bien souvent dans un imbroglio incompréhensible, elles n’en étaient que plus superficielles, c’était le jeu, le bal des faux-culs de son milieu, un bal dans lequel il allait s’immerger totalement durant ces deux mois tant attendus mais aussi un peu appréhendés, tout cela lui semblait encore loin. Il se dit qu’il pensait beaucoup trop depuis ce matin, qu’il était dans sa tête et pas assez à l’extérieur. Toute sa vie il avait plus souvent plané sur son nuage qu’il n’avait marché sur le bitume . Quand il n’était qu’un adolescent, l’homme pensait qu’il était bien plus avantageux de vivre dans le monde que l’on se construit qu’en dehors. Il se mordit les joues pour percevoir la beauté de cette journée d’été.

Arrivé sous l’arbre l’homme s’assit à la table où se trouvait Gontran, il lisait un livre d’Hemingway fort à propos, il y avait aussi cinq ou six autres pensionnaires tous plus ou moins occupés, il ne dérangea pas Gontran absorbé par sa lecture. Un peu plus loin un vieil homme dégarni, et à la grosse barbe blanche, pêchait dans l’étang. A une vingtaine de mètres de là deux aides-soignantes surveillaient le groupe d’un regard 101


sévère, elles craignaient que l’un d’eux se jette à l’eau. Une femme usée par le temps hasardait un tricot, elle n’avait en fait qu’à peine quarante-cinq ans mais la maladie mentale l’en faisait paraître vingt de plus. Tous les jours depuis dix ans Chantal tentait d’aligner quelques mailles dans l’espoir de faire un pull à son fils de six ans qui en avait aujourd’hui dix-huit. Le temps s’était arrêté en cours de route pour Chantal, c’était le cas pour nombre d’entre eux. L’homme était assis entre elle et Gontran, en face de lui il y avait un monsieur qui sortit de sa poche de veste une minuscule tabatière faite en corne, sur son visage ridé on pouvait lire la sagesse et l’application qu’il mettait à sortir les quelques grammes de tabac qui allaient lui suffire à rouler sa cigarette. L’homme regarda faire le monsieur et, quand celui-ci eut fini, engagea la conversation. - C’est un bel objet que vous avez là. C’est de la corne ? - Non, elle est en ivoire. Je l’ai ramenée d’un safari en Afrique, en 1923. - Vous l’avez gardée tout ce temps ? - On garde bien ses souvenirs en mémoire, lui répondit le vieux. Mais le vieux se leva vivement, partit en direction du bois et ne laissa pas l’homme répondre à cela. Il en resta coi quelques minutes. Chantal se leva également, elle pensait avoir terminé son pull-over et se dirigea vers les deux aides-soignantes pour leur montrer le fruit de son travail. Sur le chemin les pelotes de laines se déroulèrent presque entièrement car elles étaient restées accrochées aux sept ou huit mailles que Chantal avait par miracle réussi à réaliser. Lorsque cette dernière se rendit compte de la situation ridicule dans laquelle elle se trouvait, elle posa ses outils sur le sol et se dirigea vers le château pour vaquer à d’autres occupations. Gontran continuait à lire Hemingway, il semblait être totalement pris par le roman qu’il dévorait. - Folle. Cette femme est complètement folle ! - Le garçon qui parlait ne semblait pas avoir plus de vingt-cinq ans, les yeux céruléens, les cheveux très courts et une barbe de trois jours donnaient à son visage une dureté qu’il recherchait sûrement. - Vous êtes nouveau ici ? demanda l’homme. 102


- Oh vous ça va ! Vous ne me la ferez pas ! - Pardon ? - Vous savez très bien de quoi je veux parler ! Vous aimez faire votre malin, hein ? - Mais de quoi parlez-vous ? - J’en ai marre de tous ces tarés qui m’entourent ! s’emporta le garçon. - Vous êtes dur… - Bien sûr que je suis dur ! Vous-même, regardez vous un peu ! Vous avez l’air…

Le garçon fut interrompu par les hurlements de joie du vieil homme qui pêchait, il venait de ferrer un très gros poisson, sans doute un espadon. Le vieil homme jouait du poignet et du moulinet pour fatiguer son poisson. - Et ça, repris le garçon, vous croyez que ça a un sens ça ? - Comment cela ? Je ne comprends vraiment pas. - C’est sûrement dans votre système ! Vous vous complaisez dans votre système ! - Mais… L’homme s’arrêta quelques secondes car il ne savait plus quoi dire à ce jeune manifestement pris d’une crise de démence, les aides-soignantes n’avaient pas jugé bon de s’approcher pour voir de quoi il retournait. - Depuis quand êtes-vous ici ? La voix nasillarde et chevrotante sortait de la gorge plissée d’une vieille grand-mère qui se trouvait à la diagonale de l’homme. - Depuis vingt minutes. J’attends que Gontran finisse son livre. Et il montra la chaise. - Mais il n’y a personne sur cette chaise, lui dit la vieille avec malice.

L’homme tourna la tête et constata que Gontran n’était plus là. Il ne s’était pas rendu compte de son départ. Il se leva de sa chaise, anxieux, et alla voir les aides-soignantes sans prêter attention à la vieille avec qui il parlait trente secondes auparavant. Il s’adressa à la plus jeune des deux : Bonjour. Auriez-vous vu Gontran ? Mon ami. Je viens le voir environ tous 103


les deux mois. Je voulais lui dire au revoir avant de partir en vacances, à Saint-Tropez, j’étais à côté de lui, il lisait un roman alors je n’ai pas osé le déranger. J’ai été distrait par d’autres pensionnaires et il a dû partir pendant ce temps. Vous savez où il est ?

La plus vieille des deux, aimable comme une porte de prison, lui fit un oui sec de la tête, l’homme vit à son air qu’elle détestait son métier, qu’elle détestait les patients de l’asile et qu’elle détestait encore plus les visiteurs célèbres qui leur rendaient visite. La plus jeune lui sourit, elle avait un très joli visage, doux et compréhensif, elle donna un peu plus de détails à l’homme que ne voulait en donner sa collègue : - Mais bien sûr ! J’ai vu votre ami tout à l’heure. Il allait vers le château, sûrement est-il allé se reposer dans sa chambre. Vous devriez aller le rejoindre. - Ah… Oui bien sûr. Je suis désolé, j’ai l’air perturbé. Je n’ai pas l’habitude de discuter avec des… malades… Vous voyez ? Je ne parle pas de vous bien sûr ! Eh eh… Mais des gens avec qui je me suis entretenu tout à l’heure. Evidemment. Eh eh… Certains me donnent vraiment la chair de poule. Mais n’allez pas croire que je ne les considère pas, non, non, je sais très bien qu’ils n’y peuvent rien. Enfin bref, je vais aller voir Gontran je crois. J’ai vraiment besoin de vacances vous savez. Merci pour l’information en tout cas. Et l’homme repartit en direction du château. - Attendez ! Il se retourna vers la jeune femme qui se dirigeait vers lui. Vous oubliez votre livre. - Ah oui. Merci beaucoup mademoiselle. Merci. Bon après-midi. - Je vous en prie. A ce soir. Et la jeune femme regagna l’endroit où sa collègue plus âgée surveillait les autres pensionnaires.

L’homme mit dans sa poche le roman d’Hemingway qu’il avait oublié sur la table. Il regarda le ciel et le soleil et jugea qu’il n’était pas encore 104


trop tard et qu’il n’avait pas tout à fait perdu son après-midi. Il reprit son chemin en direction du château, tout en se disant qu’il serait fort agréable de faire une balade dans le parc avant de prendre son repas du soir. C’est ainsi que se déroulaient les journées de l’homme, depuis trois ans qu’il les passait sous le saule pleureur.

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LA LOI DU JARS Gaël DUBREUIL FRANCE

G

aël Dubreuil né à Lyon en 1979 a réussi à apprivoiser ce qu’il nomme une sympathique dyslexie par une boulimie de lecture de tous genres. Outre les livres, il dévore la vie à pleines dents. Auteur de théâtre, il est très impliqué dans la création littéraire, en un large éventail de thèmes et de styles. « La Loi du Jars » véritable scénario animalier, fouette l’esprit par sa drôlerie.

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Le vent bruyant avait apporté un souffle nouveau. Dans son tumulte, il avait fait écho aux clameurs du nouveau fermier : « toujours plus à l’Ouest ! » C’est ainsi que fut organisé un périple caillouteux, cahoteux et finalement ennuyeux, avec pour objectif de déplacer la basse – cour au pays des vaches et des grandes prairies, juste à côté de l’étable. La famille oie au grand complet,que l’espoir d’une nouvelle vie avait déjà transporté de joie,fut du voyage. Les parents et grands- parents firent fi,pour une fois, de leurs problèmes de foie, gavés qu’ils étaient de rêves,d’espérances, mais aussi d’une pointe de mélancolie bilieuse. Ce fut pour l’aîné des enfants, le jeune jars, que cette expédition généra davantage d’attente. Lui, qui depuis son plus jeune âge , rêvait d’aventures ! Le voyage fut pourtant bien long et bien monotone. Seul incident notable : une poule fut scalpée ! Pour rendre hommage à son sacrifice, le fermier lui éleva une sépulture dans une assiette dorée qu’il fleurit abondamment de persil et de champignons. Les années passèrent ; et petit jars devint grand . Les souvenirs de cette navrante migration s’estompèrent peu à peu, si bien qu’il finit par oublier le déménagement, même Jars acquit la certitude d’avoir toujours vécu dans l’Ouest. Mais un beau jour , ou peut-être une nuit, sur la basse –cour endormie, venant de nulle part,surgit un Vilain Petit Canard noir. Pour Jars, c’était un signe ! L’étranger était précédé par sa triste renommée. Les bruits les plus fous couraient, calomniant le palmipède sur sa soi-disant homosexualité aquatique, affirmant qu’il avait été couvé plus longtemps que les autres canards de sa mère, qu’il avait été martyrisé par ses consoeurs et ses cons de frères, qu’il mangeait de la vache enragée, qu’il buvait des cannettes et qu’il tuait les peaux de bête ... Que..Que....Quot ... Côt...Codet ! Et bien d’autres bruits, qui basse-courent encore . Avant que l’étranger n’entre dans la ferme, tous ses habitants connaissaient son terrible nom : Daffy Luke, le canard qui nage plus vite qu’il ne sombre.... Le vent était allé souffler ailleurs. L’atmosphère était pesante. Soudain, la lumière du soir projeta la silhouette noire de l’étranger, dessinant sur le sol l’ombre d’un oiseau de proie ! Le Vilain Petit Canard pénétra alors 107


