Félicité et le télégraphe

Page 1

Marie Malcurat Johanna Springer



Marie Malcurat

Illustré par Johanna Springer

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 3

24/02/2021 17:25:03


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 4

24/02/2021 17:25:07


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 5

24/02/2021 17:25:10


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 6

24/02/2021 17:25:10


Prologue Guillemette Rosambeau Belleville le 13 août 1792

Ma chère Félicité, Notre monde est devenu fou  ! Comment faire confiance ? Nous vivons la peur au ventre. La terreur s’infiltre partout ! Nous sommes espionnés de tous côtés. J’ose tout de même t’envoyer ce courrier. J’espère qu’il te trouvera en bonne forme. Comment est-il possible que notre royaume soit plongé dans un tel aveuglement ? Voici ce qui nous est arrivé hier : François, les enfants et moi-même étions en train de dîner lorsque quelqu’un a frappé à notre porte. Il s’agissait d’un ramoneur. Enfin, c’est ce que nous crûmes. Son regard suppliant nous fit comprendre que nous devions le laisser entrer chez nous

7

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 7

24/02/2021 17:25:10


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

urgemment. Lorsque nous eûmes refermé la porte derrière lui, il nous expliqua qu’il n’était point ramoneur mais curé. Quelle ne fut point notre surprise ! Il eut à peine le temps de finir sa phrase que de violents coups furent frappés à notre porte. J’eus seulement le temps d’ouvrir le tonneau vide qui se trouve dans notre cuisine et de faire signe au curé afin qu’il s’y cache. Déjà, les patriotes entraient, armés jusqu’aux dents. Ils étaient justement à la poursuite d’un prêtre  ! Ils nous expliquèrent en quelques phrases que cet homme était recherché pour avoir refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé1 ! Tu ne devineras jamais l’audace que François eut ! J’en tremble encore en t’écrivant ! Après avoir répondu par la négative, affirmant que nous n’avions point vu d’ecclésiastique, mon cher époux proposa aux policiers de boire un petit verre « à la santé de la République » ! Et le voici qui sort trois verres et qui les pose sur le tonneau ! Celui-là même où le bon prêtre était caché ! Ils sont repartis après une bonne heure de discussion inutile ! Quelle angoisse ! Oh ! Félicité ! Comme je crains pour la vie de nos quatre enfants ! Notre petite dernière, Clémence, n’a que 1. Texte voté en juillet 1790, qui bouleverse complètement l’Église catholique. Plus de moines et de moniales. Les curés et les évêques sont élus par les citoyens et payés par l’État. Les évêques ne reçoivent plus leur pouvoir religieux du pape. Les curés qui refusent ce texte sont emprisonnés.

8

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 8

24/02/2021 17:25:10


Prologue

trois ans ! François et moi nous sommes tant investis ­auprès des frères Montgolfier2 que l’on risque de nous accuser injustement. Les ballons3 sont devenus futiles aux yeux des républicains ! Et nous risquons d’être incriminés pour avoir reçu l’argent que le roi et la reine nous donnaient pour financer les recherches scientifiques ! À propos de recherches scientifiques, laisse-moi m’écarter du sujet principal de ma missive pour te rapporter ce qui se passe ici même, en ce moment, à deux pas de chez nous. Dans une immense propriété, un certain Claude Chappe élabore avec ses frères une machine incroyable ! La rumeur prétend qu’il s’agirait d’une construction permettant de transmettre des messages d’un point à un autre sur de grandes distances et en un temps très court, grâce à un code. Tu imagines combien François et moi sommes intéressés par une telle invention. Malheureusement, nous sommes étroitement surveillés. Que faire ? Devons-nous quitter Belleville ? Devons-nous fuir à l’étranger comme bon nombre de nos amis l’ont déjà fait ? Je suppose que vous vous posez la même question. Il ne fait pas bon d’avoir été trop proches de la famille royale comme ce fut notre cas. 2. Lire le tome 1, Guillemette et la mongolfière, du même auteur. 3. Montgolfières.

