9782728934973 Les ailes de l'audace Marie Marvingt

Page 1


Les ailes de l'audace

Marie-Marvingt, les secrets d’une aventurière

Aujourd’hui, Icare est une femme.

Elsa Triolet, Luna-Park, 1959

Ce livre est une fiction inspirée de la vie de Marie Marvingt.

L’écrivaine interprète librement des sources historiques et y mêle des éléments inventés.

Chaque extrait de presse est authentique, et consultable en libre accès sur les sites Gallica (collections numérisées de la Bibliothèque nationale de France) ou Limédia Kiosque (archives de la presse lorraine).

Le passager du vol réalisé les 26 et 27 octobre 1909 s’appelait Émile Garnier.

Mardi 9 mai 1961

Lycée Henri-Poincaré, Nancy

L’avion en papier atterrit en douceur sur le pupitre et s’arrêta dans la marge du cahier de physique avec une précision qui aurait fait verdir de jalousie un pilote breveté. Le propriétaire du cahier, un garçon de seize ans dénommé Marcel, releva le nez et survola du regard la salle de classe.

C’était une de ces après-midi de printemps qui donnent envie de marcher pieds nus dans l’herbe, de s’allonger à l’ombre d’un prunier en fleurs et de regarder les nuages dériver dans le ciel bleu.

Ou bien de flâner à travers la ville, les mains dans les poches, et de siroter une limonade à la terrasse d’un café.

Ou bien…

M. Meyer lui-même n’aurait pas refusé une bonne limonade bien fraîche, mais avant tout, il devait faire entrer dans la tête de trenteet-un adolescents distraits que l’histoire de l’humanité venait de prendre un véritable tournant. Le professeur de physique-chimie sautillait sur son estrade et déroulait des explications fébriles en recouvrant son tableau noir avec toutes les couleurs de craie qui existaient dans l’univers.

— Et là, hop ! la navette spatiale s’est arrachée à la pesanteur ! Vous imaginez la vitesse nécessaire ? Non ? Bon, bon, c’est facile, on va calculer ! Alors… on multiplie…

Marcel se pencha sur son pupitre et tira la langue avec un air de concentration extrême. Mais loin de calculer la vitesse que devait atteindre une navette spatiale pour rejoindre l’orbite terrestre, il déplia consciencieusement l’avion en papier.

À 17 h, le cinéma l’Éden passe

Le Vainqueur de l’espace, tu viens ?

Signé : Rrrrrr

P.S. – Il y aura Mido et Annie.

« Rrrrr », c’était le rugissant surnom de Raymond, joli garçon un peu fluet qui fit un clin d’œil à son ami Marcel depuis sa place attitrée au fond de la classe, près du radiateur.

Un bon film de science-fiction… En plus, les jours rallongeaient, et à la sortie du cinéma, ils pourraient encore faire un tour avant la nuit. Avec leurs amies Annie et Mido, ce serait plus agréable… Marcel sourit.

— Monsieur Cordier ! lança M. Meyer. Quand vous aurez fini de collecter votre courrier, vous voudrez bien nous rappeler pourquoi je m’égosille depuis tout à l’heure ?

— Euh… bredouilla le distrait amateur de cinéma.

Le professeur fronça le sourcil gauche :

— Que s’est-il passé le 12 avril, il n’y a même pas un mois ?

Ça, tout de même, Marcel le savait, il n’habitait pas sur la planète Mars. Il récita ce qu’il avait entendu un nombre incalculable de fois à la radio.

— Youri Gagarine est devenu le premier être humain à voyager dans l’espace. C’est un cosmonaute soviétique qui a fait plusieurs fois le tour de la Terre, en orbite dans une navette spatiale.

— Exact. Et aucun d’entre vous, bande de bicyclettes rouillées, n’a la moindre idée de comment la science a permis cet exploit inouï… Pfff ! C’est dommage que la curiosité ne vous pousse pas comme les cheveux !

M. Meyer était un homme profondément gentil, doté d’un certain sens de l’humour. Il ajouta avec un imperceptible clin d’œil :

— Bon, je me console : au moins, vous vous intéressez à l’aviation… Mais je vous demande de bien vouloir fermer votre aérodrome jusqu’à la fin du cours, sinon le prochain appareil qui empruntera cette piste d’atterrissage effectuera une escale très prolongée dans mon bureau.

Marcel rougit et froissa l’avion en papier, tandis que le professeur reprenait de plus belle ses explications dans un nuage de craie jaune poussin, bleu canard et vert amande. Pendant trois quarts d’heures, l’adolescent s’efforça de se concentrer. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de rêver :

« Tout de même, aller dans l’espace… »

Dans sa tête, les flèches, diagrammes et autres schémas cabalistiques se transformaient en trajectoires de vaisseaux spatiaux pilotés par d’intrépides astronautes, en anneaux de planètes multicolores peuplées de civilisations inconnues… C’était presque comme au cinéma.

La sonnerie interrompit les aventures cosmiques de l’adolescent. Il glissa rapidement ses affaires dans sa sacoche en cuir et se faufila parmi le flot des élèves qui sortaient de la salle. Il avait hâte d’assister sur grand écran à une bonne bagarre intergalactique.

— Hé, Raymond ? Rrrrr, où es-tu ?? appela Marcel.

Mais dans le brouhaha, impossible d’entendre son ami. Bon, tant pis : ils se retrouveraient dehors.

À la sortie du lycée Henri-Poincaré, l’ambiance était joyeuse : une bonne centaine d’adolescents discutaient, chahutaient, profitaient

du soleil et débattaient du programme de la fin d’après-midi. Marcel plissa les yeux et aperçut la silhouette de Raymond qui parlait avec Annie et Mido. Il esquissa un signe, mais sa main se cogna à quelque chose.

