Une si petite main

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Une si petite main

Un témoignage réconfortant pour les parents de bébés prématurés.

ROZINA CAROLINE MOULINET
À Sylvaine, à Sandrine, à Marie. Caroline �

Chers lecteurs,

Ces pages vous emmèneront sur le chemin de Rozina. L’affection de son fils qui me prenait par la main devant la grille de l’école m’a touchée. Un petit garçon haut comme trois pommes, qui ne parlait pas, mais qui semblait vouloir partager tant de choses. Il me montrait ce qu’il voyait autour de lui, je le regardais avec tendresse et attention. Quelques pas ensemble, chaque jour.

Rozina a d’abord évoqué des bribes de son histoire. Elle m’a notamment dit que son fils était né très grand prématuré. Sa détresse, encore palpable quand elle évoquait ce souvenir, se passait de mots. Un jour, elle m’a demandé si je voulais bien partager un café avec elle, elle avait besoin de parler. Bien peu de gens connaissaient son histoire. Au lieu de café, nous avons marché dans le quartier. Au fil des pas, au gré des larmes et des sourires, elle s’est mise à raconter.

Le temps a apporté l’idée de partager son histoire plus largement. L’équipe médicale lui répétait souvent

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que son fils serait une lueur d’espérance pour les parents traversant le creux de l’angoisse. C’est pour ces parents que j’ai souhaité prendre la plume, raconter l’histoire de Rozina et de sa famille. Pour apporter un peu de lumière aux parents enfermés entre les murs d’un hôpital et isolés au milieu de l’agitation du monde.

Je ne connais pas tous vos chemins, mais je sais que l’Espérance peut être votre réconfort.

L’histoire de Rozina, revêtue de mes mots. Pour vous.

Caroline

La petite voix de l’intérieur

Je m’appelle Arijon et j’ai presque trois ans. Je ne parle pas encore, mais vous allez lire ici les mots de mon histoire. Ma maman aussi pourrait vous la partager ; ma maman est une merveille. Je la connais bien, j’ai pris forme en son sein. Je peux le dire littéralement : je la connais de l’intérieur. Si vous la rencontrez, vous verrez son regard pétillant, son sourire radieux et ses cheveux flamboyants. Moi, je sais que, derrière ce sourire, se cache aussi un océan de larmes. Mais cet océan a trouvé plus grand encore pour le contenir : l’eau vive de l’Espérance.

Son histoire n’a jamais été facile. Elle vient d’un pays où l’on peut être mariée de force. Si, c’est vrai, cela existe encore... L’homme que lui avait choisi son père s’est avéré violent. Pauvre grand-père, il ne s’en était pas douté un seul instant ! Elle a fini par s’échap-

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per dans un autre pays, avec l’approbation de son père qui lui a demandé pardon. Si seulement ceci était juste une histoire... Mais c’est son histoire.

Elle avait la foi chevillée au corps, elle qui était issue d’une famille pauvre qui manquait même de pain. Entourée de son papa, de sa maman et de ses six frères et sœurs, sa nourriture était faite des prières à Marie récitées ensemble au coin du feu. Elle a vécu le dénuement et la confiance. Cela n’enlevait pas la faim, mais cela aidait à vivre.

Je me suis incarné en elle par une belle et froide journée de novembre. L’Avent commençait, ce temps d’attente tout particulier pour les mamans qui devinent en elles la vie qui se forme doucement, cachée, encore secrète au monde. Mais une vie bien réelle et porteuse d’Espérance. Je me suis incarné en son sein, fruit de l’amour de son cœur plein d’élan et d’un homme délicieux, amoureux, qui l’avait sauvée de son mari violent. C’était comme si, en rejoignant cette famille, je rejoignais un lieu où l’amour grandissait, petit pas par petit pas, chaque jour. Chaque jour depuis leur rencontre, puis leur envol vers un autre pays, la naissance de mon grand frère Elvis, et plus tard le changement de ville pour trouver du travail. D’autant

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de pauvreté et de souffrances, pouvait-il jaillir une vie de famille qui pourrait rayonner, malgré les difficultés ? En tout cas, moi, j’étais bien, c’était doux et chaud, j’entendais son rire, je sentais les mains de papa sur sa peau, juste au-dessus de moi. Oui, j’étais bien.

