9782843786273 Le maître du phare

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BLANDINE BRISSET LE MAÎTRE DU PHARE

Blandine BRISSET

Le Maître du Phare

Roman

Éditions du Triomphe

« C’est la nuit qu’il est beau de croire en la lumière. »

Chantecler (1910), II, 3 ; Edmond Rostand

Brest, été 1938

– À l’île de Sein ! s’écria-t-elle. C’est complètement ridicule !

– Et pourquoi donc ?

– Mais enfin, ma chérie, l’île de Sein, c’est… c’est complètement perdu ! Tu ne comptes tout de même pas accepter ?

– Bien sûr que si !

– Non mais tu plaisantes, j’espère ! Que vas-tu devenir seule, au bout du monde ?

– Mère... Vous n’exagérez pas un peu ? L’île de Sein n’est pas le bout du monde, voyons ! La traversée depuis Audierne ne dure pas une heure !

Édouard Le Goff entra dans le salon, et aussitôt sa femme le prit à partie :

– Tu ne devineras jamais ce que ta fille compte faire ?

– Non, mais je sens que tu brûles d’envie de me le dire ! dit-il en bourrant sa pipe, un sourire au coin des lèvres.

– Pauline a décidé d’accepter son poste d’institutrice !

– Après les études qu’elle vient de faire, quoi de plus normal ?

– Je n’ai pas fini, s’énerva-t-elle. Elle est nommée à l’île de Sein ! Te rends-tu compte ?

– Assez bien, oui. C’est un très bel endroit ! Quel est le problème, ma chère ?

– Le problème, Édouard ? Mais enfin, tu t’entends parler ? Notre fille veut partir vivre sur un caillou en plein océan et c’est tout ce que tu trouves à dire ?

– Ma chérie, calme-toi donc ! Pauline ne part pas dans les colonies, au fin fond de l’Afrique ou de l’Asie ! Relativise un peu ! L’île de Sein est peut-être un caillou, mais c’est un caillou charmant ! Nous pourrons aller lui rendre visite de temps à autre, et elle pourra toujours venir passer ses vacances ici.

– Mais pourquoi n’a-t-elle pas été nommée à Brest ?

– Probablement parce qu’il n’y avait pas de poste à pourvoir !

Père, êtes-vous déjà allé à Sein ? s’enquit Pauline.

– Oui, mais il y a si longtemps que je suis bien incapable de te raconter à quoi cela ressemble ! Il est vrai que tu tourneras peutêtre un peu en rond, car l’île est petite et il n’y a pas beaucoup d’habitants. Mais ce qui est certain, c’est que les îliens sont des gens tout à fait civilisés ! conclut Édouard en regardant sa femme avec un calme étudié.

Pauline sourit.

– Peut-être, renchérit Adélaïde. Il n’empêche que ce n’est pas là qu’elle va rencontrer son futur mari !

– Nous y voilà ! s’exclama Édouard. Cela faisait longtemps !

– Je m’inquiète pour ma fille ! s’indigna Adélaïde. Et tu ferais bien d’en faire autant.

Quelques mois auparavant, Pauline avait refusé d’épouser le fils d’un riche industriel breton que ses parents, pleins d’espoir, lui avaient présenté. Le jeune homme, bien sous tous rapports, n’avait pas apprécié d’être ainsi éconduit, et depuis, les rumeurs avaient fait de Pauline une femme présomptueuse et arrogante. Si elle se moquait des qu’en-dira-t-on, sa mère, elle, ne décolérait pas.

Irritée, Adélaïde se leva et quitta le salon. Édouard s’installa aux côtés de sa fille.

– Pauline... Sache que je suis très fier de toi, de ce que tu es devenue. Je te connais bien, et avec le temps, j’ai compris que tu aimais défier ton entourage et tes parents en particulier. Mais il est de mon devoir de te mettre en garde. L’île de Sein est située à l’extrême ouest de la Cornouaille, face au cap Sizun, et se trouve éloignée du continent. Tu ne pourras pas revenir quand bon te semblera, surtout lorsque la mer sera mauvaise, ce qui arrive souvent. Et si tu acceptes, tu dois te préparer à fréquenter un milieu aux antipodes de celui qui est le tien, à vivre dans un cadre rude, sans le confort auquel tu es habituée depuis toujours. Bien sûr, cette décision te revient. Mais je te suggère de réfléchir, de bien peser le pour et le contre. Bref, de ne pas accepter ce poste dans la précipitation.

Le Paradis, Noël 2010

À quelques jours de Noël, Gaspard, Malo, Nolwenn et Constance avaient débarqué en famille chez leurs parents.

Moins d’un an auparavant, leur père avait chuté d’une échelle. La moelle épinière était touchée. À soixante-neuf ans, Benjamin se retrouvait handicapé, mais avec toute sa tête et ses bras. La vie du jeune couple de retraités venait de basculer à tout jamais. Il finirait sa vie allongé sur un lit. Gwenn, sa femme, allait se transformer en garde-malade pour le restant de ses jours.

Dépendant pour tous les gestes du quotidien, Benjamin, qui aimait tant son indépendance, tomba dans une profonde dépression. Gwenn, qui se dévouait corps et âme à son chevet, ne savait plus à quel saint se vouer. Elle le comblait de mille attentions, faisait tout pour soulager sa peine, mais rien n’y faisait. Son mari ne se donnait même plus la peine de lui parler. Et quand il n’avait pas le choix, il se contentait de quelques monosyllabes. Le moral de Gwenn dégringola à son tour. Et les enfants paniquèrent.

Réunis tous ensemble pour les fêtes, ils firent tout leur possible pour redonner le sourire à leurs parents. Gwenn avait sans cesse la larme à l’œil et Benjamin se murait dans un silence obstiné. Même les petits-enfants ne parvenaient pas à les dérider...

Le matin de Noël, tandis que Constance venait embrasser son père et lui déposer une tasse de thé, elle entendit sa voix grave et s’arrêta net devant la chambre. Elle abandonna son plateau sur une commode et entrouvrit légèrement la porte.

Camille, sa petite-nièce, avait grimpé sur le lit de son grandpère ; assise à ses côtés, elle l’écoutait lui raconter une histoire.

Soudain, la fillette se mit à rire, et Constance vit son père ébaucher un sourire. Une larme jaillit au coin de son œil. C’était la première fois qu’il parlait depuis des mois. La première fois qu’il souriait, aussi. Sa petite-fille, lovée tout contre lui, se délectait de ses mimiques, et plus elle riait, plus il en rajoutait.

Oubliant la tasse de thé, Constance s’en retourna sur ses pas à la recherche de sa mère. C’était Noël et cette dernière méritait elle aussi un peu de joie. Elle la persuada de la suivre et lui enjoignit de regarder discrètement par l’entrebâillement de la porte.

Benjamin ne souriait plus. Il riait aux éclats avec sa petite-fille qui gigotait dans tous les sens sur le lit. L’histoire semblait finie. L’enfant tirait sur le menton de son grand-père en chantant à tuetête : « Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette, le premier de nous deux qui rira, aura une tapette ! » Benjamin chatouillait Camille qui s’efforçait de réprimer son fou rire et qui, pour faire craquer son grand-père, faisait de terribles grimaces. Ils finirent par éclater de rire à l’unisson et Camille n’hésita pas à donner une tapette sur la joue mal rasée de son grand-père. Alors il la prit dans ses bras et la serra tout contre lui.

– Pourquoi tu pleures, Grand-père ? s’étonna l’enfant. Tu es triste ?

– Non, mon ange, je suis très heureux. Si tu savais combien je suis heureux que tu sois là !

– Ah bon ? Mais alors, pourquoi tu pleures ? Moi quand je pleure, c’est que je suis triste !

– Oui... mais tu sais, parfois, les grandes personnes, c’est un peu bizarre ! Il arrive que l’on pleure aussi lorsque l’on est très heureux. Ça s’appelle les émotions !

– Ah bon !

– Voudrais-tu faire quelque chose pour moi, ma grande ?

– Oui !

– Veux-tu bien aller chercher Mamie ? J’aimerais lui parler !

– D’accord ! Dis, tu pourras lui dire que je suis pressée d’ouvrir mes cadeaux ! ajouta-t-elle en lorgnant les paquets enturbannés qui s’étalaient sous le sapin, au pied du lit médicalisé.

– Je vais lui dire, promis !

Camille sauta du lit, attrapa ses chaussons qu’elle enfila prestement, et se dirigea vers la porte au pas de course. Constance et sa mère eurent tout juste le temps de s’écarter lorsque la porte s’ouvrit à la volée.

– Mamie ! cria-t-elle. Mamie ! Grand-père veut te voir !