dans la basse-cour sur ses deux fidèles destriers : ses pattes ! Une fanfare de poules mouillées, claquant des dents, accompagna en grande pompe, la marche de la cane. Le Vilain Petit Canard n’était pas vraiment beau, mais il avait de la superbe. Fier comme un paon qui a inventé la roue, gracieux comme un cygne, il paradait, faisant son coq cupide au milieu des poules aux œufs d’or. Dufy Luke faisait forte impression sur toutes les cervelles d’oiseaux. Il ne fallut que quelques pas de cette curieuse danse du canard, pour faire entrer le mystère, la peur et la fascination dans les esprits fermés de la basse-cour. S’ils n’étaient pas prisonniers de leur peur et de leur clapier, ceux-ci auraient détalé comme des lapins. Comme le dira plus tard Dindon : - Je sus tout de suite que ce n’était pas une farce .Quand je vis Daffy Luke, je ne fus pas sûr de passer Noël cette année. Jars, qui assistait à la scène du haut de son nid familial ; ressentit lui aussi un frisson lui parcourir l’échine en voyant passer cet oiseau de mauvais augure. Il était pourtant rare qu’un jars ait la chair de poule ! Daffy Luke, avec cette théâtralité dont il aimait se parer, se dirigea alors vers l’abreuvoir qui avait été délaissé à la hâte par les habitants de la basse-cour. Le canard , blanc comme un linge sale,se rinça le bec puis se tourna en direction des clapiers qui se refermèrent aussi vite qu’ils s’étaient entrouverts au passage de l’étranger. - Je suis Daffy Luke ,le Canard Sauvage ,la terreur de l’Ouest ! Le canard qui vole plus vite qu’un concombre- masqué s’entend ! Je réquisitionne ce point d’eau. Je ne le rendrai que si vous payez son poids en plumes. Vous avez jusqu’au chant du coq : passé ce délai, je jette un bloc de sel dans l’abreuvoir. L’ultimatum tomba en même temps que la nuit, plongeant les habitants de la basse-cour dans l’obscurité et le désarroi. Mais même au plus profond de l’Ouest, la loi a son représentant : - Nom d’un homme ! s’écria alors le chien du fermier, avant de s’élancer vers l’inopportun bandit. Le défenseur de la veuve et du poussin répondait au nom de Mais-dort, surnommé ainsi par son maître pour sa grande disposition à la bêtise, 108


propension qu’il n’aurait sans doute pas développée s’il cultivait la somnolence. Mais-dort, arrivant comme un bouledogue, bavait sa rage de chaque côté des commissures de son bec de lièvre. Il était dans ses attributions de chien de garde de faire régner l’ordre et la justice sur la basse-cour. Ce blanc-bec, ce gibier n’œuf allait apprendre ce qu’il en coûtait de faire le dur à cuire sur son terrain de chasse. Il allait la lui tirer à ce canard de W C ! Et encore, il était poli ! Cependant Daffy Luke n’était pas une palme tendre. Il ne bougea pas d’une plume, attendant de patte ferme le « bouledozer » qui fonçait sur lui à toute vitesse. Devant une telle détermination, Mais-dort, peu habitué à ce qu’on lui résiste (le chat du voisin ainsi que tous les uniformes qui avaient eu l’audace de se présenter à la ferme pouvaient en témoigner), suspendit sa course ; Pendant un court instant, les deux adversaires se regardèrent en chien de faïence. Puis ce fut la prise de bec ! Les deux combattants bondirent l’un sur l’autre. Malheureusement pour Maisdort, Daffy- Luke n’était pas un canard boîteux, bien au contraire ; sa réputation d’être le plus rapide de l’Ouest était fondée. Le shérif dégaina ses crocs, tenta à plusieurs reprises de dévorer l’appétissante volaille, mais il ne parvint qu’à mordre la poussière. Mais-dort avait déjà une mine de chien battu. Le canard se mit à le battre de l’aile, et, en un prompt coup du lapin, lui cloua son bec de lièvre. C’est ainsi que Mais-dort quitta cette chienne de vie, en décédant contre son gré. Le canard rangea alors le défunt dans sa rubrique des chiens écrasés. Le silence qui suivit ce fugace combat fut bien plus brutal que le coup asséné par Daffy- luke sur le pauvre Mais-dort. Les habitants de la bassecour regardèrent l’âme du chien de garde s’envoler vers Saint Bernard, et, avec elle, leur unique espoir de se tirer de ce mauvais pas. Le Vilain Petit Canard n’était pas un œuf de chœur, il ne « bœuf-lait » pas.Il était dangereux et mettrait sa menace à exécution. Seul un miracle pouvait maintenant les sauver. Le conseil de basse-cour se réunit alors dans la grange. Après de longues palabres ,difficile de se faire s’accorder un benêt âne, un coq avec un caractère de cochon, un cheval un peu vache et un lapin à tête de mule, les animaux décidèrent de négocier avec le bandit. Lui fixant dans les 109


cornes un tissu d’une blancheur douteuse, le conseil envoya le bouc en émissaire. Quand Daffy luke vit arriver l’étrange équipage, il s’apprêta à répondre. Mais lorsqu’il s’aperçut qu’il ne s’agissait pas d’un bélier, le bandit se détendit. En attendant le parlementaire, le Vilain Petit Canard remonta son col vert, puis, une à une, lissa ses plumes ébouriffées par le précédent combat. Aussitôt arrivé au niveau du brigand, le bouc commença le rituel très précis qui réglemente une négociation dont les codes rendraient chèvre un non initié. Plus à l’aise pour faire parler la poudre – d’escampette, s’entend -, que la langue, le Vilain Petit Canard ne goûtait que très peu à ces caquetages et autres « salamabecs ». L’émissaire, qui , il faut le dire,n’était pas vraiment un bouc-en-train, bêla et bégueta ainsi pour ne rien dire,pendant plusieurs minutes. Daffy-luke commençait à perdre patience. Le Vilain Petit Canard se trouvait de plus en plus incommodé par la pestilence du diplomate. Il sentait l’odeur du coup fourré lui monter à la narine. Malgré l’air bête que le négociateur barbichu se donnait, il ne paraissait pas être le doux agneau qu’il essayait de faire croire. Daffy-luke,qui ne voulait pas rester ainsi le bec dans l’eau à attendre que le bouc tente de noyer le mouton, s’écria : - Assez ! Venons en aux faits : pour l’affront que vous avez de me mésestimer, j’exige d’être payé de mon dû de plumes sur le champ ! Et pour ce qui est du dédommagement, j’ordonne que vous me fournissiez en plus la compagnie d’une jolie petite cane qui puisse me soutenir dans les moments difficiles. Le bouc accusa le coup, mais pour autant, ne s’en laissa pas conter, ce n’était pas un mouton, il ne tenait pas à se faire tondre de la sorte. Aussi commença –t-il à gagner du temps. - Pour ce qui est des plumes, je ne pense pas pouvoir vous fournir la totalité dans l’immédiat, les dindes ne sont pas revenues de leurs courses de Noël et les poulets se sont fait plumer lors de leur dernier frite-poker. Mais nous obtiendrons bientôt le quart assez rapidement. Le bouc poursuivit encore par la flatterie : - Pour ce qui est de la cane, en revanche, nul doute que nous n’aurons 110


aucun mal à trouver. Je suppose que toutes ces dames voudront s’encanailler avec le célèbre Daffy luke. Ainsi caressé dans le sens des plumes, le bandit dodelina de la tête, et finit par concéder une partie du marché : - Soit, je serai grand prince. J’accepte de vous accorder ce délai. Mais en retour ,la condition sine qua non est que vous me fournissiez la moitié de la rançon tout de suite. - Il sera fait selon vos désirs consentit le bouc, sachant par expérience qu’il n’obtiendrait pas moins. - J’exige également que cette première livraison soit constituée de plumes de couleur, uniquement. Les plumes blanches devront être fournies en dernier. Je tiens à les avoir propres le plus longtemps possible avant mon départ. La discussion fut close. L’ultime requête de Daffy luke n’existait que pour satisfaire un caprice de dernière minute. Le bouc ne le savait que trop bien. Cette histoire de couleur et de propreté n’était pour le Vilain Petit Canard, qu’un prétexte afin de démontrer son pouvoir et finir la négociation en triomphateur. Le bouc rentra avec une semi victoire. En échange de la moitié de la rançon, il avait obtenu un accès à l’abreuvoir pour les jeunes et les femelles, mais il fallait maintenant honorer l’accord. A nouveau, le conseil de la basse-cour se réunit. Lors de cette assemblée , le sort désigna les poules. Elles seraient les premières à se sacrifier pour le bienêtre de la communauté. Un manque d’entrain évident accompagna les volailles à se dénuder l’arrière train pour confectionner l’habit de pied de poule du Vilain Petit Canard. La scène était risible à voir, il n’est pas donné à tout le monde d’apercevoir les volailles, du poulet au vieux coq, se plumer eux-mêmes ! Cependant, dans la basse-cour, nul n’avait envie de rire, à part le mouton, bien « entondu ». Le froid de canard emplit les cœurs et les corps. C’est, accompagné de ce vent glacial, que l’émissaire fit la première 111


livraison, à un Vilain Petit Canard ricanant. Ce rire mit le bouc mal à l’aise, il fila doux comme un agneau, ayant la désagréable sensation de s’être fait plumer lui-même. Les heures passèrent et vint le temps où Daffy réclama le reste de la rançon. Le conseil de la basse-cour avait délibéré sans prendre le temps de s’accorder la moindre pause, mais n’avait accouché d’aucune solution satisfaisante. Le bouc émissaire, qui lui non plus, n’avait pas économisé sa salive, avait obtenu un second délai, à condition d’honorer de moitié la dette en plumes blanches. Cette fois, ce fut au tour des oies d’assumer la pleûtrerie de la communauté de la basse-cour. En voyant sa mère et ses sœurs se déplumer ainsi devant les nantis de la ferme,Jars, qui s’était fait assez discret jusqu’alors,décida de sortir de sa réserve. Sans consulter personne, il quitta la grange et se dirigea vers l’abreuvoir. Sa jeunesse n’éveilla pas la méfiance du bandit, habitué à voir les poussins et leurs mamans se désaltérer tour à tour. Jars but une gorgée d’eau, déglutit , puis murmura du coin du bec : - Alors, c’est ça une canaille sans foie ni loi ! Etrange ! Moi qui croyais que les canards n’étaient bons qu’à être des laquais pour pékinois ! Daffy fit aussitôt volte face. Une lueur de meurtre brillait dans son regard. Certes il n’y avait pas de quoi casser trois pattes à un canard, mais Daffy n’avait pas non plus besoin d’être le commissaire Maigret pour y apercevoir une provocation mal déguisée : - Qu’est ce qu’il y a ma poule, tu es malade ? On dirait que tu nous couves quelque chose, dit le bandit que le petit étourdi semblait finalement amuser. - On en a marre au canard ! Tu devrais aller au pâté te faire une croûte, ça nous changerait de ton cinéma. - Petit, retourne sous l’aile de ta mère. Tu ne voudrais pas qu’elle perde dans la même journée ses plumes et sa progéniture ! - Peut-être est-ce ce que je devrais faire ! répondit le jars d’un ton ingénu. - Je pense que c’est mieux pour tes parents et pour toi. - Sans doute auriez-vous pu faire de même si la vôtre ne vous avait pas rejeté ! 112


