IL FAUT QUE JE VOUS DISE…
Omnibus viis Picvallonem pervenitur 1
Ici, lecteur, tu retrouves des têtes connues, un château aimé, des voix amies. Mais attention, couvre-toi : la bise est forte, le froid mord aux mollets et si, par le plus grand des hasards, tu as dans ta poche un mor ceau de pain ou de fromage, garde-le en réserve, car les temps sont durs.
– Non– Non !? Comment cela, non ?
– Eh bien, non comme N, O, N, en trois lettres : rien de plus, rien de moins.
– Je sais bien comment l’on écrit « non » ! J’ai, comme vous, été à bonne école, ce mot n’est point de ceux que l’on oublie aisément. Mais ce « non » ne me sied guère. Pour être franc, de votre part, j’attendais un « oui ».
– Eh bien, c’est un « non » que vous avez !
1. Tous les chemins mènent à Picvallon.
CHAPITRE 121
– Mais enfin, me direz-vous pourquoi vous me dites « non »
– Encore !– Non !?
N’aurez-vous désormais à la bouche que ce mot– Mais– Non !? cessez, c’est insupportable ! Désirez-vous me rendre fou ?
– En– Non !garde, princesse du « non », reine de la contradic tion, impératrice du refus ! Que cette lame que votre père fit mienne fasse de vous mille tranches plus fines que les parchemins de frère Octave !
– Battez-vous, crapule indigne, voleur d’épée sacrée, pourfendeur empanaché !
En une seconde, Pio et Colysne (car, bien sûr, c’est d’eux qu’il s’agit) sont debout sur la grande table qui sert de bureau à la reine. Les épées fendent l’air glacial, et les coups pleuvent comme des grêlons. Bondissant d’un fauteuil à un coffre, s’accrochant aux tapisseries, rageant comme des renards et pestant comme des belettes, Pio et Colysne se livrent une bataille acharnée.
– Hum, hum… Est-il possible que ma souveraine et son jeune conseiller m’accordent une audience ?
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À la porte, une liasse de parchemins à la main, les épaules couvertes d’une cape en peau de sanglier, un vieux cheva lier un peu hirsute s’avance.
– Entrez, Cornemolles, entrez ! Joignez-vous à nous ! Pio et moi étions en train de nous réchauffer !
– Et, ma foi, c’est une méthode efficace ! s’exclame Pio en s’affalant dans un fauteuil de bois sculpté.
Les sourcils du chevalier ne se déparent pas de leur air inquiet.– Parlez, chevalier, que se passe-t-il ?
– Une foule de pauvres gens se pressent aux portes du château et demandent asile. Dehors, ils vont mourir de faim et de froid.
– Ouvrez et laissez-les entrer !
– Je ne doutais pas de votre générosité, ma reine.
Et Cornemolles disparaît dans les escaliers de pierre.
– Où en étions-nous ? demande Pio.
– Nous en étions à…
– Colysne,Toc-toc-toc…il y a urgence !
Dame Hildegarde entre dans la pièce comme une tor nade. Nourrice de la princesse, elle est désormais la mère du château et règne avec douceur et affection sur tous ses habitants. Elle conseille, console, soigne, nourrit. Mais,
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de temps en temps, elle sait aussi donner un bon coup de pied au derrière de ceux qui rechignent à la tâche ou se montrent par trop impolis.
– Colysne, il y a beaucoup de monde qui arrive, de par tout, continuellement : des hommes, des femmes, des enfants et même des bébés !
– Je sais, Hildegarde. J’ai donné ordre de les laisser entrer et de les accueillir au mieux.
– Certes, mais nous commençons à manquer de place. Toutes les chambres sont occupées et on s’y tasse même à huit quand il n’y a que deux lits. Les gardes ont abandonné leur salle, qui sert désormais de dortoir. J’ai installé des litières dans les greniers, dans les écuries et jusque dans le couloir du donjon…
– Tassez, ma bonne Hildegarde, utilisez la salle de l’Ours et même la chapelle s’il le faut, il n’est pas question de laisser un seul malheureux dehors par ce froid.
Hildegarde quitte la pièce à grandes enjambées et s’en va, comme elle aime à le faire et comme les circonstances l’exigent, accueillir et installer tous les nouveaux venus.
– Donc, reprend Pio, j’en étais, juste avant que dame Hil degarde ne m’interrompe, à demander où nous en étions ?
– Nous en étions à…
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– Mille pardons, Vot’ Majesté, mais faut que j’vous dise que’que chose ! C’est grave et ça peut pas attendre.
Un des trois brigands de la forêt, qui, comme ses deux compagnons, a quitté son emploi de fripon pour se mettre au service de Colysne, vient de surgir comme débarque un lapin quand il apprend qu’il y aura des carottes au dîner.