– Merci, mon trésor. Va vite jouer !

Gwenn se tourna vers sa fille avec reconnaissance. S’introduisant dans la chambre, la première chose qu’elle vit fut le sourire de son mari. Le premier depuis l’accident, depuis presque un an. Elle en fut tellement bouleversée que les vannes s’ouvrirent et qu’elle se mit à pleurer sans retenue.

Assise sur le rebord du lit, elle sentit sa main se poser sur son bras. Gwenn comprit que Benjamin s’efforçait de l’attirer contre lui. Maladroitement, il chercha à essuyer les yeux de son épouse. Un rictus tordit sa bouche, et à son tour, il se mit à sangloter, mêlant ses larmes à celles de sa femme. Gwenn se pencha et il la reçut dans ses bras, la serrant avec fébrilité contre son cœur avant de l’embrasser avec une infinie tendresse. Les yeux encore humides, Gwenn se laissa aller à ce baiser qu’elle avait tant espéré des mois durant.

– Je te demande pardon, ma chérie... dit-il d’une voix à peine audible.

– Ne t’excuse pas. Je n’ai pas été parfaite, moi non plus...

– Tu es ridicule, mon amour. Tu as été parfaite. C’est moi... Je me suis conduit comme un idiot et qui plus est, comme un égoïste. C’est notre petite Camille qui m’a ramené à la vie... Tout à l’heure, lorsqu’elle est entrée dans la chambre sans faire de bruit, ça m’a d’abord tellement agacé que j’ai fait semblant de somnoler. Mais elle a grimpé sur mon lit et m’a dit : « Tu sais, Grand-père, je sais que tu fais semblant de dormir ! Moi aussi je fais ça quand j’ai pas envie d’aller à l’école le matin ! » J’ai ouvert les yeux avec une formidable envie de lui dire de s’en aller, mais elle m’a réclamé une histoire. Je lui ai suggéré d’aller demander ça à quelqu’un d’autre, alors elle m’a affirmé que tout le monde était occupé et qu’il n’y avait que moi qui ne faisais rien ! Puis elle a planté ses yeux dans les miens et m’a dit : « Tu sais, Grandpère, même si tu ne peux plus marcher, tu peux encore me faire des câlins ! J’aimais bien, moi, quand tu me faisais des câlins, avant ! Pourquoi tu ne m’en fais plus ?»

La voix de Benjamin dérailla imperceptiblement et Gwenn lui serra la main.

– Je regrette tellement d’avoir été si...

Tu as réagi comme tu le pouvais, mon amour ! dit-elle en le coupant dans sa repentance. Ta situation est difficile, tout le monde en est conscient.

– Mais elle l’est tout autant pour toi... Depuis un an, ta vie ne tourne qu’autour de ce lit et de l’abruti qui y est planté !

Tu as toujours été là pour moi et je serai toujours là pour toi.

Nous avons eu une vie merveilleuse, et il nous est désormais donné de surmonter une terrible épreuve. Nous la surmonterons ensemble, avec le soutien de nos enfants et petits-enfants. Nous ne sommes pas seuls, crois-moi ! Même si tu refusais toutes les visites, sache que nombreux sont ceux qui pensent à toi et demandent régulièrement de tes nouvelles.

– En lisant une histoire à Milou, j’ai eu une idée !

– Dis-moi tout !

– Je vais me remettre à écrire !

– Écrire ? Quelle idée formidable, mon chéri ! s’exclama Gwenn, enthousiaste.

– Mais notre ordinateur étant un peu gros, il faudrait que nous investissions dans un portable, à mon avis !

– Ne t’inquiète pas de cela, ce n’est qu’un détail matériel. Nous allons voir ça avec les enfants !

– En attendant, je pense que tu peux les faire venir. Il est grand temps d’ouvrir les cadeaux ! dit-il en zyeutant vers le sapin chargé de guirlandes et de boules multicolores.

– Tu as raison, je vais les chercher ! dit-elle en l’embrassant tendrement.

– Chérie ! dit-il encore.

– Oui ?

– Je suis désolé... Ce sera le premier Noël depuis 1964 où tu n’auras pas de cadeau de ma part.

– Oh si... ! Tu viens de me faire le plus beau des cadeaux de Noël de toute ma vie, crois-moi !

Gwenn déposa un nouveau baiser sur les lèvres de son mari et le regarda dans les yeux.

– Te voir de nouveau sourire et savoir que tu m’aimes toujours est le plus beau cadeau que tu puisses m’offrir pour Noël ! Rien d’autre ne compte davantage pour moi. Je suis comblée. Alors merci !

La famille entière s’entassa dans la chambre, autour du lit de Benjamin. Gwenn avait allumé les guirlandes électriques et les

bougies de la crèche, tandis que Gaspard avait posé un 33 tours de chants de Noël sur l’antique tourne-disque. Lorsque tous les petits-enfants eurent embrassé leur grand-père, les yeux se tournèrent avec convoitise vers la montagne de cadeaux qui se trouvait sous les branches du sapin. Gwenn, le visage illuminé de joie, donna le signal. Les enfants se précipitèrent vers leurs chaussons et commencèrent à déchirer les paquets emballés avec soin.

On jeta dans la cheminée les boules de papier, puis, à leur tour, les adultes purent découvrir leurs cadeaux. La petite Claire entreprit de transporter jusqu’au lit de son grand-père ceux qui se trouvaient autour de sa vieille pantoufle usée jusqu’à la corde, puis elle se proposa de l’aider.

– Il y a tout ça pour moi ! s’exclama Benjamin en découvrant un monticule de paquets multicolores sur ses couvertures.

– Oui, le petit Jésus t’a drôlement gâté ! ne put s’empêcher d’ajouter la fillette. Par quoi je commence ?

– Par celui-là ! dit-il en posant un doigt sur un paquet rectangulaire.

Curieux, les autres enfants s’agglutinèrent autour du lit pour observer. Ils déballèrent les uns après les autres les cadeaux de leur grand-père qui découvrait des DVD, une écharpe, du parfum, des livres... Puis soudain, les plus grands s’exclamèrent :

– Oh ! Trop de chance !

– Qu’est-ce que c’est ? interrogea Benjamin avec intérêt.

– Une tablette ! répondit Léo en connaisseur.

– Une tablette ? Alors ça, c’est une riche idée ! Gwenn le regarda avec une joie non dissimulée.

– Les enfants ont été inspirés, n’est-ce pas ? dit-elle.

– Oh que oui ! Merci, mes chéris, vous n’imaginez pas à quel point vous me faites plaisir !

– C’est pour faire des jeux ? s’enquit Marie, du haut de ses huit ans.

– Non, ma grande, c’est pour écrire ! répondit le grand-père avec un sourire éclatant.

– Écrire quoi ? demanda Erwan.

– Des histoires !

– Tu vas te remettre à écrire ? s’écria Malo, stupéfait.

Oui ! Et j’ai déjà des idées plein la tête !

– Mais c’est génial ça, Papa ! s’exclama Constance tout excitée.

Chacun y alla de ses commentaires si bien que bientôt, on ne s’entendit plus du tout. Un peu plus tard, les femmes retournèrent à la cuisine terminer les préparatifs du réveillon tandis que Gaspard débouchait le champagne.

– Dis donc, Malo, toi qui bricoles si bien, hasarda Benjamin, ne pourrais-tu pas m’installer un système pour que je puisse avoir un appui sur mon lit pour la tablette ou un livre ? Ce serait plus pratique pour moi.

– C’est comme si c’était fait, Papa ! Mais pour l’instant, c’est l’heure de trinquer à notre futur grand écrivain ! dit-il en lui offrant une coupe.

– Merci, mon grand !

Pauline et Claire arrivèrent les bras chargés d’amuse-gueules, de petits canapés et de biscuit apéritif. Arthur les suivait de près avec des bouteilles de jus de fruits.

Lorsque toute la famille fut réunie, on trinqua.

À votre courageuse maman ! dit Benjamin, la voix chargée d’émotion.

– Et à notre courageux papa ! ajouta Gaspard en fixant douloureusement le corps à moitié inerte de son père.

Île de Sein, dimanche 2 octobre 1938

En ce début octobre, à la veille de ma toute première rentrée scolaire, j’ouvre ce journal. Honnêtement, je crains de ne pas avoir grand-chose à y relater, hormis mes tourments et mon immense amertume.

Fort indépendante, parfois intrépide, un tantinet obstinée – je dois l’avouer –, j’ai pris le parti voilà quelques années de faire ce qui me plaisait plutôt que ce que me recommandaient mes chers parents. À force de persévérance et au grand dam de ma mère, j’ai obtenu de poursuivre des études supérieures. Et en juin, j’ai eu la satisfaction d’obtenir mon diplôme d’institutrice, puis dans la foulée, ma première affectation.

