Lettre à ceux qui attendent la consolation

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Lettre à ceux qui atten ent la consolation

Bénédicte Delelis

Bénédicte Delelis

Une fois de plus son sourire éclatait dans la grisaille. Nous marchions, lui et moi, d’un pas lent dans la ruelle familière. Enfin… je marchais et lui roulait, manœuvrant son volumineux fauteuil avec une sorte de poignée en forme de bouchon de champagne. Il lui ressemblait d’ailleurs, ce petit bouchon de champagne. Accroché là, il avait l’air de lancer un pied de nez de gaieté et d’espièglerie au milieu de toutes les difficultés de l’existence, un rire dans la tempête.

« J’ai besoin de toi, Pierre », lui dis-je.

Immédiatement, il n’y avait plus que moi devant lui au monde. Il fallait que le fauteuil grimpe sur le trottoir devant une file de voitures pressées. Ce n’était pas une mince affaire. Le feu passait au vert. Mais, à ses yeux, tout disparaissait : la circulation, sa sacoche de cuir noir qui glissait de côté et que ses mains peinaient à retenir, le retard que nous avions déjà, son écharpe à moitié sur le nez, les passants agités qui filaient comme des flèches autour de nous, telle une inexorable marée… Tout cela s’était évanoui comme par magie devant la priorité que représentait soudainement pour lui mon simple « J’ai besoin de toi ».

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« Je t’écoute, me dit-il.

– Je dois écrire une lettre à ceux qui ont soif d’être consolés », expliquai-je.

Il y eut un silence.

« Ah… reprit-il. C’est difficile. Il y a autant de douleurs et de peines que d’êtres humains… Et pour ceux qui souffrent, il vaut souvent mieux se taire… »

Les automobilistes patientaient. Il prenait son temps. Le fauteuil avait franchi l’obstacle. Et il me dit :

« Pourtant, il faut parler. Il y a quelque chose à dire. Vas-y. Et moi, je t’aiderai, oui. Comme je le pourrai, en priant de toutes mes forces, je t’aiderai. »

Voilà pourquoi j’ose, en ce matin clair et frais où le soleil roux surgit du long sommeil de la nuit pour réchauffer la terre, prendre la plume et t’écrire quelques mots. Parce que, de sa main qui tremble un peu, de sa main qui peine à tenir une cuiller, il m’a bénie…

Je ne peux oublier ce soir où tu frappas à ma porte, ton visage gris annonçant mieux que toutes les phrases du monde qu’il était survenu pour toi quelque chose de grave. Inutile de rappeler les faits douloureux qui t’avaient mis à terre et qui demeurent gravés dans mon âme à jamais : l’injustice immense que tu avais subie, ton amour trahi, la culpabilité, la solitude brutale, l’avenir soudain effondré devant tes yeux atterrés.

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Comme j’étais impuissante à te consoler… J’aurais voulu saisir une part de ton immense désarroi pour t’en décharger, mais nul ne savait rejoindre la lande désolée de ta peine infinie. Nous ne pouvions que pauvrement tenir ta main bien serrée dans la nôtre et pleurer avec toi des larmes amères.

Tu savais que nous croyions en Dieu. Sur notre porte entourée de lampions de couleur qu’on n’avait jamais décrochés après Noël, il y avait dessiné à l’époque un petit agneau blanc. T’en souviens-tu ? En dessous de cet agneau, la main d’amie et d’artiste qui avait peint cela pour nous avait inscrit : «  Jésus vint, et il était là au milieu d’eux » (Jn 20, 19). Cela m’obligeait à essayer de ne pas soupirer, de mauvaise humeur, lorsqu’on sonnait chez nous à l’heure des bains ou des devoirs, quand les enfants se disputent, que la sauce va déborder de la casserole, que le facteur ou les pompiers veulent à tout prix, précisément maintenant, vendre un calendrier, et que la voisine gronde pour les patins à roulettes qui traînent dehors. Tu savais que nous croyions en Dieu, et de lui tu étais, même sans le savoir pourtant, plus proche que nous ne le sommes bien souvent. Dieu ? Tu aurais bien voulu y croire… Tu avais été tout prêt à y croire même, mais maintenant que ton bonheur gisait à tes pieds, misérables débris sans espoir, que pouvais-tu discerner de son visage de bonté ?

« Où est Dieu ? » me dis-tu.

7 INTRODUCTION

Mon ami Pierre au corps saturé de douleurs m’a bénie. Alors, j’ose. J’ose prononcer quelques mots pour toi et pour tous ceux qui peinent sur les routes abruptes de l’existence, ceux qui crient leur chagrin vers le Ciel de silence, ceux qui ploient, qui fatiguent, qui s’essuient les yeux du revers de leur manche laborieuse, ceux qui voudraient tant, qui espèrent, un jour enfin, être consolés.

Je ne suis pas grand-chose, tu sais bien, ni pape, ni évêque, ni cardinal, ni médecin, ni savant… Je suis une simple baptisée, même pas assez vieille pour avoir connu une guerre, pas assez aventurière pour savoir ce qu’est un typhon, pas assez pauvre pour avoir éprouvé la faim. J’ai marché, comme tous, depuis mon enfance sur cette terre de feu et de sang, cette terre de nuits sombres et d’aurores bouleversantes de beauté, cette terre où les plus grandes amours n’existent jamais sans déchirures ni sacrifices, où les plus profondes joies sont traversées de vastes chagrins. J’ai souffert, bien sûr. Qui d’entre nous ignore le goût des larmes ? J’ai connu la maladie et la souffrance de mes proches, mes propres limites, innombrables ; la mort a arraché de moi des visages très aimés, me laissant déserte, et – la plus grande souffrance de ma vie peut-être – j’ai pleuré l’amère douleur de mes fautes… Rien de très original ; la vie en somme. Ce n’est pas d’ailleurs de mon expérience assez commune que j’aimerais t’entretenir, mais du visage que j’ai entrevu,

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depuis qu’on m’a mise en ce monde chaotique : visage dont la lumière me semble éclairer et transformer toutes les réalités de l’existence.

Lorsqu’on évoque les grandes allégresses de la vie comme les lourdes peines, on prend toujours le risque de blesser. Les mots se tiennent au seuil de l’expérience et, quelquefois, ravivent les blessures béantes ou à demi refermées.

Il y a une parole du pape Jean-Paul II que j’ai toujours aimée. Ce comédien sportif à l’irrésistible charme avait dû faire le deuil de sa mère tout enfant, de son frère, et enfin, étudiant, de son père. Il traversa la Seconde Guerre mondiale et le nazisme, puis la violence du communisme en Pologne. Prêtre, évêque puis pape, cet apôtre intrépide connut la violence d’un attentat contre sa personne ainsi que l’amenuisement progressif de ses forces et de ses capacités avec la maladie de Parkinson. Jean-Paul II aimait la Vierge Marie, la mère de Dieu, d’un amour tout spécial. Il disait : « Notre Dame se tient au pied de toutes les croix des hommes d’aujourd’hui. »

Aussi, je demande à Celle qui eut le cœur transpercé de se tenir auprès de toi. Qu’elle répare avec sa tendre délicatesse mes inévitables maladresses, qu’elle te conduise par sa main sûre, qu’elle panse tes plaies, te réconforte et que, sur toi, se penche et s’illumine le visage de la consolation.