9

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 9

24/02/2021 17:25:10


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Je t’en conjure, prends soin de toi ! Embrasse pour nous notre mère, Élisabeth et Jean4. J’espère que nous pourrons bientôt nous retrouver. Ta sœur et amie pour la vie, Guillemette Post-scriptum : J’apprends à l’instant que la famille royale a été emprisonnée dans la tour du Temple  ! 5 ­Madame Élisabeth , ton amie, a délibérément choisi de rester avec son frère et sa famille. Dieu les garde ! Émue, Félicité laissa la lettre choir au sol. Elle était autant terrifiée que révoltée par tout ce qui arrivait. Près d’elle, Jean était assis et trempait, impassible, sa plume d’oie dans un encrier en bois de rose. Le monde pouvait s’écrouler autour de lui ! Il ne s’en apercevrait pas ! Bienheureuse candeur ! Félicité s’approcha de son frère et posa avec tendresse une main sur son épaule. Il lui sembla que cette chaleur humaine pourrait chasser le froid qui avait envahi son âme. Le cerveau de Jean avait subi de graves atteintes suite à un traitement expérimental administré durant l’enfance. Depuis lors, 4. Sœur et frère jumeau de Guillemette. 5. La plus jeune sœur de Louis XVI.

10

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 10

24/02/2021 17:25:10


Prologue

le jeune homme semblait vivre dans sa bulle, coupé du monde. Mais, auprès de lui, on se sentait bien. Il avait ce pouvoir mystérieux d’apaiser quiconque l’approchait. Félicité s’assit. Elle se pencha et constata que son frère avait fait des progrès. Sur la feuille posée sur la table, de magnifiques arabesques ornaient les lettres de son prénom. Une fois de plus, le jeune homme démontrait que le talent artistique avait une part indéniable de mystère. Félicité ramassa la lettre de sa sœur. Ses yeux ­s’embuèrent lorsqu’elle imagina les gardes emmenant Madame Élisabeth et toute la famille royale à la prison du Temple.

Madame Élisabeth…

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 11

24/02/2021 17:25:10


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 12

24/02/2021 17:25:11


1

La masure

Octobre 1786, six ans plus tôt.

« Firmin, arrêtez, je vous prie ! » Félicité, de sa calèche, observait depuis un moment déjà les deux chétives silhouettes courbées dans un champ de terre fraîchement retournée. Pour aller jusqu’à Versailles où elle avait été conviée, il lui fallait passer par cette plaine des Sablons de Neuilly, confiée par le roi Louis XVI à Antoine Augustin Parmentier. « Que font ces enfants ? demanda-t-elle, curieuse, à son cocher. –  Ces chenapans glanent des pommes de terre. Ils ont faim, mademoiselle. Les mauvaises récoltes des années passées ont plongé le peuple dans une grande ­misère. Pour sûr, avec de telles intempéries, comment 13

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 13

24/02/2021 17:25:11


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

se relever ? Les greniers à blé sont désespérément vides. » Félicité mit sa main en visière, intriguée par le spectacle qui s’offrait à sa vue. Les deux petits êtres traînaient un sac en toile de chanvre, soulevant derrière eux un nuage de poussière. La jeune fille avait entendu parler de la culture de ces tubercules qui allait permettre de lutter contre les disettes fréquentes du royaume. Le roi y avait mis beaucoup d’espoir. Tout à coup, les deux enfants courbés se redressèrent et s’aperçurent que la jeune fille les observait. Sans hésiter un instant, ils lâchèrent leur précieux butin et coururent aussi vite que leurs frêles jambes pouvaient le faire, à l’opposé du chemin où se trouvait Félicité. La jeune fille, surprise de l’effet produit par sa présence demanda à son cocher : « Firmin, ayez la bonté d’aller ramasser ce sac et de me le rapporter. –  Bien sûr, mademoiselle. Vous avez raison de vouloir en emporter chez vous ! La pomme de terre est un mets succulent. –  Mais je ne compte point garder le contenu de ce sac ! J’ai l’intention de le rapporter à ses jeunes propriétaires. J’ai récemment goûté ce fruit de la terre et je 14