D’emblée, je n’ai pas bien mesuré ce que cette nomination allait impliquer. Ma mère, comme je m’y attendais, poussa de hauts cris et mon père me mit gravement en garde. Il était manifeste que je n’avais pas tiré le gros lot... Était-ce par esprit de contradiction ou de l’inconscience, non seulement j’ai accepté le poste qui m’était offert, mais tout l’été je n’ai eu de cesse d’en vanter les mérites.

Me voici donc depuis trois jours confrontée à la réalité... Que dire ?

Après une traversée relativement calme – aux dires des matelots, le Raz de Sein est d’ordinaire beaucoup plus houleux –, le Zénith (ainsi se nomme le bateau qui assure la liaison depuis Audierne) est arrivé à Sein. Depuis le large, je tombai aussitôt sous le charme de cette terre sauvage composée d’une multitude de cailloux posés sur l’eau.

Au port, une petite foule guettait son arrivée. Je me demandais bien pourquoi tant de monde se pressait sur les quais alors

qu’il y avait si peu de passagers à bord. Il ne me fallut guère de temps pour deviner ce qui avait motivé tant d’îliens à se déplacer : moi ! En comprenant que j’étais l’objet de toutes les attentions, je fus saisie d’appréhension.

Ce furent le maire, M. Relond, et sa femme Marie, ainsi que le recteur, qui m’accueillirent à la descente du bateau. Mais à proximité, je sentis des centaines de regards braqués sur moi et me trouvai sincèrement intimidée.

D’emblée, ce qui me frappa le plus fut la misère que dégageait cette petite communauté humaine. Les hommes, le teint cuivré par le soleil estival, avaient des regards durs. Portant la jibilinenn(1) , les femmes, toutes de noir vêtues, semblaient porter le poids du monde sur leurs frêles épaules. Quant aux enfants qui s’étaient éparpillés sur la jetée, leur air hâve faisait peine à voir.

Sur les conseils avisés de ma mère, j’avais revêtu une jolie robe à pois verts et de fins escarpins. En découvrant les modestes effets des Sénans, comme je m’en voulus de ne pas m’être vêtue plus sobrement ! Je lisais dans leurs yeux que, par ma tenue trop apprêtée, je n’étais pas des leurs...

Heureusement, le bain de foule fut de courte durée. Le maire et le recteur m’accompagnèrent à l’école, m’assurant que mes bagages seraient déposés sous peu chez moi.

Nous quittâmes les quais où les Sénans se dispersèrent progressivement. La rue que nous empruntâmes était si exiguë que nous ne pouvions avancer de front. Les maisons aussi étaient de petite taille, on aurait presque dit une ville miniature, mais j’étais séduite !

En arrivant, une légère collation m’attendait. Puis mes hôtes me firent visiter l’école et mon appartement de fonction, situé juste au-dessus des classes. Hormis les avertissements de mon père, rien ne m’avait préparée à cette atmosphère. Je m’étais vaguement disposée à poser mes valises dans un habitat rustique, mais ce que je découvris me déstabilisa sincèrement.

Mon logement comprenait deux pièces assez sombres car les fenêtres étaient petites. Ici, rien de superflu ou de futile. Le mobi-

1 Jibilinenn : nom de la coiffe des sénanes

lier, réduit au strict minimum, était robuste. La décoration murale se limitait à un grand crucifix accroché au-dessus d’un prie-Dieu. Habituée depuis toujours à vivre confortablement dans un décor raffiné, je tombai de haut. Bien évidemment, je m’étais déjà rendue dans des fermes où le confort était sommaire, mais c’était une chose de savoir, et une autre de vivre dans ces conditions. Il n’y avait ni eau ni électricité mais un chauffage « au goémon » ; pas de salle de bains, et un coin cuisine des plus rudimentaires ; les mois d’hiver seraient rudes... Devant le maire, je m’efforçai de faire contre mauvaise fortune bon cœur et me montrai satisfaite. Son épouse Marie avait soigneusement astiqué les lieux, et une odeur de cire fraîche embaumait tout l’étage. Obligeamment, elle avait aussi préparé mon lit, et elle s’empressa de me montrer où je pouvais puiser l’eau. Les toilettes se trouvaient dans la cour de l’école ; c’étaient celles des élèves. Fugacement, je revis ma maison de Brest que je venais tout juste de quitter, et mon cœur se serra.

Ma première nuit à Sein fut agitée. D’étranges bruits me hantèrent des heures durant. Parfois, j’entendais des voix, des pas dans la ruelle qui passait sous ma fenêtre. Et puis, je n’avais pas bien chaud en raison de l’humidité ambiante, et les mois à venir me tracassaient. Si je frissonnais déjà en octobre, qu’en serait-il en décembre ou en février ?

Ce matin, dimanche, je me rendis à la messe à l’église SaintGuénolé. J’avais enfilé une robe noire toute simple afin de me fondre davantage dans le décor. Pourtant, à peine avais-je franchi le porche que tous les paroissiens me considérèrent avec curiosité. Il y avait du monde et l’office n’avait pas encore débuté.

Aussi discrètement que possible, je me suis avancée dans le bas-côté pour m’installer en bout de banc. De tous les côtés, des murmures me parvenaient, plus ou moins étouffés. À n’en pas douter, je devais être le sujet de conversation de bien des commères ! Fermant les yeux pour ne plus croiser les regards curieux qui me déshabillaient ostensiblement, je ne les rouvris que lorsque le premier cantique débuta.

À la fin de la messe, lorsque je sortis sur le parvis, j’aperçus de nombreuses femmes en prière sur les tombes de leurs défunts.

M. et Mme Relond vinrent à ma rencontre pour me saluer chaleureusement et s’enquérir de ma première nuit sur l’île. Quelques enfants m’adressèrent aussi de timides sourires, puis je rentrai chez moi, pressée de me retrouver à l’abri des regards.

Après un frugal déjeuner, voyant que le soleil brillait, je suis partie à la découverte de Sein. À vrai dire, le tour de l’île fut plutôt rapide puisqu’elle est véritablement minuscule ! Je crois avoir lu quelque part qu’elle ne mesure que deux kilomètres de long. La terre est aride et sablonneuse, et il n’y a pas l’ombre d’un arbre, ce qui est assez déroutant. En revanche, j’ai vu un drôle de menhir ! Je me suis vite éloignée du bourg et j’ai arpenté la lande, mon petit sac sur le dos. Le soleil inondait les modestes champs clôturés de murets de pierres séchées ; quelques vaches et moutons erraient paisiblement non loin d’une vieille chapelle. Ayant découvert une charmante crique sauvage d’où je pouvais apercevoir le phare d’Ar-Men, je me suis mise en maillot de bain. L’eau était encore délicieuse et je m’attardai un bon moment à barboter.

Après quoi, je décidai de me montrer studieuse ! À la veille de la rentrée, n’étant pas tout à fait prête, je rentrai finalement travailler chez moi !

Samedi 8 octobre 1938

Une semaine vient de s’écouler à une vitesse invraisemblable. Qui l’eût cru ? J’ai été tellement occupée que je n’ai même pas réussi à tenir quotidiennement ce journal comme je me l’étais promis !

Lundi, c’était donc la rentrée scolaire, ma première rentrée d’institutrice ! Après une nuit blanche passée à me torturer l’esprit, je me suis retrouvée dans ma classe pour accueillir mes élèves. Lorsque la cloche a sonné, j’ignore qui, de moi ou des enfants, était le plus angoissé !

Le maire et le recteur ont prononcé un petit discours pour me souhaiter, ainsi qu’aux enfants, la bienvenue et une très belle année. J’étais émue et n’avais qu’une hâte, que nous nous rendions en classe.

Intimidés, mes élèves ont été sages comme des images tout au long de la journée, et je dois dire que le soir, je me suis couchée rassérénée. Nos professeurs nous avaient tant avertis... Il arrivait parfois que des classes soient particulièrement laborieuses à gérer. Il suffisait de quelques éléments turbulents ou indociles pour rendre l’enseignement extrêmement ardu.

Malheureusement, cette sagesse n’a pas duré ! Dès le lendemain matin, sans doute rassurés sur leur sort, les langues de mes petits élèves se sont déliées, et une bande de bavards est arrivée en classe. Il m’a fallu très rapidement sévir, mais à mon grand soulagement, le calme est vite revenu.