INTRODUCTION

Où est Dieu ?

L’abîme de la faiblesse

Justement, alors que j’avais le cœur tout plein de tes peines et des mots que je voulais te dire sans pouvoir les trouver encore, et comme, dévalant l’escalier du métro, je luttais de mon mieux contre le vent taquin, souffle indiscret et joueur avec les robes des femmes, je manquai de renverser une amie. Œil bleu doux, un peu rêveur, cheveux fins bien rangés sur la tête en lignes claires, joues lisses des mères maintes fois embrassées, et la main qui tremble, hélas, bien jeune pourtant… Nous devisâmes. L’air n’était pas trop froid. C’était l’heure exquise, quand la ville rosit de plaisir en s’apercevant qu’il sera bientôt temps de dormir. Un vieux monsieur auréolé de nacre passa, un peu bancal. Debout au milieu des marches, nous gênions la circulation, aussi tendit-il sa main de parchemin vers les deux inconnues pour se laisser aider, simplement, et nous sourit au vol. Nous nous rangeâmes.

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« C’est surtout pour les enfants que c’est difficile, me confiait mon amie. J’essaie de les préserver comme je peux mais… dimanche, notre fille nous a dit : “Pas envie d’aller à la messe, non, certainement pas. Où était Dieu quand tu étais à l’hôpital, Maman ? Où est-il maintenant ?” »

Il y eut un silence. Tu m’avais dit cela, toi aussi…

Aux terrasses des cafés alentour, on trinquait avec le petit verre du soir. Rires, soupirs, regards tendres ou rêves échangés, envolés dans la brise. C’est toujours impressionnant de recevoir au creux de l’âme des confidences. Et mon amie était belle avec son courage de guerrière, sa ténacité et la fragilité qui se devinait derrière la bravoure.

« L’épreuve sûrement la plus grande pour moi, ajoutat-elle, c’est de diminuer, de perdre, de percevoir que je me souviens moins bien, que certains mouvements me deviennent impossibles. Moi aussi alors, parfois, je me demande comme ma fille : “Où est Dieu ?” Je ne sais pas trop. Je suis encore dans une phase de révolte. Et je suis si fatiguée… »

Bien sûr, si l’on souffrait gaiement, héroïquement, cela serait une autre affaire. Mais la souffrance n’est pas une aventure que l’on traverse glorieusement. Et pour les

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peines de l’âme comme pour celles du corps, on souffre le plus souvent péniblement, misérablement, démuni, et si seul, au fond. Face au visage diaphane de mon amie dans les lueurs du soir me revenaient les mots anciens chantés de génération en génération par les hommes éprouvés :

Combien de temps, Seigneur, vas-tu m’oublier, combien de temps, me cacher ton visage ? Combien de temps

aurai-je l’âme en peine et le cœur attristé chaque jour ?

Combien de temps mon ennemi sera-t-il le plus fort ?

Regarde, réponds-moi, Seigneur mon Dieu1 !

Et juste après cette plainte, tout de suite, alors que rien n’est encore arrangé de ce qui le blesse et le taraude, le souffrant qui crie vers Dieu ajoute, un peu fou, espérant encore :

Moi, je prends appui sur ton amour ; que mon cœur ait la joie de ton salut ! Je chanterai le Seigneur pour le bien qu’il m’a fait 2 .

Quel bien le Seigneur lui a-t-il fait en silence ? Nous, qui chantons ces mots des siècles plus tard, l’ignorons. L’homme a emporté avec lui son secret. Mais au creux de son âme en peine, il semble avoir aperçu une réponse, un bienfait de Dieu.

1. Ps 12, 2-4.

2. Ps 12, 6.

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Le vent n’avait pas fait danser un seul des cheveux de mon amie, qui se tenaient tous tranquilles en leur sage coiffure. Elle me salua d’un geste léger. Et tandis que défilaient rapidement les stations, invariable chapelet, ses paroles priaient en moi et se mélangeaient : « Où est Dieu ? Combien de temps vas-tu m’oublier ? Le plus éprouvant est de perdre… Moi, je prends appui sur ton amour… Je suis dans une phase de révolte… Je chanterai le Seigneur… »

Le cardinal Van Thuân dépeint avec beaucoup de simplicité l’expérience de la radicale faiblesse, de la déréliction physique et morale que procure la souffrance. Évêque de Saïgon dans le Vietnam communiste, il est un jour arrêté et emmené en voiture vers un lieu inconnu. C’est le jour de l’Assomption, en 1975. En un instant, il perd tout : sa maison, ses effets personnels, sa liberté, et surtout son peuple, dont il est brutalement séparé. On le met dans une pièce, à l’isolement. Il ignore ce qu’il va devenir, ce que sera demain. Sera-t-il un jour à nouveau libre ? Il perd la notion du temps. Est-ce le matin, la nuit, le lundi ou le dimanche ? Il ne sait plus. Les geôliers se succèdent. On ne veut pas que ce dangereux évêque enrôle les gardiens, tente de les convertir. Ils ont interdiction formelle de lui parler. François-Xavier Van Thuân éprouve une glaçante angoisse, la solitude l’étreint. Il n’a pas même un livre de prières, rien. Les murs nus.

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Oh… il ne souffre pas glorieusement, non. Il est accablé. Les grandes souffrances écrasent, implacables. Il voudrait prier, mais sa faiblesse est telle que, bien souvent, il ne peut plus.

J’ai expérimenté l’abîme de ma faiblesse physique et mentale, écrit-il. Plus d’une fois, j’ai crié comme Jésus sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais Dieu ne m’a pas abandonné1.

Après ma libération, beaucoup de gens m’ont dit : « Père, vous avez dû avoir beaucoup de temps pour prier, en prison. » Cela n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Le Seigneur m’a permis d’expérimenter toute ma faiblesse, ma fragilité physique et mentale. Le temps passe lentement en prison, surtout durant l’isolement. Imaginez une semaine, un mois, deux mois de silence… C’est terriblement long et quand ça se transforme en années, cela devient une éternité. Il y a des jours où, épuisé par la fatigue, la maladie, je n’arrivais pas à réciter une seule prière2.

Le prisonnier lance alors un simple Ave Maria, « je te salue, Marie », et puis c’est tout, et c’est déjà beaucoup, du fond d’un cœur et d’un corps exsangues.

1. Mgr Fr.-X. Nguyên Van Thuân, Témoins de l’Espérance – Retraite au Vatican, Montrouge, Nouvelle Cité, 2000, p. 157.

2. Ibid., p. 151.

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Un jour… chanterai-je enfin ?

