Matthieu Bobin


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Premier dépôt légal septembre 2015 - Déposé au ministère de la Justice (Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la Jeunesse, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011.)
Six ans. Six ans que Farëanor se préparait corps et âme à engager la lutte contre les injustices qui pèsent en Magarcane. Il pensait partir à l’aventure, au hasard des sabots de Gros-Cœur ou même à la suite d’Andugal, son père d’armes. Le jeune homme était déjà chevalier de bronze du royaume d’Ébanestal. Mais le roi Féasîn lui fit alors une autre proposition : celle de poursuivre sa formation chez un apothicaire de Gandagost. Son départ devait aussi lui permettre d’éviter d’être happé par les différents cercles de pouvoir de la noblesse ébanestalienne. En effet, ces derniers avaient accentué la pression sur Farëanor pour qu’il intègre un de leurs camps. Farëanor n’eut pas d’abord un grand désir de se mettre à l’étude des potions, mais les événements se précipitant il dut laisser derrière lui les portes de la grande cité pour gagner Gandagost. Il espérait aussi trouver une solution à la Malédiction qui pesait sur lui comme sur toute sa famille : à chaque génération, des membres commettaient des actes de vengeance ; leur punition était la mort.
Depuis plus d’une lune, il avait donc quitté l’Académie militaire d’Ébanestal pour cheminer sans autre protection que celle de ses armes. Il n’avait plus de maître derrière lui pour lui indiquer la route à suivre ni pour lui porter secours dans les dangers. Andugal, son père d’armes, effectuait au loin une mission dont personne ne pouvait dire s’il en reviendrait vivant. Quant à son tuteur, maître Kandard, il était parti lui aussi, avec Sabraël, un chevalier d’argent d’Ébanestal. Sabraël était un homme énigmatique. Farëanor savait seulement de lui qu’Andugal le considérait comme un rival et un adversaire.
Sur sa route vers Gandagost, Farëanor se retrouva brusquement au milieu d’un combat à défendre un convoi de voyageurs contre des bandits appelés les Sangorgiates. Avec Méléanna, une redoutable combattante au caractère bien trempé, il les affronta et sortit vainqueur. Par la suite, avec la jeune femme et les quelques survivants il dut se mettre à fuir, poursuivi par le reste de la bande des Sangorgiates. Des jours durant, ils parcoururent ensemble la forêt sauvage de Guéden G’Bar. Dans l’épreuve, Farëanor se sentit
plus proche de Méléanna et il sentit naître en lui des sentiments pour elle.
C’est alors que la Malédiction frappa le jeune chevalier de plein fouet. Lorsqu’il mit enfin la bande en déroute, en triomphant de son chef, il laissa l’esprit de vengeance le dominer : il frappa à mort le bandit alors même que celui-ci était désarmé, ce qui était formellement interdit par le code de chevalerie. La peur du châtiment et la culpabilité entraînèrent le fils d’armes d’Andugal à se renfermer sur lui-même, dans la tristesse. Ce furent les soins et l’amitié de Méléanna ainsi que l’attention de leurs autres compagnons, dont une petite fille au caractère vif, qui permirent à Farëanor de combattre en lui le mal qui rongeait son âme. Il put faire l’expérience de demander le pardon et de le recevoir du Bien lui-même. Puis, par un mystérieux intermédiaire, il se vit confier la mission de continuer sa route.
Parvenu à la cité des rois-bûcherons, Farëanor se rendit enfin à l’échoppe de Maërwan l’apothicaire. Il découvrit alors avec stupeur que le vendeur ne lui était pas inconnu. Ce vendeur n’était autre que Fravalgar, son propre frère, alors que depuis de longues années il l’avait tenu pour mort. Un bonheur nouveau semblait s’offrir à Farëanor. Malheureusement, les temps de repos sont de courte durée pour ceux qui veulent devenir des chevaliers itinérants.
Le chevalier fit une pause pour permettre à son compagnon de le rejoindre. Pendant ce court laps de temps, il vérifia que sa cape était bien attachée aux épaisses plaques d’armure qui recouvraient ses épaules. Il resserra également les sangles de ses genouillères. En principe, il ne courait aucun risque. Cela ne l’empêcherait pas de devoir affronter ses interlocuteurs et, dans ces circonstances, il préférait s’assurer de l’impression qu’il ferait. Bottes poussiéreuses d’une longue marche mais armure de campagne impeccable, épée longue au côté, visage fatigué mais fier, il espérait que cela suffirait pour faire entendre ce qu’il avait à dire.
– Vous ne semblez pas parfaitement à l’aise, messire Sabraël, fit remarquer son compagnon quand il parvint à sa hauteur.
– Et vous imaginez fort bien pour quelles raisons, maître Kandard. Alors pourquoi m’importuner sur ce point ?
Les yeux de l’ancien maître éliate de l’Académie se plissèrent finement.
– Je voulais juste m’assurer que les histoires du passé n’interfèreraient pas dans nos affaires.
– Cela ne dépend pas que de moi… Et je ne crois pas me tromper en disant qu’Andugal a la mémoire tenace.
– Souhaitons donc que les nouvelles que nous lui apportons soient suffisamment graves pour qu’il passe au-dessus de votre différend.
– Souhaitons-le, en effet.
– Et vous-même, où en êtes-vous à ce sujet ?
Pour toute réponse, Sabraël laissa échapper un grognement mécontent. Décidément Kandard ne s’encombrait pas de pincettes avec lui. Les deux hommes reprirent leur route en silence. L’air était lourd en cette fin d’après-midi d’Émilond.
Sur les pentes montagneuses qu’ils arpentaient, la forêt de bouleaux nains et de pins tortueux n’était pas pour les rassurer. Le moindre tronçon de sentier était parfait pour une embuscade. La teneur de leur mission était assez simple en somme, encore fallait-il la mener à son terme sans dommages, ce qui était une autre paire de gantelets.
– Elle est encore loin cette fichue cabane ? maugréa Sabraël. Il va finir par se mettre à pleuvoir, si ça continue comme ça.
Le ciel, en effet, s’obscurcissait dangereusement, mais Kandard ne prit pas la peine de répliquer. Il changea simplement son bâton de main pour éviter un buisson d’épines. Son compagnon n’avait parlé que pour exorciser l’angoisse qu’il sentait grandir en lui. Longtemps encore ils marchèrent, sans autre mot qu’un juron de Sabraël, après qu’une racine eut manqué de le faire tomber. Visiblement, ce n’était pas son jour.
– Halte ! les arrêta brusquement une voix. Qui êtes-vous et que venez-vous faire dans cette partie d’Ombreterre ?
La voix était jeune, aucune chance qu’il s’agît d’Andugal.
– Et vous, qui êtes-vous pour lancer pareilles sommations à des chevaliers du roi Féasîn ? répliqua sèchement Sabraël. Cette forêt n’est d’aucun royaume et nul n’a le droit d’en revendiquer la suzeraineté.
– Qui nous sommes ? reprit une autre voix, plus dure et plus âgée que la première. Nous sommes des gens prudents, et nous évitons de froisser les personnes que nous rencontrons en cette région hostile de Magarcane pour le simple fait qu’elles nous posent des questions sur nos intentions.
Cette fois, celui qui avait parlé était l’homme que recherchaient Kandard et Sabraël. Sans précipitation mais sans hésitation, le seigneur Andugal apparut de derrière le tronc blanc d’un bouleau. Alors qu’il était désormais visible, il se garda d’avancer davantage.
– Salutations, serviteurs du roi ! lança-t-il sans chaleur. Kandard, c’est un plaisir de vous revoir.
Évidemment, il n’ajouta rien à l’intention de Sabraël. Mais ce chevalier s’y était attendu.
– Salut à vous, messire Andugal ! lâcha-t-il. Heureux de voir que vous possédez encore tous vos membres. Ces
araignées-serpents n’ont donc pas réussi à vous faire goûter de leurs crochets ?
Sans cesser une seconde de fixer Sabraël dans les yeux, Andugal répliqua avec la même aménité :
– Détrompez-vous, seigneur Sabraël. Sans mes compagnons d’armes, ce n’est pas un bras ou une jambe que j’aurais perdu, mais tout bonnement la vie. Je n’aurais pas cru leur poison si fulgurant. L’un des nôtres fut moins chanceux que moi.
