L'étoile de la promesse

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Père Luc de Bellescize HOMÉLIES

POUR LE TEMPS DE L’AVENT

PRÉFACE DE FABRICE HADJADJ

Imprimé avec autorisation ecclésiastique donnée le 24 juin 2022 par Mgr Patrick Chauvet, vicaire épiscopal à l’Imprimatur de l’archevêque de Paris.

Sauf mention contraire, les citations bibliques sont tirées de la traduction officielle liturgique de la Bible

© AELF, Paris, 2013

Direction : Guillaume Arnaud

Direction éditoriale : Sophie Cluzel

Direction artistique de l’ouvrage : Thérèse Jauze

Édition : Vincent Morch, assisté d’Isabelle Massy

Compositeur : Text’Oh (Dole)

Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Morgane Lajeunesse

© Mame, Paris, 2022 www.mameeditions.com

ISBN : 978-2-7289-3284-9

MDS : MM32849

Tous droits réservés pour tous pays.

Vous voyez l’ombre, et moi je contemple les astres. Chacun a sa façon de regarder la nuit.

Victor Hugo.

À l’abbé Cyril Gordien, prêtre de courage et de combat, fils aimé de Notre Dame, en amical hommage.

Préface

Ne pas écraser l’enfant qui cherche à naître en nous

L’Avent, et après ?

Le temps de l’Avent, c’est du trois en un. Il en va toujours de la sorte avec le temps : on ne saurait séparer passé, présent et futur, qui ne se présentent d’ailleurs pas forcément dans cet ordre : c’est à partir de mes projets que je ressaisis mes souvenirs (voilà le futur avant le passé) ; à partir d’une promesse que je m’ouvre à l’espé rance (voilà le passé contenant le futur, lequel dilate mon présent) ; à partir d’un aujourd’hui défloré que je verse dans la nostalgie (voilà le présent qui met futur et passé sens dessus dessous).

Ainsi, selon une tradition très ancienne, l’Avent nous fait entrer dans l’imminence non pas d’un, mais de trois avènements – passé, présent et à venir : « Deux sont visibles, le troisième ne l’est point, souligne Bernard de Clairvaux. Dans le premier avènement, Jésus Christ s’est montré sur la terre et a conversé avec les hommes,

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“ceux-ci l’ont vu et ils ont été remplis de haine” (Jn 15, 24). Dans le dernier, “tout homme verra le Sauveur envoyé de Dieu” (Lc 3, 6) et “ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé” (Jn 19, 37). L’avènement du milieu est secret, c’est celui dans lequel les élus voient le Sauveur naître en eux. Ainsi dans le premier avènement, Jésus Christ vient dans notre chair et dans notre faiblesse ; dans le deuxième, il vient en esprit et en vérité ; dans le dernier, il apparaît en gloire et majesté. […] Le deuxième avènement est comme le chemin qui conduit du premier au troisième. » Marcher vers l’étoile de la promesse, c’est avancer sur ce chemin : laisser s’accomplir en soi ce deuxième avènement, le Noël intérieur – « la grande aventure est intérieure », nous rappelle le Père Luc de Bellescize. Jésus est né à Bethléem, obscur aux yeux du monde. Il reviendra dans la gloire, à l’heure du dernier jugement. Dans l’entretemps, il veut naître en nous, entre la bouse et le crottin de nos cœurs, au creux de la mangeoire de nos convoitises, afin d’y déposer son absolue innocence, or dans la boue, rose dans le fumier, agneau à l’abattoir… De là cette consigne qui relie le temps d’Avent à « chaque jour de nos vies » : « Ne pas éteindre en nous sa présence. Ne pas céder à la tentation du désespoir. Ne pas écraser l’enfant qui sourit toujours au-dedans de l’âme. »

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L’imminence du passé

La tâche du prédicateur est de descendre au fond du passé – des textes vieux de plus de 2 000 à 4 000 ans –pour y puiser la fraîcheur de l’avenir (je m’appuie sur l’image du puits et n’ose aller jusqu’à la métaphore ambiguë de l’extraction pétrolière, quoiqu’il y ait de cela, ironie du sort : faire tourner le futur avec une formation qui nécessite 60 millions d’années).