Cette fois ci, c’en fut trop pour Daffy qui ne pouvait laisser passer une injure aussi personnelle. Dans la fougue et l’inconscience de sa jeunesse, le petit jars venait de signer son arrêt de mort. Il avait osé dire tout haut ce que tous n’osent pas penser tout bas. Il avait mis la patte sur la souffrance intime du canard et retourné la griffe dans la plaie. Daffy luke s’apprêtait à se jeter sur le fils de l’oie, pour le réduire en pâté pour chien, lorsque l’évocation de cet animal eut raison de son impétuosité. Le bandit venait de prendre conscience que la mort de Mais-dort s’était sans doute réglée de manière trop expéditive et n’avait pas eu l’effet escompté. Il devait organiser l’exécution du jars de manière spectaculaire et marquer les esprits à jamais, fermer ainsi la porte à tous les futurs inconscients et les impétueux : - Ainsi, jeune imbécile, tu te crois assez fort pour jouer dans la bassecour des grands, reprit Daffy. Jars ne répondit pas, il commençait à réaliser les retombées malheureuses que pouvait engendrer sa téméraire action. Mais le Vilain Petit Canard, aveugle sans sa canne blanche, prit le regard songeur de son adversaire pour une lueur de défi : - Soit, si toutefois tu n’as pas les foies, je te retrouverai dans la cour centrale au coucher du soleil, pour un duel à mort. Le gagnant remportera la dépouille et les plumes du perdant... A l’heure dite du soir qui tombe, tous les animaux de la basse-cour étaient à leur poste d’observation, pour assister au duel Jars se plaça timidement à l’une des extrémités de la cour. Il n’eut pas un coup d’œil pour ses compagnons de clapiers. Le jeune duelliste connaissait trop bien ses compatriotes. Cette volaille postée au premier rang. Poulets, dindes, oies blanches et tous les échantillons de la race cancanant,ne lèveraient pas une plume pour l’aider. Il en mettait son cou à couper ! S’il réussissait, nul doute que ces pleutres n’enterreraient qu’un imbécile de plus Dans une rafale , Daffy fit face au petit jars. Comme la clémence n’était pas une de ses qualités, le palmipède avait choisi de se placer dos au soleil, afin que le pauvre Jars soit aveuglé. Sa silhouette grise entourée d’une auréole couleur enfer, accentuait le spectaculaire de son entrée. Les adversaires n’avaient pas encore fait feu, que le vilain Petit Canard avait déjà inventé l’art pompier. 113


Les deux rivaux firent un pas l’un vers l’autre sans se quitter des yeux... Ce qui n’est évidemment pas pratique lorsqu’on est né avec les mirettes sur le côté ! Au loin, le paon sur sa flûte, jouait un air lancinant. La tension était à son comble Jars n’osait pas bouger. Avec la peur, sa sensibilité s’était décuplée. Il pouvait sentir ses nerfs tendus, quasiment sur le point de craquer,et cette goutte de sueur malvenue qui coulait sur son front Cependant le petit jars n’eut pas l’occasion de pousser plus avant ses considérations sur la possible maîtrise de la Nature, car vint le moment solennel de l’introduction. Il fut proposé aux deux parties la possibilité de s’excuser, ainsi que l’éventualité de l’abandon des charges contre l’adversaire ,ce que les volatiles refusèrent l’un comme l’autre. Les deux témoins se relayèrent ensuite afin d’édicter les règles du duel : aucune ! Toutefois, les deux représentants des adversaires étaient bavards et voulaient profiter le plus longtemps possible de la tribune qui leur était offerte. Le Vilain Petit canard se contrôlait comme il pouvait devant cette perte de temps, hésitant à prendre la mouche, son témoin, afin de la clouer à son bec. Quant au jars, il se demandait comment interpréter le sourire narquois qu’arborait l’insecte qu’on lui avait attribué pour le représenter. En quoi pouvait bien aider une mite railleuse dans un combat à mort ? Lassé de regarder la mouche voler, Daffy luke coupa court aux discours. Devant la mouche et la mite incrédules, le bandit se dirigea vers le coffret où étaient entreposées les armes. Le jars lui emboîta le pas. Face à eux, ils découvrirent dans le récipient, un gros pâté de foie ; les deux témoins avaient réuni un grand nombre de foie humains de toutes tailles, variétés et provenances (ils se sont fournis au marché Gare au gorille). Il y avait l’embarras du choix. Daffy luke, fidèle à ses habitudes en prit un bien épais. Jars, après une hésitation, (il n’avait pas une connaissance très poussée en armes), en choisit un petit, plus pour son esthétique que pour son aérodynamisme. Le jeune duelliste enfonça alors de toutes ses forces une de ses plumes dans le foie, comme pour se rappeler sa détermination à défendre sa cause. Les deux adversaires reprirent ensuite leur place initiale, ils étaient prêts à s’affronter, éprouvant leur résistance hépatique. Cette fois ci, nulle interférence dans leur haine. Le paon s’était tu, les animaux de la basse-cour retenaient leur souffle,le vent était tombé,en silence. On aurait pu entendre une mouche voler, si le témoin de Daffy 114


ne s’était pas posé sur le bec du canard. Les deux duellistes s’observèrent un court instant, puis, quasi instantanément, dégainèrent. L’écho de leur tir (un coup d’aile contre le foie afin de le faire décoller, geste précis plus communément appelé aile de pigeon), résonna dans toute la vallée. Les deux foies s’envolèrent à une vitesse vertigineuse puis amorcèrent une descente vers les deux adversaires. Le projectile de Daffy luke, favorisé par la dextérité du tireur le plus rapide de l’Ouest, fut le premier à atteindre sa cible. Jars tenta désespérément de se jeter sur le côté, mais il était déjà trop tard ! le jeune justicier reçut en pleine figure l’obus du Vilain Petit Canard. Encore une « foie »,Daffy avait été le plus fort ! Un sourire de victoire se dessina sur son bec quand il contempla le corps inerte du pauvre petit jars. Mais, c’était sans compter sur le projectile du jeune volatile ! Celui-ci, bénéficiant sans doute des effets de la plume, volait encore. Le canard et sa mouche virent le foie leur retomber dessus avec une effroyable rapidité. Daffy luke avait assez d’expérience pour savoir que toute tentative d’esquive était vouée à l’échec. Il tenta alors une parade désespérée : ouvrant le bec en grand il avala la mouche, le foie et son orgueil. Quelques secondes plus tard, le Vilain Petit Canard offrit une curieuse danse de la victoire aux habitants de la basse cour. Il jura, produisit d’inintelligibles borborygmes, dans le plus pur style de son cousin Donald. - Quelle mouche te pique ? dirent les animaux de la ferme. Mais la mouche n’était pour rien dans son malheur, elle tentait désespérément de trouver une autre porte de sortie car celle de la gorge était obstruée par le foie. Sous l’influence funeste de la plume dont les deux extrémités étaient maintenant calées de chaque côté du gosier, Daffy était en train de s’étouffer ! - C’est le destin qui s’abat une fois de plus, le bandit a vécu pour la plume,il a péri par la plume ! dirent les charognards des pompes funèbres en oraison ; Mais c’était aller bien vite en besogne ! Daffy luke y croyait encore, il ne voulait pas finir si bête ? Il tenta une nouvelle expiration. Le Vilain Petit canard, dans son dernier souffla,entonna un curieux chant du cygne. La mort, dans sa générosité, lui offrit ce que la vie ne put jamais lui donner Le voilà réconcilié avec lui-même. 115


Le corps du vilain Petit Canard n’était pas encore dévoré, que Jars revint à lui. Le jeune héros,à peine revenu de ses émotions et de sa commotion, fut placé sur une patte d’estale par tous les habitants de la basse-cour. Ainsi perché, Jars dut raconter plusieurs fois comment il avait mis hors d’état de nuire le redoutable Daffy luke, le canard qui meurt plus vite que son ombre. Du haut de sa courte expérience, il affirma toute l’étendue de sa sagesse, interrompu à maintes reprises par des ovations et autres manifestations de joie. Le nouveau justicier alloua ainsi quelques menus conseils sur l’art difficile du duel et notamment, un exposé sur le choix primordial du foie Il s’offrit même à ce sujet, le luxe d’une maxime : « la plume est plus forte que l’épais ». Dans cette atmosphère de liesse et de victoire, chacun se permit une part d’héroïsme. La mouche, qui avait trouvé une autre sortie, vanta même sa personne, cible idéale ayant permis au grand Jars de viser le bec du bandit. Jars, consacré héros éternel jusqu’à ce qu’il meure, ne lui en tint pas rigueur, trop heureux de voir les attentions se fixer un court instant, sur un autre que lui. Notez cependant, que le langage retiendra l’expression : faire mouche. La disparition d’un bandit et l’avènement d’un héros furent fêtés toute nuit par les habitants de la basse-cour. Il fallait désormais s’occuper à panser les plaies, bien recoller les morceaux, et surtout les plumes, entre ceux qui s’étaient sacrifiés et ceux qui étaient restés planqués, bien au chaud dans leur veulerie. Heureusement pour les poules, nues comme des vers, qui souffraient encore du froid de canard, la maquette du pétrolier appartenant au fils du fermier avait vomi sa cargaison dans l’abreuvoir Grâce à cette marée noire providentielle, l’auteur n’en est plus à une incohérence près, la volaille put se refaire un plumage au prix de quelques menus ravages. En effet, les victimes préférèrent toutes ajouter à leur dioxine, quelques cellules cancérigènes plutôt que de risquer le rhume des foies ! Puis la vie reprit son lent cours, sans batterie ni trompette sauf pour la volaille bien sûr ; Les cochons retrouvèrent leur auge, le loup retourna à ses brebis, le coq à l’âne et le dindon à sa farce..... Bref, la ferme ! 116


Que celui qui trouve que cette histoire n’est autre qu’un règlement de « conte » banal, qu’il y regarde à deux foies avant d’émettre des conclusions trop hâtives ; comme souvent, la nature animale a édicté des règles que l’homme s’est ensuite dépêché de reproduire ; A commencer par cette habitude, bien étrange d’ailleurs d’entamer les histoires par l’expression : il était une « foie ». Et que dire de cette surprenante coutume du goudron et des plumes ? Ou encore cette manie de faire arbitrer les duels par des mouches ? J’en veux pour preuve des films de « où est sterne , » tel que « le thon,la truite et le bruant » , ou « pour une poignée d’épaulard » , appelé parfois également : « Sauvez Willy », et sa suite : « pour quelques épaulards de plus », encore surnommé : « le retour de Flipper obèse ». Mouches que l’on retrouve quelquefois sur les cadavres dans les plans suivants, économie de figurants oblige ! Le dernier mot sera pour notre valeureux jars, qui dit, adieu, veau, vache, cochon, et partit à l’aventure. Il rentra rapidement chez Rif et passa sa vie à traquer les Céréales Killer. Il fut lâchement abattu d’une balle dans le dos, trahi par l’auteur ayant besoin d’une plume pour écrire l’histoire de ce héros !!!

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SUR LES PAS DU JAZZMAN Claire CHAPUIS-JOURNIAC FRANCE

C

laire Chapuis-Journiac est agrégée de lettres modernes. Titulaire d’un DEA en littérature sur le théâtre français du 18ème siècle. Déjà lauréate en 2008 du Grand Prix de la Nouvelle Universitaire du Crous de Paris, elle obtient cette fois une mention avec « sur les pas du Jazzman » sa deuxième nouvelle, emmenant le lecteur dans un double parcours : celui très matériel du métro parisien et l’autre, beaucoup plus complexe, d’un cheminement schizophrénique.