Le regard du grand chevalier étincelait et Sabraël en resta figé sur place. La tension était plus vive encore que la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, à l’Étable d’or. En ce temps-là, Farëanor, son cher fils d’armes, l’accompagnait. Andugal avait besoin de se répéter intérieurement pourquoi il ne dégainait pas son épée et Sabraël de son côté faisait de même : un affrontement aurait évidemment desservi la Cause. Mais ce n’était pas l’envie qui manquait ; il aurait été si facile de résoudre une fois pour toutes leurs histoires d’antan.
– Veuillez accepter nos condoléances, compatit Kandard. Nous ne savons que trop bien ce que le service du roi demande comme sacrifices.
Il venait d’exprimer tout haut la pensée des deux guerriers qui se faisaient face. Aucun ne répondit, car tous deux avaient souffert de cette vérité.
– Andugal, reprit Kandard sans leur laisser le temps de reprendre le fer, Sabraël et moi venons de loin pour vous rencontrer. Je regrette que ce soit en de telles circonstances, mais y a-t-il un endroit où nous puissions nous entretenir avec vous, seul à seul ?
– Il y en a un.
Bien qu’il le cachât par un visage impassible, Andugal était encore aux prises avec ses pensées sombres. Pourtant il choisit, pour l’heure, de relâcher le pommeau de son épée et fit signe aux envoyés du roi de le suivre. À son geste, tout autour d’eux, des guerriers sortirent de derrière les arbres pour emboîter le pas au chevalier d’or. Les regardant se déplacer, Sabraël et Kandard surent immédiatement qu’il s’agissait là d’hommes et de femmes de terrain. Ils n’étaient pas très nombreux, moins d’une dizaine en vérité, mais la force et l’unité qui se dégageaient d’eux étaient incontestables.
Une femme aux longs cheveux noirs, tenus par un bandeau, arborait une armure de cuir souple et portait un étrange arc long à courbure irrégulière. Elle ne souriait pas plus que son chef et son visage était las. À sa droite, un homme de forte carrure, sans autre protection qu’un plastron de métal sombre, rattachait à son ceinturon une double hache de jet et une épée de bonne longueur, tandis que dépassait de ses épaules la garde massive d’une épée à deux mains. Son visage aussi resta fermé. Un peu plus loin, un homme à la silhouette plus élancée, vêtu d’une fine cotte de mailles, tenait dans son poing trois javelots à la ligne parfaite. Sur leur autre flanc, Sabraël et Kandard purent voir deux amoratios de taille modeste, des nains guerriers apparemment. L’un d’eux jouissait d’une formidable chevelure blonde et d’une barbe non moins fournie et colorée. De leurs bras musclés, les deux nains remettaient leurs arcs de guerre en bandoulière tout en commençant de deviser à voix basse. Émergea de leur gauche une femme d’un âge plus avancé, dont les traits étaient également tirés. À son bâton, surmonté d’une pierre rare, assez semblable à celui de Kandard, on pouvait déduire qu’il s’agissait d’une éliate. Deux hommes en armure la suivaient de près, plausibles protecteurs, arc prêt à l’emploi pour l’un, épée bâtarde et bouclier au poing pour l’autre. Ce groupe était à l’évidence un véritable cercle de compagnons d’armes, aussi fort de leur harmonie qu’il était blessé par la perte d’un de ses membres. Tel était l’arklan d’Andugal.
– Impressionnant, murmura Kandard pour marquer son admiration malgré la tristesse des esprits.
– Avec Andugal, reprit Sabraël sans délicatesse, c’était assez prévisible, non ?
« Cet homme est fait pour être chef d’arklan, songea ce dernier avec une teinte de jalousie, un bérakhel dont notre roi ne peut évidemment pas se passer. »
Comme les deux protecteurs de l’éliate se plaçaient derrière Kandard et Sabraël, les chevaliers du roi Féasîn comprirent qu’il était temps d’emboîter le pas à la petite colonne. Ils progressèrent rapidement, les uns plongés dans leurs pensées, les autres à l’affût d’un danger éventuel. Sabraël commença de ressentir quelques douleurs aux pieds. Ils marchaient en effet depuis trois jours et cela faisait de nombreuses lunes qu’il avait dû cesser de battre la campagne pour des raisons d’État.
Comme à chaque fois, l’entraînement commençait dans la douleur. Et une fois de plus, Andugal marchait en tête.
– Halte ! lança le chef de l’arklan après quelques minutes de marche.
Les guerriers, ses arkels, s’arrêtèrent dans l’instant, prêts à tout.
– Attendez-nous dans la cabane, ordonna-t-il à l’attention de ses hommes. Je vais avec nos hôtes jusqu’à la grotte. Térènte, toi, tu nous accompagnes.
Et il fut ainsi fait : le groupe se sépara en deux et, accompagnée du colosse à la hache de jet, la marche reprit pour les invités, avec les douleurs et les questions qui allaient avec elle. Alors que la nuit et la pluie n’étaient plus très loin, le bérakhel appela son second et lui glissa quelques mots à l’oreille. Sans attendre, le colosse partit devant au pas de course, laissant le trio à sa progression régulière. Le silence retomba, sans qu’aucun des chevaliers ne tentât de le soulever. Cela arriverait bien assez tôt. Et tandis qu’ils cheminaient l’un derrière l’autre, chacun aiguisait sa verve et affûtait son esprit.
« Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi ai-je accepté cette satanée mission ? Pourquoi est-elle tombée sur moi ? »
Telles étaient les questions qui martelaient la tête de Sabraël. Il ne trouvait aucune réponse de raison. Il n’y avait que sa mémoire et elle le ramenait à son suzerain :
– Faites-moi confiance, c’est là que vous nous serez le plus utile.
– Mais il…
– Messire Sabraël, interrogea le roi avec toute la force de son autorité, acceptez-vous, oui ou non, la mission que je vous commande ?
– Je l’accepte, mon seigneur, déclara le chevalier avec fermeté. Mais je…
– Fort bien ! Alors la discussion est close.
Le roi Féasîn n’y était pas allé par quatre sentiers. Sabraël avait choisi d’obéir. Sans doute cela servirait-il. À terme.
– Nous y sommes.
Il faisait presque nuit et rien n’indiquait de différence entre les arbres qui bordaient le chemin, pourtant Andugal paraissait sûr de lui. Et comme à sa suite on quitta la piste pour se frayer un passage dans le sous-bois, une pluie fine se mit à tomber. Dans la végétation inhospitalière, les chevaliers avançaient lentement désormais. La patience de Sabraël était mise à mal par les épines et autres pierrailles qui l’agrippaient volontiers ou le faisaient trébucher. Mais pour rien au monde il ne l’aurait laissé paraître devant Andugal. Enfin, ils débouchèrent devant une large excavation dans la roche. Un feu en éclairait l’intérieur. Térènte les attendait, ils le rejoignirent. Remarquant les trois torches qu’il avait préparées, Andugal eut un air de satisfaction. Le premier que voyait Sabraël depuis bien longtemps. Il fut de courte durée.
– Merci Térènte. Maintenant, si tu veux bien nous attendre ici.
Le guerrier acquiesça en leur tendant les flambeaux, puis s’assit tranquillement en tailleur devant son feu. Il les attendrait le temps qu’il faudrait, du moins attendrait-il ceux qui devaient revenir. Dehors, la pluie tombait plus drue et semblait tirer un rideau sur ce qui allait se passer.
Sans autre forme de cérémonie, le chef de l’arklan s’engouffra dans la caverne. Sabraël et Kandard s’interrogèrent du regard mais, ne pouvant deviner ce qui les attendait, ils s’engagèrent à leur tour dans l’obscur tunnel qui s’ouvrait devant eux. Une odeur forte et âcre leur monta très vite aux narines. Ils n’eurent pas à attendre longtemps pour en découvrir la provenance. Derrière un éboulis, le cadavre rougeâtre d’un démonias gisait par terre dans sa bile verte et venimeuse. Sabraël ne put réprimer une grimace de dégoût. C’était une sorte d’énorme araignée-scorpion avec des crocs de serpent. Vivant, il n’avait qu’à allonger la tête pour mordre au genou. Mais le plus souvent, il sautait à la gorge ou se laissait glisser d’une hauteur le long d’un fil poisseux. Mais même sans vie, le démonias avait de quoi impressionner, avec ses nombreuses pattes velues et son corps boursouflé. Il était muni d’un dard à la queue, et sa gueule, encadrée de deux crochets, laissait voir ses crocs mortels. En bref, une bête qu’on préférait éviter les jours de fête. Quand ils l’eurent dépassée, Andugal dégaina. – Cette vermine pullule par ici. Nous en avons éradiqué une bonne partie par nos assauts répétés et je ne pense pas
que nous en rencontrerons avant deux à trois cents loyes ; mais bon, on ne sait jamais.