Je peux me référer ici à un beau livre de Carlo Ossola sur la culture européenne, L’Avenir de nos origines, le copiste et le prophète. Le prédicateur est un copiste, il reprend fidèlement, sans déformation, la parole des Écritures. L’innovateur est fâché de cette fidélité à toute épreuve, il redoute la sclérose, prône la rupture. Mais c’est ne pas comprendre que ce passé auquel le prédicateur se rattache si minutieusement contient une pro messe qui traverse les âges et communique avec l’éternel – à une nouveauté qui sera toujours en avance sur toutes nos innovations, lesquelles sont vouées à l’obsolescence, la panne et la destruction. En vérité, le copiste est de mèche avec le prophète. Le prédicateur, « scribe du royaume », est comme « un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien » (Mt 13, 52) –disons même du neuf par l’ancien.

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Le Père Luc, comme le bœuf de l’Évangile et de la crèche, s’attelle à cette tâche : retourner la terre où se sème la Parole, montrer l’imminence du passé. Car de quoi s’agit-il dès le début, dans cette chambre de Nazareth où Marie se tient ? « Un ange passe… », et l’inespéré a lieu. Aussi « ne faut-il pas trop s’installer, pas trop planifier. C’est l’imprévu, la surprise des rencontres, le passage mystérieux de la grâce qui embellissent le temps de nos vies. On dit prosaïquement d’une femme qu’elle “tombe” enceinte. L’enfantement la fait tomber, il n’est jamais entièrement prévisible ».

Le passé biblique nous parle de rencontre et d’alliance. Il est aventure de la liberté, et non pas plani fication, « moralisme étroit », « dogmatisme castrateur ». Il commence par la chute. Il s’intéresse ensuite à la rechute et à la récidive – jusqu’à l’irrécupérable. Et voici que le nouveau-né qui était voué à être noyé dans le fleuve ouvrira la mer pour délivrer son peuple. Voici que le larron mis en croix sera aujourd’hui au Paradis. C’est qu’il a crié vers ce blasphémateur qui pardonne.

Il n’y a rien d’irrémissible ici-bas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien d’irréversible. À cette femme qui a perdu son mari, le Père Luc ose déclarer : « Tu n’en guériras jamais. » Et la femme, loin de se révolter, remercie : elle entend dans cette parole la « vraie consolation », celle qui ne masque pas le réel, ne met pas du sucre sur la

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plaie, mais du sel. Cette plaie ne se refermera jamais, pas même à la résurrection. Mais soudain la traverse une autre lumière.

Esprit d’enfance et courtoisie

Il n’est pas rare qu’on se tourne vers le premier avènement pour mieux négliger le deuxième. Si l’on n’a pas conseillé à la fille-mère de se débarrasser d’un fardeau encombrant pour ses séductions futures, on s’agenouille devant le petit, parmi les santons, aussi insensible que leur terre cuite à l’égard du pauvre qui frappe à la porte. Après s’être attendri devant le nouveau-né, après l’avoir nanti des risettes d’usage, on sort vendre son frère.

Les bergers qui n’étaient pas déjà morts ont dû se trouver parmi les foules qui criaient : « Tolle ! » Saint Bernard nous l’a dit : ils ont vu le Fils éternel et se sont bientôt mis à le haïr. L’enfant tout faible face à nous, à notre merci, pour ainsi dire, et que nous pouvons nous repasser comme un paquet, nous l’acceptons encore, malgré le dérangement. Mais l’enfant qui cherche à naître en nous, celui qui nous force à reconnaître notre fragilité, notre dépendance, notre besoin d’un père plus haut, notre désir de merveilles, nous avons vite fait de l’étouffer.

Le prédicateur nous met en garde. Il y a bien des façons de perpétrer cet étouffement. En abandonnant

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l’enfant à ses caprices, parce qu’on l’a laissé faire son petit roi, persuadé que la liberté est un donné initial et non une conquête. En le valorisant sur l’échelle des réussites mondaines, parce qu’on a dès l’abord éteint ses rêves, détruit en lui cet esprit de chevalerie qui ne peut être que donquichottisme au milieu des éoliennes : « C’est de l’enfance que dépend toute la vie, et si nous plaçons uniquement dans la réussite scolaire le sommet d’une vie d’enfant, comment apprendra-t-il à poser des actes de gratuité, à servir, à s’engager, à devenir un sage, à devenir un homme ? »

Et le Père Luc de faire un naïf éloge du scout et de sa B.A. quotidienne. Mais, vous l’aurez compris, cette naï veté va plus loin que nos calculatrices astuces. Elle nous renvoie aux promesses d’une jeunesse ouverte à l’avenir, avide d’accomplir à son tour de grandes œuvres. Une jeunesse ayant à se défaire de l’effervescence de ses passions, mais pas de sa passion elle-même.