Après quelques jours de classe, je dois reconnaître que je suis plutôt satisfaite. Dans l’ensemble, les enfants sont obéissants et bienveillants entre eux. Ils manquent parfois d’attention mais cherchent à faire de leur mieux, s’appliquant autant qu’ils le peuvent dans leurs devoirs. J’espère que cela va durer ! Je suis aussi ravie de savoir l’abbé Berton dans la classe voisine. Il est sympathique et toujours de bon conseil. Je sais que je pourrai compter sur lui en cas de nécessité.

Après l’école, j’ai beaucoup travaillé chez moi, mais j’ai aussi pris le temps de découvrir plus largement l’île, en particulier jeudi, et de profiter du beau temps. C’est incroyable, on se croirait presque en août ! À peu de chose près, je fais toujours le même itinéraire. Du reste, il n’y a pas beaucoup de possibilités ! Je commence à bien connaître la lande où je croise de temps à autre des îliens qui m’observent de loin, sans pour autant me saluer. Une fois, j’ai aperçu des femmes près d’un four et me suis demandé ce qu’elles faisaient. Plus tard, Marie Relond m’a expliqué qu’il s’agissait des brûleuses de goémon qui, après avoir ramassé les algues, les transformaient en pains de soude que l’on vendait ensuite sur le continent.

Si je veux un peu d’animation, je n’ai d’autre choix que de me rendre sur le port. C’est le cœur de l’île et j’aime y flâner. Les Sénans s’y retrouvent pour bavarder et échanger les dernières nouvelles. Au bord de l’eau, des casiers à homards s’égouttent. Sur les quais on trouve l’Hôtel de l’Océan, tenu par un couple assez original d’après ce que j’ai pu voir, ainsi que quelques commerces.

Au fil des jours, les Sénans se sont habitués à ma présence, et j’ai le sentiment d’être un peu moins l’objet de toutes les discussions. Pour autant, je n’irais pas jusqu’à dire que je me fonds dans le paysage. Mais en comparaison avec dimanche dernier, il y a du progrès ! Cela étant dit, en dehors des Relond et du recteur, pas un habitant ne m’a encore adressé la parole. Est-ce de la timidité ou de la fierté ?

Cette situation m’attriste et me désole. Je n’ai jamais été victime d’une telle antipathie et je ne sais quoi faire pour y remédier. Par ailleurs, la solitude commence à me peser. Je donnerais n’importe quoi pour pouvoir palabrer de tout et de rien avec quelques voisines ! J’ose espérer que les mères de mes élèves ne tarderont pas à venir me voir. Ce serait déjà un début !

La vie sur l’île est paisible et immuable. Elle est rythmée par la marée, les départs et arrivées des bateaux de pêche. Lorsque je songe à l’intense activité d’une ville telle que Brest, je me dis qu’ici, nous sommes sur une autre planète !

Cette semaine, le seul évènement de taille qui eut lieu fut une naissance dans ma rue ! En pleine nuit, j’ai été réveillée par des hurlements. Je me suis redressée sur mon lit, terrifiée. Lorsqu’ils se sont répétés, je me suis approchée furtivement de la fenêtre. On aurait dit que quelqu’un se faisait égorger, c’était affreux ! Soudain, au bout de la rue, j’ai aperçu le petit Pierrot qui est dans ma classe. Il courait aux côtés d’une femme d’un certain âge et ils sont entrés dans sa maison, juste en face de l’école. Alors seulement, je me suis souvenue que sa mère était enceinte jusqu’au cou et me suis raisonnée. Elle était certainement en train d’accoucher. De fait, un peu plus tard, j’ai entendu le cri, à n’en pas douter, d’un nouveau-né. Le lendemain matin, Pierrot est fièrement venu m’annoncer qu’il avait un nouveau petit frère, Marc.

Enfin, j’ai eu la joie de recevoir du courrier du continent. Une lettre de mes parents, bien sûr, et une autre d’une bonne amie qui a elle aussi fait sa première rentrée à Plabennec, non loin de Brest. Son école est légèrement plus grande que la mienne – ce qui n’est pas difficile – et pour l’instant, elle semble satisfaite de son sort.

Dimanche 30 octobre 1938

Un mois déjà que j’ai posé le pied à Sein ! Cela me paraît à la fois long et si peu...

Jusqu’à la mi-octobre, alors qu’il faisait encore suffisamment chaud pour apprécier les bains de mer, je me suis rendue quotidiennement dans la jolie petite crique que j’avais remarquée à mon arrivée. Certes, l’eau refroidissait de jour en jour, mais j’étais bien aise de pouvoir en profiter !

Or un jour, rentrant chez moi les cheveux encore ruisselants, j’ai croisé M. le maire qui souhaitait me parler. Pensant qu’il s’agissait d’une question scolaire, je l’invitai à m’accompagner jusqu’à l’école. Il avait l’air embarrassé, ce qui ne lui ressemblait pas.

– Je suis désolé, me dit-il alors. Je dois vous faire part de quelque chose de...

– Que se passe-t-il ? demandai-je, alarmée.

– Voilà, des femmes vous ont surpris en train de nager dans une crique près du phare...

– C’est juste !

– Je suis navré, mais... il vaudrait mieux qu’à l’avenir, vous évitiez de vous baigner.

– Pour quelle raison ? m’exclamai-je, interdite. L’endroit n’est nullement dangereux, il me semble. Qu’y a-t-il de mal à se baigner ?

– Rien, j’en conviens, mais...

– Les vacanciers ne se baignent-ils donc jamais sur l’île ?

– Si, bien sûr, mais... ce sont des vacanciers ! Comprenez-moi, Mademoiselle, les îliens mènent une vie de labeur où les loisirs n’ont aucune place. Ils sont aussi très pudiques et votre tenue... Enfin, je veux dire...

– Que sous-entendez-vous, Monsieur le maire ? m’écriai-je, offensée. Mon maillot de bain n’a rien d’indécent !

– Je n’en doute pas, Mademoiselle. Mais comprenez bien qu’ici, vous n’êtes ni à Saint-Malo ni à Trouville. Et les îliennes redoutent que leurs maris ne vous surprennent...

Atterrée, je faillis lui rétorquer qu’ils s’en remettraient très certainement, mais je ne pouvais me permettre de me montrer effrontée avec l’une des rares personnes qui, sur cette île, me manifestait un peu de sympathie.

– Je comprends, dis-je docilement. Je regrette sincèrement que mon comportement ait pu offenser les Sénans. Cela ne se reproduira plus, je vous en donne ma parole.

– Merci pour votre compréhension, Mademoiselle. Si cela ne tenait qu’à moi, vous savez...

– Ne vous tracassez pas. D’ailleurs, le temps risque de changer d’ici peu, et je ne suis assurément pas adepte des bains de mer glacés !

De fait, peu après cet incident, le temps s’est subitement dégradé. Il s’est mis à pleuvoir plusieurs jours d’affilée, sans interruption. Le vent s’est aussi levé, et comme si cela ne suffisait pas, le froid s’est finalement invité. J’ai eu la sensation de passer de l’été à l’hiver en seulement quelques jours !

Il n’est pas de lieu, j’imagine, où le mauvais temps est réjouissant, mais je dois dire qu’ici, plus qu’à Brest en tout cas, la vie devient très vite morose. Je comprends mieux aussi l’intérêt d’avoir construit les maisons si resserrées les unes contre les autres afin de stopper le vent !

Bref, en quelques jours, mon moral en a pris un coup... Au début, j’ai failli renoncer à mes promenades. Mais très vite, j’ai pris une grande décision. Quelle que fût la météo, je devais m’astreindre à une sortie quotidienne afin de prendre l’air. En effet, passer mes journées enfermée entre quatre murs, dans la classe, puis dans mon appartement devenu franchement lugubre en l’absence de soleil, n’était pas très distrayant !

Car à mon grand désespoir, rien n’a changé au niveau relationnel. Si les Sénans ne se retournent plus systématiquement sur mon passage pour me détailler des pieds à la tête comme une bête de foire, ils ne sont pas pour autant devenus chaleureux à mon égard. Je commence vraiment à accuser le coup...

J’avais innocemment espéré que des liens se créeraient par l’intermédiaire de mes petits élèves. Mais pour le moment, c’est

loin d’être le cas. Il y a pourtant bien des filles de mon âge ici, j’en croise régulièrement au village, chez l’épicier et parfois sur la lande. Mais j’ai l’impression qu’elles m’évitent. Pour quelle raison ? Cela demeure un mystère ! Je suis de temps à autre conviée à prendre un repas chez le maire, mais mes mondanités s’arrêtent là.

