L'argent, maître ou serviteur

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Pierre de Lauzun

L’argent M A Î TR E OU S E RV I T E U R  ?

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En couverture : Taureau en marche, dit le Veau d’or provenant d’un dépôt de la fondation (AO14680) Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sophie Cluzel Direction artistique : Armelle Riva Édition : Vincent Morch Compositeur : Pixellence Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Axelle Hosten © AELF, Paris, 2013 pour les textes de la traduction officielle liturgique de la Bible © Les Éditions du Cerf, Paris, 2005 pour les extraits du Compendium de la doctrine sociale de l’ Église © Mame, Paris, 2019 www.mameeditions.com ISBN : 978-2-7289-2657-2 MDS : 532142 Tous droits réservés pour tous pays.

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INTRODUCTION « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » « Si tu veux être parfait, vends tes biens et suis-moi. » « Seigneur, tu m’as confié cinq talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres. » « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. »

L’argent est très présent dans l’Évangile, mais les textes ­n’envoient pas un message simple et unilatéral à son égard. Sa puissance de fascination est constamment dénoncée. Et pourtant, ce même Évangile nous dit qu’il faut l’utiliser, lucidement et activement. Il y a donc dès les origines une tension entre la foi chrétienne et cette chose étrange qu’est l’argent. Cette énigme prend un sens tout particulier à notre époque, où l’emprise de l’économie est sans précédent historique. Une économie dans laquelle l’argent joue un rôle central, indispensable mais inquiétant. Où affamer les pensionnaires d’une maison de retraite pour améliorer la r­entabilité ne pose pas de problème. Ou payer une femme pour porter un bébé qu’on a acheté. Prendre toute la mesure de ces exigences, dans la vie réelle qui est la nôtre, sans culpabilisation stérile, mais sans occulter l’appel que nous avons reçu, est donc pour nous une tâche majeure. Ce livre veut contribuer à cette réflexion, à laquelle aucun chrétien ne peut échapper. 7

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PREMIÈRE PARTIE

LA FOI CHRÉTIENNE, LA RICHESSE ET L’ARGENT

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Chapitre I

Les évangiles et l’argent

L’économie, partout dans les évangiles

L’usage abondant des exemples économiques Dès qu’on parle d’argent en milieu chrétien, on pense aussitôt aux dures paroles du Christ sur l’argent et les riches. On cite son mot terrible nous avertissant qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume des cieux (Mt 19, 21-26). Certes on vous explique que ce trou de l’aiguille était un passage étroit dans les murs de Jérusalem, mais il ne faut pas se payer de mots : le passage est violent et vise à nous secouer. En témoigne la réaction des disciples, qui se sont demandé carrément qui alors pourrait être sauvé. Ce qui montre qu’ils étaient lucides à l’occasion  : matériellement ils étaient pauvres, mais ils avaient bien compris que le mot « riche » ici employé par Jésus ne s’appliquait pas qu’aux seuls gens vraiment riches, et qu’il pouvait les viser, eux aussi, s’ils s’attachaient trop aux biens matériels. Jésus leur a répondu alors que le salut des « riches » ainsi compris était impossible aux hommes, mais qu’à Dieu rien n’était impossible. Cet attachement à l’argent peut donc être une vraie menace pour notre salut, mais le salut reste possible. 11

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Cela dit, pour bien comprendre ce texte et les autres semblables, il faut les replacer dans leur cadre. Et d’abord relever un fait rarement souligné 1 : Jésus nous parle énormément d’économie ; il utilise très souvent la vie économique, ses mécanismes et ses réalités pour transmettre ses messages spirituels. Cela nous paraît tellement naturel que nous ne le notons même plus. Pourtant aucun autre texte religieux ne le fait, dans aucune religion. Bien sûr, certaines de celles-ci édictent des règles applicables à l’économie. Mais aucune ne rentre dans le vécu de la vie économique : aucune ne propose, comme le font les évangiles, des dizaines de paraboles toutes basées sur des situations économiques vécues. C’est donc au minimum que Jésus prend l’économie très au sérieux. Et la reconnaît comme un des faits de base de notre vie. La vie économique fait tellement partie de la vie quotidienne, à toute époque, que c’est un langage que tout le monde comprend immédiatement. À vrai dire, et plus profondément, dans une religion qui se fonde sur le message de l’Incarnation, est-ce si surprenant ? Cas unique dans l’ensemble des religions, le Dieu transcendant y prend une forme humaine, matérielle. Et donc ne dédaigne pas nos humbles réalités concrètes. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’il les considère capables de véhiculer un message spirituel ou moral élevé. Et cela vaut même pour cet outil de base de la vie économique, l’argent.