L’enfant est celui qui doit apprendre la politesse : « Tiens-toi droit ! Dis bonjour à la dame !… », mais cette politesse ne doit pas tuer l’élan de sa magnanimité : « Il faut retrouver la courtoisie. » Tel est le nom de la politesse qui garde la ferveur, de cet « Après vous » qui s’associe à un « En avant ! » (en Avent ?). Le Père Luc aggrave donc son cas. À sa naïveté de scout, il ajoute cette valeur depuis longtemps démonétisée. Or c’est jus-

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tement de n’être plus monnayable qui la rend si précieuse. Dans un bref essai intitulé « naïvisme », le chartreux Dom Jean-Baptiste Porion, à la fois grand mystique et grand intellectuel du xxe siècle, le rappelle : « Au fond, l’irrésistible secret de l’homme c’est la courtoisie : si vous bousculez les faits et manquez au respect des natures, vous ne faites rien qui dure, vous êtes exclu de la chevaleresque aventure humaine. »

C’est cet irrésistible secret, me semble-t-il, qui soustend les pages que l’on va lire : celui d’un silence qui écoute, d’une parole qui répond, d’une vénération pleine de prières à la Dame, d’une attente jamais attentiste et toujours attentive, parce qu’elle fait place à l’autre – au prochain comme à la réalité même. D’une veille, enfin, qui n’est pas la surveillance inquiète de l’avare ou du chien de garde insomniaque : elle le sait, le visiteur qui nous sauve vient comme un voleur. L’Avent est le temps d’une courtoisie divine.

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Avant-propos

Le surnaturel est lui-même charnel

« Le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux » (Gn 1, 2). Avant que le Père n’ouvre ses lèvres pour créer toutes choses en son Verbe, le souffle plane comme un oiseau. L’Esprit est la source vive de la Parole créatrice. Ce qui nous paraît si lointain est au fond tout simple, ce qui nous semble étranger nous est intimement familier. Dieu est « plus intime à nous-mêmes que nousmêmes », selon le mot de saint Augustin. L’expérience quotidienne de la vie des hommes, le poids de leur corps de chair sont l’image la plus fidèle de l’infini divin. Car nous sommes à son image, comme à sa ressemblance. « Car le surnaturel est lui-même charnel », dit Péguy dans Ève. Les poumons se remplissent d’air et se vident. L’homme respire et il expire. Il en est ainsi de la Parole. Elle est livrée par le souffle et dans un souffle, elle est transmise au fil d’une tradition qui passe de bouche à oreille avant qu’elle ne soit fixée par écrit pour qu’on en

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garde une mémoire fidèle et pourtant vive, si ancienne et toujours nouvelle. Le Verbe rempli d’Esprit Saint se livre dans l’Église pour donner la vie au monde : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). Il remet l’Esprit, d’abord en touchant les prophètes : « Fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part » (Ez 3, 17), puis dans le mystère de l’Incarnation : « Le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous » (Jn 1, 14).

D’une certaine manière, disent les Pères, le Verbe se fait chair d’abord dans l’Écriture. L’écrit est comme une première incarnation de la Parole, avant que ne naisse le Christ dans le sein virginal de Marie. L’Éternel a consenti à entrer dans la limite des mots humains, dans la transcription d’un langage visible. C’est le premier abaissement de la Révélation divine. Nous sommes aussi pour une part une « religion du livre »… Plus précisément, nous sommes une religion de la scrutation des Écritures dans l’Esprit Saint. Car la lettre n’est pas morte. Le Livre de Vie conduit à la contemplation d’un visage. Quand vint la plénitude des temps, Dieu se fit homme et parla par la bouche de son Fils, d’abord par les gémissements inintelligibles du nouveau-né, puis dans la langue apprise aux genoux de sa mère, scrutée dans les Écrits où l’Enfant s’applique pour déchiffrer son propre Mystère.