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« Il suffit d’ouvrir les yeux à l’arc-en-ciel d’Avril Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d’un rire de saxophone créa le ciel et la terre en six jours. » Léopold Sédar Senghor, « A New York »

Tadam, tadam, tadam, Tadam, ça crisse, ça sonne, Faut s’accrocher, ça tonne. Tout repart et tout glisse. Tadam, tadam, tadam Gare aux récifs métalliques, À la moiteur des esquives, Balloté, secoué, projeté À droite, vous vous débattez, Tout remue, odieux remous, hideux raout Le fémur du voisin tape dans le tibia, Tous les os qui crépitent, musique anarchique.

Et soudain le fracas un charnier de rampants.

des

freins,

un

pêle-mêle

de

corps,

La main d’un impudent effleure votre occiput ou votre coccyx impossible de faire la différence ; tout se confond, les mots, les corps. Une vague de haine déferle soudain, ça vous remplit, ça vous submerge, Vous êtes harassé ? Vous voulez… vous voulez… Oui, dites-le ! écraser des pieds ? estropier votre voisin ? frapper à grands coups de cannes ou de poings, n’importe quoi, n’importe qui, démembrer tout ce qui bouge et suinte, vous débattre, grogner, hurler ? crach… Vous voulez ? partir ? Ah ! Bon… bon, très bien. Sortons, sortons, sortons de la rame suante et hurlante, fuyons le métro, bouche nauséabonde qui nous happe, nous broie dans ses intestins, allons 119


vers les verts pâturages d’asphalte et de béton, retrouvons l’air libre à défaut d’être pur. Et puis non ! non ! hors de question ! restons ! Vous ne vous échapperez pas si facilement ! pas vous. pas avec moi. avez-vous oublié ? Franck vous attend, vous espère. Je vous flatte un peu là, vous vous gonflez d’orgueil, vous devenez un personnage important. En réalité, Franck n’est pas homme à attendre qui que ce soit. Votre personne lui importe peu. La loi du métro, comprenez-vous. Les regards sont chapes de plomb, les lèvres portes blindées. Quand je vous ai donné rendez-vous à 17 heures, je me doutais que c’était un peu tôt pour Franck. Il faut attendre la tombée de la nuit pour le trouver ; il sera là dans une quinzaine de minutes. Oui, c’est cela, vers 18h30. Je vous l’ai dit, il ne joue du saxophone que dans le métro, dans le « sub », comme il dit, son subway succube. Il prétend avoir un quart de sang américain ; souvent il lance quelques mots en anglais avec un fort accent français, il entretient ainsi sa légende « New Orleans ». Que dites-vous ? Parlez plus fort s’il vous plaît, je n’entends rien avec tout ce brouhaha. Attendez donc que la rame ait quitté le quai. Comment s’est-il retrouvé là ? Je ne sais pas. Je ne sais pas et, à vrai dire, je m’en moque. Donc, comme je vous le disais, Franck est saxophoniste dans le métro. Pourquoi saxophoniste ? Je ne sais pas non plus. Décidément, vous avez la fâcheuse habitude de me mettre face à mes ignorances. Franck est, donc, saxophoniste dans le métro. C’est un type qui a de l’allure. Le peau noire, une belle barbe - pas toujours régulière, avec des zones poivre et sel. L’élégance des bas quartiers. Une veste en cuir noir élimé, mais enfin, hors du « sub », ça ferait presque rupin. Une casquette écossaise, genre lord english - un poil démodée mais chic. Qu’est-ce que vous racontez ? Ah bon ? Vous trouvez ? Je m’encanaille ? J’emploie des mots qui ne me ressemblent pas ? Ah, ah, ah… oui peutêtre. C’est que je me prépare à rencontrer un mec cool, alors je me mets 120


dans le ton. Oui, oui, je sais que je ne suis pas un mec cool, moi. Un petit-bourgeois ? Vous y allez un peu fort. Je vous donne réellement cette impression ? Oui, sans doute. Je n’ai pas vraiment l’allure d’un artiste fauché. Blessé ? Absolument pas.

Vous venez de me marcher sur le pied gauche. Un contact. Vous avez raison, le métro est le lieu idéal pour entrer dans l’intimité d’un inconnu, pour effleurer un autre être humain, fût-il écoeurant ou suintant. Je ne parle pas de vous bien sûr ! Vous, vous êtes différent, vous ne suez jamais, vous êtes fringant et, devrais-je dire, encore attirant pour votre âge. Ah ! ne soyez pas gêné, je ne vous fais pas d’avances. Pas mon genre. Je ne vous complimente même pas à vrai dire, vous vous méprenez. Nous sortons à la prochaine station. Il est très souvent Gare du nord parce qu’il habite dans un hôtel du quartier, un de ces hôtels miteux mais qui brillent parfois de mille de feux avant de disparaître.

Vous avez des allures un rien provinciales quand vous sortez de la rame. Comment ? mais parce que, ici, c’est la jungle ; on ne laisse pas sortir en premier les femmes enceintes et les vieux. On les écrase, sinon ce sont eux qui vous bousculent. Il faut se précipiter dans la déferlante humaine. Prenons la sortie trois. Vous avez des allures de vieux basset, mon cher, vous traînez la patte. Je suis désolé, je ne peux pas vous suivre. Vous vous figurez sans doute que c’est vous qui ne parvenez pas à me suivre mais, en réalité, c’est moi qui ne peux m’adapter à votre rythme. Regardez ! J’essaie de me mettre à votre diapason cependant que le genou accélère toujours pendant que le pied freine la marche. J’emmêle mes jambes dégingandées, je titube, je tombe immanquablement. Je suis incorrigible, ma conversation doit vous paraître ennuyeuse, vous n’êtes pas là pour moi, je le sais bien. Qu’importent mes problèmes d’appui au sol. Franck – puisqu’il nous faut parler de Franck – jouait, 121


il y a trois ans, à la station Réaumur Sébastopol. C’est là que je l’ai découvert. Il s’était installé sur le quai pour s’amuser au début, et puis il s’est dit que ça payait plutôt bien. En fonction des stations, bien entendu, et de l’emplacement. Comme il ne parvenait pas à trouver une place dans une salle de concert, il n’avait plus vraiment le choix, il a accompli toutes les démarches nécessaires. Au début, ce n’était qu’un passe-temps, il cherchait un imprésario, sans succès. Il a demandé à la RATP une accréditation, a pris ses marques dans la toile d’araignée métropolitaine, a fini même par proposer ses enregistrements de fortune. C’était fait. Il ne devait plus sortir. Il a écrit quelques morceaux, assez réussis, dirai-je, quoique je ne puisse me targuer d’être un juge impartial. Tiny smiles ou Little sweet nightmares ont obtenu des succès très discutables dans les souterrains du quatrième et du onzième arrondissements. Si je ne me sentais obligé d’être sincère avec vous – si, si pour moi c’est très important, je vous parlerais volontiers de succès d’estime, mais à la vérité je suis son seul admirateur inconditionnel à ce jour. Sa musique a dû être jugée trop expérimentale. Son saxophone ténor à la main, il offrait la musique comme un cadeau, sans même songer au pourboire quand il jouait ses compositions ou se lançait dans une improvisation, mais sa musique était trop mélancolique pour le voyageur usé par une journée de labeur. Le déprimant compositeur a dû remiser ses sentiments dans son étui et sortir le saxophone soprano pour distribuer des airs plus enjoués. La joie feinte, même mal jouée, est toujours plus satisfaisante pour autrui que la mélancolie la plus sincère. Elle ne fait pas de vague, ne dérange pas.

Franck est un virtuose avec les standards des autres. Dexter Gordon. Sydnet Bechet. Coltrane. Je devrais plutôt dire que Franck est un virtuose capricieux avec les standards des autres. Il ne craint pas les couacs lorsqu’il est mécontent. Il voudrait jouer pour des spécialistes, alors, les tympans sensibles doivent fuir au plus tôt la station si quelque passant vient par malheur à demander à l’artiste s’il joue bien de la clarinette. Pauvre touriste japonais qui, un soir de juillet, n’a pas reconnu le soprano et a dû essuyer les insultes fleuries, en anglais s’il vous plaît, de ce bon vieux Franck passablement indisposé. 122


Nous y sommes presque. Allez, un peu d’entrain ! Il est très souvent Gare du nord, vous savez. Il y a du mouvement par ici, attention à vous ; je vois que vous avez l’air un peu perdu. La station est parfois dangereuse le soir. On trouve de tout dans le métro, des fous, des drogués, encore des fous... toutes sortes de fous. Franck s’est même déjà fait corriger l’arête du nez par des ivrognes dans cette station. Il est rentré chez lui avec le nez et le saxophone en morceaux. Franck ? de la drogue ? de l’alcool ? Vous êtes plein de préjugés. Non, pas du tout. Il ne s’agissait pas d’une querelle de ce genre. Je crois qu’on devrait prendre à droite vers la ligne 5. Il est souvent sur le quai en direction de Place d’Italie. Je suis désolé, je sais que vos pieds hurlent de douleur et que votre esprit sagace piétine d’impatience. C’est promis, c’est la troisième et dernière station que nous parcourons à sa recherche. Je suis absolument certain qu’il se trouve ici. Je vous l’ai dit, il était trop tôt tout à l’heure. Je vais trop vite ? Je ne peux pas faire autrement, vous ai-je dit. C’est vous qui ne vous hâtez pas assez. Passé sept heures trente, Franck va sans doute se diriger vers la station Opéra, pour les citadins de sortie au théâtre ou au ballet. Nous n’avons pas le temps de flâner et draguer. Vous allez voir, Franck a un sale caractère, mais, quand il joue… quand il joue… alors, parfois, on se laisse emporter par son saxophone, lui-même se laisse happer par les notes. Tam, tam tam oh dou am… Un rythme. Un cri. Un cri dans les dédales du métro. La tête s’abstrait des sons extérieurs auxquels elle s’était accoutumée, accommodée malgré elle au point de n’entendre plus rien. Le corps devient un piston actionné par les doigts de Franck ; il vibre. La promiscuité disparaît ; le corps ne sent plus que la relation profonde qu’il établit soudain avec la musique, avec ses voisins, avec le sol, si loin soit-il recouvert de rails. Le labyrinthe des couloirs n’existe plus désormais. On est bien. On est chez soi. Enfin de retour dans un chez soi abandonné depuis des années, et peut-être jamais connu. On voudrait être aveugle à cet instant, perdre tous les sens excepté l’ouïe, s’abstraire de toutes les sensations superflues et vulgaires, pour pouvoir disparaître, s’échapper dans un son, dans une note, dans le bruissement même des doigts sur le laiton de l’instrument, dans le souffle précis de l’instrumentiste créateur. Il n’y a plus que le saxophone - car Franck joue 123


sans accompagnement, il ne triche pas, lui. Il n’est pas homme-orchestre, ne se promène pas avec des artifices, il est nu quand il joue. Il fait en sorte que l’instrument se suffise à lui-même comme s’il devenait le son primordial, un bruit qui ferait corps avec le sol. Le sol profond, pas le bitume, le couloir de métro ou le lino du wagon, non les racines, la matière, la matrice. Je délire ? Oui, c’est exactement cela. Je délire et vous ferez de même après l’avoir entendu. Vous n’aimez donc pas la poésie ? J’ai l’impression que vous n’êtes pas convaincu par mes éloges et mon emportement. Je ne sens pas assez d’impatience chez vous. Seriez-vous blasé ? Vous verrez, il connaît tout. Tel morceau, joué à tel concert, à telle date. Vous serez très impressionné, j’en suis sûr ; vous ne pourrez que l’être. Je ne comprends pas, non vraiment. Il n’est pas sur le quai où je l’imaginais, mais il est dans cette station, c’est certain. Il est tout à fait sûr que nous allons le trouver ici, il doit être à une correspondance. Dépêchez-vous par pitié.