– D’ici un quart d’éloine, donc. C’est compris. Nous saurons nous défendre, assura maître Kandard en frappant doucement de son bâton le sol de ce boyau.
Sabraël, quant à lui, tira de son dos son fidèle bouclier et le glissa sur son avant-bras de telle sorte qu’il pût encore manœuvrer son flambeau. Puis il sortit son épée du fourreau. Andugal savait parfaitement que Sabraël détestait ces bestioles. Pour cette raison, celui-ci se persuada que c’était volontairement que le chef de groupe les avait entraînés dans cet antre. Ils se remirent en route, plus prudents encore qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors. Des veines de silex traversaient la montagne et par endroits des éclats de lumière se reflétaient sur la roche. Des toiles de démonias, ces filaments poisseux et aussi rouges que leurs maîtres, encombraient de plus en plus la voûte et les parois du tunnel, tandis qu’à terre s’accumulaient les cadavres des monstres. Si cela devait continuer ainsi, les chevaliers finiraient par ne plus pouvoir avancer.
Après un passage critique, les trois hommes débouchèrent sur une vaste cavité. Elle donnait l’impression d’avoir été ouverte dans les entrailles de la montagne avant même la nais- sance du royaume d’Ébanestal. Des batailles récentes l’avaient transformée en charnier. Prévoyant, l’arklan d’Andugal avait pris le temps d’entasser les corps sur le côté pour assurer le passage.
– Quel carnage ! s’exclama Kandard. L’affrontement a dû être terrible.
– C’est peu de le dire ! confirma Andugal. Entre les énormes bêtes aux mandibules tranchantes et les petites vicieuses qui arrivent de tous les côtés… mon cœur balance.
Avec précaution, les chevaliers descendirent les quelques loyes de dénivelé qui les séparaient du sol de cet improbable vestibule sous-terrain. D’autres couloirs taillés dans la roche brute s’ouvraient dans le mur opposé pour s’enfoncer encore plus loin dans les ténèbres. Sabraël se demanda qui avait bien pu creuser sa demeure en un lieu semblable et de telle manière. Car les démonias n’étaient que des parasites. Quelles créatures avaient pu choisir pour refuge ce lieu devenu infâme ? Des amoratios sensés ou des monstres solitaires ?
Un couinement attira son attention. Sabraël passa rapidement sa torche de droite à gauche et n’eut que le temps de voir deux petits yeux perfides le regarder. Un démonias bondit sur lui, à la hauteur du ventre. Sabraël fit siffler son épée. La bête, saisie en plein vol, retomba sur la roche en deux morceaux, laissant échapper un borborygme écœurant.
– On aurait dit qu’il vous attendait, lâcha Andugal.
– S’il en est d’autres qui m’attendent, répliqua vertement Sabraël, ils connaîtront le même sort !
La réplique était claire et Andugal devait se le tenir pour dit. À lui de voir ce qu’il voulait.
– Peut-être, intervint Kandard avec à propos, le moment est-il venu d’en venir à la raison de notre présence ici. Nous sommes suffisamment au secret dans cet antre et point n’est besoin d’aller plus loin.
– Parlez.
– Sa majesté Kel Féasîn Abîndaniel nous envoie vers vous d’abord pour nous enquérir de l’avancement de vos recherches.
Andugal continuait de fixer Sabraël. Il semblait pris par ses pensées. Pourtant il ne tarda pas à répondre.
– Au risque de vous paraître grossier, j’aimerais d’abord voir votre ordre de mission. Signé de la main du roi.
Sabraël eut alors un rictus qu’il ne chercha pas à cacher.
– Le contraire m’eut étonné. Toujours aussi suspicieux envers vos pairs ?
– Toujours.
Les armes étaient toutes dégainées et, dans cette caverne, à l’abri des regards, loin des problèmes de la Quadrentente, ils auraient pu régler leurs comptes une fois pour toutes.
– Il est vrai qu’en notre monde de Magarcane il vaut mieux prendre ses précautions, s’interposa encore Kandard avec plus de vivacité cette fois.
Irrésistiblement, Andugal et Sabraël cessèrent de s’affronter du regard pour le reporter sur lui. Ce petit bonhomme qui ne payait pas de mine, avec son ventre plutôt rebondi et son air distrait, était là précisément pour que les deux chevaliers n’ou-
bliassent pas les soucis du royaume ni à qui ils avaient prêté allégeance. Aucun fer ne regagna sa gaine, mais les esprits acceptèrent la trêve qu’on leur imposait.
– Et votre requête ne nous offusque pas le moins du monde, continua l’éliate en tirant de sa manche un rouleau de parchemin. Néanmoins, avant de vous le transmettre, il vaut mieux que vous appreniez de vive voix quelques-uns de ses éléments.
– Vous me ménageriez, maître Kandard ? interrogea Andugal.
– Disons plutôt que de votre côté vous avez peut-être l’une ou l’autre question à nous poser.
Trois démonias choisirent ce moment pour se laisser glisser du plafond de la caverne vers Andugal. Leurs longs fils rouges se déroulaient doucement, tandis que de leurs crocs dégoûtait déjà la bave par laquelle la mort était si vite arrivée. Un œil inattentif ne les aurait pas aperçus, tant ils se fondaient dans le silence des lieux. Le bérakhel ne bougea pas. Leur descente se poursuivit plus lentement encore, pernicieuse, fatale. Mais Andugal demeura où il était. Ils se tenaient maintenant juste au-dessus de sa tête. Andugal restait immobile. Les crochets allaient frapper. Le chevalier mourrait en quelques heures.
Alors Sabraël ne put se retenir et lui fit un signe. Mais le chef d’arklan les avait déjà repérés. Il avait seulement attendu l’ultime instant pour connaître la réaction de Sabraël. Désormais, Andugal savait. Il se décala sur-le-champ, d’une vivacité fulgurante, arma son coup derrière sa nuque et abattit les trois créatures d’un seul mouvement de lame. Les démonias tombèrent à terre dans un bruit mat.
– J’ai bien quelques questions, en effet, reprit Andugal sans laisser le temps à personne de reprendre son souffle. D’abord, où sont Beshdrâm et Ataranielle, les courriers habituels du roi ? Ensuite, pourquoi vous a-t-on envoyés, vous, jouer les émissaires plutôt que d’autres ?
– Droit au but ! Du glaive ou du verbe, droit au but ! Voilà bien un trait plaisant chez vous, Andugal.
Kandard sourit à demi-lèvres, comme à son habitude. Peut-être espérait-il apaiser quelque chose de la tension qui emplissait la salle. Mais rien ne changea dans l’attitude rigide
du chevalier, ce qui ne sembla pas décourager pour autant le maître éliate.
– Beshdrâm et Ataranielle ont reçu une autre affectation. Ils vont bien et vous saluent.
Tout en écoutant attentivement la conversation, Sabraël s’approcha du tas de cadavres des démonias et, pour se donner contenance après l’exploit d’Andugal, il se mit à observer l’énorme créature qui avait été jetée sur le dessus du monticule. Elle avait presque la taille d’un ours.
– Quant à notre présence ici, poursuivit Kandard avec aisance, c’est le roi lui-même qui l’a voulue. Et à dessein, car il ne nous a pas laissé beaucoup de marge de manœuvre.
– Autant vous dire que nous n’étions pas « a priori » volontaires, ajouta Sabraël en râclant le corps de la monstruosité avec son épée.
– De cela, je peux aisément convenir, commenta Andugal comme s’il se parlait à lui-même. Continuez, Kandard. Sabraël prit l’insinuation d’Andugal pour une insulte. Il sentait déjà monter en lui une réplique cinglante. Mais la situation était déjà suffisamment pénible sans qu’il fût besoin d’en rajouter. Par ailleurs, de son comportement envers le chevalier dépendait pour une part la réussite de sa mission. Il rejeta donc sa rage sur la carcasse en début de putréfaction et la transperça de son arme. Une odeur nauséabonde s’en dégagea.
– Notre mission auprès de vous est double, expliqua l’éliate sans se départir de son calme entrain. Vous savez déjà que nous devons nous enquérir de l’avancement de vos affaires, mais cela peut attendre. Le deuxième point est le plus délicat et requiert de chacun de nous un doigté que j’espère nous possédons.