Ou plutôt quelqu’un.

— Oups, désolé, euh… madame ! se reprit Marcel en s’apercevant qu’il n’avait pas bousculé un camarade de classe, mais une vieille dame.

La vieille dame en question n’avait pas l’air très secouée. Elle se planta devant lui, un poing sur la hanche, l’autre sur le guidon d’un vélo qui devait dater de l’invention de la roue. Marcel reconnut son visage bronzé, son pantalon, sa veste d’aviateur et cet improbable collier de perles qui formait trois rangs à son cou.

— Bonjour, mademoiselle Marvingt !

Il ne lui avait jamais adressé la parole, mais c’était une figure familière pour tout Nancy. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, on l’entendait crier « Youhou ! » dans les rues en pente qu’elle dévalait à bicyclette, la plupart du temps sans les mains. Les gens murmuraient sur son passage : « Tiens, c’est l’aviatrice ! Mais si, tu sais bien… C’est une célébrité, elle a fait la une de tous les journaux ! Elle a gravi des tas de montagnes ! Elle a voyagé dans le monde entier ! Elle a survécu à tous les dangers… ! » S’ensuivait généralement le récit d’un de ses exploits, toujours agrémenté de nouveaux épisodes. On la disait pauvre depuis qu’elle ne remportait plus de trophées et ne donnait plus de conférences sur tous les continents. Mais personne n’aurait eu l’outrecuidance de lui faire payer un billet d’entrée au cinéma ou de froncer les sourcils si elle ne réglait pas tout de suite la note au café. À quatre-vingt-six ans, Marie Marvingt vivait comme elle avait vécu toute sa vie : en faisant exactement ce qu’elle voulait.

Elle n’était pas spécialement connue pour son amabilité. Si elle aimait parler aux gens, c’était principalement pour leur raconter

ses propres exploits et ceux des gens qu’elle avait connus dans sa jeunesse. Marcel grimaça intérieurement. Raymond s’était fait coincer par elle, un jour, à la sortie du lycée : il avait mis une heure à s’en dépêtrer.

Marie Marvingt scruta Marcel des pieds à la tête. Elle avait des yeux noirs très brillants, très vifs, un peu comme ceux de certains rapaces.

— Vous connaissez Hubert Latham ?

— Hubert qui ?

Elle dégaina d’une des nombreuses poches de sa veste une photographie en noir et blanc d’un jeune homme dans un avion. Enfin, si on pouvait appeler avion ces engins minuscules où l’on tenait à deux et qui dataient du début du siècle… Marcel se pencha poliment sur la photographie. C’était un beau jeune homme avec un sourire un peu… comment dire ? Nuageux. Oui, c’était ça : nuageux. On aurait dit qu’il pilotait une boîte de raviolis.

— Jamais entendu parler, reconnut-il.

— Enfin ! Hubert Latham ! Un des pionniers de l’aviation ! En 1909, il a rivalisé avec Louis Blériot pour être le premier à traverser la Manche, il a perdu pour presque rien, une panne idiote ! Mais l’année suivante, Hubert a pris sa revanche, il a atteint les 1384 mètres d’altitude avec son monoplan Antoinette. Un sacré record ! Je me demande ce qu’on vous apprend au lycée…

Marcel sourit en pensant au cours de physique dont il sortait. Un mois plus tôt, un homme venait de faire le premier voyage dans l’espace. On était en 1961, et c’était un peu ridicule d’imaginer qu’autrefois, traverser la Manche en avion paraissait un exploit…

— Je parie que vous en avez plein la bouche, de votre Youri Gagarine, dit Marie Marvingt d’une voix cinglante. Mais vous savez, si j’avais quelques années de moins, je me serais portée volontaire pour aller dans l’espace, moi aussi ! Aujourd’hui, tout

est tellement calculé… Personne n’oserait faire ce que nous avons fait, nous, avec nos petits engins qui s’écrasaient au moindre coup de vent.

Marcel rougit. Elle lisait dans les pensées, en plus.

— Vous savez, vous faites les malins avec tous ces astronautes, ces cosmonautes, ces spationautes… Mais au vingt-et-unième siècle, quand les gens iront sur Mars, ils rigoleront doucement en repensant aux exploits de 1961.

— Euh… certainement, admit Marcel.

Cependant, le vingt-et-unième siècle était vraiment très lointain. Marcel s’intéressait davantage à l’avenir très proche, comme cette séance de cinéma à 17 heures, et il se tordit le cou pour chercher Raymond, Annie et Mido. En vain.

Flûte ! Raymond avait dû voir Marie Marvingt l’accoster, et il avait sans doute pris la poudre d’escampette avec les filles. Quel traître !

En se dépêchant, Marcel pouvait encore les rattraper. Il commença :

— Je vous prie de m’excuser, mademoiselle, je…

— Ce n’est pas grave, jeune homme, il n’est pas trop tard pour apprendre ! Tenez, si vous portez Zéphyrine jusque chez moi, je vous raconterai mes aventures sur le trajet.

— Por… porter, euh… Zéphyrine ? balbutia Marcel.

— Zéphyrine, ma bicyclette ! Enfin, Zéphyrine numéro 17. J’en ai eu seize autres identiques. Et ce ne sera pas ma dernière, c’est sûr !

Marie Marvingt pointa du doigt les roues toutes dégonflées.

— J’ai pris des chemins de terre dans la campagne tout à l’heure, j’ai dû rouler sur des ronces. Ou bien c’était du verre pilé. J’essaie d’améliorer mon record de vitesse, alors je n’ai pas le temps de regarder le sol, hein !

Marcel soupira. Parfois, il aurait vraiment préféré être un garçon très mal élevé.