Bref, Franck est un génie méconnu. Bien sûr, il a une sérieuse concurrence, il faut se battre pour deux euros. Franck tient à être différencié de ceux qui ne sont à ses yeux que des « mendiants qui bidouillent du violon ou du tam-tam ». Vous comprenez ? Mais, il y a également la concurrence loyale ; le jazz est devenu commun dans le métro, le badaud y préfère la flûte de pan. Les Péruviens postés à la station Saint-Michel ont détruit le petit commerce. Musique du monde. Il n’y a plus que cela qui intéresse. Ah bon, vous aimez ça. Ah ! De gustibus non disputandum comme on dit, sed mei meliores sunt. Vous ne parlez pas latin ? Vous avez bien raison. Empruntons ce couloir, voulez-vous; c’est un raccourci. En tout cas, je n’ai jamais vu quiconque danser à Saint-Michel. Franck, lui, il sait faire danser, et, jusqu’à la frénésie. Un jour, un couple s’est mis à danser dans une rame - c’était à l’époque où Franck ne passait pas encore d’auditions pour obtenir l’accréditation de la RATP. À peine les premières notes entonnées, déjà quatre pieds scandent l’air. Un couple s’avance au milieu du wagon, virevolte, s’agite, s’exalte. Le rythme qui rentre dans la peau, qui rentre dans les os. Des pantins dansants inarticulés qui ne maîtrisaient 124


ni le shimmy, ni le charleston. Ils étaient un peu trop vieux à mon goût pour se donner en spectacle. Lui, jean délavé, bottes mexicaines, se donnant en vain des allures de jeunot, la calvitie qui point et fait la coquette derrière quelques mèches, l’assurance du cow-boy, d’un cowboy désarçonné qui se serait trompé d’époque. Elle, trop maquillée, le fond de teint qui couvre, plâtre, ruine les traits du visage, les cheveux trop noirs qui sentent encore les colorants. Elle, voyante, si voyante. Un peu minable ce spectacle. Vous me trouvez méprisant ? Je ne suis pas méprisant, mon cher. Contrairement à beaucoup de mes contemporains, je n’affiche pas une bienveillance aussi uniforme que feinte. Je me sentais mal à l’aise devant ce spectacle tapageur. Ce type de sentiments ne vous est-il pas accessible ? Non, je ne suis pas gêné, et non, je ne m’emporte pas. Je vous dis simplement que cette démonstration était quelque peu vulgaire. Arrêtez. Cessez immédiatement ces insinuations. Souhaitez-vous réellement me pousser à bout ? Eh bien, oui. Oui, c’est vrai, vous avez raison, j’aurais aimé être à leur place. Oui, et alors ? Ils dansaient mal, ils étaient trop vieux pour ça, mais au moins, ils avaient de l’audace, du cran. Tous les autres… c’étaient des planqués. Rassurez-vous je ne m’exclus pas du lot. Les uns faisaient semblant de ne pas entendre la musique pour ne pas avoir à donner une pièce - car si on écoute, on se sent obligé de payer pour le spectacle. Les autres - et j’étais de ceux-là - entamaient de timides mouvements de pieds, de genoux ou de doigts, déhanchements précautionneux et frileux qui assuraient les regards extérieurs qu’ils n’étaient pas guindés, qu’ils savaient se détendre, être dans le coup. Prenez à gauche. Je n’en peux plus de vous traîner, sans vouloir vous vexer. Alors ? que faites-vous ? Nous allons tenter d’aller à la station Opéra puisque, à l’évidence, il n’est pas ici. Il aura décidé de se rapprocher de lieux plus fréquentés à cette heure, voilà tout. Ah ? mais pourquoi ? vous êtes fatigué? Mais non, je ne vous « mène pas en bateau » comme vous dites. Je vous garantis qu’il y est ; j’en mettrais ma main au feu. vraiment ? vous me trouvez trop exalté ? dingue ? Je vous remercie pour ce compliment. Je vous propose de découvrir un type talentueux, de passer un bon moment à l’écouter, et vous m’insultez. Il est vrai que nous avons 125


beaucoup marché, j’en suis désolé, je croyais vraiment le trouver ici. Je vous assure que vous allez l’écouter. Juste quelques stations à franchir, une correspondance peut-être. Qu’avez-vous à perdre ? C’est l’affaire de quinze minutes tout au plus et vous ne devez pas être un individu bien pressé pour déambuler avec un inconnu comme vous venez de le faire. Je ne comprends pas votre agacement. Je suis de bonne volonté, gentil, et patient avec vous. Je vous ai traîné alors que vous avancez avec l’aisance et la rapidité du plus lent des gastéropodes. Pardon ? Pourquoi me parler ainsi ? Vous croyez vraiment qu’il n’y a pas de Franck ? Moi, dingue ? Mais c’est vous qui êtes dingue. Je vous parle de lui depuis trois semaines, je vous ai promis de vous le présenter ce soir spécifiquement car je sais que vous aimez la musique. Je n’aurais pas pu inventer tout cela. Je suis atterré. Il est vrai que nous nous connaissons depuis peu mais, tout de même, j’avais imaginé… j’avais cru… que vous aviez davantage de considération pour ma personne, je ne dirais pas d’estime, mais oui, de considération, j’avais pensé. Je me suis bien trompé sur votre compte décidément. décidément ? pourquoi décidément ? Je ne sais pas. La musique, la poésie, le métro… je vous trouve réticent, dubitatif, un peu frileux peut-être. S’il vous plaît, calmez-vous ! tout le monde nous regarde. J’ai une réputation ici, moi. Merci de ne pas l’écorcher. Une réputation ? Oui, enfin, je prends souvent le métro, comme beaucoup de gens. Je ne passe pas ma journée dans le métro, si c’est ce que vous sous-entendez. Non, j’ai autre chose à faire, figure-toi. Toi, en revanche tu m’as tout l’air d’un de ces paumés qui déambulent sans but dans les dédales du métro, d’un pauvre fou qui agresse les gens en leur disant qu’ils sont dingues. Mais, certainement pas. Franck est bel et bien réel. Tu feras moins le malin quand tu l’auras vu. Je rirai bien alors. Tu… tu…

Oh ! et puis, tant pis. Oui t’as raison, il n’y a pas de Franck. tu m’as démasqué, tu peux être content de toi, va ! Il n’y pas de son primordial, pas d’échappée noire, pas plus que de Franck dans mon métro, ni dans ma vie. 126


Tu ne peux pas comprendre, tu es trop plein de petites certitudes imbéciles. Toi, t’es un grand monsieur, respectable, et tout. Tu n’as jamais prétendu connaître une personne que tu ne connaissais pas ou peu ? Tu n’as jamais fait comme si tu avais des relations importantes ? Mais ça te plaisait bien tout à l’heure que je te présente Franck, avouele. Le connaître me donnait de la valeur à tes yeux, n’est-ce pas ? Tu m’aurais très vite fermé ta porte, à moi, si je t’avais montré ma vie réelle au lieu de ma vie rêvée. Comment ? J’ai menti ? J’ai tout inventé ? Tu ne comprends décidément rien. Je n’ai rien inventé, j’ai tout rêvé. Elle était belle mon histoire. Il était extraordinaire Franck. Je ne crois pas t’avoir fait perdre ton temps. Il est vrai que je ne t’ai pas livré ce que tu attendais, mais je me suis livré, moi. Comment ? tu ne vois pas que je me suis mis à nu devant toi? Tu as partagé mon quotidien, mon errance sur les quais des stations, dans les rames, ma recherche désespérée d’un contact. Quand je t’ai vu, il y a trois semaines, que je t’ai parlé pour la première fois alors que nous attendions un wagon, tu as cru que j’étais quelqu’un d’important avec mon beau costume bien propre, je l’ai vu dans ton regard. Alors, alors, moi, je n’ai pas voulu te décevoir. Oui, c’est cela, c’est exactement cela ! En réalité, c’est toi qui es responsable, c’est toi qui as induit ce que tu appelles maintenant un mensonge et que, moi, je nomme un rêve. Que fais-tu ? Non, non ! ne te fâche pas ! ne vous fâchez pas. Je vous en prie. Pourquoi partez-vous ? Vous avez honte parce que je parle fort, je vous mets mal à l’aise. Ça vous blesse qu’on dévoile au grand jour votre hypocrisie. Je n’ai pas honte, moi, de dire bien haut ta bassesse. J’ai su d’emblée que tu étais un médiocre. Non, non ne me laissez pas, pas seul comme cela au milieu de tous. Seul dans mon néant. Je ne pensais pas ce que je viens de dire ; je suis un peu égaré ces temps-ci. Oui, j’ai ri, ou plutôt j’ai souri, mais pas en me moquant, j’ai ri parce que vous m’avez suivi. Non, je ne me suis pas ri de vous, pas du tout. Je ris de joie et non d’orgueil, je ris d’avoir partagé un instant avec vous, d’avoir eu droit à un peu d’intimité, de vous avoir fait entendre ma musique, mon solo de blues à moi. Non, s’il vous plaît, 127


il n’y a pas de Franck, certes, mais, moi, je suis toujours là. Un peu de sollicitude, ne me laissez pas ! Je ne suis qu’un pauvre hère, vous avez raison, un misérable, qui revient toujours sur ses pas, dans les mêmes stations, à la recherche de traces d’humanité. Je ne vous voulais aucun mal. Ce bout de chemin qui nous a réunis, n’en reste-t-il rien ? Ne sentezvous pas que nous sommes liés désormais, si ce n’est par l’amitié, du moins par la rancœur ? Ne laissez pas cela devenir indifférence ! Ne me laissez pas ! Où êtes-vous ? Je ne vous entends, ni ne vous vois plus ? Il n’y a plus que des voix indistinctes et des visages inconnus autour de moi. Et ce « tadam, tadam, tadam » des wagons, et quand ça sonne, et que la porte se referme, et que ce bruit se mue en rire, en un rire douloureux et lancinant. Je n’en peux plus. Ne partez pas, revenez !

Tout ce que j’ai dit…je… pardonnez-moi je me suis emporté, je vous apprécie profondément, en réalité. Je vous ai provoqué, pour mieux vous atteindre, pour vous toucher par quelque biais que ce fût. Parlez-moi s’il vous plaît ! Ne laissez pas le silence entre nous, ne me méprisez pas. Vous vous taisez parce que je vous dégoûte ? Je ne comprends pas ? Je voudrais… Tadam, tadam, tadam, Non, non… pas ce bruit, pas encore, Tadam, tadam, tadam, S’il vous plaît, revenez ? Ne m’abandonnez pas à ce silence assourdissant. Vous… Vous n’êtes plus là ? Je ne peux pas croire que vous me laissiez à ma solitude sans remords. Ou alors, c’est que vous… Vous… Alors c’est que … je vous ai Rêvé.