Tout en regardant Sabraël, Kandard insista davantage sur ces derniers mots. Au cœur même de la pestilence, Sabraël y répondit en prenant une profonde respiration. S’il avait donné sa parole à son souverain, ce n’était pas pour reculer le moment venu. Retirant alors son épée de la panse du gigantesque démonias, il se rapprocha de ses pairs. Andugal put lire la détermination de son regard. Dès cet instant il sut que Sabraël irait jusqu’au bout. Mais au bout de quoi, c’était là toute la question.
retrouvAiLLes
« Mon frère est vivant ! »
En marchant sous la pluie, Farëanor reprenait sans cesse ce refrain, comme un écho du chant intérieur qui le faisait vibrer. Il n’en revenait toujours pas.
« Fravalgar est vivant ! »
Ces paroles revenaient et revenaient, tant il avait peur d’avoir rêvé. Et plus il se les répétait, plus il était frappé d’étonnement. Croisant un groupe d’hommes en armes qui patrouillaient dans la rue, l’idée folle lui vint d’aller leur raconter la nouvelle incroyable. Il ne se retint que de justesse.
« Fravalgar est vivant ! »
La pluie tombait du ciel comme un fleuve se déverse dans la plaine, ne dérangeant en rien Farëanor. Bien au contraire, elle disait l’allégresse qui jaillissait de son propre cœur. Les ruelles sombres de la nuit tombante n’étaient ni tristes ni inquiétantes. Et pour le jeune homme, tout chantait autour de lui. La pluie battait sur les toits, la troupe marchait en cadence dans les flaques d’eau, les habitants claquaient à la hâte les fenêtres entrouvertes. Farëanor se sentait invité à la danse. De lui s’éloignaient l’isolement et la solitude qui l’avaient tant fait souffrir par le passé. Désormais, il ne pourrait plus se sentir esseulé, abandonné ou laissé pour compte. Il avait retrouvé son grand frère.
Fravalgar était en vie.
Méléanna commençait à s’impatienter quand, enfin, on frappa à la porte de chez son oncle. Il y avait intérêt à ce que ce ne fût pas un de ces aides de camp téméraires qui avaient le culot de continuer à faire leur travail sous la pluie de Gandagost. Mais cette fois la jeune femme n’y tint plus et se
mit à descendre les escaliers quatre à quatre. Tant pis si on la voyait, elle n’en pouvait plus d’attendre sagement son retour, comme si de rien n’était, à arranger sa propre chambre à sa convenance ou à fureter dans la bibliothèque pour donner le change. À la vitesse d’une gazelle, elle parvint la première devant la lourde porte de bois rivetée de cuivre polie, s’interposant entre elle et le domestique, qui l’aurait sans doute ouverte si on lui en avait laissé l’occasion.
– Merci Griv, je m’en charge, lança-t-elle à brûle-pourpoint.
– Bien, mademoiselle, répondit le serviteur un peu décontenancé.
Satisfaite d’elle-même, Méléanna tira les deux loquets et ouvrit la porte d’un coup sec. Elle tomba alors nez à nez avec un jeune homme, sur le plastron duquel l’eau coulait à grands ruisseaux.
– Bonsoir, mademoiselle. Je dois parler au grand capitaine Gallian. Puis-je entrer ?
– Ah ? euh… oui, bien sûr.
La jeune femme se sentit encore plus ridicule que déçue, et d’autant plus qu’elle s’était presque froissée un muscle en tirant sur la porte comme une sauvageonne.
– Quant à moi, s’empressa-t-elle de rajouter avec une lueur de défi dans le regard, j’allais sortir.
– Par ce temps ? s’exclama l’importun. Je ne saurais que trop vous le déconseiller.
En effet, la tenue de Méléanna était plus que légère pour la circonstance. Mais elle ne voulut pas en démordre, prise à son propre jeu.
– Je ne suis pas en sucre, que je sache !
– Certes non, esquiva le jeune soldat. Mais acceptez au moins ma cape. Je n’oserais pas moi-même sortir sans elle.
– Vous feriez mieux de la garder, sans quoi c’est ce qui vous arrivera si vous repartez d’ici un jour.
– Je vous en prie, insista-t-il, prenez-la malgré tout, même si je suis déjà à court d’arguments : ce serait pour moi un honneur.
Son opiniâtreté galante ne déplut pas tout à fait à Méléanna. Elle se risqua à prolonger le jeu.
– Fort bien. Si vous me trouvez un nouvel argument dans les trois secondes, j’accepterai votre présent.
– Trois secondes, c’est un peu…
– Un.
– Attendez, je…
– Deux.
– J’y suis. Si vous prenez ma cape et que le grand capitaine Gallian l’apprend, il ne manquera d’avoir pour moi plus d’estime. En somme, si vous acceptez de la prendre, c’est à moi que vous rendrez service.
– Mais votre argument est ignoble !
– C’est toujours un argument. Vous n’aviez pas précisé la qualité de ce que vous attendiez. Alors, chose promise ?
– Chose due, concéda-t-elle d’assez bonne grâce. Donnez-moi votre vilaine cape, que je m’enfuie de devant vous.
Trop heureux d’avoir obtenu gain de cause, le fringant soldat la lui tendit. Méléanna l’attrapa sans ménagement et s’en revêtit. Le grand capitaine choisit ce moment pour apparaître.
– Eh bien ! Je vois qu’après tout ce temps vous ne vous êtes pas oubliés.
– Que voulez-vous dire, mon oncle ?
– Ma foi, que Mécifal et toi n’avez pas mis longtemps à vous retrouver.
– En réalité, intervint le jeune homme, c’est vous, seigneur Gallian, que je venais voir. Mais cette charmante personne m’a fait l’honneur d’être ma portière.
– Mécifal, c’est toi ? C’est bien toi ? s’exclama la charmante personne en question. Incroyable ! Je ne t’avais pas reconnu !
– Oui, je m’en suis aperçu, se moqua-t-il gentiment.
– Et toi, tu savais que c’était moi ? interrogea-t-elle pour se défendre.
En fait, quand tu as déclaré que tu voulais sortir, tu as eu un air que j’aurais reconnu entre mille, du genre : « Mademoiselle a son idée sur la question ! »
À la fois vexée et heureuse, Méléanna lui envoya une bourrade sur l’épaule, avant de l’entourer de ses bras pour une heureuse accolade. Elle venait de retrouver son bon Mécifal.
Farëanor arriva au même instant, tombant sur les deux jeunes gens en train de s’étreindre. Méléanna, la première, remarqua sa présence et se détacha immédiatement de son ancien camarade pour saluer le chevalier de bronze d’un geste de la main. Mécifal se retourna pour découvrir celui qui avait capté l’attention de la jeune femme et qui avait eu l’honneur de recevoir d’elle cette marque d’attention. Il ne put d’abord retenir un regard circonspect. L’eau de pluie avait détrempé le nouveau venu plus encore que lui. Le moins qu’on pouvait dire était qu’ainsi imbibé il ne produisait pas la meilleure impression. Méléanna le nota également et regretta une fois de plus en son for intérieur de ne pas pouvoir présenter Farëanor à son avantage.
Cependant, aussi prompt à la parole qu’à l’aise en son milieu, Mécifal parla le premier.
– Tu t’es fait de nouveaux amis, belle jeune fille ? murmura-t-il à son oreille.
Le compliment porta et Méléanna en eut du plaisir. Ainsi donc il la trouvait belle après tout ce temps. Ils avaient grandi, autant que l’eussent pu deux enfants. Mais ce dont elle fut tout à coup persuadée c’était que lui, Mécifal, était devenu un très beau jeune homme. Il avait toujours sa chevelure « d’un noir de geai » qui le rendait si particulier ; ses traits s’étaient affinés, affirmés ; un peu plus grand que Farëanor, il avait gagné, avec sa forme d’homme, une haute stature et des épaules charpentées. Quant à son brillant plastron d’armure et à l’épée qui pendait à son côté, ils laissaient entendre quelle voie courageuse il avait empruntée. Par-dessus tout, il avait conservé son caractère jovial, entreprenant, bon parleur.
– Mécifal, je te présente Farëanor, chevalier de bronze d’Ébanestal, déclara Méléanna après avoir attendu que celui-ci les ait rejoints sur le pas de la porte. Et voici Mécifal, un ami d’enfance.