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Il écoute, il lit et il apprend à parler pour se dire avec des mots humains, porte ouverte au Mystère éternel. Il parle de la terre et du Ciel, de moissons et de semailles, d’argent, de fiancés et de vin, de parfums et de femmes, d’enfants et de malades, et la vie du quotidien se remplit de Lumière comme un appel à contempler à travers l’icibas l’avènement du Royaume. Il faut reprendre Péguy, enseveli dans la terre comme un grain qui meurt :

Et l’arbre de la grâce est raciné profond Et plonge dans le sol et touche jusqu’au fond.

En Lui, le Christ, s’accomplit la plénitude de la Révélation. La Parole devient vision, le Livre se ferme comme s’il n’avait plus rien à dire, dépassé par le surcroît d’une Présence réelle : « Jésus referma le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : “Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre” » (Lc 4, 20-21). Mais il n’a pas parlé trop vite. Il n’a pas parlé pour ne rien dire. Il a mûri en silence. Il a attendu que le Père ouvre ses lèvres pour publier sa louange. Car il faut écouter beaucoup pour parler un peu. Dans le silence habité de la prière jaillit la Parole, dans le labour de l’âme se lève une moisson d’abord invisible, mais qui porte du fruit en son temps. « Longtemps,

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j’ai gardé le silence ; je me suis tu, je me suis contenu. Je gémis comme celle qui enfante, je suffoque, je cherche mon souffle » (Is 42, 14).

Je me suis tu longtemps aussi, je me suis contenu. J’essaye toujours de me laisser garder par cette réserve du silence et cette garde du cœur. J’ai été enfanté avant que de pouvoir enfanter. Le séminaire a été l’école de Nazareth, un temps de silence et de patience, un labeur de l’esprit et un labour de l’âme. J’essaye de demeurer dans ce silence habité de la prière comme mon pain quo tidien d’où peut jaillir la grâce d’une parole juste. La Parole de Dieu ne doit pas être l’illustration de notre pensée propre, encore moins son instrument, mais la féconder suffisamment pour que nous devenions Parole de Dieu, adressée au Peuple qu’Il nous confie. Je n’ai pas toujours été juste, parce que je n’étais pas assez ajusté au Seigneur. Quand je l’ai été, j’en rends grâce à Celui en qui nous recevons « la vie, le mouvement, et l’être » (Ac 17, 28). Oui, je demande pardon à mon Dieu pour toutes les fois où mes paroles n’étaient pas jaillies du face-à-Face, où je n’avais pas pris assez le temps qu’Il mette « ses paroles en ma bouche » (cf. Is 51, 16). Je n’ai pas toujours résisté à une provocation de jeunesse, à l’attrait d’un bon mot ou à la séduction du style, au courage trop facile de celui qui sait que l’assemblée dominicale est largement acquise à ses idées… J’en

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demande aussi pardon à ceux qui ont pu en être blessés inutilement.

Je dis bien « inutilement », car il y a bien des blessures qui sont utiles, des brèches ouvertes à l’irruption d’une Lumière vive comme l’éclat d’une épée, grâce à laquelle « seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d’un grand nombre » (Lc 2, 35). La Parole de Dieu est un glaive à double tranchant et il nous faut discerner entre les blessures qui referment et celles qui ouvrent. Pour celles-là, je ne demande pas pardon. Pour les fois où le Seigneur m’a donné le courage d’être fidèle à son Esprit, d’être fidèle à la Parole de l’Église qui n’a qu’un seul Maître, celle qui dérange l’esprit mondain dans la tranquille possession de ses conventions de troupeau, je me réjouis grandement et avec claire jubilation. Je n’ai fait que mon travail, comme un serviteur inutile que nous sommes tous – inutiles car au-delà de l’utilitaire, mais précieux et uniques aux yeux de Dieu –, le travail de tuer et d’enfanter, de faire mourir et de faire vivre. C’est bien ce que le Seigneur demande à ses prêtres : « Désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10).