En classe, tout se passe à merveille et c’est là ma consolation. Mes élèves sont adorables et très attachants. Certains me font vraiment rire avec leur bouille d’ange ! Ils sont courageux et assez appliqués, je n’ai vraiment pas à me plaindre. J’ai cependant déjà remarqué un élève en difficulté. Le petit Jules est un enfant très discret qui parle peu et laborieusement. Il zozote et forme mal certains sons. Ce qui m’ennuie, c’est que de fil en aiguille, il lit mal. Et il a aussi tendance à mélanger les sons en orthographe. Je vais devoir l’avoir à l’œil. Et puis il y a aussi Claude. Lui, c’est le pitre de la classe ! Il est drôle et plein d’humour, mais se montre souvent dissipé, ce qui incommode les autres. Il n’a jamais l’air très concerné par mes remontrances...

Je reçois régulièrement du courrier du continent. Mère m’écrit chaque semaine, me donnant les dernières nouvelles de la famille et de mes connaissances. Quelques amis aussi m’envoient de temps à autre des lettres, et cela me fait vraiment chaud au cœur. J’ai ainsi le sentiment de garder le lien avec ceux que j’aime et qui si souvent me manquent cruellement.

Après plusieurs mauvaises nuits, j’ai fini par m’habituer au sifflement du vent et aux divers bruits de la rue et de l’école, mais je dois dire que je ne suis pas toujours très rassurée...

Lorsque je suis partie fin septembre, j’avais décidé de rentrer chez mes parents à l’occasion de la fête de la Toussaint. Or, j’ai décidé il y a quelques jours de renoncer à ce déplacement pour deux raisons. D’abord parce que si je veux que les îliens m’adoptent, j’ai tout intérêt à ne pas prendre trop souvent la poudre d’escampette, ils pourraient penser que je ne rêve que de retourner d’où je viens – ce qui n’est pas loin d’être vrai ! – ; d’autre part, je crains qu’une fois arrivée à Brest, je n’ai plus l’envie ni le courage de revenir à Sein. Aussi, par précaution, je préfère rester sur mon île. Mes parents ont été chagrinés d’apprendre que je ne viendrai pas leur rendre visite, mais je pense qu’ils ont compris que c’était là une sage décision.

Samedi 12 novembre 1938

À la Toussaint, une merveilleuse surprise m’a redonné du baume au cœur : mes parents m’ont fait la grande joie de venir me voir à Sein !

Je flânais sur le port lorsque le Zénith est arrivé. Des pêcheurs venaient d’accoster. Leurs bateaux remplis de homards, de langoustes et de crabes me faisaient baver d’envie ! Alors, quelle ne fut pas ma stupeur en apercevant mes parents qui débarquaient, une valise à la main ! Les voir ici me rendit totalement euphorique et je me précipitai vers la cale pour les accueillir avec effusion. Nous nous sommes directement rendus à l’Hôtel de l’Océan où ils avaient retenu une chambre, après quoi je les ai conduits jusqu’à l’école qu’ils étaient impatients de découvrir.

Je leur fis donc faire le tour du propriétaire en commençant par les classes au rez-de-chaussée qu’ils trouvèrent très agréables, puis nous gagnâmes l’étage. Ils pénétrèrent dans mon petit appartement et je refermai la porte derrière nous. Un silence lourd de sous-entendus s’installa. Mon père semblait un peu désorienté, et ma mère se laissa choir sur un tabouret en bois, livide.

– Ne me dis pas que tu vis dans ce taudis ! me dit-elle d’une voix blanche.

– Ce n’est pas un taudis, Mère. C’est juste un peu rustique ! répondis-je.

Je sentais que ma mère était catastrophée de découvrir dans quelles conditions je vivais. Sa réaction fut presque analogue à la mienne fin septembre. À ceci près que j’avais gardé mes impressions pour moi, tout en me faisant très vite une raison. Comme moi, ma mère avait toujours eu une vie facile et n’avait connu que le confort. Elle tombait des nues...

– Ma chérie... Tu ne peux pas vivre ici, ce n’est pas possible ! Tu vas rentrer avec nous à Brest, et nous allons faire marcher nos relations pour que tu puisses obtenir un nouveau poste si tu tiens absolument à continuer à enseigner !

J’étais abasourdie. Comment une telle idée avait-elle pu germer dans son esprit ?

– Mais je n’ai pas l’intention d’abandonner mon poste ! m’écriai-je, scandalisée.

– Enfin, ma chérie, regarde-toi ! Tu es toute pâlichonne, et puis... tu as maigri ! Je suis certaine que tu ne manges pas suffisamment ! Tu vas te rendre malade, c’est ridicule !

– Ce qui est ridicule, c’est d’insinuer que je pourrais délaisser les élèves qui m’ont été confiés après seulement quelques semaines d’école ! dis-je, furieuse.

– Je comprends, ma chérie ! intervint calmement mon père. Et je suis d’accord avec toi. Cela ne serait pas convenable. En revanche, accepterais-tu que nous te trouvions un autre logement sur l’île ? Plus confortable et mieux équipé.

– Le confort n’existe pas, ici ! répliquai-je froidement. Et il est absolument hors de question que je vive dans le luxe alors que tant de Sénans sont dans le dénuement !

– Mais tu n’es pas sénane ! Tu as le droit de vivre confortablement, tout de même ! s’insurgea ma mère.

– Ce serait tout simplement indécent de ma part ! Si vous saviez comme il est difficile pour moi de m’intégrer parmi les îliens ! M’installer ailleurs que dans ce logement de fonction serait purement outrageant. Personne ne comprendrait !

Quelqu’un frappa à la porte, mettant aussitôt un terme à notre orageuse discussion. C’était Antoine Relond. Il avait appris par Paul, le patron du Zénith, que mes parents étaient arrivés à Sein, et désirait tout simplement leur souhaiter la bienvenue.

– Nous sommes enchantés d’avoir votre fille parmi nous ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. C’est une remarquable institutrice, très estimée des élèves comme de leurs parents !

– De leurs parents ? répétai-je, surprise.

– Oui ! Certains d’entre eux sont déjà venus me dire qu’ils étaient très satisfaits par votre enseignement de grande qualité !

Ces paroles me réchauffèrent le cœur. Ainsi donc, des parents d’élèves vantaient mes mérites dans mon dos. Je pouvais peutêtre espérer que prochainement, ils viendraient enfin me voir ! Pour l’instant, mon père discutait avec M. le maire et je n’avais qu’une crainte : qu’il évoque les piètres conditions matérielles de mon installation. Heureusement, il s’en garda bien !

Le soir venu, mes parents m’invitèrent à dîner à l’Hôtel de l’Océan. Exception faite des quelques repas pris chez les Relond, j’avais une alimentation peu variée et piètrement équilibrée.

Faire la cuisine était de loin ce qui me pesait le plus dans cette vie indépendante, et je dois reconnaître que j’en faisais le minimum. Si bien que mes déjeuners s’apparentaient plus à de légères collations, et mes dîners à du grignotage... Aussi ce soirlà étais-je ravie à la perspective de déguster un vrai repas, digne de ce nom. Nous commandâmes un plateau de fruits de mer qui fut suivi d’un délicieux turbot, le tout arrosé d’un savoureux vin blanc.

Le lendemain, jour de la Toussaint, j’emmenai mes parents parcourir l’île et leur fis découvrir les endroits emblématiques que j’avais moi-même repérés au cours de mes escapades. Après le port et le dédale de ruelles constituant le cœur du bourg, nous arrivâmes à l’église Saint-Guénolé, construite par les îliens euxmêmes qui transportèrent bravement les pierres depuis la grève jusqu’au chantier. Je leur montrai ensuite le monument aux morts, l’Abri du Marin (une institution ici !), la chapelle SaintCorentin, fort ancienne et tristement endommagée, ainsi que le phare. Nous passâmes aussi près du calvaire de Nifran – un monolithe en granulite –, où un groupe de femmes palabrait paisiblement, et de loin je leur fis remarquer les ruines du vieux moulin.

Mes parents assistèrent avec moi à la grand-messe de la Toussaint, puis rentrèrent en fin d’après-midi à Audierne.

Malgré ma contrariété suite à la conversation du premier jour, la visite de mes parents me fit grand bien, car elle me permit de m’épancher en toute quiétude. Durant vingt-quatre heures, je pus raconter ce que je vivais et échanger avec des personnes qui me connaissaient, et avec qui je n’avais pas besoin de prendre de gants. En les voyant monter à bord du Zénith, j’eus tout de même un pincement au cœur. Et en toute honnêteté, je serais bien partie avec eux dans l’intention de prendre un bon bol de ville ! Car oui, je rêvais de rues animées, de magasins regorgeant de marchandises éclectiques, de théâtres et de gens joyeux et insouciants ! À cet instant, ma vie passée me rendit profondément nostalgique. J’aurais donné n’importe quoi pour aller dîner ce soir chez des amis ou me rendre à un bal !