Je grandissais tranquillement en elle quand, soudain, la situation s’est compliquée. Maman était inquiète et murmurait des mots dont je ne connaissais pas la signification : « infection… pourquoi… j’ai peur… » Elle pleurait. Moi, je l’écoutais, j’étais bien, toujours au chaud dans son ventre. Papa ne parlait plus beaucoup. Sa souffrance se faisait intérieure, sa peur grandissait, je la sentais dans ses mains sur la peau de maman. La chaleur de sa main semblait moins diffuse qu’auparavant. Condensée sur moi. Et autour, le froid.

Un beau matin de printemps, les médecins ont averti maman : elle allait recevoir une piqûre pour aider mes poumons à se développer. Je venais de fêter vingt-trois belles semaines et, pourtant, les voix qui me parvenaient semblaient inquiètes. J’allais peut-être voir maman. Enfin, ce n’était pas très clair. J’entendais que j’allais peut-être partir. Mais partir où ? Aucune idée. Ils ne l’ont pas dit ou bien je ne l’ai pas entendu. Moi, je ne pouvais pas beaucoup aider mais j’avais

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bien envie de réconforter ma maman. Je n’avais pas peur, au fond. Que craindre quand on sent tout l’amour de ses parents, si fort ? Je ne comprenais pas bien les cris et les larmes que j’entendais au-dehors, je pressentais simplement qu’il était bon que je savoure chaque instant.

Après sa piqûre, maman a soufflé. Elle a respiré plus calmement, son corps s’est détendu, je sentais bien qu’elle se rassurait un peu. Vingt-quatre heures et tout irait mieux, je serais un peu plus en sécurité, disaient-ils. La sérénité revenait tout doucement. Cela m’a fait plaisir pour elle. Cette piqûre allait aider mes poumons, une petite journée pour grandir un peu plus vite et, si je venais à les rencontrer, je serais mieux préparé. Moi, je ne voyais pas bien pourquoi ils s’inquiétaient tant. Mes poumons, comme deux grands vases au-dedans de moi, ne m’étaient pas d’une grande utilité. Je ne savais pas comment ou avec quoi il me faudrait les remplir mais, apparemment, cela avait beaucoup d’importance pour eux. Sans bien comprendre, j’essayais de faire sentir à maman toute ma bonne volonté. Si seulement elle avait pu m’entendre aussi bien que je l’entendais moi-même, je lui aurais dit : « Maman, maman, je vais faire de mon mieux pour

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utiliser ces deux grands vases comme tu le souhaites ! Explique-moi, et compte sur moi ! »

J’étais vraiment plein de bonne volonté mais cela n’a pas suffi. Tout d’un coup, le corps de maman m’a serré fort. Les médecins parlaient toujours des vingt-quatre heures à laisser passer pour que la piqûre fasse son effet sur mes poumons mais, à ce moment-là, j’ai bien compris que je n’allais pas rester là. Peu importait ces vingtquatre heures, me voilà. L’après-midi commençait en ce 24 avril et je suis né. Facilement, rapidement, je suis né.

L’expérience avait été douce en elle-même, facile, rapide, le corps de maman m’invitait à venir rejoindre le monde. Et, moi aussi, je voulais bien découvrir ce qui se passait au-dehors. Facilement, rapidement, je suis né. Maman pleurait. Les médecins avaient des gestes rapides et fermes, mais pas du tout agressifs. Ils avaient l’air de savoir ce qu’ils faisaient ; alors, je leur ai fait confiance. Ils parlaient un peu, se regardaient, me regardaient aussi. Des voix de femmes me parlaient. Ce n’était pas maman, elle, je la reconnaîtrais entre mille, mais c’étaient des voix douces et rassurantes. Je venais d’apparaître en pleine lumière dans un monde qui semblait bien plus agité que le doux cocon du ventre de maman.

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C’est à ce moment-là que j’ai compris à quoi me servaient ces deux grands vases au-dedans de moi : il fallait les remplir d’air. Je ne savais pas, je ne connaissais pas, je ne pouvais pas. L’air est là, mais il ne se voit pas. Il est fondamental, mais il ne s’attrape pas. Il est tout autour de moi, mais veut-il trouver le chemin jusqu’à moi ? J’avais promis, j’y ai mis toute ma bonne volonté. J’ai essayé fort, j’avais mal. Comme si cet élément transparent et invisible pouvait me perforer de l’intérieur. Je n’avais pas encore vingt-quatre semaines, mes cent soixante-quatre jours n’avaient pas suffi à m’apprendre comment faire. Il faisait si froid ici, rien à voir avec les mains de papa sur le ventre de maman. Il faisait si froid et l’air n’arrivait pas à rentrer... J’étais si désolé. Même avec toute ma bonne volonté, allais-je y arriver ? Est-ce que j’arriverais à essuyer les larmes de ma maman et à réconforter le cœur de mon papa ?