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 14

24/02/2021 17:25:11


La masure

dois avouer que je l’ai trouvé très nourrissant. Ces enfants ont raison de vouloir en manger ! Il est idéal pour grandir et prendre des forces. » Le ton employé était empli d’assurance. Firmin jeta un coup d’œil surpris vers la jeune fille qu’il avait vu grandir. Où était donc passée l’enfant discrète et si souvent dans l’ombre de ses sœurs aînées ? La benjamine de la famille d’Angely avait récemment achevé sa seizième année. Elle s’était engouffrée dans sa dix-septième avec une audace toute neuve. Ses goûts et ses choix s’affinaient. Ses désirs également. Et elle était bien décidée à vivre ses rêves comme l’avait fait Guillemette quelques années auparavant lorsqu’elle avait participé à la conquête de l’air au côté d’Étienne Montgolfier. Firmin s’élança dans le champ, essayant de ne point se tordre la cheville en marchant scrupuleusement entre les sillons. Lorsqu’il eut rapporté le sac de toile rugueuse, Félicité le remercia et lui demanda de suivre le chemin emprunté par les deux enfants. « Ils doivent habiter dans le bourg de Neuilly. J’espère que nous retrouverons vite leur trace. »  Firmin songea qu’il n’allait point falloir s’éterniser. Le temps était compté avant que ne débute la pièce de théâtre à laquelle Félicité avait été conviée par la reine

15

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 15

24/02/2021 17:25:11


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Marie-Antoinette. Le cocher donna un coup de cravache et les deux chevaux se mirent à trotter. Confortablement installée sur sa banquette, Félicité contemplait le paysage champêtre qui défilait sous ses yeux. Une telle beauté la remplissait de joie et de bien-être. Ah ! Être encore si proche de Paris et ne plus sentir les épouvantables odeurs des rues encombrées ! Même si elle avait grandi au cœur de la grande cité, la jeune fille ne se sentait pas l’âme d’une citadine. Son rêve ? Vivre à Versailles. Auprès de la Cour ! Pouvoir déambuler au milieu des jardins, s’asseoir au bord d’un bassin, danser, écouter les grands de ce monde parler, réfléchir, décider… La ruche qu’était le domaine de Versailles attirait la jeune fille comme un aimant. Une force puissante la poussait vers ce lieu où tout semblait si agréable. Le luxe. La beauté. La culture. Félicité fut brusquement tirée de ses pensées lorsque Firmin s’écria : « Là-bas ! Ils sont là-bas ! Je les ai vus entrer dans cette maison. –  Très bien, Firmin, allons ! » Quelques minutes plus tard, la calèche s’arrêtait devant une pauvre masure. Firmin aida la jeune fille à descendre. Il l’accompagna jusqu’à la porte, chargé du

16

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 16

24/02/2021 17:25:12


La masure

sac de pommes de terre. Félicité donna deux petits coups secs contre le bois rugueux. Les gonds grincèrent. La porte s’ouvrit sur une petite fille d’environ cinq ans. Sa jupe confectionnée dans un lainage de mauvaise qualité semblait immense pour son petit corps frêle. Une voix de femme, éraillée, parvint aux oreilles des visiteurs : « Margot, fais donc entrer ! » Félicité se sentit subitement très mal à l’aise de venir visiter ainsi ces pauvres gens. La robe de soie couverte de broderies qu’elle portait ce jour, ainsi que sa coiffure en diadème renvoyaient violemment à la face de cette famille leur misère. La riche demoiselle eut honte. Elle porta machinalement la main à la petite fiole d’eau

17

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 17

24/02/2021 17:25:14


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

de parfum qui pendait à son cou grâce à un ruban de velours. Elle se baissa pour pouvoir entrer dans la maisonnette. Il lui fallut quelques secondes pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Enfin, elle perçut des formes humaines. Cinq ou six enfants. Ceux-ci étaient visiblement impressionnés par la visite de la jolie jeune fille et se blottissaient les uns contre les autres. Félicité reconnut les deux petits garçons aperçus dans le champ un peu plus tôt. Lorsqu’elle voulut s’approcher d’eux, elle vit juste derrière, allongée sur une paillasse, une femme au corps décharné. Alors qu’elle s’apprêtait à avancer jusqu’à la moribonde silhouette, la porte d’entrée claqua dans un grand fracas. Une voix retentit dans son dos : « De quel droit vous permettez-vous d’entrer ainsi chez nous ? Cela vous amuse de venir narguer les pauvres  ? Nous n’avons peut-être pas grand-chose, mais nous avons au moins notre fierté ! Partez ! » Félicité, effrayée, fit volte-face prestement. Un jeune homme se tenait devant elle, les poings serrés. Sous la chemise élimée, il n’était point difficile d’évaluer la carrure du personnage : une ossature solide, des muscles galbés et puissants. La force du travailleur habitué aux rudes besognes de la terre. L’homme était trop 18