Nous ne sommes pas un « troupeau parqué pour les enfers » (Ps 48), mais un peuple de baptisés, de prêtres, de prophètes et de rois, appelés par grâce à la Lumière éternelle. Nous sommes libres, et le monde ne devrait

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avoir aucun pouvoir sur nous, car nous sommes morts en Jésus crucifié et vivants dans la gloire du Ressuscité. Il faut faire mourir les hommes à l’esprit du monde, à ses vanités, ses pompes et ses séductions, pour les faire vivre de la seule vie qui demeure, la vie de Dieu, la croissance du Royaume intérieur, là où un cœur s’ouvre à l’éternelle charité vécue au jour le jour dans le pain posé sur la table quotidienne. Là où Dieu nous met, là où Il nous libère pour que nous soyons vraiment libres. À condition de passer soi-même par la mort, à condition d’être soimême le premier rescapé…

Pour mes paroissiens et mes amis, pour ceux qui m’ont aimé et contredit, pour ceux qui m’ont fait mourir à moi-même en brisant mes craintes, qui ont exigé toujours davantage de moi et m’ont fait naître à une vie plus haute, je veux dédier ces paroles, sans doute bien limitées mais que j’ai proclamées d’un cœur que j’ai voulu entièrement sincère. J’ai bien changé depuis l’ordination, pour mieux devenir moi-même je l’espère, à travers les joies et les peines, la beauté lumineuse des rencontres, l’épreuve qui saigne au-dedans de l’âme et la miséricorde infiniment patiente du Seigneur. Chacun parle au rythme de son cœur. Chacun écrit au sang de son âme.

Ces homélies sont aussi un travail d’écriture, car l’écrit m’a toujours aidé à clarifier ma pensée, à scruter

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davantage la Parole du Seigneur. Elles s’adressent à un public particulier, celui d’une paroisse déterminée au cours d’un temps déterminé. Je crois pourtant, sans vaine gloire, que chacun peut y recueillir une parcelle de l’unique Pain descendu du Ciel, quelle que soit sa sensibilité particulière. Prêcher est un enfantement qui n’a rien de rêveur. C’est un acte d’abandon mais aussi de labeur, un labeur précis, patient et souffrant. Un mot ne remplace jamais un autre, comme est absolument unique la grâce d’une rencontre. Il faut être sur la brèche, tou jours, marcher en équilibre sur le fil ténu du risque de vivre et du risque d’aimer. Il faut se tenir à la frontière d’une vie pleinement vécue au risque de mourir, pleine ment trouvée au risque de la perdre. L’Esprit Saint n’inspire que les laborieux. Dieu n’exauce que les souffrants et les enfants. Ceux qui attendent tout et ceux qui font confiance.

Je n’ai jamais cru trouver l’inspiration autrement qu’en creusant des abîmes jusqu’à faire jaillir la source, à l’oratoire et à ma table de travail, en demandant au Seigneur : « Que veux-tu me dire ? Que veux-tu dire à ton peuple ? Quel chemin de conversion s’ouvre à l’écoute de ta Parole ? » et en essayant, tant bien que mal, d’être fidèle à ce qu’il me disait. Non pas comme un répétiteur mais comme un homme qui se laisse lui-même toucher et enfanter pour devenir par grâce, malgré le poids lourd

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de son péché, une parole toujours plus sainte, et paradoxalement toujours plus pauvre, toujours plus balbu tiante, moins sûre d’elle-même et plus sûre de Dieu.

Je présente donc ces prédications sur le temps de l’Avent, où se creuse le désir de l’attente, dans l’espérance que le Seigneur veuille bien se servir de ces pages pour y livrer son Verbe fait chair dans le petit enfant de la crèche. Je les livre avec un certain tremblement, car il n’est pas si facile de parler, du moins pour essayer de dire quelque chose qui édifie. Il est sans doute plus confortable de se taire ou, pire encore, de remplir le monde de dénonciation médiatique et de vacuité frénétique. Chaque fois qu’un prêtre monte à l’autel, il meurt et ressuscite. Il éprouve le sentiment de porter un trésor trop grand dans le vase fêlé de sa faiblesse. Chacun pourtant porte en son cœur une parole à dire aux hommes. L’Esprit se mêle à notre esprit en des gémissements ineffables.