Elle, si tendre, lui, si solide. Je les ai aimés depuis le premier instant.

Les médecins, très délicatement, m’ont aidé. Ils ont glissé en moi un petit tube pour me donner cet air si précieux. Ils m’ont déposé dans un petit sac. Ce n’était pas aussi confortable que le sein de maman mais, au moins, j’ai eu moins froid, et je me suis apaisé. J’étais réconforté de les sentir si précautionneux envers moi,

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comme si moi, juste moi, je comptais au monde plus que le plus grand des trésors. Je comprenais déjà à travers toutes ces voix qu’il y avait du monde sur cette terre, mais chacun venait à ma rencontre comme si j’étais unique. Je me suis apaisé, je les ai laissés me toucher, me caresser. Cela me rappelait un petit peu les mains de papa sur la peau de maman et ses rires cristallins dans le creux de l’hiver, quand elle lui avait annoncé qu’un autre bébé allait rejoindre leur famille. J’étais là.

Le calme était revenu, un silence dense. Papa était retourné avec mon grand frère, maman était avec moi. Le médecin allait continuer son œuvre : accueillir chaque vie telle qu’elle se présente. Avant de sortir de la salle, avec un immense respect, comme si ses mots risquaient d’avoir un poids sur ma vie, essayant de trouver le juste équilibre entre la vérité à énoncer et les espoirs à préserver, le médecin s’est incliné vers maman et a dit doucement : « Donnezlui quarante-huit heures. S’il survit, tout ira bien. »

Et il a ajouté : « Fiez-vous à cette croix que je vois à votre cou, priez. » Prier, ça, ma maman savait faire.

Je l’avais souvent entendue parler à un Père invisible qui avait l’air d’être si proche d’elle.

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Quelques heures ont passé. Ma bonne volonté et moi, nous étions toujours là. L’équipe de l’hôpital m’a retiré de mon petit sac, j’avais un peu moins froid et mes poumons commençaient à comprendre ce que voulait dire « respirer ». Dans mon nouveau lit – une grande couveuse plutôt bien chauffée –, je me suis fixé un objectif : « Quand je serai grand, j’essayerai de me souvenir comme chaque respiration me garde vivant. Respirer est un cadeau. »

Quarante-huit heures encore ont passé, premier objectif atteint ! Jour de joie pour ma maman et mon papa ! L’amour et la confiance ne se mesurent heureusement pas en kilogrammes, parce que je ne pesais pas encore très lourd. Pourtant, je sentais des tonnes et des tonnes d’amour autour de moi, et la petite voix de l’Espérance murmurait dans la nuit, parfois dans les larmes, parfois dans un soupir, parfois dans un sourire. Mon prénom s’est imposé au cœur de mes parents, ils m’ont appelé « Arijon », ce qui signifie « mon or » dans la langue de leur pays.

Je vivais toujours dans la chaleur de ma couveuse, sentant les tubes un peu partout. Un jour, j’ai reçu un cadeau merveilleux. J’avais passé une bonne nuit. Papa était toujours là, la nuit. Il me racontait sa journée de

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travail, il m’encourageait, il me parlait de l’extérieur, de ce monde que je verrais bientôt. Apparemment, il y avait encore tout un univers au-delà des murs de l’hôpital. Mon papa en savait, des choses ! J’aimais bien l’écouter. Il pleurait, il pleurait beaucoup en me parlant, mais il était si fort, son corps respirait la puissance au milieu des hoquets et de son cœur serré. Mon papa me protège. Et il protège ma maman : devant elle, il distille la confiance, il la rassure, il lui assure que je grandis bien. Je crois qu’il n’a jamais osé lui dire qu’il pleurait quand il me voyait, mais ses larmes ne me faisaient pas mal, au contraire. Sa fragilité rejoignait la mienne, et je me voyais marchant en tenant sa main. Merci, papa !