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 18

24/02/2021 17:25:15


La masure

jeune pour être le père de cette famille nombreuse. Peut-être le fils aîné ? Il ne laissa point à Félicité le loisir de l’observer plus longuement. Il ajouta : « Le spectacle est fini. Terminé ! Allez raconter ce que vous venez de voir à toutes vos riches amies. Notre situation alimentera vos conversations. N’est-ce point distrayant d’évoquer les conditions de vie des pauvres tout en grignotant de délicieux gateaux ? » Piquée, Félicité retrouva son assurance.

19

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 19

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

–  Je vous prie, monsieur, de me parler sur un autre ton. Je suis seulement venue rapporter le sac que ces jeunes enfants ont laissé dans le champ. N’y voyez aucune pitié ou je ne sais quelle attitude condescendante. Juste un simple service. Comme de ceux que l’on peut rendre lorsqu’on a suffisamment d’éducation. Visiblement, vous en êtes dépourvu. Je m’en vais donc désormais rejoindre mes amies futiles et oisives, comme il vous plaît de les qualifier. Mon goûter m’attend ! Adieu, monsieur ! Adieu, madame ! Adieu, les enfants ! » Joignant le geste à la parole, Félicité salua la famille d’un signe presque imperceptible et sortit précipitamment de la masure. En passant à la hauteur du garçon, elle releva le menton fièrement. Tout de même, quelle audace ! Le jeune homme s’écarta nonchalamment pour la laisser passer. Ils ne s’adressèrent aucun regard. Lorsque Félicité fut assise sur la banquette de sa calèche, sa colère retomba comme un soufflé. Que lui avait-il donc pris ? Elle se sentit pitoyable. Avoir ainsi sous-entendu que ce garçon manquait d’éducation, devant celle qui était sans doute sa mère. Une femme malade, qui plus est ! Pourquoi s’était-elle emportée ainsi ? Son départ empli d’arrogance ne la soulageait pas ! Bien au contraire ! Face à l’agressivité du jeune garçon, n’aurait-elle pas dû se ­contenir ? Elle culpabi20

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 20

24/02/2021 17:25:16


La masure

lisa de s’être ainsi laissée aller à un ­sentiment aussi puéril que celui de la vengeance. Aucune parole aimable pour la pauvre mère en souffrance ! Pas même une proposition d’aide ! Pour sûr, cette attitude ne lui ressemblait guère ! Elle qui, d’habitude, ne pouvait s’empêcher de pleurer en croisant un mendiant dans la rue ! De fait, depuis la mort brutale de son père, quelques années auparavant, son émotivité prenait souvent le dessus. Rien ne pouvait la dissuader de venir en aide à quiconque était dans le besoin ! Elle avait la sensibilité « à fleur de peau » disaient même ses sœurs. Que lui était-il donc arrivé ce jour pour agir ainsi ? Firmin s’apprêtait à donner le coup de cravache du départ, lorsque le jeune homme sortit de la maison. Il se planta devant la calèche, droit et digne. Ses lèvres tremblaient légèrement. « Remarquable sortie ! Toute en prestige, dit-il froidement. J’ignorais que je vous avais à ce point touchée. » Il passa devant le véhicule et sans accorder à Félicité le moindre regard, il marmonna sur un ton dédaigneux : « Mon éducation, je l’ai reçue de mes parents. Le courage, la force et la grandeur d’âme ne s’apprennent ni dans les salons ni dans les livres. » Il s’éloigna, laissant la jeune fille troublée et déroutée. 21