J’ai toujours intensément aimé la vie de la terre et contemplé dans toute beauté l’appel d’une Beauté plus haute, dans une insondable nostalgie sans doute, mais, tout autant, dans une joyeuse espérance. J’ai dit ces mots comme si je parlais à quelqu’un que j’aimais, si proche, infiniment loin pourtant, en ouvrant toutes les portes possibles. L’ai-je rejoint ? Dieu seul le sait. Dieu seul peut toucher la corde des âmes. Le rire d’un enfant, la beauté d’un visage de femme, un cheval ou un paysage, un

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coucher de soleil en Argentine, un poème, le comptoir d’un bistro, le rire clair d’un ami, un demi de bière blonde et un grand film, toutes ces choses ont scellé mon cœur pour qu’il se recueille et ouvert mes lèvres pour parler. Car tout cela est une semence du Verbe que l’Évangile exauce dans l’attente confuse qu’elle porte en germe, tout cela conduit au nouveau-né de la crèche où se reflète dans un visage d’enfant l’infinie beauté de Dieu.

C’est ce que j’ai toujours essayé de faire… Suivre l’étoile de la promesse qui guida les mages, la poussière du chemin bien collée sous les pieds. Contempler l’Alliance dans la crèche de Bethléem, tisser des liens entre le Ciel et la terre, la foi et la vie, l’éternité bienheureuse et l’existence toute simple du quotidien. Rejoindre les hommes où ils sont pour les conduire là où ils sont appelés à être. Le Ciel nous attend, et il est au-dedans de nous. Pourvu que le Seigneur me donne la grâce d’y entrer pleinement au soir de mes jours, au petit matin de Pâques, lui qui est né pour vivre et mourir, pour mourir et vivre, avec tous ceux qu’Il m’a confiés, comme un peuple de pèlerins qui marche vers la promesse de l’aube qui scintille au cœur des veilles de la nuit, qui resplendit dans les ténèbres et que les ténèbres n’ont pas arrêtée.

P. Luc de Bellescize + Avent 2022.

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Un ange passe…

Luc 1, 26-38

Je suis allé en Terre Sainte, à Nazareth, prier dans cette grotte que la tradition nous présente comme la maison de Marie, quelques pierres éparses qui ont vu pourtant le passage de l’ange et l’Incarnation de Dieu, témoins muets de l’événement qui a changé la face du monde. Un rocher porte gravé l’inscription mystérieuse : « Ici le Verbe s’est fait chair. » « C’est toi qui as créé mes reins, qui m’as tissé dans le sein de ma mère » (Ps 138). Ici le Verbe s’est fait embryon suite au passage d’un ange dans le cœur d’une jeune femme, une vierge, accordée en mariage à un homme appelé Joseph. « Et le nom de la jeune fille était Marie » (Lc 2, 27).

« Un ange passe. » Nous connaissons l’expression. C’est une parole qui tente d’exprimer un silence. Le silence est l’écrin nécessaire pour accueillir la parole. Pascal disait que « tout le malheur des hommes vient de

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ne pas se tenir en repos, dans une chambre » (Pensées). La Vierge se tient – Stabat Mater – en présence de l’Éternel. Elle sait que « Dieu parle aussi à travers son silence et qu’il faut savoir écouter le silence de Dieu » (Benoît XVI). Non pas le silence lourd et pesant de celui qui se mure en lui-même et se ferme à toute influence extérieure pour rester dans son monde, non pas le silence de mort, mais le silence qui précède l’irruption de la vie, le silence comme capacité d’écoute, comme disponibilité à accueillir un autre que soi. Le silence comme présence et comme patience. La Vierge a pu accueillir la Parole de l’Ange parce qu’elle attendait le Messie d’Israël, parce qu’elle portait en sa propre chair la mémoire des siècles, le long murmure de son peuple et l’écho de ses peines. « Le vieux monde, écrit Bernanos dans son Journal d’un curé de campagne, a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom. Une petite fille, cette reine des anges ! » Elle était la Vierge du silence et elle a pu enfanter la Parole. Un ange a passé, et elle a engendré le Christ.