Tard ce soir-là, alors que je m’apprêtais à me glisser sous mes couvertures, j’entendis un étrange bruit et m’approchai en grelottant à la fenêtre. Dans la rue, l’obscurité était totale, mais je distinguai très nettement quelques silhouettes qui ne tardèrent

pas à s’arrêter devant ma porte. Une clochette tinta et des voix s’élevèrent : « Chrétiens, réveillez-vous ! Priez pour les âmes des Trépassés. Que chacun dise un Pater, un Ave et le Requiescat in pace ! »

Ils repartirent et firent de même devant toutes les maisons de la rue. Je n’aurai jamais fini de découvrir les traditions de cette mystérieuse île !

Hier, c’était le 11 novembre. Comme partout ailleurs sur le continent, une célébration commémorait nos glorieux poilus, morts pour la patrie. La journée débuta par une messe à SaintGuénolé, puis nous nous rendîmes en procession au monument aux morts. Après avoir solennellement chanté La Marseillaise, le maire se fendit d’un discours patriotique où il rappela l’héroïsme des soldats qui, en faisant don de leur personne, avaient permis à notre beau pays de recouvrer la liberté. Il évoqua aussi la tragique disparition de trois pêcheurs sénans, tués par l’ennemi en mai 1917 alors qu’ils levaient des casiers au large d’ArMen. Cette tragédie que je méconnaissais avait, semble-t-il, profondément choqué la population. Avec le recteur et moi-même, les élèves de l’école avaient préparé une petite intervention au cours de laquelle des lettres de poilus sénans furent lues. Puis, ils entonnèrent Chanteclair, un chant patriotique d’Émile Durand : « Chante, vieux coq, reprends ton rôle, reste droit sur ta pierre bien haut. Et c 'est au fin fond de la Gaule la fête des Cocoricos. »

Jeudi 17 novembre 1938

Depuis quelques jours, le temps était exécrable et je ne sortais guère que pour faire quelques pas dans les ruelles étroites du bourg. J’étouffais dans mon petit appartement et tournais en rond. Aussi, malgré un crachin persistant et quelques rafales de vent, je décidai de m’habiller chaudement pour sortir affronter les éléments.

Le village semblait dépeuplé et je ne croisai pas âme qui vive jusqu’à la lande. Devant moi, celle-ci s’étendait, sauvage et triste. Dans les premiers temps, ce paysage désolant et désolé me déprimait, m’oppressait, m’angoissait presque. Mais peu à peu, je m’y suis accoutumée et, aussi étonnant que cela puisse

paraître, chaque échappée m’offre toujours de nouvelles sensations. En fonction de l’heure et de la météo, les perspectives et la luminosité ne sont jamais les mêmes !

À l’autre bout de l’île, du côté du phare, le brouillard tombait doucement, et déjà je ne pouvais plus entrevoir son sommet. Je me pris à rêver de Méditerranée, de soleil éblouissant, de palmiers et de sable chaud. Plongée dans mes pensées et mes souvenirs, je poursuivais mon chemin sans remarquer le moins du monde que le brouillard était en train de s’emparer de l’île tout entière. Lorsque je m’en rendis compte, il était trop tard...

Soudainement, je m’arrêtai. Je regardai autour de moi avant d’être prise d’une indicible panique. En quelques minutes me semblait-il, un épais brouillard avait recouvert Sein. Je ne distinguais plus rien autour de moi. Je n’avais plus le moindre repère dans cette sorte de purée blanche et, ayant stupidement tourné sur moi-même pour constater ma terrible infortune, je ne savais même plus de quel côté se trouvait le village. La pluie persistait et le vent avait encore redoublé d’intensité. Réalisant dans quel pétrin je m’étais fourrée, je fus saisie de frayeur...

Sans plus attendre, je décidai de me remettre en marche en priant le Ciel de tomber non pas dans l’eau mais sur le bourg, ou tout du moins, sur une construction me permettant de m’abriter. Dans les environs, les maisons n’étaient pas légion, mais il y en avait bien quelques-unes. Il y avait aussi la chapelle SaintCorentin et le phare.

J’avançais lentement depuis quelques instants, attentive à chacun de mes pas, veillant à ne pas m’écarter du sentier. Mon cœur battait la chamade et je compris que j’avais été terriblement imprudente de m’aventurer ainsi sur le chemin du phare avec un temps pareil. Par bonheur, je finis par deviner un mur et reconnus avec soulagement la petite porte. C’était celle du phare.

Sans plus réfléchir, je l’ouvrai et m’engouffrai à l’intérieur. L’obscurité était totale. J’ignorais où je me sentais la moins rassurée : dehors, au cœur de la tempête et dans un brouillard à couper au couteau, ou dans ce phare aussi noir que du charbon ? En tâtonnant, je finis par repérer la rampe ainsi que les marches, et commençai malgré moi à monter.

À dire vrai, je n’en menais pas large. Je n’avais jamais rencontré le maître du phare. J’ignorais si celui qui résidait tout là-haut serait un vieux ou un jeune grincheux. D’après ce que j’en savais, les gardiens de phare avaient la réputation d’être bourrus, taciturnes, voire asociaux... Et s’il me jetait dehors ? J’en étais là de mes considérations lorsque je m’arrêtai sur une marche, tendant l’oreille. Non, je ne rêvais pas... quelqu’un jouait de la musique ! Je repris mon ascension, transie de froid et soucieuse de ce qui m’attendait en haut.

Comme je commençais à distinguer le sommet, la musique stoppa net et une tête hirsute surgit en haut de l’escalier. Agrippée à la main courante et véritablement haletante, je ne parvenais pas à discerner les traits du visage qui me fixait avec un mélange d’ironie et de délectation.

– Tiens tiens ! Ben ça pour une surprise... dit finalement une voix grave et enjouée. Allez, encore un petit effort, Mademoiselle l’institutrice !

Je gravis vaillamment la dernière volée de marches et me retrouvai nez à nez avec le maître du phare qui me souriait d’un air narquois.

– C’est bien gentil de venir me saluer, reprit-il en riant. Surtout par ce temps !

– J’étais partie me promener... commençai-je, confuse.

– Vous m’en voyez ravi !

– Je suis désolée de vous importuner, mais...

– Laissez-moi deviner ! Vous ne trouviez plus votre chemin ?

– C’est ça...

– Qu’est-ce qui vous a pris d’aller vous balader dans la brouillasse ? Regardez donc ! On n’y voit que dalle avec cette purée de pois !

– Le temps a très vite changé, dis-je, dépitée. J’avais envie de prendre l’air, et quand je suis partie, il ne tombait qu’un léger crachin. Je ne pensais pas que...

– Une prochaine fois, Mademoiselle, lorsque vous constatez que tous les bateaux sont restés au port, ne partez pas à l’aventure ! Généralement, c’est mauvais signe !

– Je n’ai pas fait attention...

– Ça ne fait aucun doute ! Mais si vous voulez survivre à Sein, je vous conseille de faire attention ! Cela peut être fichtrement dangereux ce que vous avez fait !

Je sais...

– En attendant, vous allez vous changer. Je vais vous prêter des vêtements secs.

– Oh, c’est très aimable à vous, mais... ça va aller, je crois !

– Nous ne sommes pas en juillet ! dit-il en disparaissant. Si vous restez dans vos vêtements trempés, vous allez attraper la mort !

Il réapparut très vite avec un gros pull-over marin et un pantalon de mauvaise toile.

– Tenez ! dit-il en me remettant le tout. Changez-vous, cela ira déjà mieux, je vous assure !

L’idée même de me glisser dans les vieilles nippes du maître du phare ne me disait rien qui vaille. Néanmoins, j’avais si froid que je m’exécutai. Il m’indiqua un endroit où je pouvais m’isoler pour me changer, et quand je le rejoignis peu après, je vis un large sourire se peindre sur son visage.

– Cette tenue vous va à merveille !

– Je n’en doute pas, répliquai-je en riant.

À l’extérieur, les éléments se déchaînaient furieusement, mais entre nous un silence embarrassé s’installa.

– Dans combien de temps pensez-vous que je pourrai regagner le bourg ? finis-je par demander.

– Aux alentours de demain midi, probablement !

– Vous plaisantez, j’espère ! dis-je, sincèrement inquiète.

– Non ! Que croyiez-vous ? Que la tempête allait durer cinq minutes ?

– Non, bien sûr que non, mais...