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 21

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Firmin poussa un soupir de soulagement, heureux de voir s’éloigner ce fauteur de troubles. Les chevaux hennirent et s’élancèrent cahin-caha sur le chemin caillouteux. Le temps filait vite. Il fallait absolument rattraper ce fâcheux contretemps si l’on voulait arriver à l’heure pour la déclamation des proverbes. Durant le trajet, Félicité pensa au fameux Barbier de Séville qui avait été représenté l’an passé. Marie-­ Antoinette, la reine, y avait joué le personnage de ­Rosine, une jeune orpheline. Son beau-frère, le comte d’Artois, était Figaro, barbier et ancien valet. Félicité se demanda ce qui avait bien pu pousser la reine à choisir une telle pièce de théâtre ! Les représentations avaient déjà tellement fait jaser le Tout-Paris ! Imaginez ! Une pièce dans laquelle le valet mène la danse et manifeste clairement la supériorité de son ­intelligence sur celle de ses maîtres ! Faire ainsi la satire d’une société établie sur les privilèges de la naissance était tellement osé ! Mais après tout : pourquoi pas ? Félicité aimait vraiment le théâtre ! À dix-sept ans, elle avait déjà assisté à bon nombre de représentations au théâtre de la reine. Que cette scène ne serve plus qu’à y dire des proverbes la chagrinait tellement ! 22

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 22

24/02/2021 17:25:16


La masure

Pourtant, ce qu’elle venait de vivre auprès de cette famille qui vivait dans la misère l’emplissait de culpabilité ! Prendre du bon temps en assistant à un spectacle, quel qu’il soit, alors que tant d’hommes, de femmes et d’enfants mouraient de faim et vivaient dans des conditions ­déplorables : quel sens cela pouvait-il avoir ? Quel intérêt ? Comment fermer les yeux ? Vivre avec des œillères comme un cheval qui ne voit que ce qu’on lui laisse regarder ? Alors que Félicité était agitée par tous ces sombres questionnements, l’attelage ralentit pour finalement s’arrêter devant l’immense façade du château de Versailles. Sa grandeur et sa magnificence étaient un délice pour quiconque était sensible à la beauté. Félicité retrouva instantanément sa joie de vivre et choisit d’oublier les tourments qui l’assaillaient. Elle allait savourer pleinement ce moment de détente attendu depuis plusieurs semaines ! Alors qu’elle s’engageait vers les jardins, une jeune femme s’approcha et l’invita à profiter de son ombrelle. À cette heure, le soleil dardait encore ses chauds rayons dans les allées du parc. « Je suppose, mademoiselle, que vous êtes conviée au Trianon pour écouter la déclamation des proverbes ? » 23

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 23

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Félicité sourit. Le regard bienveillant et affable de cette jeune femme venait comme un baume sur son cœur. Son visage n’était certes pas d’une beauté exceptionnelle mais son sourire exprimait une telle bonté que l’on ne pouvait que se réjouir de faire sa connaissance.  « Oui, répondit courtoisement Félicité. J’ai la chance d’avoir été invitée, car j’ai cru comprendre que ces représentations étaient réservées à un public restreint. » L’interlocutrice acquiesça tout en saisissant le bras de la jeune fille amicalement. « Oh ! Pour sûr ! D’une centaine de spectateurs, nous voici désormais une petite poignée à venir écouter les bons mots et les belles formules qui y sont déclamés. Saint-Cloud accueille maintenant les nouvelles représentations. » Félicité se laissa guider par la jeune femme dont la conversation était fort agréable. Tandis qu’elles avançaient sur les larges allées du jardin, entre les bosquets et les parterres, Félicité essaya de l’observer discrètement. Un charme indéniable se dégageait de sa personne à la fois simple et élégante. Lorsqu’elles arrivèrent au bassin du Printemps, les deux jeunes femmes s’arrêtèrent quelques instants. Au centre de la pièce d’eau, étendue