J’allais avoir un mois demain, et il se préparait pour moi un moment délicieux. Papa était parti travailler et maman avait fini par arriver. À son tour, elle me donnait des nouvelles. J’aimais l’écouter. Mon frère allait bien, ils étaient allés au parc ensemble, il pensait à moi, il avait tellement hâte de me voir. À cet instant, une infirmière s’est approchée de maman et de moi et lui a demandé : « Voulez-vous le porter dans vos bras aujourd’hui ? » Maman n’a pas répondu, elle a regardé cette femme, ses yeux se sont embués. Et son oui a jailli de son être tout autant que sa peur de me faire prendre

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un risque si j’affrontais une autre température que celle de ma couveuse. L’infirmière a ajouté avec un tendre sourire : « Il est prêt. » Moment unique, joie intense, comme une autre naissance ! L’infirmière a ouvert la couveuse, m’a pris entre ses mains et m’a déposé tout doucement, tout contre ma maman. Oooh… c’était si bon de sentir son cœur palpiter… C’était si bon… Elle souriait, elle pleurait, elle jubilait, son tout petit contre son cœur, tous les deux réunis, une bulle de bonheur. Je voyais bien qu’elle se sentait maladroite, essayant de me communiquer toute sa tendresse de mère, malgré les tubes qui nous encombraient. Si j’avais pu parler, je lui aurais dit : « Peu importe les tubes ma maman, je t’aime. Merci. »

Seulement quelques minutes et je suis retourné tout revigoré dans ma couveuse. J’étais prêt à affronter les plus dures épreuves, je me sentais pousser des ailes, ma bonne volonté et moi allions décoller vers les nuages ! Je ne croyais pas si bien dire. Le lendemain, toutes mes constantes médicales se sont envolées. J’étais habitué aux bips des instruments de mesure, mais, ce jour-là, l’agitation était revenue autour de moi. Les médecins regardaient, vérifiaient, revérifiaient. L’infirmière est allée téléphoner à maman. C’était le milieu d’aprèsmidi, elle était venue ce matin sans se douter de rien.

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Je savais qu’elle allait revenir. J’entendais maintenant l’infirmière lui parler : « Venez maintenant, ça ne va pas, venez lui dire au revoir. » Comment ça, me dire

« au revoir » ? Ah, mais non ! Mon enthousiasme était décuplé depuis notre câlin, je comptais bien aussi goûter au câlin de papa et mon frère devait venir me rendre visite pour la première fois en fin de semaine. Je n’étais pas d’accord avec eux ! Me dire « au revoir » ?

Non, non, pas question !

Maman est arrivée bien vite. Elle pleurait bien sûr. Nous étions mercredi, exactement un mois après ma naissance. Elle a obéi et m’a dit « au revoir ». Un tendre moment. Son amour était si présent, au milieu de sa souffrance. Cela a touché mon cœur. L’infirmière, avec toute la bienveillance dont elle était capable, lui a dit : « Maintenant, allez prier, nous nous occupons du reste. » Maman a sauté dans un bus et est allée directement à la cathédrale. Elle priait, elle pleurait ; elle priait, elle sanglotait ; elle ne savait plus ce qu’elle disait, elle hoquetait, elle tendait tout son être vers son Père des Cieux. Derrière elle s’est approché un homme. Immense. Pas loin de deux mètres. La peau mate. Un pas mesuré. D’une voix grave, il lui a demandé : « Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » C’était un prêtre, il s’est assis à côté d’elle et maman lui a raconté

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son histoire. Et mon histoire. Il écoutait en silence, égrenant les billes de son chapelet. Quand maman a eu fini, il lui a offert le plus doux des sourires et lui a dit : « Madame, pourquoi pleurez-vous ? Regardez-moi. Je suis né à vingt-cinq semaines, c’était il y a quarante ans. Allez, tout est nouveau maintenant. » Maman était soufflée. Elle a cru. Elle a sauté dans le bus dans l’autre sens et est revenue à l’hôpital. L’infirmière l’a regardée entrer dans ma chambre. Maman, elle, marchait vers moi avec empressement. La voix de l’infirmière dans son dos avait une teinte céleste : « Il va bien, ses constantes sont redevenues normales, beau travail ! » Oui, beau travail. Quelle belle œuvre que la vie ! Quelle belle œuvre que ma vie ! Qui s’occupe de tout là-haut ? Bonne question : un chef d’orchestre ? Un peintre ? Un charpentier ? En tout cas, je suis d’accord, beau travail que cet Amour qui nous façonne et nous transforme.

Ma vie a continué dans cette routine d’hôpital, chaque journée semblable à la précédente, tout en étant une nouvelle victoire. Après quatre mois et deux semaines, j’ai enfin quitté l’hôpital et j’ai découvert avec mes yeux bien ouverts le spectacle que m’avait tant décrit papa : le ciel si grand et si bleu, le chant des oiseaux, le bruit des voitures, le goût de l’air du

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dehors, la sensation de la brise sur le bout de mon nez, les rires de maman, les questions de mon frère, et le silence de papa qui nous guidait tous les quatre vers notre maison.