Je ne sais pas si j’aime autant que toi la Normandie où tu files, planche à voile sous le bras, qu’il neige ou qu’il pleuve, dès que tu as une minute de liberté. J’hésite… Disons que c’est certainement, indéniablement, l’une des plus belles régions de France, avec ses fermes à colombages, fraîches et roses, fleuries, coquettes, ses vaches superbes paissant dans des vallons jolis comme dans les livres d’images. Au bout des chemins surprend la mer et son manteau de galets pâles sous les hautes falaises de pierre blonde. À vrai dire, c’est une merveille. Et les autres coins de notre pays haussent les sourcils, un peu jaloux, un peu vexés de tant de beautés. Il faut simplement, en Normandie, avoir la passion des souffles glacés qui vous sifflent aux oreilles, et du vert vif… un peu suspect, d’ailleurs, tout ce vert. En tout cas, il y a une chose que la Normandie a donnée au monde et que la terre entière lui envie : c’est la petite Thérèse de Lisieux et sa famille, les Martin. Sur ce point, il faut avouer, le bon Dieu a bien travaillé. Et il n’y a rien à dire, on pourra discuter tout ce qu’on voudra, c’est le sol normand qui les a vus naître, fleurir, mourir et porter tellement de fruits.

Eux non plus, comme Mgr François-Xavier Van Thuân, n’ont absolument pas souffert gaiement ou facilement.

Et ils n’ont pas été épargnés. À la fin de l’été 1868, Zélie

Martin, mariée à Louis, perd coup sur coup, en quelques

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jours, son bébé Joseph, âgé de huit mois, et son père, auquel elle était très profondément attachée. C’est le deuxième petit garçon que les Martin voient mourir dans leurs bras, impuissants. La jeune mère, désormais orpheline, est déchirée :

Samedi – raconte-t-elle à sa belle-sœur Céline –, je cherchais mon père partout ; il me semblait que j’allais le trouver, je ne pouvais me figurer que j’en étais séparée pour toujours. Hier, je suis allée au cimetière ; à me voir, on aurait dit que j’étais la personne la plus indifférente du monde. J’étais à genoux au pied de sa tombe, je ne pouvais pas prier. À quelques pas plus loin, je m’agenouillais sur celle de mes deux petits anges ; même indifférence apparente…

J’ai parcouru un chemin que j’avais suivi, il y a cinq semaines, avec mon petit enfant et mon père, je ne pourrai vous dire tout ce que j’ai éprouvé ! Je ne faisais attention à rien de ce qui se passait autour de moi ; je regardais les endroits où mon père s’était assis. Je restais là, debout, presque sans pensées. Jamais de ma vie je n’avais ressenti de pareils serrements de cœur. En arrivant à la maison, je n’ai pu manger, il me semblait que n’importe quels malheurs me trouveraient maintenant insensible1.

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1. L. et Z. Martin, Les plus belles lettres de Louis et Zélie Martin, Paris, Éditions Emmanuel, 2017, lettre de Zélie à sa belle-sœur Céline, 7 septembre 1868, p. 79-80.

Zélie se sent égarée, anéantie. Son âme est comme absente d’elle-même. Elle ne réussit plus à parler à Dieu, à prier. Et elle n’est pas, hélas, au bout de ses deuils, qui la conduiront au bord de la dépression.

Ma petite Thérèse est morte aujourd’hui samedi à une heure de l’après-midi. Dimanche dernier, je la croyais sauvée. […] Son agonie a commencé ce matin, à dix heures et demie, on ne peut se figurer ce qu’elle a souffert ! Je suis dans la désolation, j’aimais tant cette enfant. À chaque nouveau deuil pour moi, il me semble toujours aimer l’enfant que je perds plus que les autres. […] Oh ! je voudrais mourir aussi ! Je suis tout à fait fatiguée depuis deux jours ; je n’ai pour ainsi dire rien mangé et j’ai été debout toute la nuit, dans des angoisses mortelles1.

Les Martin auront neuf enfants dont quatre mourront en bas âge. Leur dernière fille n’est plus à présenter tant elle est célèbre : c’est leur deuxième petite Thérèse, qui prendra, au Carmel, le nom de Thérèse de l’Enfant Jésus, signe éclatant jusqu’à aujourd’hui de la miséricorde infinie de Dieu, de sa tendresse folle.

À la fin de sa vie, Thérèse souffre terriblement de la tuberculose qui la ronge. Les descriptions sont assez spectaculaires. Sa bouche est sèche et pâteuse. Elle est dévorée

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1. Ibid., lettre de Zélie à sa belle-sœur Céline, 8 octobre 1870, p. 105.

par une soif inextinguible comme si un feu la brûlait. Tous ses membres sont douloureux, son visage est congestionné, ses mains violacées, ses pieds glacés. Elle respire à grandpeine, la sueur perle à son front. Elle déclare sans ambages :

Oui !!! Quelle grâce d’avoir la foi ! Si je n’avais pas eu la foi, je me serais donné la mort sans hésiter un seul instant1.

Je suis un bébé qui n’en peut plus ! […] Jamais je n’aurais cru qu’il était possible de tant souffrir2.

D’ailleurs, dans la famille Martin, la douleur a quelquefois été si vive qu’on se taisait, tout simplement.

Lorsqu’on découvre Louis atteint d’un mal inconnu à l’époque, que l’on sait aujourd’hui être une maladie de dégénérescence du cerveau, cousine de la maladie d’Alzheimer, c’est la stupeur muette. Le bon Louis, veuf depuis plusieurs années déjà, ayant élevé admirablement ses filles, perd les pédales. Il fait une fugue de plusieurs jours, ou menace des gens avec une arme. Il devient dangereux pour lui-même… pour les autres aussi, peutêtre ? On frémit, atterré. Louis est interné à l’hôpital du Bon-Sauveur à Caen. Au carmel de Lisieux, où sont trois de ses filles, on rapporte une rumeur de la ville :

1. Carnet jaune, 22 septembre 1897.

2. Ibid., 30 septembre 1897.

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« Monsieur Martin n’a sans doute pas supporté le départ précipité de sa petite reine, sa dernière fille qu’il aimait tant… Elle a tenu absolument à entrer au couvent à quinze ans, un caprice… Ça l’a achevé, le pauvre. » Thérèse ravale ses larmes sûrement, et ne souffle mot. Les sœurs Martin, dans leur correspondance, parlent très peu de la maladie de leur père. Thérèse dit sobrement que c’est la plus grande épreuve de toute sa vie. Et pourtant, elle n’était pas née de la dernière pluie ; elle en avait vu d’autres. Son silence me paraît éloquent. Pas de mot. Simplement un cœur déchiré dans une nuit humainement sans espoir, et ô combien humiliante pour le père admiré et chéri.