Il esquissa un geste pour soulever la bicyclette, mais l’aventurière était plus rapide que lui. En un tournemain, elle cala le guidon sur son épaule et tapa du pied avec impatience : — Alors, qu’est-ce que vous attendez ?

L’adolescent saisit la selle et la souleva de terre à son tour. Marie Marvingt se mit en route d’un pas décidé. Comme elle était un peu plus petite que lui, Marcel devait se pencher et tricoter des jambes pour suivre le rythme.

— Euh… vous habitez loin ?

— Pourquoi, vous êtes déjà fatigué ?

Ils franchirent les grilles d’or de la place Stanislas, passèrent devant l’Opéra national de Lorraine. Le soleil faisait rutiler les dorures, et les pierres grises avaient l’air légères comme des mousses de printemps. Il faisait bon se promener. Marcel tenta une autre approche.

— Vous aimez le cinéma ?

Elle haussa les épaules, ce qui fit dangereusement basculer le vélo. Marcel le rattrapa in extremis.

— La plupart des films sont assez ennuyeux, déclara-t-elle. La vraie vie est beaucoup plus palpitante, et personne ne fait de cascades à votre place. Vous savez que j’ai tourné dans un film ?

— C’est vrai ?

L’adolescent était intrigué. Mais après tout, n’avait-elle pas l’air de sortir tout droit d’un film en noir et blanc ou d’un vieux roman d’aventures ?

— Ça s’appelait Les ailes qui sauvent, raconta Marie Marvingt. C’est un documentaire sur une invention à moi, pour voler à la rescousse des blessés dans des zones escarpées et sur des champs de bataille inaccessibles.

Marcel examina discrètement la femme qui marchait à grandes enjambées devant lui. Elle soulevait le guidon avec aisance. Elle aurait presque pu se passer de son aide. Il devina que c’était un prétexte, qu’elle avait envie de lui raconter des fragments de l’immense feuilleton qu’elle avait vécu.

Les vieilles dames qu’il connaissait portaient un chignon, faisaient des confitures et montraient des photos de leurs petitsenfants, pas de beaux aviateurs mystérieux. Mais celle-ci parlait de zones escarpées, de champs de bataille inaccessibles… Qui étaitelle vraiment ?

Son pas était souple et franc à la fois. Elle avait gardé son allure au fil des années. Marcel pensa qu’elle devait déjà marcher exactement comme ça des décennies plus tôt, sur la place Stanislas rutilante au soleil, parmi les longues robes des femmes, les cannes des messieurs d’autrefois, les fiacres et les sabots des chevaux piquetant la chaussée. Marie Marvingt et Marcel débouchèrent sur une seconde place rectangulaire, plantée d’arbres bruissant tout du long.

— C’est ici, annonça-t-elle devant le numéro 8, place de la Carrière.

Ils franchirent la haute porte cochère. Il y avait quelques mètres à faire dans l’obscurité, sur de gros pavés irréguliers. Ne risquaitelle pas de se tordre la cheville ? Marcel chassa rapidement cette inquiétude. C’est plutôt lui qui devrait faire attention à l’endroit où il mettait les pieds.

— Mes hommages, mademoiselle Marvingt ! claironna une voix sortie de l’ombre.

C’était le concierge qui sortait de sa loge. Un vieil homme voûté, le sourire gentil.

— Gaston, arrête de faire l’andouille, sourit Marie Marvingt.

— Je te gratifie de mes hommages si je veux, ô illustre locataire, protesta ledit Gaston en esquissant une révérence comique.

— Tiens-nous plutôt la porte d’entrée, ô illustre Gaston Fleurette, prince des concierges !

Gaston Fleurette fit son office et Marcel et Marie Marvingt, chargés de Zéphyrine, commencèrent à grimper les escaliers.

— Et vous habitez à quel étage ? risqua Marcel.

— Au cinquième !

— Ah…

Cinq étages plus haut, ils déposèrent Zéphyrine sur le palier. L’adolescent était essoufflé.

— Vous devriez faire plus de sport, jeune homme !

— Han… Certainem-han…

Elle farfouilla dans les nombreuses poches de sa veste d’aviateur, tout en expliquant :

— Savoir se passer d’un sac à main, c’est le début de la liberté ! On ne peut pas sauter en parachute avec un sac à main. Ni piloter un hélicoptère.

— Parce que vous avez déjà piloté un hélicoptère ?

Elle lui adressa un clin d’œil.

— Pas encore, mais ça va venir. Ah ! voilà ma clef.

Elle poussa la porte et entra dans une vaste pièce encombrée d’un nombre infini d’objets divers et variés.

— Ne restez pas planté là, venez ! Je ne vais tout de même pas vous laisser repartir sans vous remercier.

Marcel franchit le seuil, intimidé. Le salon ressemblait à un musée mal rangé.

Non, pas « mal rangé », corrigea-t-il rapidement. C’était un musée personnel, un labyrinthe intérieur. Le regard se perdait entre tous les objets, suivait un chemin, puis un autre, s’attardait ici, partait par là, comme quand on raconte ses souvenirs et qu’on en a beaucoup, et qu’on passe par mille digressions au fil d’une histoire…

Il y en avait, des choses à regarder, pour Marcel qui n’était encore jamais venu ici : les piles de livres qui s’enroulaient sur elles-mêmes à la façon d’escaliers en colimaçon, les dizaines de photographies encadrées, les grandes affiches vantant la saison des sports d’hiver, un meeting aérien, une course automobile, un modèle réduit d’avion ancien, une mappemonde aux couleurs parcheminées, une lampe-tempête… Des vitrines d’acajou silencieuses où des pierres multicolores semblaient dormir, bercées par des rêves lointains, peut-être encore prêtes à éclore. Une boussole, une longue-vue, des instruments de mesure marine en cuivre brillant, sans doute fréquemment polis, et dont Marcel ignorait le nom et l’usage… Au mur, un grand sabre accroché à l’horizontale.