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LA RESCAPEE Marie-Louise SOCK SENEGAL

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n hommage à l’auteure de ce récit qui met en scène la seule femme enceinte rescapée du naufrage du bateau le Joola en septembre 2001 au large de la côte sénégalaise, au cours duquel 1800 personnes ont péri.

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Hommage à la mémoire des naufragés du bateau « Le Joola » le 26 septembre 2001 – Près de 1800 morts Récit fictif mettant en scène la seule femme rescapée de ce naufrage. Une Sérère enceinte au moment de l’accident et qui a pu mener sa grossesse à terme. Ce texte tente de faire revivre le calvaire de ceux qui ont échappé à la mort mais qui seront toujours hantés par la voix de leurs défunts compagnons de voyage.

Voilà deux ans que les dés sont jetés. Le drame s’est joué en quelques heures sous mes yeux horrifiés et impuissants. Deux longues années arpentées avec dégoût. Cauris valsant au cœur d’un van en osier tressé. Sur une natte en raphia ramenée des rives en sursis du fleuve Sénégal, j’ai consulté les cauris, soucieuse, tendue. Dons divinatoires… Vous y croyez ? Dites….Je vois des « choses » depuis ce jour où la mort m’a prise dans ses bras. Contre toute attente, elle m’a chanté la douce berceuse de l’oubli puis délicatement posée dans le ventre d’une pirogue. Ce n’était pas encore l’heure pour mon âme de faire le grand Voyage vers le pays des ancêtres. La frontière est si ténue entre la vie et la mort. Sanglots….Un CD glisse dans l’ordinateur distillant le chant d’une flûte Peulh. Faut il parler, dire l’indicible quant s’endort la mémoire, barricade judicieusement érigée contre la folie qui s’installe, pernicieuse ? Autant oublier ….. Enfoncer rageusement dans les replis de la mémoire le refrain obsédant du souvenir qui affleure sans cesse, jouant inlassablement sa partition. Ai-je le choix, tout compte fait ? Peut-on se taire quand le Verbe incandescent vous consume ? Sur le van, les cauris restent muets… Marcher….Evacuer le stress. Je hante très souvent le parcours sportif de la corniche ouest de Dakar, mon lieu de prédilection face à l’immense cimetière glauque. Marcher, me fondre dans la foule incognito. Ma folie se voit elle déjà ? Je m’épie, anxieuse. 130


Courir….J’ai longtemps couru, histoire d’épuiser ce corps que je squatte depuis deux ans déjà. Epuisée, je me suis affalée sur le sable, les bras croisés derrière la tête, contemplant le ciel. La voix de l’animateur sportif me parvenait, rassurante. Une douce torpeur m’envahissait. A cet instant, une odeur (d’encens ?!...) me parvient, subtile, puis de plus en plus forte ; perturbant ma quiétude. Présence… Mon cœur s’amusait à faire du trampoline. Sourire. Mon double me souriait, accroupi sur le sable blanc. Cette femme me souriait, cherchant à apaiser mon cœur qui s’affolait. - Paix Sitoe Joola, paix….La paix soit avec toi…. - Je ne comprends pas …. Je ne comprends plus…. - Je viens à ton secours, Sitoe. Tu as à présent une mission à accomplir. Tu le sais. Ne le nie pas. Ne fuis pas l’évidence. N’aie pas peur de lire et de comprendre. - Que s’est-il passé ? - Tu ne dois ni oublier, ni te dérober. Tu es la voix des sans voix, de toutes ces voix brutalement arrachées à la vie, à l’affection de leur famille. Tant de voix pleines de rancune, réduites au silence quand le bateau de la honte sombra. Te rappelles-tu des cris d’effroi ? Comment oublier cette clameur terrible qui s’éleva par-dessus les flots, couvrant les hurlements de la nature déchaînée ? - Que dire ? A qui ? Revisiter ce passé récent cauchemardesque. Lit d’hôpital, draps blancs, et je gis inerte. Ombres et voix défilent. M’enfoncer dans les eaux glauques….Pourquoi suis-je là ? Qui sont ces gens ? Où étaient ils quand la clameur d’horreur s’élevait face à la Grande Faucheuse vorace ? - Madame ? Ils sont nombreux autour de mon lit qui tangue. Des hommes, des femmes, des inconnus, parents ou amis venus témoigner leur compassion. Que dire ? Fruits et fleurs offerts. Silence du cimetière. Je gis, cadavre en sursis alors que dans ma tête s’élève à nouveau la clameur des naufragés, le hurlement des désespérés. J’ai honte d’être là. Horriblement honte d’être dans ce lit, les oreilles pleines d’appels provenant de l’immensité sombre et glacée. Je murmure le blues des 131


âmes égarées, le chant s’élève en un hurlement qui va crescendo. Des scènes émergent des tréfonds de ma mémoire, images figées de mères serrant leurs enfants fous de terreur. O mères cherchant à apaiser face à la mort imminente. Doigts frénétiques pianotant les numéros de l’espoir sur des téléphones portables encore fonctionnels. Les cris fusent dans ma tête, des hurlements de terreur qui jaillissent des tréfonds de mon âme meurtrie et se déversent sur cette foule compatissante. Je hurle au vent toute ma misère et la foule s’enfuit en désordre laissant la place à des blouses blanches tenant des seringues bourrées de calmants. Dormir, ne plus se réveiller. - Paix, Sitoe Joola, paix. Tu t’endormais souvent ainsi, cherchant l’oubli. - Dis ? Comment vivre après le naufrage ? - La vie reprend ses droits….Laisse faire… Réapprendre à vivre, la tête pleine de cris et d’appels. Reprendre le chemin du travail à reculons. Il faut bien gagner son bol de riz. Que vous dire ? Dans cette poissonnerie installée avec tant d’espoir, la folie m’a ouvert ses bras insidieusement. Ce commerce fut le fruit d’un labeur exténuant qui dura cinq longues années. Cinq années pendant lesquelles j’allais acheter du poisson frais aux mareyeurs, que je revendais sur une table bancale du marché Tilène de Dakar. J’y laissais une employée à certains moments de la journée et pendant ce temps, à bord d’une camionnette, je sillonnais les quatre coins de la ville pour livrer poissons et crustacées stockés dans d’énormes glacières. Un petit pécule amassé me fit accéder au crédit. Tant d’heures de remise à niveau ! j’ai dû me remettre aux études : informatique, comptabilité, gestion de projet !... Ce fut ensuite la bagarre avec les peintres, électriciens, spécialistes du froid….Elle était belle la « Poissonnerie du Kermel » ! Peu à peu, les cris et les hurlements y ont élu domicile. Je voyais les poissons, les crevettes et les langoustes, tous les jours reprendre vie et se jeter affamés sur des corps encore chauds. Plus de poissonnerie. J’ai tout 132


cassé pour faire taire les cris. Tout cassé mais ils crient toujours. L’ordinateur s’est encore planté ! Heureusement que je n’ai pas perdu mont texte ! Un chœur Sud Africain a remplacé la flûte. Je savoure, espionnant les bruits de la maison. Les enfants sont en vacances et vaquent à leurs occupations, déjà indépendants. Je me réfugie dans cette pièce, et j’écris entre deux crises, ne sachant plus où j’en suis. Un fossé se creuse entre les vivants et moi, s’élargissant à vue d’œil. J’ai mal, j’ai peur. Mes enfants se sont éloignés de cette mère instable qui les embrassait à les étouffer puis se mettait à sangloter ou à hurler à mort. Malsain, je le conçois. Ne pas briser le fil fragile sur lequel évolue ma famille. Funambule. A quand la chute mortelle ? Je bats en retraite me réfugiant dans un coin avec l’ordinateur comme compagnon. S’accrocher désespérément pendant que le bateau coule, luttant contre les éléments déchaînés. Limiter les dégâts en écrémant ma rage sur le clavier de l’ordinateur. - Madame ? Il faut vous ressaisir, je vous en prie…. Et je n’entendais plus qu’un ronron monotone, déversant les mots : « volonté divine …. Croire en Dieu….Penser à l’avenir de ceux qui sont restés…Prier pour les morts… » S’ils savaient ! ….Photos de corps boursouflés, tuméfiés, méconnaissables, affichées. Reconnaître les morts dans cette galerie funèbre. Je parcours ces visages figés, le cœur en bandoulière, la tte en feu. Silence, ils ont tué ! J’arpente mon cauchemar les yeux secs, faisant ma moisson d’horreur. Et l’autre de poursuivre sa litanie : « Les autorités… Tout ce qu’il est possible de faire…. Coupables… Punis…. L’enquête en cours… ». SILENCE !.... Ils les ont tous tués par cupidité, laxisme, indiscipline…. J’égrène maux et mots, tares et notre société actuelle. Que dire ? 133


Qui jettera la première pierre dans ce pays où l’indiscipline règne en maître ? Tous coupables ? Mea culpa… Mea magna culpa…. L’écran de l’ordinateur est brouillé. Je pleure peut être ? Essuyer mes larmes. Peut être désaimanter. Me cramponner aux gestes de tous les jours ? Ecrire. Défragmenter les dossiers du lecteur C. Nettoyer la souris, le clavier. Passer un CD. Fredonner une chanson. S’agripper de toutes ses forces au réel afin de ne pas sombrer corps et âme. - Paix Sitoe Joola, paix. La paix soit avec toi. Fascination morbide pour l’arsenal de la marine nationale et l’embarcadère Dakar/Gorée. Pèlerin perdu, je hante ces lieux tourmentés, squattés par une foule d’âmes en colère. Les photos y sont toujours exposées, même si elles sont invisibles pour le commun des mortels. Elles sont là, elles pleurent et accusent. Certaines crient vengeance. Ces âmes refusent de s’en aller, choquées, prenant le ciel à témoin. Je déambule en ces lieux solitaires, endeuillée et débordant de haine, de cette haine qui suinte de tous les pores des naufragés affichés. Marché de l’embarcadère ! Tant d’âmes en colère autour des étals et sur le quai, face à la mer ! Qui pourrait me croire si je raconte ce que je vois ? On me prendrait pour la folle que je deviens. Aussi, garderai-je mes réflexions et commentaires pour moi. Je n’ai personne avec qui partager l’horreur de mes jours. Situation délicate. Je vois des hommes, des femmes, je les entends, mais mon enveloppe physique fait que je ne peux communiquer avec eux. Je suis, comme qui dirait, devant un écran géant sur lequel évoluent les personnages de ce drame. Je n’ai aucune prise sur les événements et en parler risquerait de précipiter le naufrage de ma vie, rapiécée tant bien que mal. Que faire ? J’erre muette, portant en moi l’horreur. - Paix Sitoe Joola. Paix. La paix soit avec toi.