Ah… Il est presque aisé d’élever son âme vers Dieu, de discerner la douceur de sa présence, lorsqu’on marche, léger, sur les routes, avec deux bonnes jambes, une tête au clair dans le soleil, la vie comme une promesse, radieuse devant soi. Mais lorsque les promesses agitent leur mouchoir en berne sur les quais de nos rêves en miettes, que la tête vacille, que la jambe se traîne, que l’âme est écrasée par la peur ou la peine, quand la chair devient douleur, il faut presque être un saint pour savoir parler à Dieu. Les saints eux-mêmes d’ailleurs, Zélie, Thérèse, Mgr Van Thuân et tant d’autres, ont raconté qu’ils n’y arrivaient pas, qu’eux aussi ne savaient plus quelquefois que gémir ou faire mon-

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ter vers le Ciel la prière silencieuse de leur être meurtri… Nous sommes tous des enfants tremblants, de pauvres choses vides quand il s’agit de souffrir.

Ton « où est Dieu ? », tu le vois, est le cri de la Bible même, et la prière des amis de Dieu… Tu crois être éloigné de lui, tu penses qu’il est loin de toi. Pourtant, d’âge en âge, le cortège des croyants, pécheurs rachetés et devenus saints par la grâce divine, n’a rien fait d’autre, du fond de sa misère, que d’appeler, appeler Dieu toujours. Inlassablement. Jusqu’à ce qu’il réponde. Et tu as entendu l’étonnante affirmation du cardinal Van Thuân : Dieu ne l’avait pas abandonné, malgré les apparences contraires, malgré les effrayantes difficultés du chemin, bien qu’il ait fallu le recul du temps pour comprendre comment Dieu avait répondu à son cri.

Quand nous souffrons, nous ne connaissons pas la fin de l’histoire. Alors, nous pouvons crier : « Où est Dieu ?

Combien de temps vas-tu m’oublier ? » Et puis, un peu fous, ranimant la flamme de notre espérance, nous ajouterons : « Je chanterai… un jour… le bien que tu m’as fait… Ce bien, je l’ignore encore. Mais si tu as fait du bien, tant de bien à l’homme du psaume, à Zélie, Louis ou Thérèse, au cardinal Van Thuân, à la foule innombrable de ceux qui ont crié, pourquoi pas à moi aussi ? »

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L’épreuve du silence de Dieu

J’ai une amie très chère, vive comme la poudre, drôle et infiniment attachante, qui enseigne la catéchèse à l’école. Si j’étais pape, je la nommerais bien sainte patronne des catéchistes. Elle te ferait presque aimer le caté ! Ses élèves se régalent de sa créativité et de son imagination, de sa bonté, de son inépuisable énergie et de son rire unique, un peu grave d’abord, puis qui éclate, hilare et légèrement goguenard. C’est le genre de catéchiste qui cuit des petits gâteaux au beurre exquis et grave sur chacun, à l’aide d’une machine spéciale, « Parole de Dieu », pour faire comprendre aux enfants que la Parole de Dieu se savoure, se dévore, nous nourrit et régale notre âme de ses délices. Au début et à la fin de l’année, elle propose que chaque enfant griffonne sur un petit papier pourquoi il croit en Dieu ou pourquoi il n’y croit pas. C’est ainsi qu’un jour, elle me présenta, le cœur serré, le billet d’une petite fille :

« Je ne crois pas en Dieu, parce qu’il ne m’aide pas. Il ne m’aide pas parce que depuis que je me suis fait baptiser, il m’est arrivé plein de choses tristes. Il m’est arrivé plein de choses tristes parce que mes parents se sont séparés et que ma sœur est en chimio. Alors, je ne crois pas en Dieu parce que je ne comprends pas pourquoi Dieu est censé nous aider et nous aimer et pourtant il ne fait rien contre le mal. »

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Mon amie ne pouvait pas répondre à son élève ainsi, devant toute la classe, qui déposait tour à tour ses petits billets, ses mots doux ou durs, de foi, de peine ou de doutes. Elle rentra chez elle, la tête basse et le cœur navré. Comme elle avait raison, cette petite fille, de crier sa peine. Pourtant, bien qu’elle l’ignorât, celui qu’elle accusait, ce n’était pas Dieu. Celui qu’elle rejetait de toutes ses forces et à juste titre, c’était Satan, antique serpent qui, depuis les origines, veut détruire l’œuvre divine et déformer dans les yeux de l’homme le visage du Créateur. Dieu est étranger à la violence, à la souffrance, à la mort. Elles sont ses ennemies. Mais saurait-elle le faire comprendre à une enfant qui souffre ?

Le priant de la Bible, lui aussi, cherche à tâtons le pourquoi de la souffrance. Avec la Genèse, il saisit qu’elle est une conséquence de la révolte des origines de l’homme contre Dieu. L’homme tiré des mains de Dieu a brisé le lien tissé entre lui et son créateur, croyant se libérer, s’émanciper. Et pourtant, coupé de Dieu, il meurt. Son être s’effondre. Il tenait au fil de son dialogue avec le Dieu éternel. Ailleurs, l’auteur biblique comprend la souffrance comme liée à des péchés personnels. Et cela se révèle vrai quelquefois dans notre vie. Certaines souffrances viennent de nos fautes.

Puis, il y a le livre de Job, et des figures comme celle du roi Josias – un roi saint qui meurt stupidement d’une flèche

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dans le front –, celle du prophète Jérémie – harcelé, persécuté pour la Parole de Dieu – ou encore celle du Serviteur souffrant d’Isaïe. Là, manifestement, ces personnages n’ont pas commis le mal. L’équation « il a péché donc il souffre » ne fonctionne plus.

On entend ce cri, souvent, sur les lèvres de ceux qui sont accablés de malheurs : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour subir cela ? » Mais… rien, affirme avec force la Bible : il existe la souffrance de l’innocent qui n’est en aucun cas une conséquence d’une faute personnelle, qui résiste à toute explication. Alors demeure, pour éclairer la nuit, la certitude annoncée dès les premières pages de l’histoire sainte : Dieu n’a pas fait la souffrance, ni la mort. Il ne les voulait pas.

Hélas, tu en as fait l’expérience, comme cette petite fille, comme mon amie dans la brise facétieuse du soir près de l’embouchure agitée du métro, tel le croyant des Psaumes et les générations de priants derrière lui, tel le Christ luimême dans sa désolation : lorsqu’on souffre, il faut affronter le silence de Dieu, qui semble ne pas répondre et se taire, indéfiniment…

L’art de Dieu : tourner le mal en bien

Tu le constates, dans nos vies comme dans toute l’histoire biblique, le mal est à l’œuvre. Il y a toujours quelque chose qui cloche. Même nos plus profondes expériences de

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bonheur et de beauté s’avèrent lézardées de tristesse et de laideur. Nous croyions nos grandes amours éternelles, et nous les découvrons boiteuses et infirmes, teintées d’amertume, de déceptions, de sacrifices, brisées en plein vol par les déchirures, les séparations. Nous pensions avoir découvert une beauté et elle se ride, s’évanouit, s’échappe et se dissipe comme les brumes qui flottent le matin, enveloppant de leur douceur les prairies sous tes fenêtres. Alors, telle la petite élève de mon amie – future patronne des catéchistes si je deviens pape –, nous nous demandons : mais que fait Dieu ?