Penchée sur une rangée de bougies, Marie Marvingt relevait leur mèche et les rallumait, comme on se fait gonfler les cheveux quand on se recoiffe, et l’une après l’autre, les bougies répandaient dans toute la pièce leur chevelure de senteurs. Odeur de sel et d’embruns, fragrances tropicales ou désertiques. Dans la demipénombre de la pièce, on aurait dit ces rangées de lumières qui autrefois bordaient les scènes de théâtre.

— Je vous sers une infusion de camomille ? proposa Marie Marvingt. Ou bien un verre de lait ? Du whisky, peut-être ? Ah non, vous êtes un peu jeune pour ça. Du jus de mirabelle ?

— Ah oui, je veux bien du jus de mirabelle, s’il vous plaît.

— Asseyez-vous, je reviens tout de suite. Le temps de me préparer un café bien corsé, précisa l’aventurière en disparaissant vers ce qui devait être la cuisine.

Marcel s’assit délicatement au bord d’un grand fauteuil. Le cuir des accoudoirs était craquelé. D’ailleurs, remarqua-t-il, les meubles étaient tous anciens. Aux murs, le papier peint semé de bouquets de fleurs semblait fané. Sous les pieds de Marcel, le tapis berbère montrait par endroits sa corde élimée. C’était donc vrai qu’elle

vivait avec très peu d’argent, cette vieille dame. Avec très peu d’argent, beaucoup de fantômes et des rêves de vol en hélicoptère. La lumière des bougies festonnait les murs d’ombres dentelées comme des chaînes de montagnes. Au fond se découpaient de hautes fenêtres, et par la vitre entrouverte arrivait une très légère brise qui faisait trembloter les petites flammes. Il devait y avoir une belle vue sur les toits de Nancy, sur ce quartier bourgeois plein d’immeubles cossus, gris perle, blanchâtres, d’aspect si raisonnable. Mais une tenture rouge masquait à demi l’après-midi et créait une pénombre propice au souvenir. Au fond, quelle importance si le tapis était usé jusqu’à la corde ? Marcel entendait Marie s’activer dans la cuisine, avec des gestes vifs qui n’essayaient pas d’éviter le bruit. Une bonne odeur de café se mêla au parfum des bougies.

Marie Marvingt entra, tenant un plateau.

— Allez, dit-elle, servez-vous, j’ai passé l’âge.

Elle posa le plateau en équilibre précaire sur un guéridon, s’assit à califourchon sur une chaise et se mit à boire son café, le coude appuyé sur le dossier.

Marcel ouvrit la bouteille de jus de fruits et s’en servit un demiverre.

— Hou, c’est brûlant, commenta Marie en écartant la tasse de ses lèvres. Vous n’aimez pas le café ?

— Euh, si, le matin.

— Ah, mais moi, je compte bien rester éveillée toute la nuit ! Je connais l’endroit parfait pour observer les étoiles. C’est à vingt kilomètres, il faut que je fasse regonfler Zéphyrine.

Elle surprit le regard curieux de Marcel qui se promenait sur les vitrines et les étagères.

— Quand je serai morte, cet endroit deviendra un musée, annonça-t-elle. Un musée de l’histoire du sport et de l’aviation.

Il y en a, des trésors, ici ! Mais bon, je n’ai pas l’intention de mourir tout de suite. Il me reste plein de choses à faire.

— Comme… piloter un hélicoptère ? hasarda Marcel.

— Par exemple. Et je pense aussi écrire mes mémoires. Ce sera très instructif pour les jeunes gens comme vous. En plus, j’écris très bien : j’ai été journaliste et poétesse quand j’étais jeune. Pas de muscles sans cerveau, c’est ma devise ! D’ailleurs, j’ai une licence de droit et je parle cinq langues.

« Elle est vraiment insupportable », pensa Marcel. Pourtant il l’écoutait avec fascination.

— Vous habitez ici depuis longtemps ? demanda-t-il.

— Depuis 1889, acquiesça-t-elle. J’avais quatorze ans.

Marcel la regarda comme si c’était une femme préhistorique. Elle était donc née en… 1875 !

— Je suis née à Aurillac, dans le Cantal, dit-elle en trempant ses lèvres dans le café brûlant. Mes parents se sont mariés à Metz, et puis ils en sont partis après l’annexion allemande. Mais ma mère avait une santé très fragile et sa sœur lui manquait beaucoup. Alors on est revenus dans la région, mes parents, mon frère et moi, pour se rapprocher de ma tante.

Difficile d’imaginer que la mère de Marie Marvingt portait des crinolines et avait passé une bonne partie de sa vie alanguie dans un canapé, à toussoter dans un mouchoir de fine batiste.

— C’est de votre mère que vient ce beau collier de perles ? demanda Marcel.

— Pas du tout, je l’ai gagné à un concours de tir au pistolet. Je vais vous raconter…

L’aventurière était lancée. Tir, alpinisme, courses à ski acrobatiques et atterrissages en catastrophe : les histoires s’enchaînaient et chaque objet dans les vitrines offrait un prétexte à rebondissement.

— Lui, là, en photographie, c’est Roland Garros. Vous en avez entendu parler ?

— Euh… c’est un joueur de tennis ?

— Aïe, aïe, aïe… gémit Marie Marvingt. Il y a du pain sur la planche avec vous. Sachez, jeune homme, que Roland était un grand aviateur. Et un grand ami. Un jour, on a failli avoir un accident mortel…

Tandis qu’elle parlait, le regard de Marcel fut attiré par une série de carnets rangés au-dessus d’un secrétaire. Marie Marvingt s’interrompit dès qu’elle s’en aperçut.

