

























« Un jour, trois Ases puissants et bienveillants sortirent du groupe, en regagnant leur demeure ils trouvèrent gisant sur le sol, sans force ni destinée, Ask et Embla.
Ils étaient dépourvus d’âme et d’esprit, privés de sang et de pulsions, et n’avaient pas même les couleurs de la vie. […] »
Völuspá, traduction vieux-norrois/français par Romain Panchèvre, page 17, strophes 17 et 18
Il était une fois… il y a de nombreux millénaires, bien avant que le premier homme ne foule la terre, trois environnements radicalement différents se partageaient l’univers. Múspellsheimr (Muspelheim), royaume de feu où les braises incandescentes ne faiblissent jamais, les flammes brûlent ardemment sans s’étioler, un monde d’air brûlant et d’intenses chaleurs. Son opposé, Niflheimr, royaume de glace au froid mordant recouvert d’un épais brouillard, au blizzard gelé capable de figer en une fraction de seconde n’importe quel être qui aurait le malheur de s’y aventurer. Entre les deux, Ginnungagap, le royaume du néant où nulle vie ne réside, où seule l’absence de tout existe.
Múspellsheimr et Niflheimr se rapprochaient peu à peu, jusqu’au jour où la confrontation devint inévitable. C’est dans un terrible fracas de glace et de braises que le premier être de l’univers vit le jour : un géant à la taille colossale du nom d’Ymir. Ni tout à fait éveillé ni tout à fait endormi, cet être aux proportions gigantesques se contentait simplement… d’être là. De ses aisselles naquirent la race des þurs (thurses), les géants du givre qui, par la suite, deviendraient les ennemis jurés des Æsir et des Vanir.
Les Æsir (Ases en français) et Vanir (Vanes en français) sont deux peuples divins distincts. Les Æsir résident en Ásgarðr (Asgard) et les Vanir au Vanaheimr (Vanaheim), deux royaumes de l’Arbre-Monde Yggdrasil. Les Vanir sont composés de trois divinités principales : Njörðr, Freyr et Freyja. Ils sont les dieux de la Fertilité et de la Nature. Les Æsir sont plus nombreux. Parmi les plus célèbres, nous pouvons citer Óðinn (Odin), Þórr (Thor), Baldr (Balder), Frigga (Frigg) ou encore Týr. Si les attributs des Vanir sont principalement liés à la nature, les fonctions des Æsir sont assez ambivalentes. On y retrouve entre autres la magie, la force guerrière, la justice, la lumière…
Lors de la naissance de cet étrange monde issu de la fusion entre la glace et le feu, un autre être vit le jour. Une vache prénommée
Audhumla s’extirpa de la glace, le premier animal du monde. De son pis coulaient quatre fleuves de lait qui nourrissaient Ymir.
Pour survivre, Audhumla léchait les blocs de glace salée. À force d’entamer leur surface, la vache libéra de leur étreinte un être prénommé Búri, dont les textes ne nous indiquent pas clairement la nature.
Était-il un géant ? Était-il autre chose ? Quoi qu’il en soit, de cet être surnaturel naquit Börr (que Búri aurait visiblement engendré seul, à l’instar d’Ymir qui donna naissance aux þurs, les géants du givre).
De l’union de Börr avec la géante Bestla, trois frères virent le jour, les premiers des Æsir : Óðinn, Hoenir et Lóðurr (Lodur).
La trinité fraternelle décida d’abattre le géant Ymir. La quasi-totalité de la race des géants du givre fut exterminée, noyée dans les tempétueuses rivières de sang qui se déversaient des plaies de leur père.
Tous, sauf deux : Bergelmir et sa compagne, qui se chargeraient de repeupler la race de leurs frères et sœurs à l’avenir.
