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Des mots pour la dire

« La neige c’est quelque chose de magique. Même quand tu vis à la montagne ici les premières neiges sont toujours magiques. Parce que c’est beau, et c’est un élément que l’on ne maîtrise pas forcement. » Justine, 27 ans, Community Manager, La Rosière.

« La neige, c’est la pureté, la luminosité, le froid. C’est quelque chose d’assez pur, d’assez vierge. Ce sont les cristaux de neige. Le soleil qui se reflète dans ces millions de cristaux de neige, il n’y a rien de plus beau. » Flore, 68 ans, Monitrice de ski, Les Arcs 1600.

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Tout d’abord, avant notre excursion au sein des « sociétés hivernales »7 (de La Soudière, 2016, p. 11), il est intéressant de rappeler que le terme « neige » ne date que du XIV e siècle (de La Soudière, 2016). Et c’est avec un grand soin que dans Quartier d’hiver, ethnologie d’une saison, Martin de La Soudière nous fait la démonstration de la richesse sémantique de ce mot, notamment dans un chapitre intitulé « Mots de saison - Dire la neige » (de La Soudière, 2016, p. 49). « La neige est l’objet de lexiques fournis et imagés, décrite en fonction des activités humaines ou de ses propres caractéristiques. » (de La Soudière, 2016, p. 50) Il est intéressant de souligner qu’au sein même de notre pays, les visions et donc les mots diffèrent en fonction des régions. Cela n’est pas étonnant, car une des propriétés principales de la neige est qu’elle « se transforme continuellement, sous l’effet de son propre poids, du vent, des gradients de température ou de l’eau de fonte qui percole au travers » (Encyclopaedia Universalis, 2008). C’est par ces transformations que sont nés les

INACCESSIBLE PAR SA SACRALISATION HIVERNALE. © F.BESSOUD-C. LE MONT-FUJI, SYMBOLE ENNEIGÉ DU JAPON, FIGURE 5

intérêts et les dénominations de la neige dans les différentes sphères scientifiques (géographie, météorologie, ...), sociétales (touristes, habitants, ...), etc... Cette « inventivité sémantique persiste et évolue de pair avec les pratiques sociales » (de La Soudière, 2016, p. 50), il s’agit alors ici de faire une première approche de ce langage en France et à l’étranger en fonction des différentes pratiques sociétales. En Lozère, sur son terrain d’étude, les villageois en sont « saturés » (de La Soudière, 2016) elle fait l’objet de dictons ou de légendes. On s’amuse à deviner sa chute, puis on suppose sa durée au sol. Mais de partout, la neige fait parler, en bien ou en mal. Elle réunit. Le vocabulaire qui l’accompagne varie d’une région à l’autre tentant de décrire ce phénomène à la fois troublant et envoûtant. « Ciro » (il neige) en langue occitane. On la nomme durant sa chute, mais aussi quand cette « néu » est au sol. Dans le Languedoc, il tombe des « mouches blanches ou des papillons blancs ». Ce sont plutôt des «

6. Titre de cette partie emprunté à l’ouvrage CARDINAL, M. 1977. Les Mots pour le dire. 7. Sociétés qui imaginent le temps dans une circularité dont l’hiver, comme toute autre saison, a sa place, ses mots, et notamment la neige riche d’un vocabulaire variés pour définir ses nombreux états.

papillons de Boujailles » dans le Doubs. Mais il tombe aussi des « chevris » (de La Soudière, 2016, p. 56) référence aux chevreaux blancs, en Franche-Comté. Il est intéressant de noter que les hommes ne manquent pas d’inventivité dans les termes descriptifs. Ce panel de vocabulaires prouve déjà une chose : la neige interpelle. Dans un autre registre, celui des sports d’hiver, un adepte de ces activités mobilise tout un vocabulaire autour de cette matière, support de sensations. Dans un désir d’appropriation du milieu, il cherche à déterminer la texture de la neige en fonction de la glisse effectuée. Si elle est fraîchement tombée et volatile sous ses spatules, il parlera de neige « poudreuse ». Trop humide, celle-ci sera « collante », « pourrie » ou comparée à de la « soupe » ou du « gros sel ». Et en fonction de son enfoncement celle-ci peut aussi être « croûtée » (de La Soudière, 2016, p. 51) Au sein de son ouvrage, Martin de la Soudière met aussi en lumière l’extraordinaire sensibilité que la société japonaise porte aux saisons, et notamment l’hiver. Elle s’exprime dans une profusion d’œuvres littéraires, surtout dans un grand nombre de haikus. En s’intéressant aux expressions sur la neige, on note une grande sensibilité aux formes, textures, mais surtout aux émotions qu’elle procure. (Figure 5) « Si celle-ci volette en flocons légers, elle leur fait « chira-chira », la même impression que le scintillement des étoiles ; s’il neige plus dru, cela leur fait « doka » ; et « dosa » si cela dévale du toit ! Quand la neige s’amoncelle, on dit qu’elle fait « kon-kon », comme dans une chanson. » (La Soudière, 2016, p. 51) En se penchant sur d’autres continents, on ne peut ignorer le Québec, représenté par le travail de Pierre Deffontaines (1894-1978), géographe français enseignant à l’université de Laval. Dans un ouvrage intitulé L’Homme et l’hiver au Canada, l’auteur propose des descriptions minutieuses qui « tiennent autant de l’ethnographie que de la micro-météorologie ». (de La Soudière, 2016, p. 57) Le rapport entre l’Homme et l’hiver y est clair, et la neige y joue un rôle crucial. Qu’elle soit crainte ou appréciée, ces représentations doivent permettre de « désamorcer sa rigueur et sa violence » (de La Soudière, 2016, p. 58) ; il met ainsi en relation la neige et les éléments. Le vent jouant un rôle important dans sa composition et les formes qu’elle crée. Ces événements sont alors différemment nommés en fonction des régions. Créant des amoncellements nommés « Roulis » en Acadie, « soudrilles » en Gaspésie ou encore « simouns » sur les iles de la Madeleine. Dans d’autres régions du Nord et notamment en Laponie, des savoir-faire sont mobilisés autour de la connaissance de la neige. Marie Roué, ethnologue spécialiste des peuples arctiques, s’intéresse ici aux « savoirs écologiques sur la neige et représentation samie du pâturage » (Roturier & Roué, 2014). Ces travaux ont mis en avant les relations qu’entretenaient les populations locales avec leur environnement et toutes les caractéristiques que celui-ci possède. Le but étant d’évaluer les changements d’état du pâturage nécessaires aux troupeaux de rennes (Figure 6).