– Ravi ! affirma ce dernier en offrant son poignet, d’une politesse impeccable.
Sous le regard attentif de l’oncle Gallian, Farëanor tendit le sien et hocha la tête à l’identique. Invité d’honneur de Méléanna, il n’en demeurait pas moins un nouveau venu dans le cercle de ses proches. Il sentit à ce moment-là tout le poids du jugement des deux hommes s’abattre sur ses épaules, eux qui avaient eu le privilège autrefois de bien connaître Méléanna, chacun à sa manière. De surcroît, derrière des dehors très avenants, Farëanor détecta chez l’ami de la dame guerrière un sens aigu de la noblesse : c’était comme s’il le regardait de haut, de loin, et qu’il s’astreignait à le jauger selon des critères bien précis, codifiés. Le chevalier de bronze avait déjà connu maints examens semblables, mais dans ce contexte et par un homme si jeune, il s’en trouva mal à l’aise.
– Méléanna, reprit Mécifal en abandonnant le poignet du chevalier de bronze pour se tourner de nouveau vers elle, il faudra me conter vos aventures.
– Assurément ! répondit-elle d’une voix vibrante.
L’enthousiasme de la jeune femme suscita plutôt la réserve que l’entrain de Farëanor. Il gardait un souvenir peu mémorable de son récit de la veille à l’oncle Gallian et à la tante Angëalia. Et il n’était pas sûr de vouloir s’exposer d’emblée au jeune noble par un long récit. Par ailleurs, il avait déjà beaucoup parlé avec son frère et n’avait pas le désir d’entrer dans une autre longue discussion devant des étrangers. Pour cacher sa gêne, le chevalier de bronze passa sa main sur sa barbe courte, toute humide de pluie.
– Assurément ! répéta la jeune femme en pointant son doigt sur la poitrine de Mécifal. Mais tu attendras le moment opportun.
In extremis, Farëanor se retint de sursauter. Méléanna venait de tutoyer le jeune soldat, faveur dont lui-même ne bénéficiait pas.
– Alors, tu sors ou tu restes ? demanda d’une voix tonnante l’oncle Gallian à sa nièce.
Prise au dépourvu, Méléanna parvint tout de même à s’en sortir avec élégance :
–
Dans les circonstances présentes, je crois qu’il serait mal avisé de ma part de vous quitter. Je resterai donc pour jouer mon rôle d’hôtesse.
– Voilà qui est fort généreux de ta part, répliqua l’oncle avec un sourire.
Méléanna semblait en effet avoir toutes les raisons du monde de rester. Le grand capitaine songea que peut-être elle n’en avait plus de partir. Ce qui était on ne peut plus vrai : entourée d’êtres chers, dans un foyer qui avait longtemps été le sien et qu’elle chérissait, la jeune femme ne cachait pas son bonheur. Il lui sembla que différentes parts de sa vie s’étaient donné rendez-vous pour se rencontrer sous ce toit de son enfance. Lui revenait maintenant la tâche subtile et délicate d’en réaliser la cohésion et si possible l’unité. Mais, à la réalité, il manquait encore une personne pour que son bonheur fût complet.
– Dacielle est encore chez vous ?
– Je vais la chercher de ce pas, répondit prestement Mécifal. Elle sera si heureuse de te voir ! Enfin, surtout, elle ne me pardonnerait pas de ne pas l’avoir prévenue dans l’heure.
Méléanna le gratifia d’un sourire. Exactement comme autrefois, Mécifal avait devancé ses désirs. Farëanor, lui, remarqua le fait.
– Seigneur Gallian, continua Mécifal en tendant un parchemin replié avec soin, voici une missive de la part du seigneur Pélaz, mon père. Je reviens sous peu, si donc vous avez une réponse à transmettre, je...
– Va, va, l’envoya le grand capitaine. Cela peut bien attendre la durée de ta course.
Le jeune soldat ne se fit pas prier. La mission de son père étant effectuée, il allait s’élancer au-dehors pour accomplir celle qu’il s’était lui-même fixée.
– Messire Gallian, je vous salue, scanda-t-il.
Puis il renouvela son inclination militaire pour le chevalier de bronze et pour la dame guerrière.
– Méléanna, Farëanor.
Puis il sortit.
–
Attends ! s’écria la jeune femme. Tu as oublié ta cape !
– Donner, c’est donner ! lança-t-il de sous la pluie. Reprendre, c’est une autre affaire…
À nouveau, Farëanor la vit sourire et il sentit son esprit s’agiter. Mécifal était donc un si bon ami ? Il est vrai qu’extérieurement il paraissait sympathique en tous points. Il jouissait d’une prestance soignée et faisait montre d’une indéniable aisance d’élocution. Était-ce suffisant pour provoquer cette défiance chez l’ancien acade ? « Reprends-toi, mon vieux, s’encouragea-t-il. Si c’est un ami de Méléanna, honore-le comme tel. »
Après que Méléanna eut fini de regarder Mécifal disparaître dans la rue, elle se retourna vers le chevalier de bronze.
– Dacielle est la petite sœur de Mécifal. Elle et moi sommes d’âge semblable et nous jouions souvent ensemble quand nous étions enfants.
La dame guerrière et le chevalier de bronze devaient avoir eux aussi à peu près le même âge, Farëanor en déduisit que le soldat de Gandagost le dépassait non seulement par la taille mais aussi par le nombre des années. Sans pouvoir se l’expliquer, Farëanor s’en trouva agacé.
Comme Méléanna continuait de décrire un passé que le capitaine Gallian connaissait déjà, celui-ci ne prêta plus qu’une oreille distraite à la conversation et déplia la missive du seigneur Pélaz. Mais dès qu’il en eut parcouru quelques lignes, il n’écouta plus rien du tout et son visage devint sombre. Méléanna s’en rendit compte.
– Quelque chose ne va pas, mon oncle ?
Le grand capitaine releva la tête.
– Non, ce n’est rien, affirma le maître de maison en reprenant tout à coup emprise sur son paraître. Excusez-moi, maintenant, mais je dois vous laisser. Méléanna, puisque tes amis se réunissent pour toi ce soir, vous n’avez qu’à dîner entre vous à l’étage. Ta tante et moi, nous aurons bien l’occasion de profiter de ta présence. Tu sais que cette maison est la tienne, comme elle l’était autrefois ; n’oublie pas d’y être à ton aise.
La rudesse du ton militaire du capitaine Gallian détonait avec le sens de ses paroles. Et son port de chef de guerre en 23
rajoutait encore. Pourtant, on sentait en lui l’affection du parent.
– Oh ! Merci, mon oncle !
– Messire chevalier, je vous salue.
Et le grand capitaine s’en fut dans son bureau, laissant Farëanor et Méléanna pensifs. L’un comme l’autre se réjouissaient de recevoir un tel accueil. Farëanor, tout particulièrement, reprenait doucement espoir de ne pas passer pour un parfait idiot devant ce grand seigneur qui lui avait fait la faveur de le saluer selon son titre. Méléanna, elle, goûtait à la joie de retrouver « presque » comme elle l’avait quittée une famille qu’elle aimait. Et tout en même temps, les deux jeunes gens s’interrogèrent sur la missive que Gallian avait reçue. Ce ne pouvait pas être un communiqué de bénigne importance : le grand capitaine aurait su en garder pour lui toute l’inquiétude. Il pouvait s’agir d’un problème de sécurité, pour la cité ou pour la région, ou tout autre chose, tant était vaste le champ de préoccupations d’un grand de Gandagost. Cependant, en hôtesse avisée, la jeune femme se ravisa rapidement et chercha une occasion de dissiper ce questionnement qui ne devait pas troubler leur soirée.
– Farëanor, désirez-vous, en attendant mes amis, que je vous fasse visiter les quelques pièces de la maison qui pourraient encore vous intéresser ? Vous connaissez déjà notre salon et aussi notre salle d’armes. Mais j’aimerais vous montrer la bibliothèque. Elle contient quelques ouvrages tout à fait remarquables.
– Avec plaisir, répondit-il tout de suite, s’arrachant aux pensées grises qui les avaient si subitement assaillis.
– Alors nous n’avons qu’à nous retrouver ici dans dix minutes, ajouta-t-elle avec délicatesse.
– Très bien. À tout de suite.