Est-ce ce qui a déclenché la haine viscérale des þurs envers les Æsir, qui perdurera jusqu’à la fin des temps ? Ou cette inimitié féroce était-elle quoi qu’il en soit destinée à voir le jour tôt ou tard ? La question mérite d’être posée, bien que nous n’ayons probablement jamais la réponse.
La mort d’Ymir aura permis de transformer ce monde inhabitable en quelque chose de plus à même d’accueillir la vie car, si l’univers avait pris forme lors de la confrontation entre Múspellsheimr et Niflheimr, le gouffre de néant Ginunngagap demeurait toujours. Ni terre, ni ciel, ni mer, ni nuages, ni arbres, ni plantes, ni soleil, ni lune n’existaient en ces lieux de désolation. Alors, les trois frères créèrent le monde de Miðgarðr (Midgard, la terre des hommes) que nous connaissons aujourd’hui. À partir de la chair d’Ymir, ils façonnèrent la terre, le ciel avec son crâne, de son sang la mer et les fleuves, les montagnes furent créées à partir de ses os et les pierres à partir de ses dents, les arbres de ses cheveux, et son cerveau permit de créer
les nuages. Utiliser le crâne d’un tel géant comme ciel n’étant pas une mince affaire, les dieux choisirent quatre dvergar (nains) qui supportent son poids depuis, chacun placé à un point cardinal : Austri à l’Est, Vestri à l’Ouest, Nordri au Nord et Sudri au Sud. Enfin, les dieux érigèrent une barrière autour de Miðgarðr avec les cils d’Ymir, afin de les protéger de la malveillance des þurs.
Et nous dans tout ça ? Voilà une bien jolie histoire…
Alors que la trinité fraternelle se promenait sur une plage, ils découvrirent deux troncs d’arbres échoués sur les berges. Du frêne, ils créèrent le premier homme : Askr. De l’orme, la première femme : Embla. Óðinn leur offrit le souffle et la vie, Hoenir (ou Vili) l’intelligence et le mouvement, et Lóðurr (ou Vé) l’apparence, la vue, l’ouïe et la parole. D’eux descendent tous les êtres humains.
Voici la raison pour laquelle on nomme parfois Óðinn le « père de tout » (ou « de tous »), car il est dit dans les textes que de lui descendent directement ou indirectement tous les dieux, et c’est également lui qui a insufflé la vie à la race des êtres humains. Nous sommes tous techniquement les enfants d’Óðinn (donc rien à voir avec une dérive chrétienne comme j’ai pu le lire parfois).
Dans les croyances des anciens peuples du Nord, notre monde, Miðgarðr, la terre sur laquelle vous et moi vivons, n’est pas un monde unique, mais fait partie d’un grand tout composé de neuf royaumes portés par l’Arbre-Monde Yggdrasil. On retrouve le concept d’Arbre-Monde dans de nombreuses cultures. Considéré comme l’axis mundi (l’axe cosmique), il est le pilier qui soutient un ou plusieurs mondes, et plusieurs en l’occurrence chez les Germano-Scandinaves.
Longtemps considéré comme un frêne, Yggdrasil est depuis quelques années étudié sous un nouvel angle par certains historiens et spécialistes. Ces derniers affirment qu’il serait en réalité un if et non un frêne. Ce contresens s’expliquerait par des méconnaissances et erreurs de traduction des textes historiques. Il y est notamment fait mention d’un « arbre à aiguilles » et d’un « arbre toujours vert ». Or, le frêne ne dispose pas d’aiguilles mais de feuilles qu’il perd en automne quand l’if reste en effet « toujours vert » et possède des aiguilles qui perdurent malgré les mois d’hiver.
Yggdrasil est également présenté comme un arbre à l’extraordinaire longévité. De fait, l’if est un arbre à qui l’on prête une existence fort longue, près de 2 000 ans pour certains d’entre eux. Ce n’est pas le cas du frêne.