S’il peut y avoir un mérite devant Dieu, il est toujours une réponse à une grâce imméritée qui nous précède. La grâce est prévenante, la Providence divine est la matrice de notre liberté… « Nous méritons toutes nos rencontres, écrit Mauriac, elles ont un sens accordé à

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notre destinée et qu’il nous appartient de déchiffrer. » Je ne suis pas sûr que nous méritions pleinement nos rencontres. Je suis certain en revanche qu’il nous appartient de les déchiffrer, de recueillir chaque parcelle du pain de vie que Dieu nous donne à travers les médiations de la terre. Certains visages demeurent gravés sur le cristal de nos âmes. Certaines rencontres lumineuses, au détour des chemins obscurs, sont devenues les braises qui brûleront pour toujours sous la cendre des années qui passent. Certains visages seront toujours jeunes quand nous aurons vieilli, comme si leur sourire échappait au temps qui coule et estompe jusqu’aux noms gravés sur la pierre des tombeaux. Les belles ren contres sont déjà, immobiles et paisibles, établies dans l’éternité. Elles sont ces sentinelles du soir qui nous aident à vivre et qui veillent en silence quand descendent les ombres de la nuit.

La vie, l’amour et la mort surgissent au détour du chemin et nous laissent stupéfaits comme des petits enfants aux yeux grands ouverts. Des rencontres nous sont données comme une grâce, comme passe un ange rapide qui laisse un sillage de lumière vive, une trace parsemée d’étoiles. On s’efforce en vain de retenir son passage. Il est un envoyé qui s’envole vers le Ciel d’un coup d’aile rapide, une fois sa mission accomplie. Il est là pour porter aux hommes la Bonne Nouvelle. Il ne lui

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appartient pas de susciter leur adhésion. « Je suis chargé de vous le dire, disait la petite Bernadette, pas de vous le faire croire »… Il ne faut pas rater le passage de l’ange, à force de courir comme un hamster nain dans la roue de sa cage, à force d’être « affairé sans rien faire » (2 Th 3, 11) et de ne pas habiter son être comme on cultive sa terre, comme on demeure en sa maison. Cela nécessite « un cœur qui écoute », selon la demande du roi Salomon, condition de toute sagesse, grâce requise pour goûter et sentir les choses intérieurement. Le drame est d’être absent quand passe l’ange du Seigneur, de butiner de choses en choses dans une « insoutenable légèreté de l’être » (Kundera) plutôt que d’habiter sa terre charnelle, de remplir son cœur de vanités bruyantes plutôt que d’écouter « le son du silence » chanté par Simon et Garfunkel. L’homme n’est pas fait pour passer de fleur en fleur mais pour admirer la beauté de sa rose, sentir le parfum de sa rose, se piquer aux épines de sa rose. Kaïre, dit l’ange à la Vierge. « Réjouis-toi. » J’aime ce mot grec qui résonne comme une petite cloche à l’heure de la consécration, qui trouble le silence comme il trouble le cœur de la Vierge. Une goutte d’eau claire sur la terre qui a soif. Une pincée de joie dans la vallée des larmes. L’Alliance éternelle se joue dans le secret d’un cœur de femme, à un moment précis du temps, en un lieu déterminé. « De Nazareth peut-il sortir quelque

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chose de bon ? » (Jn 1, 46). Rien en apparence. Tout pourtant pour qui sait voir l’invisible essentiel sous l’écorce des choses.

La jeune fille de Nazareth est vierge, mais elle sait qu’elle ne pourra trouver sa vie qu’en la donnant. Sa virginité n’est pas le signe de son enfermement dans une citadelle imprenable, mais elle est une disponibilité offerte à la puissance de Dieu. Il y a un lien entre son silence et sa virginité. Le silence pour que retentisse la parole. La virginité pour qu’elle devienne épouse, pour que l’Esprit Saint la prenne sous son ombre. La Vierge s’est gardée pour mieux se donner. Elle doit répondre à la parole de l’ange, qui ne lui pose pourtant aucune question. « Le monde entier attend ta réponse, dit saint Bernard. Consens et nous serons libres. » Elle entend, elle croit et elle répond, comme une femme au consentement éclairé, comme une servante et une reine. « Heureuse celle qui a cru », dira sa cousine Élisabeth. Mais la foi n’est pas l’abdication de toute intelligence, ni la prosternation servile devant un mystère trop grand pour nous. La foi est don gratuit et une réponse de tout l’être. C’est elle qui questionne l’envoyé de Dieu, afin que son Fiat soit l’engagement plénier de toute sa liberté. « Prends Seigneur et reçois toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence, toute ma volonté », écrit saint Ignace de Loyola. « Comment cela sera-t-il,