1.  Comme je l’ai montré plus en détail dans L’Évangile, le Chrétien et l’Argent, Paris, Éd. du Cerf, 2004.

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Les paraboles et l’argent Nous voyons ainsi le Christ prendre tour à tour toute une série de réalités de la vie économique et de notre rapport à l’argent pour les utiliser comme supports de notre réflexion. Cela commence par le calcul rationnel : prévoir l’avenir et s’organiser, mais sans s’inquiéter inutilement. Ainsi, quand il nous est dit, comme une évidence : lequel d’entre vous, voulant bâtir un édifice, ne calcule pas à l’avance les dépenses nécessaires pour aller jusqu’au bout ? Sinon il sera la risée de tous 1. On le voit aussi avec la parabole des cinq vierges folles et des cinq vierges sages 2 : contrairement aux sages, les vierges folles ne prévoient pas l’huile qui leur aurait permis d’alimenter leurs lampes en attendant l’époux, et elles en sont punies. Prévoir, c’est aussi investir, et là encore il faut le faire judicieusement : dans la parabole du figuier qui ne donne pas de fruit, un dialogue intéressant intervient entre le propriétaire, qui veut arracher le figuier tout de suite, et son jardinier 3. Ce dernier demande à son maître de patienter un an encore, pour qu’il puisse bêcher à son pied et mettre du fumier. On verra si cela donne un résultat ; sinon, dit-il, on pourra alors le couper. On fait donc au mieux, mais pragmatiquement, et si l’investissement ne rend pas, on arrête les frais. Il y a d’ailleurs une méthode simple pour cela : on reconnaît l’arbre à son fruit. Et si un arbre ne donne pas de bon fruit, on le coupe et on le brûle 4. Car si on investit, c’est pour obtenir

1.  Lc 14, 28-30. 2.  Mt 25, 1-13. 3.  Mt 13, 24-30. 4.  Mt 7, 17-19.

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beaucoup plus que ce qu’on y a mis. Il y a là un effet multiplicateur qui peut aller jusqu’au centuple, à l’exemple des semences 1. On retrouve la même idée dans la parabole des talents 2, mais cette fois on parle directement de placement d’argent, chez un banquier. Elle nous raconte qu’un maître part en voyage et confie à ses serviteurs des « talents » (à l’époque, une somme énorme) : à l’un cinq, à un autre deux, et au dernier un. À son retour, le premier serviteur en a gagné cinq autres, le second deux ; naturellement le maître les félicite. Mais le dernier serviteur, lui, explique au maître qu’il a enterré le talent pour le lui rendre tel quel, car, lui dit-il, « tu es un homme exigeant, tu retires ce que tu n’as pas mis en dépôt, tu moissonnes ce que tu n’as pas semé ». Colère du maître : « Tu savais que je suis un homme exigeant, que je retire ce que je n’ai pas mis en dépôt, que je moissonne ce que je n’ai pas semé ; alors pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque ? » Il lui enlève alors son talent, le donne au premier serviteur et fait jeter le malheureux dehors. Moralité littérale : l’argent ne doit pas dormir mais être utilisé activement ! On remarquera d’ailleurs que, de façon récurrente, Jésus parle de prix, de la mesure de la valeur des choses au moyen de l’argent, dans une économie qui est clairement marchande. Il nous donne même le prix des moineaux au marché (deux pour un as). Il y a des salariés, et même des journaliers. Et l’utilisation qu’il fait fréquemment du mot « trésor » est caractéristique. Or, un trésor,

1.  Mt 13, 8. 2.  Mt 25, 14-30 ; aussi Lc 19, 12-27.

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c’est de l’argent, ou l’équivalent. Il explique qu’un homme bon tire de bonnes choses d’un bon trésor, alors qu’un homme mauvais des mauvaises choses d’un mauvais trésor 1. Et plus fondamentalement, il nous rappelle : « Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur 2. » À nouveau donc, l’argent se trouve utilisé pour symboliser une réalité spirituelle ; et Jésus mobilise les raisonnements et réflexes liés à cet argent pour faire comprendre ce qu’il faut faire sur le plan spirituel. Cela s’étend, comme on l’a vu, même aux dettes, aux trans­ actions en argent régies par des contrats, avec rémunération. Dans les paraboles, ce qui est dû est dû ; l’argent prêté doit être remboursé, avec les intérêts. Bien sûr, il est recommandé, voire demandé, aux créanciers de remettre les dettes de ceux qui ne peuvent pas les rembourser 3 ; mais tant qu’elles ne sont pas remises, elles sont dues. Rappelons aussi que le texte du Notre Père, que nous traduisons couramment par le « pardon des offenses », dans les textes grec et latin parle de « dettes » à remettre (« dimitte nobis debita nostra »). L’argent peut même servir de terme de comparaison dans un passage qui vise le salut de nos âmes : ainsi la femme qui a perdu une drachme (une pièce d’argent, précieuse pour des pauvres) la cherche partout 4 ; une fois trouvée elle se réjouit avec ses amies, tout comme, dit le texte, les anges se réjouissent si un seul pécheur