24

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 24

24/02/2021 17:25:16


La masure

sur une plateforme ronde, la déesse romaine des fleurs, Flore, semblait les inviter à faire une halte. Entourée de quatre angelots, elle se tenait là, lascivement allongée sur un tapis de fleurs froides, figées. Le regard éteint de cette femme en plomb doré bouleversa Félicité. Elle eut l’impression d’avoir une vision. Le profil de la mère de famille cadavérique, rencontrée peu de temps avant, et étendue sur son lit de douleur se superposa à la déesse sculptée. Les angelots semblaient lui crier  : «  Et les pauvres petits ? Y pensez-vous à ces pauvres petits qui n’ont rien à se mettre sous la dent et qui voient leur mère s’éteindre sans pouvoir rien y faire ? » N’y tenant plus, trop émue, Félicité s’effondra brutalement, en larmes. Prise au dépourvu, sa compagne entoura de son bras les épaules de la jeune fille. « Que vous arrive-t-il, mon amie ? Vous semblez bouleversée ! Sont-ce ces sculptures qui vous émeuvent ainsi ? Peut-être vous rappellent-elles quelque fâcheux souvenir ? Je ne veux point être indiscrète. Votre chagrin ne me regarde point mais sachez que si vous avez besoin de vous épancher, je suis là, toute ouïe. Parler est parfois source de libération. J’en ai déjà fait l’expérience. Je le répète souvent à mon bien-aimé frère ! Il est si peu enclin aux confidences. »

25

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 25

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Félicité essuya ses larmes avec son mouchoir brodé. Se laisser aller ainsi devant une parfaite inconnue n’était pas digne de la grande dame qu’elle souhaitait si vivement devenir ! Elle se tourna vers la bienveillante jeune femme et lui sourit. « Veuillez me pardonner, madame. Ma grande sensibilité me joue parfois des tours. En venant ici, j’ai rencontré une famille vivant dans un dénuement extrême. Je ne suis point habituée à voir ainsi le terrifiant spectacle que peut offrir la misère. Cette statue ressemble tant à la malheureuse mère de famille. –  Je comprends votre peine. Elle est toute à votre honneur. La pauvreté est d’une grande violence et on ne s’y habitue point. » Félicité fut extrêmement étonnée des propos tenus par cette dame qui vivait à la Cour, assurément. N’y tenant plus et contre toute bienséance, elle osa poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis qu’elles déambulaient toutes deux dans les jardins : « Puis-je vous demander, madame, avec qui j’ai l’honneur de converser si agréablement depuis mon arrivée ? » La jeune femme, qui devait n’avoir que cinq ou six ans de plus que Félicité lui lança un regard malicieux. 26

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 26

24/02/2021 17:25:16


La masure

Ses yeux étaient d’un vert aussi doux qu’un tapis de mousse. « Si je vous réponds, je ne suis pas sûre que vous resterez aussi naturelle que vous ne l’êtes avec moi. Ah ! La Cour et ses faux-semblants qui me pèsent tant… » Félicité n’insista point. Déjà, la jeune femme l’invitait à repartir : « Il nous reste un quart d’heure de marche avant d’arriver au petit Trianon de ma belle-sœur ! Les invités doivent déjà être installés. Nous ne sommes pas en avance ! » Vive d’esprit, Félicité comprit immédiatement l’indice glissé subrepticement par sa compagne. « Si notre reine Marie-Antoinette est votre bellesœur, vous êtes assurément Madame Élisabeth ! s’écriat-elle joyeusement  ! Madame Élisabeth  ! L’une des sœurs de notre roi ! » Elle avait si souvent entendu parler de la plus jeune sœur du monarque ! Une femme réputée pour sa gentillesse et sa bonté d’âme. On parlait d’elle et de ses nombreuses qualités jusqu’à Paris ! Une cavalière qui chevauchait à bride abattue dans la forêt de Versailles, sans crainte du danger ! Il se murmurait même que 27

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 27

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

Louis XVI avait fait élaguer pour sa petite sœur chérie les bois du domaine afin d’éviter qu’elle ne se blesse lors de ses folles chevauchées. Madame Élisabeth était, à n’en point douter, une femme hors du commun ! Félicité fut réconfortée par cette rencontre providentielle. Elles devisèrent gaiement jusqu’à apercevoir, dissimulé entre les charmilles du Jardin Français et les hauts arbres du jardin alpin, le petit théâtre de la reine. Félicité se laissa encore surprendre par la simplicité de l’extérieur du bâtiment qui ressemblait bien plus à une simple dépendance qu’à un théâtre royal. Aucune décoration ni fioritures sur la façade. Juste un mur enduit à la chaux et un toit en ardoise percé de lucarnes. Madame Élisabeth qui avait l’œil affûté, perçut le regard déçu de la jeune fille et déclara : « L’intérieur est un délice ! Un écrin paré de soie, de velours et de dorures. » La simplicité et la joie de la sœur du roi étaient contagieuses. Félicité oublia sa mélancolie et s’exclama fougueusement : « Il me tarde d’écouter quelques bons proverbes ! Savez-vous si monsieur Caron de Beaumarchais sera présent ? 28