– Tenez, je vous ai préparé du thé, dit-il en me tendant un bol. Ça va vous requinquer !

– Merci beaucoup. Mais il y a école demain ! Comment vais-je faire ?

– Vous n’y serez pas et le recteur fera sans vous, voilà tout !

– Mais il risque de s’alarmer de mon absence !

– Sans aucun doute ! C’est pourquoi je l’ai prévenu que vous étiez ici.

– Pardon ? Mais... Quand ça ? Comment ?

– Je lui ai téléphoné pendant que vous vous changiez.

– Vraiment ?

– Inutile que tout le village s’affole, ne pensez-vous pas ?

– Certes, mais...

– Détendez-vous donc maintenant. Dites-vous que vous êtes en vacances !

– En vacances... répétai-je, déconfite.

Brûlant et bien sucré, le thé était vraiment délicieux. Je l’avalai par petites gorgées et cela me revigora.

– Au fait, je crois bien que je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Clet, dit-il en me tendant la main.

– Enchantée, Clet ! Je m’appelle Pauline.

– Je le savais déjà ! répondit-il en riant.

– Cela ne m’étonne guère. Dites-moi... que faites-vous durant les jours de tempête, ici ? Vous ne vous ennuyez pas trop ?

– M’ennuyer ? Je ne connais pas ce mot !

– Ah... tant mieux !

– Je joue de la musique, je...

– Ah oui ! En montant, je vous ai entendu !

– Impossible !

– Si, j’ai entendu du biniou !

– Vous avez mal entendu. C’était plus sûrement le vent qui sifflait ! dit-il le plus sérieusement du monde.

– Je suis peut-être citadine, mais je suis bretonne ! Et je sais parfaitement faire la différence entre le vent et le biniou !

– Alors je jette les armes ! C’était bien moi, avoua-t-il en souriant.

Il se leva, sortit en coup de vent et réapparut avec son instrument.

– Un petit air ? me proposa-t-il.

Comme j’acquiesçais, il se mit à jouer un morceau entraînant que je connaissais bien. Fermant les yeux, je me revis, enfant, sur les genoux de ma grand-mère. Lorsque la dernière note s’envola, je lui offris un sourire reconnaissant.

– Merci ! Cela m’a rappelé de bons souvenirs ! dis-je.

– Vous connaissiez ce morceau ? me demanda-t-il, étonné.

Oui. Mon grand-père jouait du biniou. Mon enfance a été bercée par la musique traditionnelle bretonne.

– Aïe... Je vais donc avoir du mal à vous impressionner ! Il reprit pourtant son instrument et entonna un nouvel air. Cette fois-ci, il ne me disait rien.

– Ça vous a plu ?

– Beaucoup ! Je ne crois pas l’avoir déjà entendu, celui-ci !

– Normal...

– Pourquoi ?

– Parce que c’est moi qui l’ai écrit !

– Non ! Vous composez ?

– À mes heures perdues, oui ! Et comme j’en ai pas mal...

– Quel dommage... Lorsque vous êtes au sommet de votre phare, personne n’en profite !

– En effet. Mais je m’entraîne ! Nous avons une fanfare sur l’île. Je reconnais que les occasions de faire la fête ne sont pas si nombreuses, mais pour les mariages, les fest-deiz(2) et les fest-noz(3) , je suis toujours prêt !

– Je pourrais peut-être me joindre à votre fanfare, alors ! dis-je avec un air de défi.

– Vous ? De quel instrument jouez-vous ?

– Du biniou !

Je ne vous crois pas !

– Passez-le-moi, je vais vous montrer !

Dubitatif sans pour autant oser refuser ma requête, Clet me le confia. Alors, sous ses yeux médusés, je me mis à jouer un petit air traditionnel. Il me regardait avec des yeux ronds et la bouche ouverte, et son air incrédule m’amusa tant et si bien que je m’arrêtai, prise d’un fou rire.

– Remettez-vous de vos émotions, Clet ! Pensiez-vous être l’unique joueur de biniou de toute l’Armorique ?

– Certainement pas, mais... pour ainsi dire, je n’avais jamais vu une femme en jouer !

– Alors aujourd’hui est un grand jour ! dis-je avec espièglerie.

Nous passâmes un bon moment à jouer du biniou à tour de rôle, et il m’apprit l’un de ses morceaux. Lorsqu’au dehors l’obs-

2 Fest-deiz : fête de jour 3 Fest-noz : soirée dansante, fête de nuit

curité fut totale, Clet prépara le dîner. Autrement dit, il ouvrit une boîte de conserve qu’il réchauffa sur un antique fourneau à bois. C’était franchement immangeable, mais j’étais si affamée que j’avalai la mixture sans ciller.

Après ce sobre dîner, il me servit un verre de gwin-ardant(4) , m’assurant que cela allait me réchauffer. À peine en avais-je bu une demi-gorgée que je sentis mon gosier s’enflammer. Je fis de mon mieux pour masquer mon déplaisir, mais Clet avait la tête ailleurs.

Soudain, comme le silence s’agrandissait, il se mit à déclamer :

« Comme il pleut ce soir,

N’est-ce pas mon hôte ?

Là-bas sur la côte,

Le ciel est bien noir

La mer est bien haute !

On dirait l’hiver,

Parfois on s’y trompe...

Le vent de la mer

Souffle dans sa trompe(5).»

J’avais posé mon verre et l’observais, stupéfaite. Il crut bon d’ajouter :

– C’est de Victor Hugo.

– Je sais. Mais je suis surprise, je...

– Vous ne soupçonniez pas qu’un pauvre Sénan inculte puisse vous réciter des vers de Victor Hugo ! me coupa-t-il, vexé.

– Non...

– Vous mentez mal, Mademoiselle l’institutrice ! dit-il d’un air glacial. Avouez... À vos yeux, nous sommes tous de pauvres hères besogneux et ignorants.

– C’est faux, dis-je sans pour autant trouver les mots nécessaires à ma défense.

– Mmm... C’est pourtant l’avis de tous les continentaux qui posent le pied à Sein. Pourquoi feriez-vous exception ?

– Sans doute parce que je vis ici et que je vous connais !

4. Gwin-ardant : eau de vie.

5 Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir – Victor Hugo

Vous nous connaissez ? dit-il d’un ton pince-sans-rire.

– Disons que je m’efforce de vous connaître, si vous préférez.

– Je préfère, oui, cela me paraît plus juste. La vérité, c’est que vous êtes bourrée d’a priori à notre sujet ! Vous êtes venue chez nous pour faire la charité, rien de plus.

– C’est donc là l’opinion que vous avez de moi ? m’exclamaije, sidérée autant que froissée.

– Oui...

– Et vous osez insinuer que je suis bourrée d’a priori ! Vous ne manquez pas d’air ! dis-je, furieuse. Quant à dire que je viens faire la charité, vous vous méprenez. Je ne suis pas religieuse, je suis institutrice, et suis ici pour exercer mon métier. Que cela vous plaise ou non !

Comprenant que ses dernières paroles avaient suscité mon courroux, Clet n’ajouta rien et se tut quelques instants, fixant le mur et buvant de temps à autre une gorgée d’eau-de-vie.

Ici, les gens vous attendaient avec beaucoup d’impatience !

Et bon nombre de préjugés aussi ! Je suis une fille de la ville et je suis incapable de vous comprendre. C’est difficile pour moi, vous savez !

– Je veux bien vous croire. Nous, les Sénans, sommes fiers et courageux. Mais les continentaux ont trop tendance à nous considérer comme de pauvres balourds, ce que nous sommes sans doute un peu... Vous incarnez tout ce que les Sénans ne sont pas. Vous êtes distinguée, intelligente, belle aussi... Bref, vous êtes intimidante !

– C’est le monde à l’envers. C’est moi qui suis intimidée !

– Les relations humaines sont complexes, n’est-ce pas !

– À qui le dites-vous !

Un bref instant, le vent s’était éteint, et nous nous regardâmes, presque désorientés de ce répit.

– Aimez-vous la poésie ? me demanda-t-il, rompant ainsi le silence.

– Oui, beaucoup. Vous aussi, à en croire votre déclamation !

– « La poésie est cette musique que tout homme porte en soi(6).»

– C’est beau ! Je n’aurais pas mieux dit...

– C’est de Shakespeare !

6 William Shakespeare

– Vous me surprenez vraiment, Clet ! Vous êtes musicien, compositeur, amateur de poésie... Quel autre talent me cachez-vous encore ?