1.  Mt 12, 35. 2.  Mt 6, 19-21. 3.  Mt 18, 29-30. 4.  Lc 15, 8-10.

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se convertit. La joie qu’elle a à retrouver son argent est donc analogue à la joie que procure le salut d’un pécheur ! Si l’argent était en soi maudit, cela n’aurait aucun sens. Il y a même des exemples de ce qu’on appelle, en économie, un arbitrage financier, une opération basée sur une comparaison entre des niveaux de prix pour gagner de l’argent en achetant bas et en vendant plus haut. C’est l’histoire de celui qui a appris que dans un certain champ, apparemment banal, un trésor était caché 1. Il nous est dit comme une évidence que cette personne va vendre tout ce qu’elle a pour acheter le champ. Cela suppose bien sûr que le prix du champ soit celui d’un champ quelconque parce que la présence du trésor n’est pas connue, en tout cas pas du vendeur. En termes économiques, cela veut dire que le prix du marché est très inférieur à la valeur réelle : en payant ce prix, on devient propriétaire de ce qui vaut en réalité beaucoup plus. Bien sûr, le message nous invite à réfléchir à la vie éternelle, dont la valeur dépasse infiniment toute autre réalité. Mais Jésus nous y rend sensibles en faisant appel à ce calcul accessible à tout le monde. Un calcul financier. Jésus va d’ailleurs encore plus loin sur l’argent, et de façon provocatrice, dans la parabole de l’intendant malhonnête 2. Ce dernier vole son maître, mais il est découvert. Il sait qu’il va perdre sa place. Tant qu’il le peut encore, il prend alors les créances de son maître et les refait signer aux débiteurs concernés, mais en en diminuant les montants. Il vole donc son maître encore plus ; 1.  Mt 13, 44. 2.  Lc 16, 1-8.

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mais, ce faisant, il rend un grand service aux emprunteurs, espérant qu’ils lui rendront la pareille quand il sera dans le besoin. Ce qui est frappant est la réaction du maître quand il l’apprend : il fait l’éloge de la manœuvre. Ce n’est évidemment pas de l’acte lui-même, clairement qualifié de malhonnête. Mais c’est de la justesse du calcul. Le texte souligne même que les « fils de ce monde », ou « d’iniquité » sont plus avisés dans leur sphère que les « fils de lumière » dans la leur ; ces derniers devraient donc s’en inspirer – sur ce plan. À nouveau, en utilisant si intensément les réalités économiques (et il y a en a bien d’autres exemples), et notamment l’argent, pour transmettre ses messages, Jésus fait d’abord appel aux réalités que nous comprenons le plus immédiatement. Mais, justement, il les prend pour des réalités qui vont de soi ; il ne les remet pas en cause. Il prend même parfois des exemples qui peuvent paraître à la limite de la morale, mais dont la logique économique, le raisonnement, lui paraît utilisable. Et il les juge tout à fait aptes à transmettre des messages spirituels, portant donc sur des réalités dépassant infiniment notre monde. Ce qui laisse déjà entendre que ces activités matérielles (et nos désirs à leur égard) non seulement ne sont pas mauvaises en soi, mais sont par un certain côté un reflet, même lointain, de certains aspects de cet au-delà. Conséquemment, il y a aussi une affinité entre nos soucis et nos raisonnements dans ce monde de l’économie et de l’argent et la démarche qui nous permet un accès à cet au-delà. Et cela, une fois de plus, aucun autre texte religieux ne le fait.

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La foi, la vie éternelle et le sens de notre vie en ce monde

L’entrée en scène de la vie éternelle Mais l’Évangile ne s’arrête pas là. Dans un deuxième stade ensuite, le raisonnement économique ainsi utilisé abondamment se voit non pas contredit, mais complètement retourné. Et le rôle de l’argent de même. Comment ? En introduisant un facteur infini, la vie éternelle. Le Christ nous rappelle en effet que toutes les réalités de ce monde sont périssables. Non seulement à cause des voleurs, de la dégradation naturelle, de la maladie, etc., mais au minimum du fait de notre propre mort, dans laquelle par définition nous perdrons tous nos biens de ce monde. En revanche, poursuit-il, tout ce qui peut être « accumulé » dès ce monde, mais en vue de l’autre, gardera sa valeur éternellement. Et si l’investissement dans l’autre monde est le seul investissement que nous pouvons faire durablement, c’est au fond parce qu’il porte sur nous-mêmes, sur notre personne. Il conclut qu’il ne faut pas thésauriser en ce monde, où la vermine ronge et les voleurs volent, mais dans la vie future, la vie éternelle au Ciel. Remarquons que cela ne fait pas disparaître le raisonnement économique. Calculer en ce monde a donc bien son sens, mais cela reste un sens limité, incommensurablement inférieur à la perspective ouverte par l’investissement dans l’autre monde. Celui qui limite ses perspectives, et donc ses efforts, ses investissements, à ce monde, fait donc un calcul fondamentalement erroné, parce qu’il néglige un facteur essentiel, qui est d’une valeur infinie. Le péché est donc en un sens un très mauvais calcul. 18

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D’une certaine façon, la rationalité financière est toujours là, mais elle aboutit à un résultat radicalement nouveau. C’est ce que nous disait la parabole du champ contenant un trésor : le trésor de la vie éternelle valant infiniment plus que tous les trésors de la terre, il est rationnel de tout quitter pour le trouver. Mais alors, en même temps, on transcende le calcul lui-même, puisque la vie éternelle, c’est aussi l’abondance absolue, la disparition de tout calcul. Finalement, en allant au bout du calcul, nous sommes donc conviés à dépasser tout calcul : le calcul lui-même montre qu’il faut donner sans calculer.