Je suis un bébé miraculé. C’était touchant de voir les médecins et les infirmières si émerveillés quand je les ai quittés, et de les retrouver si pleins d’enthousiasme à chaque fois que je leur rendais visite pour me fignoler, un petit trou dans mon cœur qui se rebouche par-ci, mes yeux à améliorer par-là. J’ai bien de la chance : les gens qui savent à quel âge je suis né me regardent comme si j’étais quelqu’un de spécial.

Je me sens très privilégié que ma vie ait bien voulu continuer. Je ne sais pas de quoi mon avenir sera fait, mais je sais une chose : je m’efforcerai d’être fidèle à l’Espérance de mes parents. Mes parents ont grandi dans la foi, l’Espérance m’a donné la vie et, déjà, l’Amour nous unit. Ce lien durera toujours, maintenant et dans l’éternité.

Je crois que le plus risqué pour maman, c’était d’oser espérer. À espérer si fort, elle prenait un grand risque. Et si ses prières n’étaient pas entendues ? Et si je venais à partir trop tôt pour elle ? Allait-elle parvenir

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à vivre ? Elle aurait pu décider d’espérer moins fort, pour garder une distance, se protéger un peu si je devais partir. Je l’aime fort et je la remercie de tout mon être parce qu’elle a espéré de toutes ses forces, de tout son cœur, de toute son âme. Elle a espéré si fort qu’elle a revêtu une armure d’amour. Elle est devenue un petit soldat de tendresse pour moi. Et je crois qu’elle n’aurait pas si bien espéré sans le soutien de mon papa, son silence le jour, ses mots et ses larmes la nuit. Ses mots d’encouragement pour le cœur de maman, ses épaules solides pour que notre famille s’appuie sur lui. Je sais qu’il m’apprendra le secret qui lui a donné cette force-là.

Voilà mon histoire. Chaque vie est une aventure unique et irremplaçable, quelles que soient sa teneur ou sa longueur, le but reste une unité dans l’Amour. Une unité aussi intime qu’avec ma maman quand j’étais bien au chaud, si petit dans son ventre, en paix, écoutant ses rires joyeux. Ça sera ça, le Ciel, une éternité de chaleur, de douceur, d’Amour intime et de rires cristallins.

Ma maman ? Elle continue à demander, à prier, à pleurer, à rire, à espérer. Mon papa ? Il continue à travailler, à me guider, à murmurer dans la nuit quand je

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vais me coucher. Mon frère ? Il court vite et il peut me soulever dans ses bras quand il sort de l’école !

Peut-être qu’un jour, je vais parler. Ou peut-être que le chemin sera tout autre, à trouver. Je fais confiance à ma maman qui espère tant en celui qui m’a créé.

Peut-être que, vous aussi, vous vous surprendrez à espérer. Ensemble, nous formerons une jolie chaîne pour rappeler à tous que l’Espérance est un doux réconfort. Et qu’elle fait des miracles.

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La grille de l’école

L’Albanie est mon pays. Je suis une femme simple et joyeuse, aux longs cheveux roux et au grand sourire.

Pourtant, ma vie n’est pas un long fleuve tranquille. Parfois, je me demande comment je peux encore sourire. Souvent, quand je regarde ma vie, je ne peux retenir mes larmes. Pourtant je ne regrette rien. Absolument rien.

Certains épisodes de mon histoire sont si douloureux que je ne pensais pas un jour les partager au monde. Pourtant les médecins de l’hôpital où mon fils Arijon est né me demandent souvent de raconter mon histoire. D’après eux, elle pourrait encourager les parents qui marchent sur le même chemin.

Chaque histoire est unique bien sûr, mais parfois, voir la lumière dans la vie de quelqu’un aide à trouver

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la lueur dans sa propre obscurité. Alors, me voilà, pour partager un chapitre de ma vie, celui du début de la vie de mon fils. Cet épisode est si douloureux que j’ai bien du mal à le mentionner. Comme si en parler le rendait plus réel et ancrait encore davantage la souffrance au creux de ma chair.