— Dites donc, si je vous embête, il faut le dire tout de suite ! remarqua-t-elle un peu aigrement.

— Désolé, mademoiselle, rougit Marcel. Je me demandais si c’étaient les mémoires dont vous parliez.

Elle tressaillit.

— Pas du tout. Sinon je vous l’aurais dit.

Marcel renouvela ses excuses et demanda poliment la suite de l’histoire avec Roland Garros. Mais six heures sonnèrent au clocher de la basilique Saint-Epvre, et Marie, à ce signal, reposa la tasse de café et reprit le plateau.

— Il faut que je vous chasse, jeune homme. Je dois aller chercher le réparateur de bicyclettes, ou ce sera trop tard pour ce soir.

Marcel se dépêcha de prendre congé. Il descendit rapidement les escaliers, salua Gaston Fleurette en sortant et se retrouva place de la Carrière. Les ombres des arbres se mélangeaient déjà les unes aux autres.

Oui, elle était vraiment insupportable, cette vieille dame. Elle ne parlait que d’elle. Pas une seconde elle ne s’était demandé s’il avait mieux à faire que de porter sa bicyclette, sa… Zéphyrine, voilà ! Un nom absurde pour un vélo. Et puis, comment croire un mot de tout ce qu’elle racontait ? C’était tellement, tellement incroyable !

Il se mit à flâner. Il souriait.

Tellement, tellement incroyable…

Marie Marvingt reposa le plateau et porta une main à sa poitrine. Peut-être qu’elle irait voir les étoiles un autre soir, après tout. Parler autant l’avait fatiguée.

Mais c’était quand même moins fatigant que de parler dans le vide, quand les gens en face avaient l’air de la prendre pour une vieille dame un peu folle. Au moins, ce Marcel Cordier l’avait écoutée.

Elle fit lentement le tour du salon, regarda le papier peint défraîchi, le tapis râpé. C’était de plus en plus difficile de maintenir le décor. Elle avait peur d’oublier certains détails, de ne plus arriver au bout d’une histoire. Il fallait constamment remplir les trous. Elle avait peur de ne pas être à la hauteur d’elle-même.

Les carnets…

Depuis des années qu’elle se promettait d’écrire ses mémoires, elle n’avait pas encore commencé. Pour commencer, il fallait relire les carnets où elle avait tenu le journal de toute sa vie. Or, elle redoutait le moment de les ouvrir. Elle avait tellement raconté sa vie, pour raconter la vie des gens qu’elle avait connus, pour que les gens d’aujourd’hui se souviennent ou apprennent… Et si elle s’était trompée ? Si sa vie, au fond, avait été plus banale qu’elle ne le croyait elle-même ?

Peut-être que c’était le bon moment pour savoir.

Elle prit un carnet au hasard, écarta la tenture rouge et s’accouda au rebord de la fenêtre. Le soleil couchant rosissait les pages. 1908-1913, avait-elle écrit sur la tranche.

Elle se mit à lire.

JOURNAL DE MARIE MARVINGT

Dimanche 12 juillet 1908

Hôtel de l’Aube, Neuilly-sur-Seine

Cinq heures de l’après-midi

Cher journal,

J’ai une bonne nouvelle : voici un nouveau carnet plein de belles pages blanches. À force d’y coller tous les articles de presse consacrés à mes exploits, le tome précédent débordait complètement. Et puis le papier était fripé par l’eau de mer depuis ce plongeon nocturne à Capri, et avec les traces noirâtres de la poudre de carabine, tu devenais franchement illisible. Alors, content ? Pour un journal de bord, ce doit être aussi agréable de commencer un nouveau carnet que pour un être humain de se glisser dans des draps propres. On rêve mieux. Allez, accroche-toi, parce qu’avec moi, tu le sais, on ne s’ennuie pas. Demain, c’est le départ !

Oui, tu as bien lu ce que je viens de t’écrire : le départ, le Grand Départ du Tour de France !

Je te dois quelques explications, car depuis des jours je n’ai rien écrit. J’étais hors de moi. Je tournais en rond dans ma chambre, je n’arrivais pas à prendre une décision. Je relisais encore et encore la lettre de cet Henri Desgrange. Non mais ! Pour qui se prend-il, celui-là ! Sous prétexte que môôôssieur dirige le journal l’Auto, plus grand quotidien sportif de France, qui couvre tous les matches,

toutes les compétitions, tous les exploits, avec cinq cent quarantedeux correspondants en province et à l’étranger, et qui a lancé le Tour de France, môôôssieur se croit tout permis.

Eh oui ! cher journal, tu ne vas pas en croire tes oreilles (car je sais que tu m’écoutes attentivement). M. Henri Desgrange a eu l’honneur de recevoir une lettre de moi qui lui proposais de participer à son Tour de France, histoire de lui faire un peu de publicité… Eh bien, M. Henri Desgrange a re-fu-sé !

Je te recopie sa lettre (j’ai brûlé l’original dans la pipe de Papa, mais je me souviens par cœur de ce qu’elle contenait – tu sais que j’ai une excellente mémoire et que je n’aime pas quand on se moque de moi) :

Chère Mademoiselle,

Nous vous remercions vivement pour l’intérêt que vous portez au Tour de France, la plus grande course cycliste du monde, organisée par notre journal. Nous sommes flattés qu’elle éveille même la curiosité des dames et des demoiselles, fidèles lectrices du quotidien L’Auto.