Abandonner les biens de ce monde ? D’où la question : faut-il alors abandonner purement et simplement les richesses de ce monde ? Dans un autre texte bien connu, Jésus interroge un jeune homme riche sur son respect de la Loi 1 ; puis, comme celui-ci lui répond qu’il la respecte, Jésus lui explique que, s’il veut être parfait, il faut qu’il abandonne tous ses biens et les donne aux pauvres, et qu’il le suive – car il aura un « trésor » (de nouveau) au Ciel. Ces paroles ont attristé le jeune homme, qui avait, nous dit-on, de « grands biens », et il s’en est allé, visiblement troublé et penaud. À première vue, le choix à faire paraît radical. Mais s’adresse-t-il à tous dans les mêmes termes ? Apparemment, non. On trouve en effet d’autres riches dans les évangiles, qui n’ont pas été appelés à un tel choix. Par exemple, un N ­ icodème ou un Joseph d’Arimathie. Cela a même

1.  Mt 19, 21-22 ; voir Lc 18, 18-30.

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été providentiel, puisque, ce faisant, ils ont pu prendre en charge la sépulture du Christ. Même dans un cas extrême comme celui de Zachée 1, riche financier dont la fortune avait une origine douteuse, celui-ci n’a eu à abandonner que la moitié de ses biens, tout en restituant au quadruple les sommes volées : c’est énorme, mais cela n’implique pas qu’il soit resté sans rien. Il y a donc deux situations différentes. Dans un cas (Zachée), il s’agit de faire justice et de réparer ses torts ; ou (pour Nicodème et Joseph d’Arimathie) d’utiliser sa position pour faire du bien, et notamment un bien précis qui est attendu d’eux. Dans l’autre cas (le jeune homme riche), il ne s’agit pas de réparer, car ce n’est pas un voleur, ni de jouer un rôle quelconque. Pas même d’avoir accès à la vie éternelle. Mais d’être parfait. En termes clairs, la question pour lui était de parvenir à un stade supérieur, celui de la sainteté. On peut comprendre qu’il s’agissait pour lui d’abandonner des richesses pour lesquelles il avait un attachement sans doute excessif. C’est donc qu’il y a plusieurs niveaux d’appels, et plusieurs types d’appels. C’est à cette lumière qu’on comprend mieux encore la parole terrible déjà citée : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu 2 », qui avait tant troublé les disciples malgré leur pauvreté. Notons que Jésus ne leur a pas répondu que cela ne les concernait pas ; bien au contraire, il leur a expliqué que si le salut de ces

1.  Lc 19, 2-10. 2.  Mc 10, 25.

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« riches » est impossible aux hommes, à Dieu rien n’est impossible. Il leur a donc confirmé qu’ils étaient potentiellement visés eux aussi. Après tout, les apôtres n’étaient pas des miséreux, mais des artisans (ou équivalents). Dans un autre texte 1, Jésus leur demande : « Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs… » Ce qui veut dire que plusieurs des présents au moins avaient de tels serviteurs, ou étaient proches de ceux qui en avaient ; donc avaient un minimum de moyens financiers. Il apparaît donc que quand les « riches » sont conspués, c’est qu’on vise ceux dont la seule richesse, le seul attachement, consiste en des biens de ce monde. D’où, à nouveau, la phrase célèbre : « Quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation 2 ! » Celui qui croit avoir sa consolation, c’est celui qui ne se fie qu’à ses richesses, même minimes. Et rappelons-nous ici la fin de la parabole de l’intendant infidèle : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’Argent [ou : Dieu et Mammon] 3. » Le problème n’est donc pas la quantité de biens prise en soi, mais la fascination exercée par l’argent, ce qui aboutit à le prendre comme maître au lieu de Dieu. L’Argent apparaît ici, en quelque sorte, comme la synthèse de toutes les tentations matérielles. Inversement, les ­Béatitudes nous disent : « Heureux les pauvres de cœur [ou : pauvres