– Je n’ai pas eu l’opportunité de faire des études supérieures, me confessa-t-il, une pointe de regret dans la voix. Je n’avais pas un an lorsque mon père a fait naufrage au large d’Ar-Men. Ma mère s’est saignée aux quatre veines pour moi, et lorsque j’ai eu l’âge, je n’ai pas eu d’autre choix que de me mettre au travail. Pourtant, vous me croirez si vous voulez, j’aurais adoré être professeur !

– Je vous crois volontiers !

– Même si j’ai quitté l’école après mon certificat, j’ai toujours aimé étudier. Grâce au recteur et à M. Duruy, l’ancien instituteur, j’ai toujours réussi à me procurer des livres que je dévore dans mon repaire. Ici, je suis tranquille !

– Et qu’aimez-vous lire ?

– Un peu de tout. Mais j’ai une nette préférence pour l’histoire et la philosophie. La géographie aussi. Et puis, j’aime apprendre les langues.

– Les langues ?

– Oui, j’ai d’abord appris l’anglais et l’allemand, et depuis quelques mois, je me suis mis au russe.

– Vous plaisantez ?

– Non !

– Alors là, je suis impressionnée ! m’exclamai-je. C’est vraiment incroyable ! Mais... et maintenant, ne pourriez-vous pas réaliser votre rêve et devenir professeur ?

– Ma mère est âgée. Je ne peux pas l’abandonner ici. Et elle compte sur moi pour vivre décemment.

– Vous avez toujours été maître du phare ?

– Mon Dieu, non ! Cela ne fait que quatre ans. Auparavant, j’étais pêcheur, comme presque tous les hommes d’ici. Nous avons la mer dans le sang, nous autres ! Mais un jour, le maître du phare s’est retiré sur le continent, et il fallait un remplaçant. Je me suis porté volontaire et je n’ai jamais regretté mon choix un seul instant. Allez lire de la poésie sur un bateau de pêche au milieu du Raz de Sein, ce n’est pas très commode !

– J’imagine ! Quel est votre auteur préféré ?

– « Le brouillard est froid, la bruyère est grise ;

Les troupeaux de bœufs vont aux abreuvoirs ;

La lune, sortant des nuages noirs,

Semble une clarté qui vient par surprise. »

Clet s’arrêta et m’incita à poursuivre. J’obtempérai aussitôt.

« Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou(7). »

– Bravo, Mademoiselle l’institutrice !

L’art d’être grand-père ! précisai-je. J’aime beaucoup ce poème de Victor Hugo !

– C’est bien la première fois que je partage mon amour de la poésie avec quelqu’un ! Ici, les hommes n’ont pas le temps de rêver et de réciter de beaux poèmes. S’ils veulent survivre, ils n’ont d’autre choix que de travailler dur.

– Je sais bien... Vous savez, j’aimerais essayer de monter un petit spectacle théâtral avec mes élèves pour la fin de l’année. M. l’abbé est enthousiaste. Voudriez-vous vous joindre à nous pour l’organisation ?

J’aurais adoré vous venir en aide, mais... ce n’est pas possible !

– Pour quelle raison ?

Je ne suis pas certain que les Sénans comprendraient. Que vous organisiez une petite pièce avec vos élèves, c’est une excellente idée, mais sur l’île, les adultes travaillent.

– Je ne suis pas sûre de vous suivre !

– Cela ne m’étonne guère...

– Les Sénans ignorent ce que vous faites en haut de votre phare, je me trompe ?

– Non. Et je vous serais reconnaissant de garder cela pour vous. Puis-je vous faire confiance ?

– Cela va de soi. Bien que je trouve cela dommage !

– Peut-être. Mais je préfère.

Désormais la nuit était noire, et dehors, la tempête faisait rage. Le vent grondait toujours, mais cela ne nous empêchait pas d’écouter la radio. Soudain, la musique s’arrêta pour laisser place à un bulletin d’informations que nous écoutâmes d’une oreille distraite. Tout à coup, le speaker annonça : « En Allemagne, le pogrom contre les Juifs qui a eu lieu dans la nuit du 9 au 11 novembre dernier a fait de nombreux morts et blessés, et de nombreuses personnes ont été déportées. Des synagogues

7 L’art d’être grand-père – Victor Hugo

et lieux de cultes, mais aussi des commerces ou des industries ont été saccagés. Les autorités… »

Clet tourna le bouton. Un air d’opéra remplaça les terribles nouvelles.

– C’est affreux, dis-je simplement. L’Allemagne va vraiment à vau-l’eau...

– Oui... Et j’ai bien peur que ce ne soit qu’un début...

– Que voulez-vous dire ?

– Je pense que bientôt, l’Europe plongera de nouveau dans l’enfer...

– Dieu nous en préserve...

– Hitler ne s’arrêtera pas aux Sudètes, et je ne suis pas certain que nous soyons prêts à repousser des hordes de Teutons !

À ces mots, je frissonnai, plus de peur que de froid.

– Voulez-vous danser ?

– Je vous demande pardon ? m’écriai-je, sous l’effet de la surprise.

– J’ai vu que vous aviez froid. Cela va vous réchauffer ! À moins que vous ne préfériez un nouveau verre de gwin-ardant ? ajouta-t-il en m’adressant un clin d’œil amusé.

– Merci, mais... ça va aller !

– Ne me dites pas que vous n’avez pas appris à danser dans vos beaux salons dorés !

– Qu’insinuez-vous avec vos salons dorés ?

– Que vous avez grandi dans des salons dorés ! Je me trompe ?

– Contrairement à ce que vous avez l’air de penser, je n’ai pas grandi à la cour de Versailles !

– Ah bon ? dit Clet d’un air moqueur.

– Il est vrai que la demeure de mes parents est plus spacieuse que n’importe quelle maison de cette île, mais cela ne veut pas pour autant dire que nous vivons comme des princes !

– Je me fiche bien de l’endroit où vous avez grandi. Ce qui m’importe, c’est l’instant présent ! Alors, savez-vous danser, oui ou non ?

– Oui mais...

– Qu’y a-t-il ? Personne ne vous observe ! Vous pourrez faire autant de faux pas que vous le désirez ! Mais par pitié, épargnez mes pieds !

– Entendu ! dis-je, à bout d’arguments.

Clet me tendit une main, puis m’attira doucement vers lui avant de me prendre par la taille. Il planta un regard triomphant dans le mien.

– Prête ?

Légèrement troublée, j’acquiesçai, et nous nous mîmes à tournoyer au rythme de la musique. Nous dansâmes longuement, virant et virevoltant avec entrain, riant de temps à autre, nous cherchant parfois du regard.

Tout à coup, la sonnerie du téléphone résonna, nous faisant tous deux sursauter. Clet se jeta sur le combiné.

– Allô ?... Monsieur le maire ? Oui...

Clet se tut quelques instants.

– C’est noté. Merci pour l’information ! conclut-il. Oui... Oui oui, Mlle Le Goff se porte bien, dit-il en me jetant un regard réjoui. Bonne soirée ! dit-il en raccrochant.

Sans me laisser le temps de dire quoi que ce soit, il augmenta le volume de la musique et me reprit par la taille. Dans d’autres circonstances, j’aurais été capable d’éconduire mon cavalier ou de lui lancer une réflexion bien sentie. Au lieu de cela, je lui tendis ma main et me laissai aller dans les bras protecteurs de mon gardien de phare.

– N’hésitez pas à vous égarer de temps à autre sur la lande ! me chuchota-t-il. Grâce à vous, je viens de vivre ma plus belle tempête en quatre ans !

Minuit était passé depuis longtemps. Étendue sur un maigre matelas, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Clet m’avait gracieusement prêté son lit et dormait dans la pièce voisine, recroquevillé sur un vieux fauteuil défoncé.

Si maintes fois le vent m’avait empêchée de m’endormir dans mon petit appartement, ici, c’était bien pire. Son mugissement était assourdissant. Je n’entendais même pas Clet alors qu’il m’avait avoué ronfler comme une locomotive. De surcroît, j’étais complètement excitée.

Après des semaines de solitude éprouvante, je venais de passer ma première véritable bonne soirée. J’avais trouvé un ami et souriais d’aise à cette réjouissante pensée !

OCTOBRE 1938

Jeune institutrice, Pauline Le Goff choisit l’île de Sein pour sa première rentrée scolaire. Sur cette terre austère, les habitants mènent une vie de labeur. La jeune citadine peine à se faire accepter, face aux idées reçues. La spirale tumultueuse de la guerre qui approche va bouleverser son existence ...et celle du maître du phare. Qu’en restera-t-il de nos jours ?

Blandine Brisset, née en 1977 en Touraine, est professeur des écoles en Île-de-France.

Après le succès de son premier roman La Babouchka du 6e étage, voici Le Maître du Phare.

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