Il y a un homme que j’aime beaucoup dans la Bible : c’est Joseph, du livre de la Genèse. Il est assez rêveur, se promenant la tête dans ses songes, un peu naïf peutêtre aux âges de l’enfance. Son histoire est fameuse. Il est l’avant-dernier fils de Jacob, né comme Benjamin de Rachel, la femme aimée de son père, et ces deux-là sont les enfants chéris de la vieillesse du patriarche, mémoire vivante de leur mère morte en couches. Les autres frères, fils de Léa, la première épouse, ou des servantes Bilha et Zilpa, le jalousent. Joseph est le chouchou et cela les insupporte. « Voilà l’expert en songes qui arrive ! » (Gn 37, 19), grincent-ils quand ils l’aperçoivent. Un jour noir, la haine les emporte. «  Tuons-le ! » s’écrie l’un d’eux. Mais Roubène, l’aîné, les retient : «  Ne répandez pas son sang. »

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Et Juda, le quatrième, propose : «  Vendons-le plutôt… » (Gn 37, 27).

Dans l’histoire de Joseph, il y a un élément très contemporain. C’est que Dieu ne dit rien. Il semble assister, impuissant ; ou pire, laisser faire. Est-il complice ? A-t-il abandonné l’innocent en danger ? Dort-il dans son palais de nuages ? Lisse-t-il les volutes de son immense barbe de neige ? Ou bien… la création s’est-elle échappée de ses mains dans une course sombre et folle vers le mal, désormais irrattrapable ?

Il faut au lecteur du livre de la Genèse beaucoup de patience pour élucider cette grave question. D’autant qu’avant Joseph, Dieu parlait. Il parlait encore à Adam et Ève après le péché. On entendait retentir sa voix anxieuse dans le jardin, cherchant l’homme égaré… «  Où es-tu ? » (Gn 3, 9), clamait Dieu à sa créature partie se cacher, affolée, honteuse. Après le meurtre d’Abel par Caïn, Dieu continuait de s’adresser au meurtrier. Même l’horrible crime n’empêchait pas l’homme de percevoir la voix de Dieu. Dieu parlait à Noé, à Abraham. Avec Jacob, il luttait dans la nuit. Mais avec Joseph, l’enfant innocent, rien. Pas un mot. Silence. Effrayant silence, comme pour nous, si souvent.

L’histoire de Joseph se poursuit. D’enfant chéri, il devient esclave en Égypte. On songe à Bakhita, la petite fille d’Afrique enlevée puis vendue, et tant de fois maltrai-

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tée. Son choc fut tel qu’elle oublia jusqu’à son nom, son prénom ou comment s’appelait son village. Voilà Joseph : un pauvre enfant vendu, tandis que son père inconsolable pleure et se lamente, le croyant mort. Pourtant, un petit verset discret et énigmatique scande l’histoire : «  Le Seigneur était avec Joseph » (Gn 39, 2, 3, 23). On ne sait comment. Mais on nous prévient : sous ses airs d’être absent, en réalité, il est toujours là.

Joseph est acheté par un homme puissant, Potiphar, qui s’attache à lui et lui donne des responsabilités. L’aventure connaît de nouveaux rebondissements. La femme de Potiphar accuse Joseph d’avoir voulu abuser d’elle. Accusation mensongère qui jette Joseph en prison. Encore une fois, l’avenir est bouché, et Dieu ne parle toujours pas. Mais du fond de la prison, Joseph interprète les songes et notamment celui que Pharaon ne parvenait pas à comprendre : une affaire obscure de vaches grasses et de vaches maigres. Pour le fils bien-aimé de Jacob, c’est clair, le rêve annonce une grave famine ; il faut s’y préparer. Pharaon lui fait confiance et Joseph, devenu une sorte de Premier ministre, organise le pays afin qu’il puisse faire face à la famine. Lorsque celle-ci survient, on accourt de tous les pays voisins où il n’y a plus rien à manger pour acheter du blé aux Égyptiens. Et c’est ainsi que, tenaillés par la faim ou la peur de la faim, les frères de Joseph montent en Égypte et vont se retrouver face au frère qu’ils avaient vendu.

27 Où est Dieu ?

Je ne vais pas ici te conter tout ce superbe récit, il te suffira de jeter un œil à la fin du livre de la Genèse (Gn 37 – 50). Ce qui a attiré fortement mon attention, c’est un verset à la toute fin, minuscule et qui n’a l’air de rien, mais qui m’a semblé éclairer l’ensemble du destin de Joseph. Au fond, il constitue une clé d’interprétation précieuse sur la manière dont Dieu agit face au drame du mal.

Vous aviez voulu me faire du mal – déclare Joseph à ses frères –, Dieu a voulu le changer en bien, afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : préserver la vie d’un peuple nombreux1 .

« Le mal que vous aviez dessein de me faire, Dieu l’a changé en bien… » Ainsi, Dieu ne se tournait pas les pouces. Il n’était ni complice ni indifférent. Il laissait la liberté humaine, malheureusement pervertie, aller au bout de sa logique destructrice. Mais il était capable de tirer, d’un mal objectif, un plus grand bien. Autrement dit, Dieu n’arrête pas les guerres d’un coup de baguette divine, il ne retient pas la main du terroriste ni n’éteint sa bombe.

L’homme est libre devant son regard, et non une marionnette. Mais Dieu se tient avec l’innocent malade ou persécuté. Il ne le quitte pas d’une semelle. Et son art, c’est de transformer un mal objectif, qu’il ne voulait pas, en un bien plus grand.

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À CEUX QUI ATTENDENT
LETTRE
LA CONSOLATION
1. Gn 50, 20.

Joseph ne pouvait pas deviner. Il ne pouvait pas savoir. De même que, dans chacune de nos peines et de nos épreuves, on ne peut ni deviner ni savoir. Dans la charrette qui emmenait l’enfant victime, agneau muet, vers son destin d’esclave, ou au fond de la prison sans espoir, rien n’était lisible, et la voix de Dieu ne retentissait pas pour le rassurer. Demeurait cette simple certitude, que le livre de la Genèse répète comme pour nous dire qu’elle change tout même si on n’en discerne rien dans l’immédiat : « Le Seigneur était avec Joseph. »

C’est bien joli. Mais en attendant… Et pourtant, à la fin de son histoire de larmes, de poussière et de sang, un sens surgit. Dieu, du mal subi, a tiré un plus grand bien : préserver un peuple nombreux de la famine et de la mort, sauver des frères de leur crime et de leur culpabilité par un pardon offert. La Genèse s’était ouverte avec le drame de l’homme qui se détourne de la bonté de Dieu ; elle se clôt sur le visage d’un innocent qui pardonne à ceux qui l’ont trahi et vendu, qu’il nomme encore ses frères et à qui il donne, avec son pardon, la vie.