1.  Lc 17, 7 s. 2.  Lc 6, 24. 3.  Mt 6, 24.

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en esprit], car le royaume des Cieux est à eux 1. » Ce qui veut dire que le « pauvre en esprit » est celui qui a compris que la seule vraie richesse, durable, est dans l’autre monde ; et le « riche » est celui qui ne l’a pas c­ ompris, et cherche sa récompense ou sa sécurité en ce monde. Que faut-il faire alors, en dehors de ceux qui sont appelés au dépouillement complet effectif ? À nouveau, la parabole de l’intendant malhonnête nous répond : « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête [ou : avec le Mammon d’iniquité], afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles 2. » Ce qui veut dire : faites comme cet intendant ; « détournez » les richesses de ce monde pour investir dans l’autre. Ce qui signifie, sur le plan pratique, qu’il est possible d’utiliser les richesses de ce monde pour gagner l’autre ; mais à condition de sortir de la finalité étroite qu’ont ces biens en ce monde. Rappelons quand même ici que le même texte souligne l’importance de l’honnêteté dans les affaires de ce monde : sinon, dit-il, on ne vous croira pas dans les affaires bien plus importantes de l’autre. Il ne s’agit donc pas de tricher… mais de bien utiliser, intelligemment, les choses de ce monde. Dans la perspective de l’autre.

Investir, c’est aider Investir dans l’autre monde, le monde du Royaume éternel, c’est commencer en ce monde, par la Charité, l’amour du prochain ; et, sur

1.  Mt 5, 3. 2.  Lc 16, 9.

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le plan matériel, c’est d’abord donner, donner à ceux qui sont dans le besoin, les pauvres. « Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, là où le voleur n’approche pas, où la mite ne détruit pas. Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur 1. » Pour donner au pharisien Simon un exemple de ce que c’est que donner et aimer, Jésus compare le geste de la pécheresse qui l’a couvert de parfums et lui a lavé les pieds avec l’accueil réservé de Simon – et le vocabulaire économique réapparaît dans la parabole qu’il lui propose. Ici, c’est par une comparaison avec deux débiteurs à qui leur dette est remise : c’est évidemment celui qui devait le plus à son créancier, et à qui de ce fait plus a été remis, qui a le plus d’affection en retour envers lui. D’où la conclusion, revenant à la pécheresse et à Simon : ses péchés lui ont été remis parce qu’elle a beaucoup aimé – mais celui à qui on a moins remis, celui-ci aime moins 2. Un autre texte nous explique même, en termes à nouveau très économiques, pourquoi il vaut mieux donner à un pauvre. C’est que le pauvre ne peut pas nous rendre ce que nous faisons pour lui, alors que le riche le peut. Mais de ce fait, c’est Dieu qui se substitue à ce pauvre, et cela nous constitue une forme de « créance » sur l’autre monde. Comme dit le texte, n’invitons donc pas des riches, car ils nous le rendront ; mais invitons les pauvres, et notre récompense sera dans l’autre monde 3. En outre, s’il ne faut pas donner avec un espoir de retour en ce monde (d’où l’intérêt de donner aux pauvres), il ne

1.  Lc 12, 32-34. 2.  Lc 7, 39-50. 3.  Lc 14, 12-14.

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faut pas non plus viser une satisfaction de prestige ou d’orgueil. Si l’on fait l’aumône, « il faut que [la] main gauche ignore ce que fait [la] main droite » ; l’aumône doit être cachée, et le Père nous la rendra 1.

Le bon rapport à la richesse Il n’empêche, cela paraît conduire à renverser ce qui a été dit au début, par exemple les recommandations de prudence et de calcul que nous avons rappelées. Prenons ainsi la parabole de l’homme qui a eu une bonne récolte et se construit un grenier plus grand 2 ; il croit avoir du répit grâce à cet effort et pouvoir se donner du bon temps, et il s’exclame : « Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence. » Mais c’est sans compter sur la précarité de la vie humaine ; en effet, le malheureux meurt dans la nuit, et ses biens iront à on ne sait qui. Dieu le traite carrément d’imbécile. Tel est le sort de celui qui thésaurise, mais sans devenir riche en Dieu. Dans un autre passage bien connu, Jésus paraît même recommander de ne se faire aucun souci pour la vie matérielle, pas même de savoir quoi manger le lendemain ou comment se vêtir 3. On sait aussi que, dans la parabole du semeur, le grain qui tombe dans les épines et y meurt étouffé est comparé à celui qui entend la parole de Dieu mais qui la laisse dépérir par les soucis du siècle et les tromperies des richesses, sans qu’elle porte de fruit 4.

1.  Mt 6, 3-4. 2.  Lc 12, 15-21. 3.  Mt 6, 25-34 et Lc 12, 22-31. 4.  Mt 13, 22.

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Bien entendu, il faut lire tous ces textes ensemble : il ne s’agit pas non plus d’errer sans réfléchir, car la rationalité économique subsiste. En effet, nous dit Jésus, se soucier du manger et du boire, c’est ce que tout le monde fait ; or Dieu sait que nous en avons besoin : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous faites pas de souci pour demain : demain aura souci de lui-même ; à chaque jour suffit sa peine 1. » Ce qui compte, c’est d’éviter le souci excessif des choses de ce monde, car cela finirait par nous dominer, alors qu’il nous faut nous concentrer sur le seul objectif qui vaille : la vie éternelle. Plus profondément, et au-delà de la question matérielle, le message principal est celui de nous préoccuper essentiellement de ce qui guide vraiment notre vie. Et ce doit être la vie éternelle, la vie en Dieu. Il faut donc sortir de soi, en un sens renoncer à soi, à cette partie de nous qui nous fait nous replier sur nous-mêmes : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera 2. » Et il est dit ailleurs : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit 3. » Celui qui veut sauver sa vie est ici celui qui reste attaché à son ego. Celui qui la perd, c’est celui qui renonce à son ego : c’est celui qui accepte de se faire comme un petit enfant (faute de quoi on ne rentre pas dans le Royaume). Or, que sert de gagner le monde entier si on