Devant la grille de l’école, j’ai rencontré une maman, Caroline. Elle rayonne de tendresse et son lumineux sourire est communicatif. Mon fils, Arijon, l’a compris tout de suite. Quand nous arrivons devant la grille pour attendre la sortie de classe de mon fils aîné, Arijon prend mon amie Caroline par la main. Elle pose son regard sur lui, elle rit, elle le suit. Mon fils ne parle pas encore et, pourtant, ils semblent se comprendre.

Alors, je leur fais confiance. Un jour, j’ai partagé avec elle mon inquiétude : Arijon, alors âgé de deux ans, ne disait toujours pas un mot. Et j’ai éprouvé le besoin de me justifier : « Il est né prématuré, il est né à sept mois. » Pourquoi ai-je dit cela ? Il n’y avait aucun jugement et encore moins de question dans la voix de Caroline. Mon amie m’écoutait et sa compassion me soutenait. Pourquoi avoir menti ? Probablement la voix de ma culpabilité qui couvre mes mots quand je

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veux partager cette expérience. Comment expliquer que je n’ai pas réussi à garder mon bébé bien au chaud ? Comment raconter que mon bébé est né si petit ? Comment supporter le regard des autres posé sur moi, une maman qui a dû rater quelque chose ou faire quelque chose de mal pour avoir vécu une si grande détresse ? Cette culpabilité qui me rongeait. Pourtant, cette culpabilité, il était temps de l’apprivoiser, il était temps d’accepter mon histoire. C’est pourquoi, le lendemain, en revenant vers elle, j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai dit tout bas : « En fait, il n’est pas né à sept mois. Il est né à vingt-trois semaines et trois jours. » Est-ce que j’ai craint alors de voir, dans ses yeux, la peur devant cette révélation ? Ou, au contraire, l’incompréhension qui me laisserait seule avec ma souffrance, devant une porte fermée, face à un cœur qui ne pouvait accueillir ma douleur ? Qui peut comprendre une telle détresse ? Peut-être d’autres parents traversant cette épreuve, mais la fille de Caroline n’avait pas du tout l’air d’un bébé prématuré. Le peu de fois où j’avais confié la grande prématurité d’Arijon, les gens balayaient cette information d’un revers de main, sans même un mot ou sans se rendre compte un seul instant de ce que cela pouvait signifier pour le cœur d’une maman.

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Cette fois-ci, avec Caroline, deux secondes, un silence en effet, mais un silence habité. Le cœur de Caroline était touché, comme si elle pouvait sentir ma douleur dans son propre cœur, sentir le poids de ma détresse, sentir l’angoisse qui m’avait transpercée. Elle n’a rien dit, elle a simplement posé sa main sur mon dos et sa tendre caresse a fait jaillir mes larmes. Elle m’a prise dans ses bras pour porter ce fardeau avec moi. Il n’y avait pas besoin de mots, c’était un instant de communion. À cet instant, une amitié toute spéciale était née. En osant lui parler, j’allais apprendre à me confier, à accepter, à avancer. Voilà ce que je lui ai raconté.

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CHAPITRE 1

La naissance de la famille

Après avoir confié à Caroline mon secret, après lui avoir expliqué à quel point Arijon était prématuré et comme sa vie me semblait un miracle vivant, j’ai ressenti le besoin de raconter davantage notre histoire. Et de le faire avec elle. Cela répondait aussi aux demandes de l’équipe médicale qui ne cessait de m’encourager à témoigner pour réconforter les parents.

Je viens d’Albanie, une belle terre gorgée de soleil. Ma patrie a tout pour être prospère : les montagnes, la mer, la chaleur, même de nombreuses ressources naturelles. Tant de beauté polluée par une violence bien ancrée. Les femmes sont considérées comme la propriété de leur mari, et il semble que les hommes

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là-bas ne fassent pas vraiment cas de ce qui leur appartient. J’ai vu, par exemple, une juge tuée par balle par son mari, en pleine rue, au seul motif que, ne supportant plus les coups de son époux, elle avait demandé le divorce. Comment ne pas vivre dans la peur dans une ville, dans un pays où la mort guette à chaque pas ?