Zélie, comme Joseph, ne pouvait imaginer le bien inattendu qui surgirait de son histoire lorsqu’elle enterra ses enfants, ou quand elle s’éteignit elle-même d’un cancer du sein, laissant cinq petites filles à élever ; ni Louis humilié et égaré à l’asile du Bon-Sauveur ; ni Thérèse suffoquant ;

29 Où est Dieu ?

ni Van Thuân à l’isolement, presque fou de solitude et d’infini silence. Et pourtant… Dieu était là, comme pour Joseph, et de tous ces maux qu’il ne voulait pas pour ses amis, il a su tirer un bien qui échappait à leurs regards, un bien incroyable : la sainteté, la conversion, la consolation, des guérisons, la vie pour une foule, pour un peuple nombreux.

La foi dans l’épais silence

J’ose te confier ici l’histoire de ma chère maman, grande dame que j’aurais aimé que tu puisses connaître. Elle était bien sûr la plus belle maman du monde avec ses joues de soie, son regard gris si tendre, ses mains affairées toujours à remettre nos boucles et nos lacets, à effleurer nos visages de ses caresses. Qu’elle était fière avec sa chevelure d’ébène sévèrement surveillée : elle n’aimait pas friser. Et ses cheveux, plus farceurs qu’elle, si sage, ne cessaient jamais de vouloir s’échapper, se dandiner, esquisser des pas de danse qu’elle jugeait déplacés.

J’aimais sa ride même, plantée au milieu de son front court dominant des yeux en amande qui rappelaient ses lointaines origines de l’est de l’Europe. Elle poursuivait cette pauvre ride comme une implacable ennemie, la frottant soir et matin, matin et soir, avec une effrayante vigueur, appliquant des crèmes qui laissaient des traces fraîches sur nos joues lors des baisers avant d’aller dormir.

30 LETTRE À CEUX QUI ATTENDENT LA CONSOLATION

Chaque jour, elle organisait ses mèches épaisses et noires dans une savante et coquette installation, de telle sorte que le sillon détesté qui s’était invité sans qu’on l’en eût prié le moins du monde soit masqué le mieux possible sous la jolie coiffure. J’aimais cette ride haïe. Elle était née au temps d’un de ses enfants, gravement malade, fruit de son immense amour, de ses inquiétudes folles, tues par délicatesse, par courage.

Ma chère mère connut un sort semblable à bien des égards à celui du roi chéri de la petite Thérèse, Louis Martin. Son cerveau se détruisit peu à peu, la maladie progressant, implacable ; elle n’était pas bien vieille pourtant. Elle perdit d’abord l’usage de la parole, ne pouvant plus même nous murmurer ses dernières volontés ou son adieu de mère aimante et aimée. Puis, de dégringolade en dégringolade, il ne resta d’elle en peu de temps qu’une lueur de rire dans l’œil, parfois, rare arc-en-ciel dans les nuages de cendres, et quelques larmes qui descendaient de temps à autre, muettes et dignes. Elle ne pouvait plus dompter ni sa chevelure, ni sa ride, plus appeler, plus tenir sa cuiller pour le repas du soir, plus même se gratter le bout du nez. Elle était la silencieuse immobile, rivée à sa vaste croix blanche sur deux roues.

Nous n’avions pas vu cela venir, en tout cas pas moi, la petite dernière. Ah… si j’avais su… Combien de questions aurais-je posées… Qui était-elle au fond, mystère de

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don de soi insondable à mes yeux de toute jeune fille ?… Et nous, comment étions-nous quand nous étions petits ? Elle emportait son histoire et les nôtres avec elle, et je l’ignorais alors, trop accaparée par l’effroi devant ce qui partait en ruines, par pans entiers, nous laissant stupides et désarmés.

Un jour, comme elle parlait encore un peu, bien qu’avec peine, j’eus l’idée de lui faire dicter une lettre à son fils, mon frère devenu moine. Elle me fit écrire quelques mots dont un m’est resté en mémoire, énigmatique sur le moment, mais qu’aujourd’hui, avec le recul du temps, je commence à saisir. « Pour un plus grand bien », prononça-t-elle lentement de sa voix presque inarticulée déjà.

Majestueuse Maman au visage défiguré… Elle ne parlait plus, ne marchait plus, ses mains échouées sur le bord de son lit de silence. Elle s’avançait pourtant derrière Joseph, le juste de l’Ancien Testament, après Louis, Zélie, Thérèse, François-Xavier Van Thuân… À la suite de tous les priants et les croyants de l’histoire, elle demeurait abandonnée à Dieu. Elle persévérait à le croire bon et capable de tirer, de son désastre à elle, un bien plus grand pour tous ceux qu’elle aimait.

Elle est belle, n’est-ce pas ? Je te l’avais dit… La plus belle du monde : une âme de foi dans l’obscurité épaisse du silence.

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LETTRE À CEUX QUI ATTENDENT LA CONSOLATION

Le mystère des grandes souffrances

Il a fallu que je m’interrompe. Dehors, le temps a fraîchi d’un coup. Je suis passée par hasard près de la maison où tu habitais jadis, avec ses volets verts, la cour pavée de pierres et de mousse. La porte était seulement poussée, aussi apercevait-on le puits, avec sa margelle de fer forgé, près duquel couraient les enfants. Il y avait encore des hirondelles. Elles ne tarderont pas à s’envoler vers les cieux de soleil.

J’ai relu mes bavardages et me voilà un peu affolée. Tu vas penser que l’amie de ta jeunesse est devenue un solennel professeur de théologie ou d’histoire biblique – ce qui serait faux d’ailleurs, je suis toujours le petit rien du tout que tu connais, timide, le nez dans la lune, et qui bafouille à la première occasion – et tu me taquineras jusqu’à la fin des temps. J’ai fait chauffer le thé bouillant dans la vieille théière bleue de porcelaine que tu aimais bien, et je reprends ma plume.

Hier au soir, nous recevions des parents qui demandaient le baptême pour leurs enfants. La journée avait été longue, et je craignais de ne pas réussir à tenir debout.

La sonnette retentit. Ils étaient nombreux. Nous les installâmes sur des chaises, le mieux possible. Les pauvres…

C’est toujours difficile de survenir comme ça, chez des inconnus, pour parler du Christ et du baptême après un

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jour de travail et des nuits à se lever pour des biberons ou des câlins.