FIGURE 6 RENNES DANS UN PATÛRAGE HIVERNAL. © S. ROTURIER

Son travail met en exergue le vocabulaire autour de ces pratiques qui dépendent principalement de la connaissance de la neige et de ses caractéristiques : « Le pâturage dépend de trois choses : la neige, le båddne et le lichen. Si deux sur trois sont bons, alors le pâturage l’est aussi » (Roturier & Roué, 2014, p. 101). Le « båddne » étant le « fond du manteau neigeux » (Roturier & Roué, 2014, p. 98). Mais ce que l’on retiendra également, c’est ce qui résulte de ces pratiques, un paysage composé et recomposé par une succession de processus, issus d’interactions sociales et naturelles. Le site Laponie est même inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1996 et associé à un « paysage culturel » qui désigne « des œuvres combinées de l’Homme et de la nature » (Roué, 2013, p. 262). Pour conclure ce voyage sémantique, les Inuits semblent être la « société hivernale » incontournable. Leur mode de vie est associé à la neige et la glace. Marcel Mauss (1872-1950), anthropologue, fut le premier à décrire les pratiques et la sémantique qui s’y rattachait8. En découle alors, un vocabulaire d’une extraordinaire richesse. Richesse révélée dans un recueil débordant de formules, le Dictionnaire français-esquimau du parler de l’Ungava, de L.Schneider9, linguiste. La neige y a une place de choix. Tout s’organise dans une habile association de trois critères de classification : composition de la neige (elle-même en fonction du vent et de la météorologie) ; date de chute ; l’activité qu’elle favorise, perturbe ou empêche. « Dans une interminable litanie dont la poésie naît de la répétition, se déclinent, en même temps que les identités de ces neiges, celles de leurs habitants » (La Soudière, 2016, p. 60). Toutes ces déclinaisons nous dévoilent leur quotidien qui est de toute façon rattaché aux états de la neige et à ses usages. Ces descriptions rendent compte de sa qualité, une neige molle « maoyak » ou fine « mingolek » lorsqu’elle s’envole ou colle au pied. Elle est donc nommée à partir de connaissances permettant une adaptation à leur environnement. Mais il existe aussi d’autres termes mettant en exergue le rôle de ressource de la neige dans leur vie de tous les jours. Ainsi, pour la construction, ils ont besoin de « sermesaq », un « mélange de neige et d’eau pour cimenter ». De même, pour s’hydrater, « anio ; anio’sivoq » concerne la « neige prise pour faire de l’eau » (La Soudière, 2016, p. 61).Bien d’autres expressions concernant l’utilisation de la neige dans les sociétés inuits sont répertoriées. Cette richesse de vocabulaire en vue de l’exploitation de celle-ci nous amène vers une autre réflexion concernant la neige.

Il est possible de mesurer l’ampleur sémantique qui découle de ce « météore blanc » grâce aux travaux de tous ces « nivophiles » comme Martin de la Soudière les nomme, en se reconnaissant aussi dans ce terme. On s’accorde donc maintenant pour dire qu’elle est reconnue comme ressource essentielle par des sociétés comme celle des Inuits, mais qu’en est-elle de la nôtre ? Comme vu précédemment, un vocabulaire diversifié est associé à la neige dans différentes régions françaises. L’existence de ce vocabulaire suffitil à la considérer comme une ressource ? Quel sens est donné à la neige depuis ses premières représentations ?

8. MAUSS Marcel, Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale, 1906 9. SCHNEIDER Lucien , Dictionnaire esquimau-français du parler de l’Ungava, Québec, Presse de l’Université de Laval, 1970.