Malheureusement, le Tour de France est un tour de force ! Un défi des champions qui demande une endurance, une énergie presque inhumaines ! La course est taillée pour des géants de la route, et nous nous refusons bien sûr à mettre en danger nos lectrices en les envoyant dans un tel enfer. Outre que la poussière des chemins est très salissante, les difficultés des épreuves exposeraient les délicates représentantes du sexe faible à des risques inappropriés pour leur morphologie gracile. Nous sommes donc au regret de rejeter votre demande d’inscription, mais nous saluons votre audace. Vous aurez en tout cas le

plaisir d’applaudir le peloton sous vos fenêtres, car il traversera votre belle ville de Nancy le 17 juillet.

Veuillez agréer, Mademoiselle, l’expression de nos salutations distinguées,

H. Desgrange, directeur de l’Auto

« Poussière salissante » ! « Risques inappropriés » ! « Morphologie gracile » ! Moi qui ai fait à vélo Nancy-Bordeaux, Nancy-Milan et Nancy-Toulouse ! Qu’est-ce que j’aurais pu accomplir de plus pour le convaincre, cet homme buté comme une brique ? Mon premier réflexe a été de me désabonner, mais ce n’était pas un châtiment très cruel pour un journal qui tire quotidiennement à deux cent mille exemplaires.

Depuis l’arrivée de cette lettre, je fulminais haut et fort dans ma chambre. Papa essayait de me raisonner à travers la porte, en vain. J’étais furieuse, verte de rage, rouge de colère. Souvent, j’allais marcher très loin dans la campagne, puis je m’arrêtais sur les bords de la Moselle, j’enlevais ma robe et je nageais la brasse coulée, la nage indienne et le « trudgeon » jusqu’à m’essouffler. Je me répétais sans cesse : « Allez, plus vite ! Montre qui tu es ! Tu as remporté la Traversée de Toulouse à la nage ! Tu as fait la Traversée de Paris à la nage en quatre heures : plus vite qu’Annette Kellermann, la sirène australienne ! Pense à tous ces messieurs arrogants qui ont abandonné, qui ont tourné de l’œil après de dix petits kilomètres dans la Seine… »

Au bout d’une semaine à ce régime, je suis sortie de l’eau, je me suis séchée, je me suis rhabillée, je suis rentrée à la maison. J’ai pris un chiffon et je me suis mise à astiquer les jantes de Zéphyrine iii.

— Je te félicite d’être revenue à la raison, m’a dit Papa. Tu croiseras toujours des gens étroits d’esprit, mais tu ne dois pas te décourager.

Peut-être qu’un jour, le Tour de France sera ouvert aux femmes ! En attendant, continue à pédaler sur cette bonne vieille Zéphyrine.

— Ne vous inquiétez pas, Papa. Pour pédaler, ça, je vais pédaler ! Savez-vous ce que vous allez faire le 17 juillet ?

— Hum… a répondu Papa en lissant sa moustache, l’œil intrigué.

— Vous allez inviter tous nos amis à la maison, vous vous mettrez à la fenêtre et vous verrez votre fille passer à bicyclette juste après le peloton. Promis, juré, Marie Marvingt va faire le Tour de France !

Papa a éclaté de rire, puis il a re-lissé sa moustache. Il s’est installé dans son fauteuil, a allumé sa pipe et a réfléchi en tirant quelques bouffées. Enfin, il a dit :

— Eh bien, ça m’a tout l’air d’une excellente idée ! Maintenant, réfléchissons aux détails pratiques.

Alors, cher journal, voilà comment cela va se passer : je vais me mettre dans le public, bien sagement, et je vais regarder ces messieurs s’élancer. Puis j’enfourcherai ma Zéphyrine et je les suivrai. Bon, je ne risque pas de gagner une étape de cette manière. Mais de toute façon, ce qui passionne les foules dans le Tour de France, c’est l’endurance, pas vrai ? Eh bien, moi, je tiendrai. Mon père va me suivre en automobile avec les bagages, la trousse de médicaments et le matériel pour réparer le vélo. Ça le rend un peu nerveux, mais je lui ai bien appris à conduire, alors je sais qu’il est capable de tenir la distance. Il s’inquiète aussi parce que l’automobile appartient à la riche dame veuve qu’on a rencontrée à l’église Saint-Epvre, Mme Hauteville, qui l’a héritée de son mari. Elle a accepté de le laisser conduire l’engin s’il la prend comme passagère avec sa fille Blanche. Elles ont envie de suivre le Tour de France et de voir du pays. Je les comprends ! Seulement, Papa craint l’avarie moteur, l’accident… Ce genre de voiture coûte une fortune. Il

essaie d’avoir l’air calme, mais je l’entends faire les cent pas dans la chambre d’hôtel voisine. Je parie qu’il pense aux ravins, aux dérapages, aux insolations, bref, à tous les dangers qui me guettent.

Moi, je vais très bien. Je suis très, très calme. D’ailleurs je vais dormir pour prendre des forces. Il est tôt, mais le départ sera donné à trois heures du matin, place de la Concorde. Les cyclistes paraderont dans les rues avant de s’élancer à cinq heures et demie depuis la pointe de l’île de la Jatte, qui se trouve sur la Seine entre Neuilly et Levallois, à l’ouest de Paris. Zéphyrine reluit. Les pneumatiques sont gonflés à bloc. Je suis prête.

18 h 02

Cher journal, je l’écris en petits caractères, mais avec toi il faut bien que je sois sincère : je ne suis pas tout à fait sûre d’y arriver.

Ça reste entre nous. Bonne nuit.

Et à demain.

22 h 44

Je n’arrive pas à dormir. Je ne comprends pas. Ça ne m’arrive jamais. D’ordinaire, je décide de l’heure exacte à laquelle je veux m’endormir et me réveiller, et mon corps m’obéit à la minute près. Je me suis entraînée pour toutes les situations. Ici, le soleil se couche une demi-heure plus tard qu’à Nancy. À la maison, nous sommes poursuivis par l’heure allemande depuis trente-huit ans que la frontière passe si près de nous… On ne sent rien de tel à Neuilly-sur-Seine : rien que le calme et quelques oiseaux dans les arbres. Et les traces rouges qui s’attardent dans le ciel, une fois le jour avalé, n’ont pas l’air de cotons imbibés de sang. Une fausse impression de paix.