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 28

24/02/2021 17:25:16


La masure

–  Oui, il sera là. Cela n’est point au goût de tout le monde mais ma belle-sœur fait fi de toute protestation. Elle souhaite que l’auteur continue à être reçu. Et ses désirs sont des ordres ! » Félicité ne manqua point de relever l’ironie évidente de la remarque. Les deux jeunes femmes arrivèrent dans l’entrée joliment pavée en damier. Félicité admira les colonnes travaillées qui portaient le fronton triangulaire orné d’un génie d’Apollon. Le dieu grec des arts, de la musique et de la poésie semblait ainsi les accueillir. Madame Élisabeth et Félicité étaient sans nul doute les deux dernières invitées à arriver car autour d’elles, nulle âme qui vive ! Le silence était le plus total. Madame Élisabeth en profita pour murmurer à l’oreille de la jeune fille sur le ton de la confidence : « Si vous le voulez bien, soyons amies ! Je vous invite à venir me voir lorsque vous le pourrez, dans le domaine de Montreuil que mon frère m’a offert. Il se trouve à moins de deux lieues6 d’ici. Je m’y rends chaque matin à cheval car je ne peux y dormir avant d’avoir atteint 6. Environ huit kilomètres.

29

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 29

24/02/2021 17:25:16


FÉLICITÉ ET LE TÉLÉGRAPHE

ma majorité. Là, ensemble, nous ferons de belles œuvres. J’en ai la certitude.

Richesse et heureuse naissance peuvent rimer avec bonté et charité. Faites-moi confiance ! »

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 30

24/02/2021 17:25:16


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 224

24/02/2021 17:25:48


FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 226

24/02/2021 17:25:48

mep


Table des matières

Prologue............................................................... 7 1. La masure........................................................ 13 2. La tour du Temple........................................... 31 3. Montreuil......................................................... 55 4. Le tachygraphe................................................ 77 5. Martin.............................................................. 99 6. Mission............................................................ 119 7. La Petite-Force................................................. 141 8. La ruse de Martin............................................ 163 9. Montmartre..................................................... 187 10. L’ultime message............................................ 209 Note de l’auteure................................................. 223

FeliciteEtTelegraphe_BAT.indd 225

24/02/2021 17:25:48


Félicité, la cadette de la famille d’Angely, a désormais dix-sept ans. Nous sommes en 1792, et la Révolution gronde à Paris. Madame d’Angely ne se sent plus en sécurité et décide donc de partir pour l’Angleterre avec Jean et Élisabeth. Félicité, quant à elle, part vivre chez Guillemette, sa sœur aînée. Madame Élisabeth, la sœur du roi, lui a confié une mission : retrouver Claude Chappe et l’aider à mettre en œuvre son invention, pour le bien de la nation. Avec l’aide de Grégoire, son petit neveu intrépide, Félicité va découvrir le télégraphe, cette merveilleuse invention qui permet d’envoyer des messages loin en peu de temps. Mais en cette période révolutionnaire, cette avancée scientifique attire toutes les convoitises. Et pour Félicité, très attachée à la famille royale, les dangers sont grands lorsqu’un ami du roi vient lui demander d’espionner Claude Chappe pour le compte des royalistes. Et que dire de Martin, ce jeune révolutionnaire aux idées si divergentes des siennes, mais qui ne la laisse pas indifférente ?

Félicité et le télégraphe, une aventure historique pleine d’intrigues où les passions se déchaînent.

DANS LA MÊME COLLECTION

La série historique « La famille d’Angely » vous fera vivre les grandes découvertes scientifiques des derniers siècles à travers les aventures des différents membres de cette famille où la passion des sciences et l’émerveillement se transmet de génération en génération.

11,90 France TTC www.mameeditions.com


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.