Comme cette femme tuée en pleine rue, j’ai été « offerte » de force à un homme qui m’a battue. Mon pauvre père ne se doutait pas de la violence de celui qu’il m’avait choisi. Peut-être espérait-il m’offrir un foyer un peu moins pauvre que celui dans lequel nous avions grandi ? Pourtant, je me souviens de la douceur des soirées au coin du feu, même si nos ventres restaient vides. Mais la faible chaleur de la cheminée suffisait à réchauffer mon cœur et celui de mes deux frères et de mes cinq sœurs. Certains vous diront que les prières ne nourrissent pas, mais j’ai été davantage nourrie et aimée dans mon humble foyer, avec un morceau de pain et les Je vous salue Marie qui rythmaient nos soirées, que pendant mes années de femme avec cet homme violent. Je ne voulais pas finir condamnée alors je me suis échappée avec celui que j’aimais vraiment. Cet homme est empli d’un courage à déplacer les montagnes. Nous nous

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aimions, nous nous sommes mariés, et nous sommes partis. Partis pour pouvoir vivre.

Nous avons quitté notre pays en avion en passant par l’Italie, puis l’Allemagne, ensuite la Suisse, pour finalement atterrir en Angleterre, à Manchester, le 10 juin 2015. Nous avions réussi ! Enfin libres ! Libres de nous aimer ! J’ai trouvé le courage de téléphoner à mon papa pour lui dire pourquoi j’étais partie ainsi. Les prévenir, lui et maman, aurait été trop dangereux, cela aurait signifié mettre nos vies en péril avant même d’oser monter dans un avion. Papa… il s’est effondré en apprenant la raison de mon départ. Comme avait-il pu être aussi aveugle ? Comment avait-il pu livrer ainsi sa fille chérie à quelqu’un qui lui faisait tant de mal ? Lui avouer la vérité m’a permis de lui pardonner. Et je lui ai fait jurer de ne pas essayer de me venger. Je savais bien de quoi les hommes sont capables dans mon pays et il n’était pas question que mon père s’implique. Ainsi, je lui ai dit : « Je suis partie ; Arlind, l’homme que j’aime, veille sur moi. Je vous retrouverai, toi et maman, dès que je pourrai voyager librement. Pour l’instant, fais la paix avec toimême et sache que je te pardonne.» Il aurait été bien absurde de les quitter sans pardonner. Si je voulais vivre et être libre d’aimer, il me fallait pardonner.

31 Chapitre 1

Après deux mois, Arlind et moi avons décidé de rejoindre Londres. J’étais enceinte de quatre mois ! Quelle joie ! Mon ventre était bien discret comme c’est le cas lorsqu’une femme attend son premier enfant, et mon bonheur, lui, était déjà bien apparent. Je me sentais heureuse, bénie, excitée aussi. J’allais donner la vie ! Je rendais grâce pour mon cher mari à qui j’avais demandé : « Et si nous essayions ? Juste une fois. Nous verrons si Dieu veut bien nous bénir et nous donner la joie d’être parents. Si cela ne marche pas, nous aviserons, ou nous réessayerons. D’accord ? »

Le Seigneur avait bien voulu nous bénir largement car notre tout-petit était tout de suite venu faire son nid en moi. Un cadeau comme une confirmation que nous pouvions croire que la vie était devant moi. La souffrance des relations conjugales que j’avais supportées appartenait désormais au passé. À cette bénédiction se mêlait la reconnaissance d’être prise en charge avec respect et délicatesse par l’hôpital de Londres. Peu importait l’absence de papiers et les recours pour demander asile, le personnel de l’hôpital me traitait avec tendresse, comme un bijou qui va bientôt donner vie à un nouvel être sur cette terre. C’était si agréable après ces mois de course, de secret, d’angoisse ! Encore dans le train qui nous avait menés à Londres nous avions maintes fois eu peur d’être contrôlés par la police. Maintenant

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nous étions entourés de personnes qui voulaient nous aider. J’avais vu les yeux du médecin généraliste s’embuer en écoutant mon histoire. Oui, les hommes et les femmes de cet hôpital seraient maintenant là pour prendre soin de moi. Leur travail est de prendre soin, mais c’est bien plus qu’un travail, c’est une véritable vocation et le dévouement se lisait dans leurs yeux. Quel cadeau ! Quelle joie !

Arlind aussi était un condensé de tendresse envers moi, il touchait mon ventre et parlait au bébé tous les jours. La grossesse se passait bien, j’ai fait un peu de diabète mais, à part cela, la vie était douce et paisible. En janvier, j’ai donné naissance à notre fils aîné, Elvis, un magnifique bébé né à quarante semaines, en pleine santé. Dès l’instant de sa naissance, j’ai su que ma vie avait changé. Quelle émotion ! Il n’y a pas de mots pour décrire un tel déferlement d’amour et de reconnaissance ! Tout était si facile et si naturel : l’allaitement s’est mis en place sans difficulté, j’avais eu beaucoup de soutien des sage-femmes. Mon mari travaillait alors comme ouvrier de bâtiment, mais il restait très présent auprès de moi et ses mille attentions faisaient disparaître les anxiétés passagères qui se glissaient dans mon quotidien. Et les Je vous salue Marie de mon enfance continuaient à m’accompagner.