Reconnaissant envers Méléanna de lui laisser le temps de se changer, le chevalier la laissa se diriger vers le grand salon, tandis que lui-même empruntait le grand escalier. Tout en essayant de laisser le moins possible de marques de son passage – ce qui en réalité était parfaitement impossible puisque l’eau dégoulinait à flots de ses vêtements – il cherchait à loger dans sa mémoire le nom des amis de la dame guerrière :
Dacielle, qu’il ne pouvait encore qu’imaginer, et Mécifal. Ce garçon faisait à Farëanor l’effet d’un jeune premier. Il le trouvait aimable, certes, mais il y avait chez lui quelque chose qui dérangeait le chevalier de bronze. Ce dont il s’agissait, pourtant, Farëanor ne l’avait pas encore tout à fait consciemment déterminé.
Parvenu en ses appartements, le chevalier trouva sur un coffre adjacent à son lit des habits propres, élégants et bien à sa taille, tandis que le reste de ce qui lui appartenait avait disparu, probablement pour subir le sort qui venait à peine d’échoir à leur propriétaire, encore dégoulinant de pluie.
– L’œuvre d’une maîtresse de maison ! énonça le chevalier de bronze, sans toutefois pouvoir déterminer qui était sa véritable bienfaitrice, de dame Angëalia ou de Méléanna.
Puis, encore ruisselant d’eau, Farëanor fut tout à coup repris par l’exultation. Il ne pouvait en revenir d’avoir retrouvé son frère. C’était trop grand pour ne pas lever les bras comme en geste de victoire :
« Fravalgar est vivant ! »
Pendant ce temps, la jeune femme retournait déjà au pied de l’escalier pour attendre le retour de Farëanor. Elle croisa les bras et posa son regard sur une tapisserie d’un des murs du vestibule. Encore une chose qu’elle pourrait lui faire découvrir, pour peu qu’il se décide à réapparaître ! La perspective de quelque moment privilégié avec lui la poussait à la patience et tout en même temps la rendait impatiente. Enfin, elle allait pouvoir jouir d’être seule avec lui, loin de la sombre Guéden G’Bar et des responsabilités qu’ils avaient assumées pendant leur voyage. Enfin elle allait pouvoir parler avec lui, avec Farëanor, avec ce jeune homme qui la laissait si peu indifférente. La jeune femme ne savait pas très bien ce qui était en train de lui arriver. Ou plutôt elle ne le devinait que trop bien. Elle espérait seulement qu’elle saurait quoi dire, et quoi faire, ou quoi ne pas faire. Juste comme elle achevait sa pensée, il descendit. Et lorsqu’elle tourna vers lui son visage, il s’exclama :
– Je suis à vous.
– C’est par ici, l’entraîna-t-elle avec diligence, abandonnant pour l’instant la tenture.
Ils traversèrent alors un long corridor, qui abritait une vaste galerie de portraits qu’une famille de sang noble ne pouvait qu’arborer avec fierté. Un tapis précieux de couleur pourpre s’étendait sur tout le couloir. Farëanor le foula avec respect, se cambrant même légèrement devant l’évidente grandeur des chevaliers et dames guerrières de la ville des rois-bûcherons. Ces grands seigneurs et gentes dames avaient sans doute chevauché et combattu aux siècles passés pour le droit et la gloire de leur cité.
– Depuis combien de temps n’étiez-vous pas retournée chez votre oncle ?
– Oh ! Cela doit bien faire huit ans. Et presque rien n’a changé. Même lui, il n’a pas pris une ride. Et il est toujours aussi occupé qu’avant.
– Et en même temps tout a changé, n’est-ce pas ?
Méléanna acquiesça de la tête. Arrivée à la porte en bois sculpté qui marquait la fin du corridor, elle s’arrêta afin de lui mieux répondre.
– Oui, vous avez raison : tout a changé. Ou peut-être est-ce moi qui ai changé ? Je ne sais pas trop. N’est-il pas étonnant que ce que l’on croyait immuable et qui faisait les fondations de l’enfance ne puisse pas se retrouver tel qu’on l’avait quitté ? Oui, beaucoup de choses ont changé. Mais ne croyez pas que je sois triste, loin de là. C’est juste que je trouve cela surprenant, à commencer par l’apparition des deux gentils petits galopins dont vous avez pu hier soir apprécier la compagnie.
Méléanna avait eu la simplicité de se confier à lui. Cela rassura Farëanor et le réjouit. Et il lui prêta toute son attention.
– Tiriak et Colline ! s’exclama la jeune femme avec l’étonnement de ceux qui réfléchissent tout haut.
– Certes, voilà un changement de taille, confirma Farëanor. Et le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont bien vivants. Remarquez, c’est plutôt bon signe.
– D’accord avec vous, confirma Méléanna en souriant. Et pour Tacine, c’était une véritable aubaine : cela faisait deux semaines qu’elle ne vivait que parmi des adultes.
À son tour, Farëanor repensa au passé. Il songea au vieillard Ébéralt et à son adorable petite fille. Il les avait laissés
le matin même chez Méréocle, l’oncle de la petite, et cela lui faisait une étrange impression de ne plus avoir à veiller sur eux après la longue et éprouvante semaine qu’ils venaient de passer ensemble en forêt. Tacine et Ébéralt n’étaient plus là ; mais elle, Méléanna, se tenait juste devant lui et elle le regardait. Il sentit alors une onde de bien-être passer sur lui. Auprès d’elle, il se sentait vraiment bien. Il lui sourit à son tour.
Alors, sans rompre le charme de sa présence, en le rendant au contraire plus réel encore par ses mouvements, la jeune femme ouvrit la porte et introduisit Farëanor dans la bibliothèque du capitaine Gallian et de son épouse dame Angëalia.
– Incroyable ! s’écria le chevalier de bronze.
La famille de Méléanna devait être extrêmement riche car les livres étaient des biens précieux en Magarcane. La main des hommes qui avaient écrit ou recopié pouvait être véloce, le parchemin et le papier pouvaient être produits de plus en plus aisément, un manuscrit n’en demeurait pas moins à lui seul un petit trésor. Or en ces lieux, Farëanor en comptait plusieurs centaines.
– Elle est presque aussi grande que la bibliothèque des sixièmes années de l’académie masculine d’Ébanestal !
– Et il en va de même pour la féminine, ajouta fièrement la dame guerrière.
Sur ces simples allusions, les deux guerriers eurent un regard de connivence. L’un comme l’autre avaient passé des heures à étudier des traités d’étil et de stratégie, de relations des peuples et de géographie, de créatures sauvages et de maniement d’armes et tant d’autres ouvrages de connaissance. Ils se comprenaient, aussi bien que le pouvaient deux anciens apprentis, aussi bien que lorsqu’ils s’étaient affrontés à l’épée ou qu’ils avaient chevauché côte à côte au cœur du danger. Dans leurs académies respectives, le labeur et la volonté de servir les avaient modelés d’une façon infiniment semblable. Et tout en même temps, ils demeuraient radicalement différents.
– Mon maître de troisième année, commença la jeune femme en se dirigeant tout droit vers l’une des étagères, disait souvent que seuls les hommes qui connaissent leur passé peuvent construire leur avenir. Les autres, ceux qui 27
ignorent d’où vient le monde, ne sont que fumée au vent ou brûleurs de civilisation. Que dites-vous de cela ?
– J’en dis que votre ancien professeur ne mâchait pas ses mots.
Alors qu’elle avait saisi le volume qui l’intéressait, Méléanna se retourna brusquement.
– Et vous ne pensez pas qu’il dit vrai ? s’exclama-t-elle avec ardeur. Mais sans une connaissance véritable de notre histoire, comment jouir des trésors de science et de sagesse que nos pères ont accumulés ? Sans faire mémoire du passé, comment éviter les erreurs qui furent les leurs et bâtir un monde plus juste ?
Les yeux de la dame guerrière pétillaient. Farëanor s’attendait presque à la voir dégainer son épée pour défendre ses convictions. Il avait l’impression de retrouver la lionne qu’il avait affrontée le premier jour.
– Ce sont des livres comme ceux-ci, proclama-t-elle en brandissant un volume épais relié d’une couverture bordeaux, qui constituent le patrimoine de l’humanité et que tous les enfants de Magarcane devraient étudier, non pas seulement les fils et filles de ceux qui ont les moyens de leur offrir une éducation convenable. Je rêve du jour où tous les enfants de nos royaumes pourront jouir de ces richesses !