Moi, j’ai toujours senti que la guerre allait revenir. Je suis en alerte. Sur mes gardes.

Je sais bien que c’est bête d’être aussi méfiante. Alors je m’applique à me donner de bonnes raisons d’avoir le cœur qui s’emballe et le souffle qui s’accélère. Je collectionne les sensations fortes comme d’autres collectionnent les timbres d’AutricheHongrie et du Nicaragua.

Si je colle mon oreille contre le mur, j’entends la respiration profonde de Papa qui dort. Il est là, il ne risque rien, il ne va pas disparaître du jour au lendemain comme Maman et tous mes frères. Pour me voir filer sur la route et pour me soutenir en cas de coup dur, il est prêt à traverser la France dans une automobile qui tressaille sur le moindre caillou. Je crois même que ça lui fait rudement plaisir.

23 h 23

C’est peut-être à cause de la Seine que je ne dors pas.

Depuis ma chambre, je vois le fleuve briller dans la nuit. Ça me gêne pour dormir et quand je ferme les rideaux, j’ai une sensation d’étouffement. Alors je me mets à la fenêtre, je respire l’air qui est si doux, ce soir… C’est un peu la campagne, et pourtant la capitale est toute proche. Je le sens.

Paris me laisse indifférente. J’aime les plaines à perte de vue, j’aime les montagnes et les précipices, j’aime l’océan déchaîné et la Méditerranée où, une nuit, j’ai nagé seize kilomètres, applaudie par des pêcheurs italiens qui m’éclairaient aux flambeaux… Paris ! Non, moi, je veux aller beaucoup plus loin que Paris. Je rêve du pôle Nord et du Sahara. Je rêve…

En attendant, si j’atteins Roubaix demain soir, ce sera une bonne chose.

1 h 02

J’ai trouvé à quoi me faisait penser le scintillement de la Seine. C’est Eugène. Quand il était alité (tu sais comme c’était fréquent), il lisait sans s’arrêter. De la poésie, de la poésie, et surtout des recueils de Marceline Desbordes-Valmore. Il voulait toujours m’en parler, car moi aussi je lis beaucoup et j’écris même des poèmes (pas mauvais, d’ailleurs).

— Tiens, écoute. Ça s’appelle « À la Seine ».

Je me souviens qu’il m’a lu le poème, je me souviens que j’ai haussé les épaules. Encore une complainte qui parlait d’amour… Moi, je voulais qu’on me parle de la vie, la vie qui arrive en pleine figure comme le vent quand on se tient à la proue d’un bateau.

À la réflexion, j’ai sans doute été sotte. Ça m’arrive (rarement).

Après tout, je crois qu’il était aussi question de course dans le poème, de ce qui s’écoule, du torrent qui rugit, de l’écho qui s’évanouit…

Eugène m’a regardé avec son air de petit frère et il a dit : — Ça me plairait bien, moi, de voir la Seine.

Je me demande si, là où il est, il s’est enfin mis au sport. Est-ce que les fantômes font du vélocipède ?

Maintenant que j’ai trouvé ce qui me turlupinait, je vais pouvoir fermer l’œil… Enfin, peut-être pas : je viens de me rendre compte qu’il est temps de me préparer.

Zéphyrine, à nous deux !

Lundi 13 juillet 1908

L’Auto

AUTOMOBILE-CYCLISME

ATHLETISME, YACHTING, AEROSTATION, ESCRIME, POIDS ET HALTERES, HIPPISME, GYMNASTIQUE, ALPINISME

LE TOUR DE FRANCE

Organisé par l’Auto – Sixième année – du 13 juillet au 9 août 1908

Cette nuit, les engagés du Tour de France sont partis de la Place de la Concorde, escortés par une armée de Cyclistes. — En route pour Roubaix, l’industrielle Cité du Nord.

Les quatorze étapes seront courues aux dates suivantes :

Première étape, Paris-Roubaix, 275 kilomètres, le 13 juillet ; départ à 5 heures et demie du matin, du pont de la Jatte.

Deuxième étape, Roubaix-Metz, 398 kilomètres, le 15 juillet ; départ à 2 heures et demie du matin.

Troisième étape, Metz-Belfort, 259 kilomètres, le 17 juillet ; à 2 heures et demie du matin.

Quatrième étape, Belfort-Lyon, 309 kilomètres, le 19 juillet ; à 2 heures et demie du matin.

Cinquième étape, Lyon-Grenoble, 311 kilomètres, le 21 juillet ; à 3 heures du matin.

Sixième étape, Grenoble-Nice, 345 kilomètres, le 23 juillet ; à 3 heures du matin.

Septième étape, Nice-Nîmes, 345 kilomètres, le 25 juillet ; à 3 heures du matin.

Huitième étape, Nîmes-Toulouse, 303 kilomètres, le 27 juillet ; à 3 heures du matin.

Neuvième étape, Toulouse-Bayonne, 209 kilomètres, le 29 juillet ; à 3 heures du matin.

Dixième étape, Bayonne-Bordeaux, 269 kilomètres, le 31 juillet ; à 3 heures du matin.

Onzième étape, Bordeaux-Nantes, 391 kilomètres, le 2 août ; à 3 heures du matin.

Douzième étape, Nantes-Brest, 321 kilomètres, le 4 août ; à 3 heures du matin.

Treizième étape, Brest-Caen, 415 kilomètres, le 6 août ; à minuit.