1.  Mt 6, 34. 2.  Mt 16, 24-25. 3.  Jn 12, 24-26.

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perd son âme ? Que peut donner l’homme en échange de son âme ? Au fond, le risque, avec la richesse matérielle, c’est qu’elle nous fasse nous replier sur nous-mêmes par les attachements qu’elle suscite. Ce qui confirme d’ailleurs que le problème n’est pas tant la richesse matérielle prise en elle-même que la possibilité même de récompenses matérielles dès ce monde-ci. L’Ancien Testament nous le disait avec force : Le Seigneur ton Dieu te conduit vers un pays fertile […], pays où le pain ne te manquera pas et où tu ne seras privé de rien […]. Tu mangeras et tu seras rassasié, tu béniras le Seigneur ton Dieu pour ce pays fertile qu’il t’a donné. Garde-toi d’oublier le Seigneur ton Dieu, de négliger ses commandements, ses ordonnances et ses décrets, que je te donne aujourd’hui. […] N’en tire pas orgueil, et n’oublie pas le Seigneur ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. […] Garde-toi de dire en ton cœur : « C’est ma force, c’est la vigueur de ma main qui m’ont procuré cette richesse. » […] Si jamais tu en viens à oublier le Seigneur ton Dieu, si tu suis d’autres dieux, si tu les sers et si tu te prosternes devant eux – je l’atteste aujourd’hui contre vous – à coup sûr vous périrez 1.

Ce qui compte est de ne pas rechercher ces bienfaits comme tels ni de les considérer comme dus ou comme fruits de notre seule action. De ne pas s’y attacher. Car la seule vraie richesse, encore

1.  Dt 8, 7-20.

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une fois, c’est Dieu. C’est ce qui explique que les disciples de Jésus n’hésitent pas à boire et à manger – ce que critiquent leurs adversaires, les mettant en opposition avec l’ascétisme austère de ceux de Jean-Baptiste 1. Ce à quoi Jésus répond en sou­lignant qu’on ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres 2. Ce n’est pas la mise en œuvre de recettes automatiques qui compte, même si elles sont exigeantes, mais l’esprit nouveau, qui n’exclut pas la récompense matérielle. Envoyant les disciples en mission, il leur recommande de ne prendre ni argent, ni provisions, ni vêtements de réserve ; mais il ajoute aussitôt que tout ouvrier est digne de sa nourriture   3. Et il précise même : « Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire 4. »

Hiérarchiser les deux niveaux Rappelons-nous enfin la maxime bien connue : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu 5. » On la ­comprend en général comme visant la distinction entre le monde politique et le monde religieux – avec raison d’ailleurs. Mais il ne faut pas non plus oublier ce sur quoi porte concrètement cette phrase : une pièce de monnaie. César est celui qui fait frapper les pièces de monnaies et met son effigie comme garantie. Cela veut dire qu’il faut rendre à ces considérations économiques le respect

1.  Lc 5, 33. 2.  Lc 5, 34-38. 3.  Mt 10, 5-10. 4.  Lc 10, 7. 5.  Mt 22, 15-22 ou Lc 20, 21-25.

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qu’elles méritent, mais dans leur domaine propre, qui est subordonné. Dans cette rationalité, elles ont leur sens ; mais ce domaine est différent de celui de Dieu, qui est infiniment plus large. Et c’est ce dernier seul qui mérite notre attachement véritable, celui de notre cœur profond. S’il y a concurrence entre eux, la considération qui doit l’emporter est celle de l’autre monde. C’est ce qui explique aussi que les marchands du Temple (dont l’activité était pourtant utile au culte) soient chassés impitoyablement par Jésus. Car, dit-il, « il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Or vous, vous en faites une caverne de bandits 1 ». En résumé, il faut bien considérer la distinction des deux niveaux et leur hiérarchisation : ce qui est seul vraiment important, c’est Dieu, et donc l’autre monde, car il a une priorité absolue, rationnellement fondée. Cela ne fait pas disparaître les préoccupations concrètes et matérielles. Mais le fait est que les choses de ce monde, et derrière elles la logique économique, ont une emprise considérable sur nous. Il nous faut donc faire une conversion profonde pour échapper à cette fascination, et nous recentrer sur la seule réalité essentielle, qui la dépasse infiniment. Par conséquent, comme dit saint Paul, il nous faut posséder comme si nous ne possédions pas. Et, en particulier, ne considérer réellement l’argent que comme un moyen, et ne pas en faire notre maître. La manifestation de cette orientation, qui est celle de la Charité, est par excellence la générosité, le don. L’attitude opposée est la thésaurisation de l’avare, qui ne vise que l’accumulation