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Mes pas me portent souvent au Niwa, restaurant de l’embarcédère Dakar - Gorée. Il a pour moi l’avantage de se trouver à quelques encâblures du marché et d’être à l’étage. J’y contemple le port, les bateaux qui vont et viennent sur la mer paisible et polluée. J’essaie de comprendre. Comment un bateau a-t-il pu se renverser en quelques minutes comme une noix de coco ? Je scrute ces monstres énormes amarrés au quai. Qu’est ce qui a bien pu se passer ? Essayer de comprendre malgré ma mémoire qui déraille. Des spécialistes sont passés à la télévision, des articles ont paru dans les journaux, il y eu le rapport de l’enquête demandée par le Président de la République… J’essaie de remettre en ordre le puzzle de toutes les informations glanées ici et là. Cocktail explosif ! Il y a des moments où je refuse d’accepter la réalité, d’admettre l’évidence. Ils ont tué par laxisme, par….trouver des mots qui exprimeraient ma haine et ma colère…. De la fabrication du bateau à son naufrage, que d’irrégularités, de fautes graves….Il y a une foule de fautifs car chacun l’est selon son degré de responsabilité dans la chaîne, une foule d’assassins ! Les images du bateau à son départ de Karabane me hantent, me persécutent. J’y étais pourtant. J’étais dans le ventre du monstre sans me douter un seul instant du malheur qui allait survenir. Comment a-t-on pu laisser partir ce bateau surchargé qui déjà n’était plus stable à vue d’œil ? Sur mon poste de télévision, ,je me suis passé et repassé le film de ce départ réalisé par un amateur. J’essaie de comprendre, mais en vain ? D’où vient cette attraction qu’exerce le port et ses bateaux sur moi ? Que faire ? Que dire ? J’erre impuissante, couvrant ma folie. - Tu as besoin de quelque chose ? La porte s’est ouverte doucement et mon mari est entré sur la pointe des pieds. J’ai l’impression que cette pièce où je me terre est devenue un sanctuaire, une chambre d’hôpital dans laquelle git un malade épuisé qu’il faut ménager. Les gens y entrent sur la pointe des pieds et chuchotent quand ils me parlent. Le ménage est fait en mon absence. A mon retour, tout est propre, bien rangé, parfumé d’encens. Ma famille me couve de 135


loin, ne sachant par quel bout me prendre depuis ce jour là. - Non, tout va bien. Un café peut être…. Merci. Il se retire doucement. Que t’ai-je fait là ? Qu’ai-je fait à notre couple ? Pourras-tu supporter encore longtemps de vivre auprès d’un revenant fou ? Je lui ai proposé une séparation dont il n’a pas voulu. Je n’ai plus rien à lui offrir. Nous ne sommes plus du même monde. Quel gâchis ! Mon second naufrage. Je scrute impuissante les signes de ce drame inéluctable. Combien de familles comme la mienne ont sombré depuis deux ans ? Peut-on vraiment faire le bilan de ce naufrage ? Tant de questions sans réponses ! Certains témoignages nous sont parvenus, concernant les piroguiers et plongeurs sous marins qui ramenaient les corps à la surface. Presque tous sont détraqués et sombrent peut à peu dans l’horreur du cauchemar. Les photographes non plus n’en sont pas sortis indemnes. J’aimerais bien pouvoir faire le bilan exhaustif de ce drame rien que pour voir jusqu’où se sont répercutées les ondes du séisme. L’ampleur des dégâts me laisse bras ballants. Ecrire….Au début, j’écrivais comme on écope, avec rage, pour sauver la minuscule embarcation qui me transportait droit sur les récifs. Qui prendrait la peine d’écouter radoter une folle ? Ecrire ! L’internet est un miracle. Peut être que mon cri de rage sera entendu et se répercutera comme le battement effréné du tamtam de ville en ville, dénonçant l’innommable ? Ecrire ! Car, qui écouterait une folle qui déambule dans les rues enfiévrées de Dakar ? Le Monde souffre d’une overdose de malheur. La bêtise humaine n’a pas de limites. Pour être lui et apprécié, il faut faire rêver, porter un message d’espoir aux hommes qui ne savent plus où donner de la tête. Le journal télévisé n’est qu’une énumération de catastrophes et de nouvelles, toutes plus horribles les unes que les autres ; Pourquoi en rajouter ? Un malheur parmi tant d’autres….Que dire aux hommes qu’ils ne sachent déjà ? Autant tout effacer ! 136


- Non !!... Paix Sitoe Joola, paix….Que la paix soit avec toi…. Lumière tamisée. Les rideaux valsent aux fenêtres. Des notes s’égrènent, aériennes, légères, trouant le silence nocturne. Bulles de savon multicolores et éphémères. Je savoure dans mon lit douillet cette longue berceuse. Mère compose. J’imagine ses longs doigts fins caressant sa kora, un sourire béat sur les lèvres. Je m’endormais toujours en musique quand j’étais à la maison. Mère était ma radio. Elle m’était nécessaire comme l’eau que l’on remarque seulement quand on n’en a plus. Soif. Ne pas déranger. Escaliers foulés pieds nus. Se muer en oiseau, en papillon aérien aux ailes diaphanes. - C’est toi Sitoe ? Tu n’as pas sommeil ? Viens donc… - J’ai soif. C’est si beau ce que tu joues…De qui est-ce ? - De moi… - Pourquoi n’en fais tu pas un métier ? Tu joues si bien ! - Hum….Ce verre d’eau. J’ai soif aussi. Un verre de jus de manque te tenterait peut-être ? Jus lampé, savouré jusqu’à la dernière goutte assise sur le divan moelleux. Silence. En face de moi, une bibliothèque pansue trône, bourrée à craquer de livres de toutes sortes. Pas envie de dormir. Toujours ainsi. Me tourner et me retourner dans mon lit, penser à mille choses. Cà grouille dans ma tête. Difficile de faire taire toutes ces voix qui m’interpellent, me troublent ou m’agacent. - Mère….Et si…. Elle a sursauté. A quoi pensait elle ? - Hou hou….Sitoe….Tu disais ? - Non. Rien. Rien… - Il faut aller te coucher à présent, il se fait tard. - Oui, mère. Me lever, docile. Bisou. Front Effleuré. Aérien. Parfumé d’encens. Chaud. Doux. Un viatique pour la nuit. Je glisse dans les draps. C’est si bon la maison. Une porte s’ouvre en grinçant horriblement. C’est celle de ma sœur. C’est sûr….Je reconnais le bruit de toutes les portes de la 137


maison à force de rester ainsi dans le noir, à attendre le bon vouloir du sommeil. La porte grince à nouveau. Je me demande pourquoi Papa ne s’en occupe pas. Ces temps ci, il est très occupé par la situation politique qui se dégrade. On chuchote entre adultes qu’il y a eu des morts. Des policiers atrocement brûlés….Je n’en sais pas plus…..Des morts….La mort me terrifie. Envie de pleureur, jusqu’à en mourir. J’ai peur. Ecouter en silence la nuit, derrière les rideaux opaques. Mon cœur gémit. Il a mal et je ne sais pourquoi. La solitude, la mort….Mais la mort c’est différent, c’est la solitude définitive, opaque. Plus rien…. J’ai peur. Ils se sont tous endormis et je dois me débrouiller seule, la tête grouillante et le cœur triste. Je sais que je ne m’endormirai qu’avec les premières lueurs de l’aube. Je me demande pourquoi je n’arrive pas à m’endormir. Et si je lisais ? Peut être que je pourrais m’endormir si mes yeux sont fatigués…. Pourquoi est ce si difficile de s’endormir ? J’ai l’impression que je ne suis pas comme les autres. Il y en a qui s’endorment dès que leur tête touche l’oreiller. Les biens heureux ! Bien, un livre me tiendra compagnie. Des livres, l’ordinateur. Je suis devenue une adulte. Qu’est ce qui a changé dans ma vie ? - Paix Sitoe Joala, paix….La paix soit avec toi. Adolescence tourmentée. Troubles de caractère disait un ami de mon père. Comme quoi, je pense que j’étais prédestinée. Peut être que je serais devenue folle même sans ce naufrage ? Qui sait ? J’ai passé mon enfance à Ziguinchor. Nous habitions les HLM Boudodi, face au fleuve Casamance. Que d’heures passées à la fenêtre de ma chambre à regarder cette étendue d’eau en rêvassant ! Ma mère venait souvent m’arracher de mon poste d’observation en hurlant : - sors respirer un peu ! Fais du sport, va voir des copines, fais quelque chose mais sors de cette chambre ! Quand tu seras veille, tu verras le nombre d’heures que tu auras à passer à la fenêtre parce que tes jambes ne te portent plus. Pour le moment, ouste ! Promène le chien 138


de Taty Françoise, tiens….Va la voir…. Taty Françoise….Une voisine, amie de ma mère que j’adorais. Elle venait des Iles lointaines : Guadeloupe ? Martinique ? Je ne sais plus….Elle fut comédienne. Heures sublimes passées chez elle pendant lesquelles elle racontait une vie de paillettes et de lumières. J’utilisais ses palettes de maquillage et ses rouges à lèvres devant son énorme miroir alors que ma mère me croyait au soleil sur les bancs du jardin de la gouvernance. En fait, cette rue tait mon royaume. Je longeais la cité bordée par le fleuve, m’arrêtais au « Riviéra » boire une limonade glacée et je continuais mon chemin jusqu’à « mon banc » dans ce fameux jardin. L’immense berger allemand de Taty Françoise à mes pieds, j’écoutais changer les oiseaux. Ecrire ! Vous parler des rizières si belles, vous faire des descriptions dignes de figurer sur les dépliants touristiques, vous raconter la verte Casamance des profondeurs. J’aurais aimé mais le cœur n’y est pas. Ma Casamance porte le deuil de ses enfants et de ceux qui, venus d’horizons lointains l’ont visitée et aimée. Je ne sais plus décrire la beauté, ni chanter la douceur de ma région. Mes yeux ne voient plus les mêmes choses. L’invisible me tourmente. J’aurais voulu, oh comme j’aurais aimé pouvoir vous dire les rites, les bois sacrés, les villages, la forêt… Je ne vois plus que plaies et cauchemars. - Maman ! Viens voir ! C’est inouï ! Les criquets sont dans la ville ! Il y en a partout. Jette un coup d’œil dans le jardin. - J’arrive, va… Comment leur dire ? Nous sommes en 2004. Personne ne me croira. Ils me riront au nez quand je parlerai de sacrifices, de rites d’expiation pour apaiser les âmes tourmentées. Qui m’écoutera ? Moi-même, j’y crois difficilement. Je me fais violence pour accepter les choses qui se déroulent sous mes yeux. Je rêve éveillée, écartelée entre deux mondes qui se côtoient. Que vous dire ? - Paix, Sitoe Joola, Paix….La paix soit avec toi. Oserai-je remettre les pieds sur un bateau ? Pourrai-je un jour refaire la traversée Dakar/Ziginchor ? J’ai beaucoup voyagé en bateau. De Marseille à Ajaccio, de Bastia à Marseille en paquebot, des Iles du Sine 139