Quatorzième étape, Caen-Paris, 251 kilomètres, le 9 août ; à 6 heures et demie du matin.

Mardi 14 juillet 1908

Hôtel du Rayon, Roubaix

Huit heures du soir

Cher journal,

Comme mes exploits ne semblent pas dignes d’être signalés dans un grand journal comme l’Auto, je t’informe que je suis arrivée à Roubaix hier en un seul morceau. Les pavés de la route m’ont fait tellement cahoter que je n’ai rien écrit en arrivant : la plume aurait tressauté sur la page comme une aiguille de machine à coudre. Ah oui, les favoris avaient l’air fringants, à la une du journal qui annonçait leur départ, mais je peux t’assurer qu’au bout de quelques heures dans la poussière, ils sont devenus nettement moins photogéniques ! Je les ai vus à l’arrivée : Georges Passerieu, le vainqueur, était tout rouge, et Lucien Petit-Breton, le deuxième, était tout blanc. Ils étaient en train de faire contrôler leur vélocipède. L’engin doit être poinçonné au début et à la fin de chaque étape pour empêcher que les concurrents n’en changent, ce qui serait contre le règlement. Le règlement fait deux cents pages et il est composé d’une immense liste de choses interdites, par exemple être suivi par un masseur personnel, réparer sa bicyclette avec l’aide de quelqu’un d’autre, et cætera, et cætera. Plus c’est difficile, plus c’est inhumain, plus les foules se passionnent et les journaux

se vendent par centaines de milliers. Le jour où on inventera des vélos moins lourds ou des instruments pour changer de vitesse, le directeur de l’Auto les interdira, c’est certain. J’ai entendu François Faber, quatrième à l’arrivée, qui râlait avec son accent luxembourgeois : « Un jour, M. Desgrange voudra qu’on roule avec du plomb dans les poches parce qu’il trouvera que Dieu a fait l’homme trop léger ! »

Je plaisante, je plaisante, mais moi non plus, je ne devais pas avoir l’air très fraîche. Je suis arrivée complètement décoiffée, avec tellement de poussière sur le visage que Papa a cligné des yeux plein de fois avant de me reconnaître. J’ai beau secouer ma jupe-culotte, elle est toujours aussi terreuse. Je me suis écroulée sur le lit à l’hôtel, j’ai dormi dix heures d’affilée et puis je me suis réveillée toute disposée à repartir, oubliant presque qu’il y avait un jour de repos. Comme j’ai hâte de sentir à nouveau le vent sur mon visage dans les descentes ! Je sens que je vais follement m’amuser pendant un mois.

Aujourd’hui je me suis promenée dans Roubaix. La Ligue vélocipédique du Nord organise des compétitions pour les cyclistes locaux, mais après tout ce pédalage, j’ai besoin de marcher un peu.

Mon père est resté se reposer de ses émotions en lisant le journal dans une chaise longue du jardin de l’hôtel, à côté de la veuve Hauteville. J’étais bien contente d’être toute seule, mais…

— Je peux vous accompagner ?

Blanche Hauteville, la fille de la veuve à l’automobile ! Je l’avais à peine regardée, avec sa robe élégante et son allure de mondaine. Je la soupçonne de se mettre du fard sur les joues. Je n’avais pas du tout envie de jouer les chaperons pour une demoiselle de bonne famille, mais comment refuser qu’elle m’accompagne ?

Eh bien, cher journal, cette fille m’agace. Elle doit avoir dix-neuf ans et elle n’en fait qu’à sa tête. Bon, d’accord, peut-être que je

me comportais exactement pareil à son âge. Peut-être que je me comporte exactement pareil aujourd’hui. Mais elle n’a vraiment aucune discipline. Elle va sans gêne au café, où il n’y a que des hommes, puis elle s’empiffre de sucreries dans un salon de thé comme une petite fille. Ensuite, elle commande du champagne et elle dit qu’elle aimerait bien aller danser.

— Dommage que vous deviez vous coucher tôt pour le départ de demain, ç’aurait été agréable de passer la soirée en ville !

J’ai essayé d’avoir l’air déçue :

— Dommage, en effet…

On a même dû visiter une bijouterie et elle a essayé au moins une douzaine de bagues en racontant à la vendeuse des histoires improbables, qu’elle était experte en joyaux anciens et qu’elle voulait offrir un bijou à sa chère cousine Antoinette qui avait gagné un concours hippique… Je ne savais plus où me mettre. En sortant, elle a explosé de rire sans aucune retenue. Elle m’a avoué qu’elle n’avait aucune cousine Antoinette, mais qu’elle n’avait pas aimé l’air désapprobateur de la vendeuse.

— Elle se demandait pourquoi une demoiselle voulait acheter une bague toute seule, et pas son fiancé. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure !

J’ai haussé les épaules et je n’ai pas discuté. Ensuite, elle m’a annoncé qu’elle voulait voir les usines, pour rencontrer des gens là-bas. Grand bien lui fasse ! Je ne crois pas un mot de ses histoires, elle va encore faire du lèche-vitrines comme une enfant gâtée. Je suis rentrée à l’hôtel. Papa a levé le nez de l’Auto. La veuve Hauteville était montée dans sa chambre.

J’essaie de me reposer de toute cette agitation. Par les volets entrouverts, je vois briller des feux d’artifice. C’est le quatorze juillet. Quand je ferme les yeux, je vois sur l’écran rouge de mes paupières d’intenses feux d’artifice à l’intérieur de moi. J’entends

le bruit des explosifs. Je ne sais pas si c’est la fête, les battements de mon cœur ou quelque chose de plus inquiétant qui s’annonce. Demain, à deux heures et demie du matin, on repart.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
9782728934973 Les ailes de l'audace Marie Marvingt by Fleurus Editions - Issuu