1.  Mt 21, 12-13.

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matérielle et y cherche une fausse sécurité. Mais à la lumière de cette distinction majeure, il y aura constamment plusieurs plans à prendre en compte, en commençant par la simple moralisation de la vie économique ordinaire, pour continuer à travers le don et la générosité, et en arriver, du moins chez ceux qui y sont appelés, qui en ont la vocation, à la pauvreté et au détachement absolus, au nom de cet Amour infini qui nous est proposé dans la vie éternelle. L’argent au temps de la chrétienté

L’avarice, vice majeur La tradition chrétienne postérieure ne s’y est pas trompée, qui a perçu l’argent comme fondamentalement ambigu, et s’est en même temps passionnée pour la recherche de la vie bonne, y compris en matière économique 1. D’où ce fruit étonnant et apparemment paradoxal de la chrétienté médiévale : c’est d’une certaine façon elle qui a posé les bases de la pensée économique et dégagé ses principes fondamentaux, de façon toujours porteuse de sens pour nous aujourd’hui. Mais avec une différence majeure par rapport à notre époque : c’est que cette première idée de l’économie était totalement enracinée sur le terreau de la foi et de la morale. Et la conception qu’on avait de l’argent de même. On reconnaissait alors combien l’argent pouvait multiplier les occasions de

1.  On peut lire ici mon ouvrage Finance : un regard chrétien. De la banque médiévale à la mondialisation financière, Paris, Embrasure, 2013 (Prix international 2015 de la Fondation Centesimus annus pro pontifice, Vatican).

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production, et donc de bienfait, mais tout autant celles d’appropriation personnelle et perverse. La même perspective jouait face à l’économie marchande qui renaissait alors brillamment, notamment en Italie, où on inventait la banque et la finance – deux mots italiens ; on en reconnaissait l’utilité mais aussi les dangers. Même le désir de gain, par nature ambigu, n’était pas jugé de façon uniquement négative, car il peut se mettre au service de la communauté. Ainsi, en général, ce n’était pas l’argent comme tel qui était rejeté ; c’était son usage « impropre », notamment le fait de thésauriser, d’accumuler sans usage pour la société. L’argent qui stagne, qui meurt, était abhorré ; c’est l’argent de l’avare. Et ce vice de l’avarice était considéré alors comme bien plus grave que les dérapages sexuels ou autres.

Les ordres mendiants et l’argent Les Franciscains et les Dominicains, ordres mendiants nés à cette époque, ont joué un rôle essentiel dans ce processus. Renonçant à toute forme de biens pour eux-mêmes, ils vivaient en même temps dans un monde urbain en pleine expansion, où l’argent pesait lourd. Ils ont réfléchi à ce dilemme, et cela les a conduits à une réflexion originale en matière économique, qu’il vaut la peine d’évoquer rapidement. Il s’agit déjà de remettre en question l’image que l’argent donne, celle d’un instrument de mesure neutre et universel, et de refuser l’idée qu’il constitue à lui seul une représentation crédible de la réalité du monde naturel et social, de notre rapport aux choses 30

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dans sa richesse et sa complexité. Mesurer les vraies priorités et notre mission dans la société ne se doit pas se faire au moyen de l’argent, car celui-ci réduit tout à un étalon simpliste, unilatéral, et matériel. En même temps, en ce monde, les personnes sont légitimement détentrices de biens, qu’elles ont en propriété ou qu’elles gèrent ; ces biens ont une certaine rareté, et elles doivent les échanger ; pour cet échange, elles ont besoin de l’argent. Il s’agit alors de confronter les besoins de personnes nombreuses, différentes entre elles et dans leur rôle social ; ces besoins, désirs et appréciations ne sont pas directement comparables, mais l’argent permet de les mesurer les uns par rapport aux autres et, par là, de rendre possible leur échange, tout en les confrontant à la rareté des biens en présence. Le rôle de l’argent est donc purement fonctionnel, comme signe de la valeur d’échange possible de biens utiles au sein de la société, fonction de leur rareté et des priorités relatives, et moyen de cet échange dans ce que nous appelons un marché. Dès lors, chercher l’argent comme tel n’a pas de sens car ce n’est qu’un moyen ; mais il est légitime de s’en servir si ce qu’on a réellement en vue est, au-delà de l’argent, l’utilité des choses elles-mêmes et le bien de tous. D’où une idée forte : si l’on veut manier les choses matérielles dans le sens du bien, y compris l’argent, il faut s’en détacher. Dans cette perspective, c’est la pauvreté volontaire qui permet le meilleur discernement. Opter pour la pauvreté, comme le faisaient les ordres mendiants, c’est reconsidérer le rôle social et personnel des biens matériels ; on pensait qu’une telle pauvreté choisie permettait de gérer cette réalité sans se l’approprier ni se faire capter par elle. 31