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L’Étoile de la promesse

puisque je suis vierge1 ? » demande Notre Dame. « Je suis vierge »… Ce n’est pas d’abord un état, encore moins un constat, c’est son être tout entier, à l’image du Nom de Dieu révélé à Moïse : « Je suis qui je suis »… La réponse de l’ange est une nuée lumineuse, une avancée en eau profonde qui la conduit dans un abandon plus grand encore : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1, 35). La foi est une lumière suffisante pour avancer, trop faible pour saisir toutes choses. « Que tout m’advienne selon ta parole », répond la jeune femme (Lc 1, 38). Le  Fiat éclate bientôt dans la louange du Magnificat, mais il entraînera aussi la pro phétie du cœur transpercé, le signe de la Croix qui déjà se dessine dans une lumière sanglante. « Et toi, dit Syméon, ton âme sera traversée d’un glaive » (Lc 2, 35). Ainsi va la Vierge, elle tient, elle « se tient » de mystère en mystère, comme une sentinelle du soir qui veille au cœur de la nuit, comme l’étoile du matin qui espère contre toute espérance. Elle ne sait pas où la mènera son Fiat. Elle pressent sans doute qu’il ouvre en son cœur un monde immense, un « abîme appelant l’abîme » (Ps 41). Il la mènera au pied de la croix, au couronne1. Traduction œcuménique de la Bible, 1975.

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ment des étoiles, des pleurs de « Rachel qui refuse d’être consolée » (cf. Jr 31, 15) jusqu’à la femme « ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds » (Ap 12, 1).

« Là où Dieu échoue, Marie réussit »… Nous devons ce bon mot au grand évêque de Lourdes que fut monseigneur Théas, qui fit construire, au milieu de bien des contradictions et de l’inertie molle de la masse, l’immense basilique souterraine Saint-Pie-X. Il voulait dire que ceux qui sont les plus loin de la foi, les plus méfiants envers l’Église, ceux qui brandissent leur poing contre Dieu, ont toujours un faible pour la Vierge, parce qu’elle a aimé, parce qu’elle a souffert, parce qu’elle est debout au pied de la croix, jusqu’au fond des mystères, joyeux et douloureux, lumineux et glorieux. Ainsi vont nos vies sur terre. Avec Francis Jammes, nous la prions dans les joies, nous la prions dans les deuils, dans les sourires et dans les larmes comme on égrène, mystère après mystère, les grains de son chapelet :

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère Tandis que des enfants s’amusent au parterre Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment Son aile tout à coup s’ensanglante et descend Par la soif et la faim et le délire ardent, je vous salue, Marie. […]

33 Un ange Passe…

L’Étoile de la promesse

Par la mère apprenant que son fils est guéri

Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée

Par le baiser perdu par l’amour redonné

Et par le mendiant retrouvant sa monnaie Je vous salue, Marie.

Table des matières

Préface. Ne pas écraser l’enfant qui cherche à naître en nous

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Avant-propos. Le surnaturel est lui-même charnel .....17

1. Un ange passe… (Luc 1, 26-38) .................................27

2. Un homme juste (Matthieu 1, 18-24)......................35

3. L’enfant a tressailli d’allégresse (Luc 1, 39-45) ......45

4. Mon cœur veille (Matthieu 24, 37-44) ....................55

5. Gaudete in Domino (Matthieu 11, 2-11) ................65

6. La part des anges (Marc 13, 33-37) ..........................73

7. Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue (Marc 1, 1-8) ...................................................................81

8. Une beauté pour toujours (Jean 1, 6-28) ................91

9. Dies irae (Luc 21, 25-36) .............................................97

10. Mystère de la joie (Luc 3, 10-18).......................... 103

11. Un nouveau-né pour naître à nouveau (Luc 2, 12)

12. Puissance vulnérable (Jean 1, 1-18)

13. Nous avons vu se lever son étoile (Matthieu 2, 1-12)

111

121

127

Conclusion. Si c’était vrai, tout cela… ........................ 135 Remerciements

141

.........................................
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