– Encore faut-il qu’on leur enseigne la vérité, répliqua Farëanor en recevant dans ses mains le livre que lui tendait Méléanna. Mon maître en relations des peuples de cinquième année disait parfois des choses fort différentes de celui de quatrième année. Avec Malkîn, un bon ami acade avec moi…
La jeune femme inclina légèrement la tête en l’entendant évoquer le nom de son compagnon d’armes. Farëanor était en train de lui parler de lui, de sa vie. Son plaisir de l’écouter s’accrut.
– … nous en discutions souvent et, après avoir consulté certains manuscrits authentiques, nous en sommes venus à la conclusion que le maître de cinquième année omettait volontairement des éléments pour incliner l’histoire dans le sens qu’il voulait lui donner. Si nous n’avions pas été vérifier aux sources les écrits qui relataient les faits avec précision –c’était à la bibliothèque de l’Étable d’Or il me semble – nous
aurions cru ce qu’il nous disait comme tous les autres de notre année, simplement parce qu’il était meilleur orateur que son prédécesseur. Je pense que l’accès à la connaissance élèvera l’âme de l’humanité, et cependant je crois qu’il y a des connaissances inexactes et même perverses qui sont pires que l’ignorance.
Sans s’en rendre compte, Farëanor s’était enflammé à son tour. Ne venait-il pas de rendre coup pour coup dans la discussion ? Mais non, ce n’était que des mots, et ils venaient se placer exactement sur la pensée de Méléanna. Ils se comprenaient.
– Alors lisez ce livre, suggéra Méléanna avec insistance. Il est une de ces sources authentiques et pures qui méritent qu’on s’en abreuve.
– De quoi s’agit-il ? demanda le jeune homme en feuilletant le manuscrit.
– C’est l’ouvrage commun de plusieurs sages au cours des temps, qui ont pris la peine de se mettre à l’école du réel, à l’écoute de ses soubassements. Il parle de la terre et des amoratios, il parle aussi de ce qu’il y a avant et au-dessus d’eux. Vous verrez, c’est d’une grande profondeur.
Sans plus attendre, Farëanor ouvrit le livre au hasard et plongea dans les écrits. En le regardant faire, la dame-guerrière songea qu’elle aurait agi bien différemment : elle aurait commencé par la première page, réfléchi au projet de l’auteur, parcouru l’ensemble pour voir de quoi il retournait. Mais Farëanor n’était pas elle et la jeune femme se prit à sourire en le regardant lire. Elle souhaitait vivement que le livre lui parlât, comme il lui avait tant de fois parlé. En elle, la titillait l’inquiétude familière de ceux qui veulent partager quelque chose qui leur tient à cœur. Elle attendit sa réaction, mais se doutait tout aussi bien qu’en quelques minutes le jugement ne pouvait qu’être partial.
Bientôt, le jeune chevalier releva la tête. Il semblait encore réfléchir à ce qu’il avait lu.
– Alors ? interrogea Méléanna.
– Ma foi, cet ouvrage mérite une lecture plus attentive et plus approfondie. Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris de
ces quelques lignes. Est-il possible de revenir ici à un autre moment pour prolonger mon investigation ?
– Certainement. Les hôtes du grand capitaine et de son épouse apprécient d’autant plus leur demeure que la bibliothèque leur est ouverte.
– Vous m’en voyez à la fois honoré et intimidé. Votre famille doit être des plus influentes à Gandagost ! Je me réjouis pour cette cité de constater la force des valeurs dont vous êtes porteurs. Vos parents possèdent-ils semblable bibliothèque à Ébanestal ?
La question était venue d’elle-même, Farëanor espéra qu’elle n’était pas indiscrète.
– Ma mère, dame Célestaë, est femme de lettres. Elle manie le verbe aussi bien que l’épée et c’est d’abord d’elle que je tiens mon goût pour les écrits de toutes espèces, pourvu qu’ils fussent dignes d’être lus. Pour cette raison, j’ai eu l’immense chance d’avoir toujours vécu dans une demeure où la bibliothèque tient une place importante.
Les déductions de Farëanor se confirmaient : la jeune femme était bien issue d’une famille importante d’Ébanestal, d’une haute noblesse, sans aucun doute. Chose étonnante, cependant, Méléanna n’avait pas fait mention de son père.
– Et vous ? demanda la jeune femme en évitant le sujet qu’elle imaginait poindre dans l’esprit de Farëanor, le livre a-t-il toujours fait partie de votre univers ?
La question restait ouverte. Farëanor était libre de dire ou de taire son histoire. Il avait éprouvé un profond contentement à entendre la jeune femme prononcer le nom de sa mère, à lui révéler un peu d’elle-même, un peu de son histoire. Il voulut alors lui répondre avec la même générosité.
– Les parents qui m’ont élevé étaient de pauvres gens, avoua-t-il humblement. Dans notre chaumière, ne se trouvait qu’un unique livre. Les contes qu’il contenait étaient lus, parfois, le soir au coin du feu. Et quant à moi, je dois dire que je passais plus de temps aux champs ou dans la forêt qu’en tout autre lieu. Ce n’est qu’avec l’Académie militaire d’Ébanestal que me furent ouvertes plus grandes les portes d’une certaine culture.
Affermi par la beauté simple de ses propres souvenirs, le jeune homme reporta son regard sur la jeune femme et continua, avec davantage de confiance en lui-même. Il voulut lui dire ce qu’il avait au fond de lui.
– Je suis fier d’avoir connu la campagne avant la ville, fier de ceux qui m’ont aidé à grandir avec leur bon sens et leurs propres connaissances des choses de la vie, fier de ces parents qui m’ont aimé et ont tout fait pour que je puisse être heureux et prendre en main mon destin.
Méléanna l’écoutait avec attention. Elle l’écoutait se livrer à elle, lui offrir de sa vie et sa pensée. Elle sentit combien ce que lui disait Farëanor était important pour lui. Très vite, elle comprit également que le jeune homme attendait sa réaction, que de ce qu’elle dirait beaucoup dépendrait. La jeune femme de haute éducation se tenait droite. Elle qui possédait le parler des grands voulut soutenir le regard de ce jeune chevalier qui venait de la campagne et qui n’avait pour lettres de noblesse que celles qu’il avait gagnées à la sueur de son front, et quelle sueur que celle versée à l’Académie. Méléanna chercha les termes qu’elle emploierait, puis elle lui donna sa réponse.
– Je suis persuadée que l’affection et le bon sens d’honnêtes gens sont aussi précieux, voire même davantage, que peuvent l’être une éducation lettrée. Et d’ailleurs, par l’imaginaire des contes, ne peut-on pas donner à connaître nombre de vérités fondamentales ?
La pluie tambourinait sur les fenêtres, une bourrasque de vent fit même trembler les vitres. Mais pour Farëanor, la nuit était limpide et lumineuse : Méléanna venait de l’accepter pour ce qu’il était. Dans la vie de la jeune femme, il était le bienvenu.
Dacielle était une jeune personne charmante. Plutôt ronde, elle était cependant vive et toujours en mouvement. Ses longs cheveux, aussi noirs et brillants que ceux de son frère, se balançaient au gré de cette agitation. À la façon dont elle sauta dans les bras de Méléanna, Farëanor sentit d’emblée toute l’exubérance de son caractère. Il nota la différence
d’avec son frère : tous deux ne manquaient pas d’entrain, mais Mécifal calculait davantage ses attitudes. Mais peutêtre les premières impressions du chevalier de bronze l’abusaient-elles ?
Dacielle, avec ses bonnes joues, embrassa son ancienne compagne de manière si sonore que la dame guerrière en rit de bon cœur. Farëanor apprit alors qu’elles ne s’étaient pas retrouvées depuis « près de huit ans ! ».
– Méléanna est une fille épatante, clama Dacielle avec une voix aigüe et passionnée. Mais si elle n’était pas partie, cela ne serait pas arrivé.
– Tu m’en veux encore ?
– Et comment ! Par contre, cela fait longtemps que je t’ai pardonnée.
Sans que les deux hommes ne pussent le remarquer, Dacielle battit l’air de ses longs cils. Méléanna lui renvoya son clin d’œil invisible. Ce secret échange de signes réjouit les deux petites filles devenues femmes : leur amitié était intacte.
– Ainsi, vous vous nommez Farëanor, lança Dacielle pour incliner la conversation selon son gré, et vous avez fait route jusqu’ici avec Méléanna.
– C’est exact.
– Et comment s’est déroulé votre voyage ? Sans encombre j’imagine, avec la fière guerrière que voici !
– Je crois que « tumultueux » serait un qualificatif plus approprié, avança Farëanor.