Il y avait une maman au visage mince, aux grands yeux bruns, voilés peut-être d’une tristesse que je ne remarquai pas au premier abord. Son mari était là aussi, plein d’égards et de gentillesse. Arriva le temps pour les questions. Chacun prit la parole, exprimant diverses interrogations sur le sacrement, sur la personne du Christ, toutes profondes et importantes. Puis, ce fut son tour. La jeune femme avait laissé parler presque tout le monde avant elle. Elle ouvrit la bouche et prit sa respiration ; elle ressemblait à quelqu’un qui se jette dans l’eau froide :

« Le prêtre, la semaine dernière, a proposé des pistes de réflexion à propos de l’existence de Dieu. »

Il y eut un silence. Je me pelotonnai dans le grand fauteuil blanc trop vaste pour moi, percevant la gravité de ce que cette femme cherchait à exprimer et mendiant la grâce du Saint-Esprit.

« Si je suis là, poursuivit-elle, c’est qu’au fond j’ai tranché, et que je me suis rangée du côté de ceux qui croient en lui. Cependant… – sa voix s’étrangla et les mots se précipitèrent soudainement en cascade – nous avons perdu deux petits bébés en toute fin de grossesse, alors… »

Elle essuya la rivière de sa peine qui jaillissait sans qu’elle puisse la retenir.

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CEUX QUI ATTENDENT
LETTRE À
LA CONSOLATION

« Je suis désolée, ajouta-t-elle. Alors, je me demande… qu’est-ce que Dieu a fait avec nous ? »

Il nous faudrait des cœurs vastes comme l’océan pour recueillir les larmes… Il nous faudrait toute la tendresse de Dieu pour panser les plaies du baume de sa compassion. Nous parlâmes sur la pointe des pieds de crainte de heurter ce qui saignait encore. Je songeais à Pierre, mon ami. Allons, il me bénissait encore…

Avec l’histoire de Joseph que je t’ai racontée – un peu trop longuement peut-être, d’ailleurs –, l’énigme de ce que fait Dieu dans le mystère des grandes souffrances n’est pas encore tout à fait résolue. Nous avons bien cet indice que l’Écriture nous donne, et qui a été, je crois, bien que j’ignore si ma chère mère connaissait précisément ce verset de la Genèse, le phare brillant dans sa nuit : Dieu peut, d’un mal, tirer un plus grand bien.

Mais pour comprendre ce « plus grand bien », il nous faut regarder l’histoire du Christ, qui mène cette parole à son accomplissement. Oui, il me semble que l’histoire de Jésus de Nazareth est la plus grande lumière que nous ayons sur le mystère de la souffrance, et, je crois, la seule, l’unique vraie consolation sur cette terre.

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L’échec effrayant de la croix

Notre petite assemblée de jeunes parents se réchauffait doucement près de la cheminée du froid tout neuf qui nous avait pris par surprise. Et nous essayâmes ensemble de regarder le visage du Christ en croix.

On a si souvent vu la croix qu’on passe quelquefois devant sans plus y penser. On peine à percevoir dans toute son acuité l’échec effrayant qu’elle représentait. Tout était fichu. Le Fils de Dieu était venu, pardonnant les péchés, guérissant les malades, donnant l’espoir que Dieu était proche, plus fort que la maladie, plus fort que les démons, que le mal. Et voilà qu’accusé injustement, trahi par ses frères, tel autrefois Joseph, on le dépouillait de sa tunique, on le frappait, on lui crachait au visage, le souillant par des paroles et des gestes insultants.

Jusqu’au bout, certainement, ceux qui croyaient en lui avaient dû espérer. Il allait se tirer de ce mauvais pas. N’avait-il pas déjà une fois passé son chemin au nez et à la barbe de ceux qui voulaient le jeter du haut d’une falaise (Lc 4, 29-30) ? Ce n’était qu’un affreux jour, un encore plus triste jour que d’autres, il s’en sortirait…

Les disciples épouvantés s’étaient enfuis. Seuls, des femmes et Jean demeuraient, tenus par leur amour.

«  Nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël » (Lc 24, 21), pensaient ses amis. Son règne devait ne pas

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CONSOLATION

avoir de fin ! Hélas, l’histoire de Jésus de Nazareth est l’échec le plus cuisant de toute la Bible. Au moins le prophète Jérémie, en son temps, avait-il été sorti de justesse de la fosse de boue dans laquelle il s’enfonçait. Ça n’était pas amusant, mais ça s’était plutôt mieux fini. Pour Jésus, ce fut ce qu’on peut appeler un désastre.

On imagine le soir. Marie rentrant rompue, Madeleine les yeux secs d’avoir tant pleuré, Jean effaré. Le froid. La nuit, honteuse, enveloppant furtivement de son pudique manteau de deuil Jérusalem souillée de sang, et quel sang…

Le Fils de Dieu est mort. Les anges se taisent. Rien de plus tragique ne pouvait se passer sur cette terre de larmes.

Pourtant, la mère du Fils de Dieu, brisée, porte dans son silence la lueur de sa foi. Et il suffit d’une flammèche qui vacille pour soulever le lourd manteau de la nuit. Elle croit encore, la Mère aux sept douleurs. Elle espère. Tel Syméon qui attendait la Consolation d’Israël dans le Temple, et qui lui avait annoncé à l’aube de son bonheur qu’elle souffrirait beaucoup, elle attend. Le cœur transpercé, la mère du Fils de Dieu mort attend la Consolation, elle attend encore le Consolateur.

Tout est perdu ? Qu’à cela ne tienne, dans le silence, elle espère toujours et jette l’ancre de sa folle espérance en Dieu, son Sauveur.

Elle avait raison, voilà tout. Le dernier mot de l’histoire du Christ n’est pas sa mort violente, mais la joie étonnante,

37 Où est Dieu ?

la joie timide, la joie tremblante et craintive du matin de Pâques, du tombeau vide, de la pierre roulée.

Le visage défiguré du Fils de Dieu

S’il y a quelqu’un au monde qui sait ce que la souffrance signifie pour la chair comme pour l’âme, c’est le Fils de Dieu. Sûrement a-t-il fallu un peu de temps pour que les contemporains du Christ déchiffrent le sens de l’effrayante violence qui s’était déchaînée contre lui. Il était, plus qu’aucun autre, l’innocent maltraité, vendu, persécuté. Pour lui, de manière éminente, l’équation « il a péché donc il souffre » ne fonctionnait pas. Alors, on aperçut le bouleversant échange. Puisqu’il était le Saint, ce n’étaient pas ses fautes qu’il portait, mais les nôtres… C’étaient nos douleurs dont il s’était chargé (Is 53, 4) : nos solitudes, nos dépressions, nos angoisses, nos meurtrissures, nos ténèbres, nos révoltes, nos impuretés, nos trahisons. Et que faisait-il, écrasé ainsi par l’invraisemblable poids ? Il intercédait, il priait, pour toi et moi, pour nous tous, pour que nous ne mourions pas loin de Dieu mais que nous vivions en lui, éternellement réconciliés et guéris.