Mais à côté de cela, la Völuspá (la « prophétie de la voyante ») désigne clairement Yggdrasil comme étant un « frêne ». Il est plausible que cette traduction soit due aux transformations que le texte a subies au fil des ans. Car, et ce problème se retrouve hélas dans la majorité des textes anciens, tous pays confondus, le premier texte de la Völuspá qui nous soit parvenu n’est pas le texte original, mais une version de la tradition orale qu’un grand homme a un jour eu la bonne idée de coucher sur le papier. Il est donc plus que probable que la version originale ait été altérée par le temps et le bouche-à-oreille, voire que son premier copiste ait choisi d’y mettre sa patte.
Yggdrasil est pourvu de trois imposantes racines qui plongent toutes dans des sources aux attributs particuliers, et qui sont bien distinctes les unes des autres.
La première plonge dans Hvergelmir, source d’Elivágar, le nom commun que l’on donne aux trente-sept rivières originelles (Grímnismál, traduction vieux-norrois/français par Romain Panchèvre, strophes 27 et 28) nées à la création des mondes. Níðhöggr (Nidhogg), une créature tantôt présentée comme un dragon, tantôt comme un serpent (il se pourrait également qu’il soit un serpent capable de voler, sans pour autant être un dragon) s’attaque à la racine, qu’il ronge en permanence, et empêche quiconque de s’approcher de la source. Cette racine est rattachée au royaume de Niflheimr, le monde des brumes, de la glace et du blizzard mordant.
La deuxième racine plonge dans la source de l’Ase Mímir (voir p. 53). Considérée comme la dépositaire de toutes les connaissances et des secrets des mondes, elle est placée sous l’égide de la tête de Mímir qui y repose. Cette dernière, vivante, peut prodiguer des conseils, principalement à Óðinn, sous la garde avisée d’un jötunn (géant). Cette racine se trouve dans le royaume de Jötunheimr qui appartient aux géants.
La troisième racine plonge dans le puits d’Urd sous la garde des tisseuses du Wyrd (destin), les trois Nornir (Nornes), que même les dieux redoutent.
L’Arbre-Monde possède donc trois racines et abrite en son sein neuf royaumes distincts :
l Ásgarðr, le royaume des dieux Æsir ;
l Vanaheimr, le royaume des dieux Vanir ;
l Álfheimr, le royaume des ljósálfar (elfes lumineux) ;
l Miðgarðr, le royaume des humains ;
l Jötunheimr, le royaume des þurs ;
l Svartálfheimr, le royaume des svartálfar (elfes ténébreux) ;
l Niflheimr, le royaume des brumes et des glaces ;
l Múspellheimr, le royaume du feu et de la braise ;
l Helheimr, le royaume des morts.
Si on l’associe couramment à la fin du monde, le Ragnarök est beaucoup plus compliqué qu’une « simple » fin du monde. Dans un premier temps, le Ragnarök n’est pas la fin de tout, mais la fin d’une ère, d’un cycle et de certains des êtres qui la composent, pour laisser la place à une nouvelle, avec quelques protagonistes de l’ère précédente qui vont se charger de repeupler le monde.
Rappelons-nous en premier lieu ce qu’est le Ragnarök dans les textes sacrés. Il s’agit d’une terrible bataille entre les dieux (Æsir et Vanir) accompagnés d’entités guerrières et surnaturelles (tels les einherjar, voir p. 118 et les valkyrjur, voir p. 120), contre les þurs et des créatures maléfiques (le loup Fenrir, voir p. 113, le serpent Jörmungandr, le « chien » des Enfers Garm, la déesse du royaume des morts Hel, Surt, le géant primordial du feu…) menées par Loki. C’est la partie que l’on retient le plus souvent de cet événement.
Le Ragnarök commence(ra ?) par un très long hiver, dont on dit qu’il durera plusieurs années, et durant lequel le mal se répandra sur Miðgarðr. Corruption, inceste, tueries au sein d’une même famille et de nombreuses autres horreurs fort sympathiques dans le genre vont achever de semer le chaos en terre des hommes.