– Vot’ Altesse, si ça continue comme ça, le bois va venir à – Nemanquer !vous avais-je point envoyé en chercher ? demande Pio un peu surpris.
– Certes ! Et avec les camarades, on est allés en forêt avec les scies et les haches. Mais y a tant de neige qu’est tombée et y fait si froid que c’est aussi dur que d’couper du fer. Et après, quand faut l’rapporter au château, on s’enfonce jusqu’au cou ! Vot’ Majesté, faut baisser les feux et écono miser les bûches. On est des gaillards alors on va fair’ d’not’ mieux, mais faut pas compter sur de pleins chargements.
Et le brigand, les épaules basses et le pas lourd, quitte la pièce pour retourner à sa rude besogne.
– Donc, reprend Pio, nous en étions à…
– Je ne sais plus, dit Colysne. Nous avons été interrompus si souvent : j’ai oublié ce que nous disions.
– Je me souviens ! s’exclame Pio, joyeux. J’en étais à vous dire que…
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Mais un nouvel intrus surgit dans la pièce.
– Moi, je veux bien tout ce qu’on veut, mais je ne peux pas tout ce qu’on veut !
Maître Jean, le cuisinier du château, vient à son tour de débarquer. Toque de travers et joues rouges, il a l’œil brillant de colère, une colère née bien avant sa première fournée de pain du jour.
– Ça arrive par dizaines, ça mange comme des oiseaux au printemps, ça piaille, ça caquette, ça dort dans mes réserves, mais ça je veux bien. Ça aide, ça épluche, ça lave, ça pétrit, alors ça j’aime bien. Mais, Votre Altesse, ça peut plus durer ! Les provisions du château sont grandes, mais elles ne sont pas inépuisables. Alors, ou ça se rationne ou ça va Lorsquemanquer…Maître Jean s’exprime, il le fait toujours dans un langage dont lui seul a le secret. Râler est sans doute le verbe qui le caractérise le mieux, après cuisiner. Mais, derrière ses tirades dithyrambiques, le constat qu’il dresse reste
– Quealarmant…vousfaudrait-il, Maître Jean ? demande Pio.
– Si vos archers pouvaient aller chasser ! Un peu de viande pourrait compenser les légumes secs qui vont bientôt être épuisés. Les fèves se font rares et on devine le fond des tonneaux de pois et de pois chiches…
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– Je vais voir ce qu’il est possible de faire. En attendant, je vais demander à chacun de se restreindre un peu, de faire un effort. Merci, Maître Jean, dit la reine en souriant.
Et le cuisinier file vers ses fourneaux, ses cheminées, ses marmites et ses casseroles, ses mitrons et ses recettes.
– C’est malin, dit Pio, du coup, j’ai encore oublié ce que j’allais vous dire ! Et l’avenir semble bien sombre…
– Oui, répond Colysne. Les jours qui arrivent vont être…
– Merveilleux, formidable, fantastique, tout n’est que bon heur et joie sans fin !
Crépin, anciennement Ier, vient d’entrer en sautillant dans le bureau de Colysne.
– Ma fille, il faut que vous sachiez que tous ces gens qui débarquent au château sont absolument charmants, admi rablement urbains.
– Je suis contente que vous soyez content, père.
– Oui, ma fille, je suis fort aise. Il y a cependant un pro blème ! Grave ! Je ne voudrais pas t’alarmer, mais il n’est pas impossible que nous allions tout droit vers une catas trophe qui, à mon sens, pourrait très probablement être catastrophique !– Jelesais,père… j’en ai conscience et, avec Pio, nous sommes en train de chercher des solutions à ces difficultés.
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– Ah, tu m’en vois fort rassuré ! Un instant, j’ai cru que vous alliez les laisser dehors !
– Mais père ! Comment pouvez-vous, un seul instant, penser cela !
– En tous cas, merci, ma chère fille, de faire mettre à l’abri mes réserves de carottes, j’ai cru un instant que le froid me ferait tout perdre !
– Vos quoi ? s’étrangle Colysne. Vous me parlez de vos carottes ! Mais où sont-elles, ces réserves secrètes ?
– Dans la petite remise de la cour, évidemment ! J’y ai entassé quelques dizaines de sacs… Maintenant que je sais que vous allez les sauver, je vous laisse vous occuper des petites affaires du royaume. J’ai, de mon côté, d’importants problèmes à régler : un flan aux carottes qui refuse de se tenir et qui fléchit sitôt qu’on le regarde, une crème que je trouve fade, et surtout une terrine de carottes confites aux oignons qui se prélasse au bain-marie, mais qu’il me faut sortir sans traîner sous peine de la voir se changer en potage. Travaillez bien, mes enfants, travaillez bien !
Et Crépin disparaît comme il est venu, le pas dansant et l’œil rêveur.