Puis, après un bref regard à Méléanna dont il ne se rendit même pas compte, il ajouta :
– Quoique « extraordinaire » conviendrait assez bien aussi.
– Alors il faut que vous nous racontiez cela sur-le-champ ! décréta Dacielle.
Mécifal, lui aussi, manifesta volontiers son intérêt et usa d’un ton moins cérémonieux que lors des premières salutations, ce qui adoucit un peu le jugement de Farëanor à son égard.
–
Je suis d’accord, appuya le jeune soldat. Et nous vous écouterons avec plaisir. Car après huit ans d’absence de notre chère Méléanna, nous tenons à connaître les nouvelles les plus fraîches qui soient.
– Et les plus palpitantes, précisa encore Dacielle sans se départir de son entrain.
Le chevalier de bronze se sentait désormais plus à l’aise. Il voulut tendre une perche au jeune homme de bonne famille et à sa sœur pour voir comment ils allaient se positionner vis-à-vis de lui.
– Mécifal, Dacielle, je vous propose un marché : avec dame Méléanna, nous vous contons notre périple et vous, vous nous donnez à connaître un peu de vous-mêmes, de votre famille, de ce que vous aimez dans Gandagost. Si Méléanna vous appelle ses amis, c’est donc que, sans conteste, je gagnerai à vous connaître.
Tandis que le soldat le regardait avec un air satisfait, le chevalier d’Ébanestal comprit que la glace entre eux était brisée. Aussi il n’hésita qu’une seconde à peine avant de prolonger sa demande.
– Et si tout le monde est d’accord, pourquoi ne pas évoquer également l’un ou l’autre des quatre cents coups que, sûrement, vous avez faits autrefois avec Méléanna... J’espère ne pas outrepasser les bienséances de plus d’une coudée par ma proposition, mais ce me serait un réel plaisir que d’entendre vos propres histoires. C’est là le souhait d’un étranger en terre étrangère, mais qui fait volontiers confiance à ses hôtes, puisque la guerrière que voici s’en porte garante.
– Que voilà une offre généreuse ! lança Dacielle avec gaieté. Farëanor, vous me plaisez à ne point trop vous encombrer des conventions et vous avez bien raison de vous fier au goût de Méléanna. Je vous avouerai que de prime abord vous me fîtes l’effet d’un homme soit trop mesuré, soit trop timoré. Mais je vois qu’il n’en est rien.
La dame guerrière du crépuscule, dont il était si bien question, reçut avec autant de plaisir les marques d’attention de Farëanor qu’elle fut amusée de voir combien Dacielle avait conservé sa franchise naturelle.
J’abonde dans ton sens, petite sœur, ajouta Mécifal avec une emphase généreuse. Nous autres Gandagostiens, nous n’avons pas que de la sciure dans les veines. Alors, puisque nous en sommes à outrepasser les conventions, que diriezvous de nous tutoyer dès à présent, entre chevaliers ?
Le fils de Varénor et de Sémianne saisit l’occasion qui lui était offerte et les jeunes gens en vinrent tout naturellement à se serrer de nouveau l’avant-bras. Les premières impressions de Farëanor s’estompèrent. Le jeune nobliau qui l’observait tout à l’heure lui étreignait maintenant le poignet avec une ardeur étonnante.
– Mécifal, vous m’avez l’air, ta sœur et toi, de mériter l’éloge de Méléanna ! Je ne vous connais que depuis quelques instants et il me semble avoir déjà compris ce qu’elle voulait dire en parlant de votre énergie.
La jeune femme regardait l’union de leurs avant-bras et elle sentit qu’une fissure perçait le barrage de ses sentiments. Elle ne put retenir plus longtemps une larme de bonheur. Elle coula, adamantine, tout le long de sa joue. Ni Farëanor, ni Mécifal ne l’aperçurent, trop occupés à faire connaissance dans la force de leur poigne. Dacielle, en se tournant vers Méléanna, ne manqua pas, elle, de la remarquer. Alors, avec un visage radieux, elle tira de sa poche un mouchoir de dentelle blanche brodé de bleu.
– Tiens, murmura-t-elle doucement à son oreille, un jour une amie m’en a fait cadeau, aujourd’hui je te le prête.
Comblée. Méléanna se trouva purement et simplement comblée. Elle reçut le petit mouchoir de dentelle et le porta à sa joue.
– Tu vois ces deux jeunes femmes, Farëanor ? interrogea Mécifal sur le ton d’une plaisanterie sérieuse. Je donnerais ma vie pour elles.
– Si ce jour doit venir, reprit Farëanor avec vigueur, j’espère pouvoir la donner avec toi.
– En voilà des idées idiotes, espèces de preux chevaliers à la noix ! se récria Dacielle.
Le chevalier de bronze trouva charmante la fraîcheur de la jeune demoiselle. Mécifal, lui, se risqua à froncer les sourcils mais sa sœur réagit à la vitesse d’une flèche-étil d’archéliate.
–
Quoi ? Je suis trop familière ?
Incapable de ne pas agir comme son grand frère, Mécifal leva les yeux au ciel.
– Je suis comme je suis ! s’insurgea la jeune fille aux cheveux d’ébène. Si Farëanor est un ami de Méléanna, alors il a intérêt à m’accepter comme ça, parce que je ne changerai pas pour lui.
– Elle a raison, la défendit son amie en l’entourant de son bras. Je ne voudrais pas d’une autre Dacielle pour tout l’or des montagnes naines.
– Tant qu’à partager le pain ensemble, se risqua à ajouter Farëanor, j’aime autant partager aussi vos manières. Elles ressemblent d’ailleurs bigrement à celles de la fratrie qui fut la mienne à l’Académie d’Ébanestal. Et venant de moi, je vous assure qu’il s’agit d’un compliment.
– Alors il semble que je n’aie plus qu’à m’incliner, se rendit Mécifal, beau joueur. Dans ces conditions…
D’un geste théâtral, le jeune soldat offrit à sa petite sœur une profonde révérence. La damoiselle ne se priva pas d’en jouir, car cela n’arrivait pas si souvent. Puis, en signe de son auguste pardon, elle tendit la main à son frère afin qu’il pût se relever.
– Tout cela est très bien, reprit Méléanna, mais je trouve malgré tout que le marché de Farëanor n’est pas très satisfaisant à mon endroit. Qu’ai-je à y gagner, si ce n’est le droit de dire ce que je sais déjà et d’écouter des histoires que je connais depuis longtemps ? Il y a de l’injustice dans l’air.
– Par le museau d’un gnoll ! Elle a raison, reconnut Dacielle.
– La solution va de soi, déclara Mécifal en écartant les bras à la manière des orateurs. Nous te raconterons ce que nous sommes devenus et Farëanor devra nous parler d’au moins un de ses fameux amis. Et il a intérêt à ce que cet ami vaille la peine qu’on parle de lui. Affaire conclue ?
– Troll’n Bill bok ! tonna Farëanor d’une voix mercantile.
– Troll’n Bill bok ! clamèrent-ils tous après lui.
Et ils partirent d’un grand éclat de rire, qui éclata et éclata encore, emplissant toute la maison d’infinis petits morceaux
de joie, premier liant de relations naissantes, nouveau ciment d’amitiés retrouvées. Au cœur de cette allégresse, qui brillait comme autant de petites particules d’étil, Méléanna songea que Farëanor ne pouvait plus, désormais, se sentir étranger dans cette bonne ville de Gandagost. Et ce disant, elle vit qu’il la regardait.
Farëanor, chevalier du royaume d’Ébanestal, poursuit sa quête du Bien. Avec Méléanna, jeune femme au caractère bien trempé, il anéantit une horde malfaisante et parvient à la cité des rois-bûcherons où il retrouve Fravalgar, son frère tant aimé qu’il croyait perdu. S’il a surmonté le mal qui rongeait son âme, peut-il accepter sa destinée et poursuivre sa mission avec Maërwan l’apothicaire et Tunk le compagnon d’armes... sans abandonner Méléanna ?
Le chemin est long, difficile, les horizons souvent trompeurs... Farëanor tiendra-t-il ses promesses... sur tous les fronts ?
Matthieu Bobin, licencié en théologie biblique, prêtre en paroisse, passionné d’Heroic Fantasy, a développé avec Margacane une saga palpitante : - Fils d’Armes - Bénédiction - L’Arklan - Bérakhels - La Ravine d’Espeïra - Les Dunes d’Ésurexio