Je me souviens d’une retraite que j’ai suivie étant jeune. Il fallait préparer la confession de ses fautes. Les miennes me causaient une grande peine et me faisaient

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CEUX
LETTRE À
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honte. C’était un vendredi et il y avait un chemin de croix, prière par laquelle on fait mémoire des grandes étapes de la Passion du Seigneur. Jésus est arrêté, condamné à mort, il tombe parce que la croix l’étouffe, on lui arrache ses habits… Je trottinais entre chaque station, suivant les croix de bois plantées dans le jardin pour se souvenir. Les oiseaux, peu soucieux de la gravité de l’instant, sifflotaient, légers. « Jésus tombe pour la troisième fois », lut quelqu’un. Je fus renversée. J’avais croisé son regard. Il savait tout. Il ne connaissait pas mes peines ou mes péchés seulement parce que moi ou quelqu’un les lui aurait racontés… Non, c’était bien plus que cela. Il savait parce qu’il les avait pris sur lui.

Pour que nous ayons la lumière, tes yeux se sont éteints – écrivait à Jésus une grande croyante du xxe siècle, Chiara Lubich –, pour que nous nous revêtions d’innocence, tu t’es fait « péché », pour que Dieu vienne en nous, tu l’as éprouvé loin de toi, pour que le Ciel soit à nous, tu as ressenti l’enfer, tu es Dieu, tu es mon Dieu, notre Dieu d’amour infini1.

La joie de la Résurrection va se lever

Le Christ Jésus est mort, a été enseveli. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Trois jours après, la nouvelle se répandait déjà jusqu’aux oreilles stupéfaites, incrédules :

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1. Ch. Lubich, d’après « Perchè il cielo sia in noi », Città Nuova, 1975/3, p. 35.

il a été vu, touché par des femmes, puis par les apôtres. Il a montré ses mains et son côté. Il marche et on l’entend parler à nouveau. Sur son corps véritable mais glorieux, il porte à jamais la trace de ses plaies.

Peu à peu l’ensemble de sa vie est apparu avec tout son sens ; et l’on a commencé à entrevoir ceci : Jésus de Nazareth, le fils de Marie, n’est compréhensible qu’en lien avec le mystère de Dieu. S’il est ressuscité, c’est qu’il ne peut être que Dieu lui-même, plus fort que la mort. D’ailleurs, n’appelait-il pas Dieu son Père ? Et surgit dans toutes les ténèbres l’espoir immense : s’il est ressuscité, mais alors… nous qui croyons en lui, il nous ressuscitera ? Et pour nous non plus, la maladie, la mort, l’effondrement, l’échec ne seront pas le dernier mot ? Fol espoir qui transforme à jamais la face du monde : nous ne mourrons pas. Si nous nous attachons au Christ ressuscité, il nous ressuscitera. Nous reverrons ceux que nous aimons, nous nous retrouverons, nous caresserons à nouveau le cher visage, nous effleurerons la main aimée, nous marcherons dans la lueur d’un matin qui ne connaîtra pas de couchant…

L’énigme de Joseph est dénouée dans le Christ : il est le Saint, l’innocent chargé du mal de la multitude, qui de ce mal et de la mort même tire un plus grand bien : la vie pour la multitude, le pardon pour l’humanité perdue et pécheresse.

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CEUX QUI ATTENDENT
LETTRE À
LA CONSOLATION

C’est cela, tu vois, l’agneau peint sur notre porte de bois : ce Christ infiniment petit avec sa chair fragile, qui porte les péchés et les souffrances du monde, et en meurt, mais qui triomphe dans sa faiblesse même.

La nuit était tout à fait tombée sur notre petite assemblée. Tous, nous étions marqués par les confidences et les questions de la jeune maman éprouvée. Elle nous avait obligés, par sa présence même, à nous écouter les uns les autres avec plus de délicatesse, elle avait entraîné nos regards vers le Crucifié, silencieuse réponse de Dieu à la question du mal.

Nous avions poussé les fauteuils plus près de l’âtre crépitant. Un bébé babillait gaiement dans sa turbulette verte. Un autre dormait, ses petits poings levés en haut, près du visage, comme seuls reposent les nourrissons, dans l’éblouissant abandon des tout-petits. Un plus grand, légèrement gourmand sûrement, lança un charmant :

On rit. On se salua. La flamme de nos cœurs brillait plus fort d’avoir regardé le visage du Crucifié ressuscité. Nous comprenions un peu plus clairement, peut-être, qu’il avait faites siennes toutes nos souffrances, que sur toutes, désormais, pouvait se lever la lumière de sa résurrection.

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« Et demain, c’est le p’tit dej’ ! »

Souvenons-nous que la passion du Christ se termine toujours avec la joie de sa résurrection, de sorte que lorsque vous ressentez en votre cœur la souffrance du Christ, rappelez-vous que la résurrection doit suivre, que la joie de Pâques doit se lever1.

Mon thé a refroidi. La matinée claire a envahi la pièce, et le vieux parquet qui craque brille sous les rayons roux. Avec Notre Dame de la foi dans la nuit, la mère de Dieu, avec mes visiteurs du soir, avec toi, tenant la main des saints avant nous, la main des croyants de tous les temps, j’attends, j’attends le Consolateur. Je sais qu’il vient et qu’il fera jaillir au fond de toutes nos peines l’invincible joie de sa résurrection.

LETTRE À CEUX QUI ATTENDENT LA CONSOLATION
1. Mère Teresa de Calcutta, Frère Roger de Taizé, La Prière, fraîcheur d’une source, Paris, Centurion, 1992.

« Ce n’est pas de mon expérience assez commune que j’aimerais t’entretenir, mais du visage que j’ai entrevu depuis qu’on m’a mise en ce monde chaotique : visage dont la lumière me semble éclairer et transformer toutes les réalités de l’existence. »

Avec délicatesse et respect, Bénédicte Delelis s’adresse dans cette lettre à ceux qui marchent par de rudes chemins. Recueillant les questions existentielles qui hantent le cœur de tant de souffrants – « Où est Dieu ? Pourquoi la souffrance et le mal ? Jusqu’à quand… ? » – elle nous emmène à la rencontre de croyants d’hier et d’aujourd’hui dont les solitudes, les peines, les misères sont mystérieusement devenues grâces, et ont porté un fruit de vie pour une multitude.

Il est des visages de Dieu que l’on n’aperçoit que dans la nuit. C’est à cette expérience que nous convie cette lettre bouleversante de beauté.

Mère de famille et enseignante en théologie, Bénédicte Delelis porte en elle les interrogations de ceux qui butent sur toutes sortes d’épreuves, et leur quête de consolation.

Auteur de la collection « Graines de saints » et de Lettre aux mamans, elle écrit aussi des chroniques dans Famille Chrétienne.

12,90 € France TTC www.mameeditions.com

© Céline Nieszawer/Leextra

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