Il laisse la place à un silence un peu triste. Colysne se lève, elle va à une fenêtre et contemple la campagne qui entoure le château. Tout est blanc, rien ne dépasse
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de l’épaisse couverture ouatée et glacée qui ensevelit le royaume. Dans le ciel, de gros flocons tourbillonnent et se posent en douceur, augmentant toujours un peu plus la– Finalement,catastrophe.
c’est une bonne nouvelle, ces carottes tom bées du ciel…
– Oui, il faut se préparer à des moments difficiles, dit Pio en s’approchant de la fenêtre. Nul ne sait quand nous sortirons de cet hiver qui ressemble fort à la mort…
– C’est pour cela, chevalier Pio, qu’il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. Partez sur l’heure pour Pic Bourg vous enquérir de l’état des habitants et des réserves. Je vais, de mon côté, faire le tour des provisions du château, mettre à l’abri les carottes de mon père et organiser le rationne ment. Courage, chevalier, nous avons vaincu de plus rudes adversaires que cet hiver ! Ce soir, vous me ferez votre rap port et nous aviserons !
Pio s’apprête à quitter la pièce quand Colysne s’écrie :
– Attendez ! Je me souviens où nous en étions et pour quoi je vous disais « non ».
– Ah, voilà une nouvelle qui me réjouit ! Quelle en était la– Vousraison ?désiriez aller vous promener sans raison, musarder sous la neige. Une idée extravagante, et même dangereuse, quand on murmure que les loups sont de retour.
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– Mais oui ! Ça me revient ! J’avais fort envie de me dégourdir les jambes !
– Eh bien désormais, la réponse est oui ! Filez aux nouvelles et évitez les loups : j’ai besoin de vous !
Quand Pio arrive à l’écurie, Bucéphale, son fier cheval, piaffe et gratte du sabot. Cela fait trop longtemps qu’il n’est pas sorti. Il rêve de prendre l’air !
– Tu n’imagines pas ce qui t’attend dehors, Bucé !
– Hiiiiiii ! répond le cheval en levant le col.
– Oui, je sais, tu es fort, tu résistes à tout, tu ne crains rien… Mais, crois-moi… ça, tu ne l’as jamais vu !
– Tu– Brrrr…verras
bien. Ouvre les portes, demande Pio à un jeune page qui passe.
Le chevalier sort de l’écurie et disparaît dans un tour billon de flocons.
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Tempora si fuerint nubila, solus eris 1
Que s’est-il passé ? Qu’ont-ils laissé ? D’où viennent-ils, où retour nent-ils ? J’ai bien peur, ami lecteur, que ce court chapitre qui n’est, en aucun cas, la suite du précédent, mais plutôt la conséquence de celui qui précède, ne t’apporte pas beaucoup de lumière, tout au plus un peu de chaleur et, j’insiste, c’est une chose qu’il ne faut pas négliger par les temps qui Tournantcourent.ledos à l’île, sa mission accomplie, la caraque rentre au port. À son bord, marins et capitaine, soldats et commandant, tous sont muets. Les yeux rivés sur l’horizon, impatients d’être chez eux, ils repensent aux ordres du« Laroi.vile créature dont vous aurez la charge ne peut être tuée, car le malheur s’abattrait sur l’auteur d’un tel acte… Elle n’en doit pas moins être abandonnée en quelque 1. Lorsque viendra l’orage, tu seras seul.
CHAPITRE31 1,5 SEULE !
endroit isolé et secret. Une terre où nul ne va, un point dans l’océan que vous vous empresserez d’oublier.
– Je connais une île déserte, avait dit le capitaine à son souverain. Donnez-moi un bateau, une escorte et je suis votre homme. Ce que vous voulez faire disparaître, je le feraiC’estdisparaître ! »ainsiquele
Pandora avait quitté le port de Paleria, capitale du royaume des Alledios, riches contrées où se récoltent l’or, les diamants et les fleurs rares. À fond de cale, à l’abri des regards, il transportait l’être encombrant que le roi voulait voir vieillir au loin, puisqu’il ne pouvait pas l’empêcher de grandir.
– On ne m’enlèvera pas de l’esprit, marmonne un marin, que c’est une bien étrange besogne que l’on fit.
– Gros malin, tu ferais bien mieux de ne rien dire et de ne rien penser. Il ne doit rester aucune trace de cette histoire. Alors, si tu veux vivre vieux, oublie aujourd’hui et tais-toi à tout jamais.
Ce soir-là, à bord du Pandora, les marins, qui d’ordinaire chantent quand la nuit tombe, saluant ainsi le soleil pour qu’il ne les oublie pas et resurgisse le lendemain, se taisent, le cœur lourd. Et le Pandora file sur l’abîme des flots, dans un silence assourdissant.
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