33 Chapitre 1

Arlind a quelque chose d’unique. Je rends grâce au Ciel de me l’avoir donné comme mari. À l’époque, ma sœur vivait en Italie. Elle était venue nous rendre visite et, voyant Arlind se préparer lui-même un café, elle s’était offusquée : « Comment ? Tu prépares toi-même ton café ? Mais va donc réveiller Rozina, enfin ! » Les marques de notre culture étaient bien ancrées en elle, et je ne lui en veux pas : nous avons grandi dans un pays qui ne reconnaît pas beaucoup la valeur des femmes. Arlind lui a répondu, avec toute la douceur qui le caractérise : « Rozina est mon épouse, pas ma servante. Elle vient de nourrir notre enfant, elle se repose, je ne vais pas la réveiller. » Pas une once de jugement dans ses paroles, il avait accueilli le commentaire comme un simple fait, et il l’invitait à une autre perspective. Vraiment, mon mari est unique. J’ai beaucoup de chance d’avoir auprès de moi un homme dévoué qui m’aime et me respecte profondément.

Elvis grandissait, il commençait à se déplacer, puis à marcher. Chaque étape était source d’émerveillement devant la vie qui se déployait. Nous avions pris nos marques à Londres. Arlind travaillait sur des chantiers et j’avais trouvé un emploi dans une blanchisserie, gardant Elvis dans l’arrière-boutique quand il n’était pas à la crèche ou qu’il ne pouvait

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pas aller au parc avec une amie. Notre fils se souvient encore de cette boutique, il en reconnaît la devanture et même certains clients dans la rue. Mon cœur de maman a été profondément touché quand, un jour, il m’a dit : « Je me souviens d’ici, maman, je faisais la sieste sur la couverture par terre. » Il n’y avait aucune malice dans sa remarque, cela me rappelait seulement la réalité du chemin, les épreuves, la vie qui se construisait tant bien que mal et le fait que nous ne pouvions pas encore lui offrir tout ce que nous aurions voulu. C’était ainsi. Cela n’enlevait pas mon bonheur, ma liberté dans ce nouveau pays, ma joie d’être mère. Je décidais de prendre patience ; un jour, notre situation serait régularisée.

Quand Elvis a eu trois ans, le désir est né d’agrandir la famille. Cette fois encore, nous nous en sommes remis au plan de Dieu et, tout de suite, j’ai été enceinte. Je me souviens parfaitement de mon excitation ! Je ne pouvais pas attendre le soir pour l’annoncer à Arlind. Ce matin-là, alors que mes yeux ne pouvaient se détacher de la petite barre sur mon test de grossesse positif, je lui ai téléphoné pour lui annoncer la belle nouvelle. Il devait entendre mon sourire au téléphone alors que je lui ai dit : « Tu vas être papa une nouvelle fois ! J’espère que ce sera une

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fille ! » Et lui, instantanément, m’a répondu : « J’espère que notre bébé ira bien. » Me revint alors à l’esprit notre préparation au mariage et nos réponses au prêtre qui nous accompagnait : « Combien souhaitez-vous d’enfants ? » Je m’étais exclamée : « Quatre ! » Et, avec son calme habituel, Arlind avait poursuivi d’une voix grave et posée : « Je ne sais pas, Dieu seul sait. »

Une si petite main
� Chers lecteurs 7 Prologue. La petite voix de l’intérieur ........................ 9 Introduction. La grille de l’école 25 Chapitre 1. La naissance de la famille ........................ 29 Chapitre 2. 23 semaines et 3 jours 37 Chapitre 3. Séparation et retrouvailles ....................... 47 Chapitre 4. Quand la vie doit reprendre son cours 61 Chapitre 5. L’Espérance vaincra ................................ 83 Épilogue. La petite voix 97
TABLE DES MATIÈRES

Ouvrages de Caroline Moulinet déjà publiés en auto-édition par Amazon :

Comment vivre le confinement sereinement, 2020.

Attends, et regarde, 2020.

Cœur de Mère, spiritualité d’une maman, 2021.

Le rêve de Gaspard, Bartholomé sur le chemin, 2022.

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