Saloum à Dakar en catamaran, tant de mois vécus à Gorée, prenant la chaloupe plusieurs fois par jour, tant de fois pêché en pirogue au large de Dakar et des Iles de la Madeleine ! Fille des eaux, seule femme rescapée ! J’étais à nouveau énervée ce soir là, n’arrivant pas à m’endormir, comme tous les soirs de ma vie. Rien de nouveau. Dans mon sac, deux livres déjà lus. Je m’ennuyais à mourir dans cette cabine. Ce déplacement imprévu sur Ziginchor ne me plaisait pas non plus. Semaine précédant la rentrée scolaire…J’ai des enfants. Vraiment pas le moment de voyager. Mais, mon fournisseur en huile de palme et poisson fumé était tombé gravement malade et n’avait pas pu assurer la continuité. Mon Dieu ! Réagir immédiatement afin d’éviter la rupture de stock ! D’où ce voyage impromptu… Le bateau était une fourmilière géante. Je détestais cette atmosphère de ruche bruyante, cette agitation. On se bousculait. Une bagarre éclata sur le quai. Tohubohu monstre. Comme à chaque voyage, je ne pouvais m’empêcher de frémir en voyant tant de monde embarquer toutes ces marchandises. Négative. Je pense toujours au pire mais à défaut de grives, je me contente de merles !... C’est insensé cette façon de vivre dans mon pays. Fataliste….Des familles entières s’entassent sans crainte dans des immeubles fissurés de toutes part, des maisons à moitié effondrées. Le manque de sécurité dans les véhicules de transport en commun est déploré, décrié. Et pourtant ! On y monte en surnombre en invoquant le nom de Dieu. Le train ?!... Commentaires ubuesques de voyages que je refuse de faire ce soir. L’inconscience et le laxisme érigés en règle dans ce pays me scient littéralement. D’où cette peur perpétuelle que je porte en moi. Voyager par la route m’effraie, tant le nombre d’accidents de la circulation et élevé. Ajoutons y les braquages et les drames liés à la rébellion, vous comprendrez aisément que ‘l’on se rue sur ce bateau, histoire de gagner en sus, du temps et de l’argent mais aussi de faire l’économie d’une overdose d’adrénaline. Quant à la voie aérienne, voici un luxe que nous ne nous offrons pas souvent, conjoncture oblige. 140


Je ne me suis jamais bien sentie sur le Joola non plus. J’y montais la peur au ventre, me houspillant comme le ferait ma mère. Ce soir là, il pleuvait. J’avais chaud. Horrible nausée en plus…quatrième grossesse….J’aimerais tellement que ce soit enfin une fille ! Sortir de la cabine…J’allai sur le pont. Le bateau donnait l’impression d’être encore plus penché que d’habitude, réveillant en moi des images de catastrophes, de naufrages, fruits de mes lectures effrénées. Tourner ma peur en dérision. Apaiser le cheval qui s’emballe. Tout doux, tout doux…. Paix mon âme, paix…. Garder mon sang froid. Penser au bébé…. Les gilets de sauvetage….Obsession de sécurité. Je cherche, frénétique et me sangle. Envie de hurler, d’alerter. Peur ridicule, tout va bien. Je nouai le gilet très fort les doigts tremblants. Paix mon cœur. Tout va bien…Le vent soufflait à présent par rafales. Se protéger. Pas envie d’aller à la cabine. Trop peur. S’accrocher fort et attendre que les éléments se calment. A cet instant, black out !... Et une grande clameur s’éleva. Le plancher se déroba sous mes pieds. Hurler, hurler à mort ! L’eau froide, si froide ! Oh Mère ! Mes enfants ! - Paix Sitoe Joola, paix….Dis leur, DIS LEUR TOUT… Devoir de mémoire. Parler, exorciser les démons, faire le travail de deuil. Plus jamais ça a hurlé tout un peuple uni devant la souffrance. Mais après…. FAUT-IL DESESPERER DES VIVANTS ? DITES….. ENVOYER

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ET PAPA LUI DIT ! Anatole GUILBERT FRANCE

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ommage à Monsieur Anatole Guilbert, musicien dans l’âme depuis l’âge de huit ans, qui avec ses quatre vingt dix printemps, a offert aux lecteurs une délicieuse nouvelle pleine de fraîcheur.

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- Enfant, tu sais que maman est à la maternité avec ton petit frère qui vient de naître ? - Je dois y aller aujourd’hui pour les reprendre, tous les deux. Je ne peux pas te laisser seul, j’ai donc décidé que tu irais sur la place du beffroi pour peindre ce que tu veux. - Toi qui aimes le dessin, si tu pouvais faire l’image de ton petit frère, un ange par exemple ! - Un ange papa ? Où vais-je en trouver un ? - C’est facile tu sais, en haut du beffroi, il y a des cloches. Chacune d’elles possède son ange.Ces anges ont choisi cet endroit pour y vivre, mais ils en sortent parfois pour se reposer.Tu choisiras ce moment. Il est vrai que l’enfant aimait le dessin : il avait déjà fait des tableaux avec des fleurs alors pourquoi ne pas dessiner un ange ? La place du beffroi n’était pas loin de chez lui. Il quitta sa maison en chantant, son petit chevalet sur l’épaule, ses couleurs et une toile vierge sur laquelle il allait essayer de peindre le souhait de son papa. C’est alors qu’un homme se dressa devant lui ; il était grand, vêtu d’une longue chemise blanche constellée de couleurs et portait une barbe qui lui descendait jusqu’à la poitrine. - Où vas-tu mon petit ? - Je vais peindre Monsieur ! - Veux-tu que je t’accompagne ? Alors prends ma main. L’inconnu était invisible aux yeux des passants, seul l’enfant le voyait, lui parlait. Quelqu’un l’interpella : 143


- A qui t’adresses-tu mon garçon ? - Au Monsieur. - Mais il n’y a personne ! Pauvre enfant, illuminé comme ces grands peintres qui parlent à leurs œuvres avant de les concevoir. Ils approchaient tous deux du beffroi. Les places pour peindre étaient rares. - Asseyons-nous sur ce seuil, dit l’homme, et attendons ! Du haut du monument de pierre, on entendait chanter le Petit Quinquin ; bientôt les anges allaient apparaître. - Bientôt ! Bientôt ! L’enfant était fiévreux, le pinceau à la main. Le carillon cessa de faire vibrer le monde étalé sous ses pieds mais les anges étaient absents. - Je n’en vois pas, dit l’enfant désappointé. - Moi si, répondit l’homme, donne ton pinceau ! Et le miracle s’accomplit. La toile se mit à s’éclairer, de couleurs roses et bleues. Sa grandeur éclatait sur un fond d’horizon. Un ange vivait là sous les yeux éblouis de l’enfant. - C’est ton petit frère, dit l’inconnu, vois comme il est beau, comment s’appelle-t-il ? - Michel ! Papa me l’a dit. 144


- Voyons, voyons, si je signais son nom à cet ange. Une main signa : Michel-Ange et l’inconnu disparut, là-bas, là-bas. Vous ne croyez pas cette histoire, moi si : « les génies ne meurent jamais. »

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LA SOURIS Classe de CM2 - Madame TILLI TUNISIE

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ommage mérité à la seule classe ayant participé au concours. 29 élèves franco- tunisiens, tous nés en 1997 de la classe de CM2, dirigée par Madame Mireille TILLI à l’école française Paul Verlaine de La Marsa (Tunisie), ont composé cette malicieuse nouvelle.

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Léa était une vieille grand-mère, toute petite, toute penchée sur sa canne, pleine de rhumatismes et de courbatures. Elle avait du mal à monter les marches et ne voyait pas très bien, même avec ses lunettes. Ses arrières-petits-enfants, Léo et Chloé venaient très souvent la voir et lui demandaient ce qu’ils pouvaient faire pour lui rendre service et lui être agréables. Ce mercredi là, ils sonnèrent, l’embrassèrent et s’installèrent : - Veux-tu que je fasse tes courses ? demanda Léo. Tu sais, je compte la monnaie, je ne me fais pas avoir ! - Veux-tu que je te lise le journal ? interrogea Chloé qui adorait lire et se précipitait sur tous les écrits qui se trouvaient à portée de main. - Mes petits, comme vous êtres mignons et serviables, leur répondit Léa. Mes gentils voisins sont déjà passés ce matin pour les courses, et les nouvelles sont tellement déprimantes que je préfèrerais, Chloé, que tu me lises l’un des nombreux livres que tu empruntes à la BCD de ton école ! Pour que tu en dévores autant, c’est qu’ils doivent être passionnants ! - Bon, j’en apporterai un la prochaine fois. Je ne savais pas que tu ne voulais plus lire le journal, Mamée… Tu veux peut-être qu’on allume la télé ? - La télé ? C’est encore pire avec les images ! Je crois qu’on a mieux à faire mes enfants. Ce matin, j’ai eu la grande surprise en me le levant de me trouver nez à nez avec…..une souris ! Je l’ai bien reconnue, enfin, son cri caractéristique….Je ne sais pas comment elle est entrée chez moi, mais elle y est et il faut qu’elle en sorte. Voulez-vous m’aider à la retrouver ? - Mais Mamée, que feras-tu quand on l’aura retrouvée ? interrogea Chloé, inquiète du sort de la petite bête.

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- Que veux-tu que j’en fasse ? L’assommer bien sûr, et c’est toi qui le feras, Léo. Va chercher le balai ! Léo courut à la cuisine et s’empara du balai. - Allez vous asseoir, cria-t-il, essoufflé. - Pitié, épargne-la ! supplia Chloé. Mais Léa la reprit aussitôt : - Mais ma chérie, tu préfères qu’elle me fasse tomber, moi qui vois si mal ? Tu es bien vilaine avec ta Mamée ! Que répondre à cela ? Rien. Alors, Chloé partit se réfugier au salon en pleurant, des écouteurs MP3 dans les oreilles. Mamée avait déjà tourné les talons en direction de sa chambre quand la souris déboula dans le salon, sûrement dérangée par la recherche du balai dans la cuisine. Un grand cri sonna l’assaut et le balai s’abattit sur le sol, accrochant au passage le merveilleux vase Ming sur le buffet du salon, ainsi que la copie d’un tableau de Mondrian. Le tout s’écrasa sur le sol dans un fracas de verre brisé, accompagné de hurlements. Mamée n’avait sans doute rien entendu. Quant à Chloé….il y avait davantage de bruit dans ses oreilles que dans le salon ! - Maudite bestiole ! Tu as vu ce que tu as fait ? hurla Léo La petite bête terrorisée trottinait en zigzaguant sur la télévision dans l’espoir fou d’échapper au balai démoniaque. Hélas, celui-ci fondit sur l’écran et le fracassa. La souris bondit sur les rideaux et grimpa jusqu’à la barre de fer. - Tu me nargues ? 148


Léo s’empara d’une chaise pour monter sur la table, mais comme il lui manquait quelques centimètres pour atteindre la barre, il perdit l’équilibre, poussa un grand cri, s’agrippa aux rideaux pour amortir sa chute, entraînant avec lui l’ensemble qui s’écrasa sur le canapé, à quelques millimètres de Chloé…. Terrorisée, la fillette bondit en hurlant : - Qu’est-ce que c’est ça ??? Ses yeux exorbités balayaient l’espace dévasté du salon. C’est alors que Mamée, entendant le vacarme, surgit dans le salon. Bouche bée en constatant le désastre, elle voulut s’avancer mais trébucha sur la souris qui tentait de s’échapper et chuta brutalement en gémissant. Cette fois, c’en était trop ! Chloé se ressaisit, bondit du canapé, arracha le balai de l’écran éventré et fonça rageusement sur l’animal qui fuyait. Elle finit par l’assommer, mais regretta tellement son geste qu’elle offrit un magnifique chat à sa Mamée enfin rétablie. Et le chat, justement….. Mais c’est une autre histoire !

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Mise en page : La Fondation de Lille Edition : La Fondation de Lille Impression : Imprimerie La Monsoise Dépôt légal : Juin 2010


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