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Dans la pratique, cet usage de l’argent se fait dans le cadre de la confrontation des besoins de toute la société, sur ce que nous appelons maintenant un marché. D’où son importance centrale, s’il fonctionne correctement, comme creuset social, c’est-à-dire comme lieu où se dégage le juste prix résultant de la confrontation des besoins et des jugements de tous. Par conséquent, au-delà des religieux, les professionnels et les experts qui ont en charge l’animation du marché – et donc la mesure des besoins comparatifs – doivent eux aussi se détacher de la fascination que l’argent exerce : à l’époque, c’étaient les marchands, qui étaient aussi des financiers. Cet argent trouvera sa signification s’ils savent le faire circuler sans l’immobiliser, pour le bien de la communauté. La nature éthique des échanges économiques ainsi compris implique idéalement un engagement moral particulier des partenaires concernés, car il s’agit de confier la régulation de la société à des membres fiables. D’où une éthique, y compris religieuse, du bon marchand. Il y a alors un lien étroit entre éthique et bonheur public, entre utilisation judicieuse de l’argent et détachement à son égard. L’analyse des intentions est ici essentielle, comme l’insertion du marché dans le tissu des relations de la cité et dans la pratique religieuse. On dira : cet idéal, notamment franciscain, est loin de nous ! Que non pas. La leçon vaut toujours pour nous, qui avons presque tous à manier un tant soit peu d’argent, en commençant par celui que nous avons gagné. Car, comme l’Évangile nous l’a appris, si nous ne nous en détachons pas, il sera notre maître ; mais, inversement, si nous ne l’utilisons pas, si nous le laissons stagner, nous 32

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péchons aussi. L’utiliser au mieux, dans le cadre de la communauté et pour elle, est la vraie question qui se pose à nous. Nous le verrons plus en détail au fil des chapitres suivants.

L’argent et son produit : la condamnation de l’usure Il n’est pas inutile d’évoquer ici rapidement une question qui fascine, et qui touche directement à la conception médiévale de l’argent : le fait que, pendant des siècles, l’Église a condamné, au moins en principe, le prêt à intérêt, sous le nom d’usure. Non pas un intérêt excessif, ce que nous appelons « usure » aujourd’hui, mais l’idée même qu’on ait moralement le droit de se faire rémunérer lorsqu’on prête de l’argent à quelqu’un. Condamnation qui paraît étrange aujourd’hui. Il nous semble en effet évident que, dans un prêt d’argent, il y a prestation d’un service, qu’on peut légitimement rémunérer. D’autant que l’argent prêté aurait pu être investi, par exemple dans un immeuble ou au capital d’une entreprise, et qu’il aurait alors encore rapporté ; or ces opérations étaient jugées licites à l’époque ; il paraît donc équitable de rémunérer un prêt, qui est un usage alternatif de cet argent. Mais on s’arrêtait à l’époque à l’idée de principe que l’argent par lui-même est stérile – même si de multiples motifs pouvaient permettre, dans la pratique juridique médiévale, de justifier un certain intérêt, notamment lorsque le prêt entrait dans une opération ­commerciale. Il y avait sans doute, dans la radicalité de cette position, une erreur d’analyse économique. Mais, en même temps, l’interdiction 33

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de principe contenait une leçon morale qui lui donnait son sens, et qui garde sa valeur aujourd’hui. Sans entrer dans le détail de cette question complexe que j’ai développée dans un autre livre 1, retenons ici son message : l’argent à lui seul est stérile. Cela reste juste moralement et socialement : l’argent ne produit rien par lui-même en dehors de toute action humaine, de tout travail au sens large. En outre, même si l’argent est fongible (c’est-à-dire qu’il peut être utilisé pour tout type d’opérations), dans la réalité chaque utilisation de l’argent s’inscrit dans un ensemble de relations humaines spécifiques, et donc de devoirs et de vocations pour chacun de nous ; car il y a pour chaque détenteur de richesses un rôle social à assumer, qui a certes une dimension financière mais ne s’y limite pas, et qui surtout n’y trouve pas son sens principal. Il n’y a aucune raison pour que l’argent soit considéré de la même manière dans tous ces cas. Ce qui pose toute la question de l’objectif que poursuit celui qui a de l’argent. Dans l’optique médiévale, la condamnation frappait, rappelons-le, ceux qui thésaurisaient, qui laissaient l’argent inactif, et ceux qui cherchaient à en tirer un profit du seul fait qu’ils l’utilisaient. Cette condamnation garde toute sa valeur. Ce qui était condamné, c’est, dans une large mesure, ce qu’on appelle aujourd’hui financiarisation  : voir toute ­l’activité économique, et par là toute la société, sous l’angle du seul argent. Celui qui aujourd’hui affame son semblable pour accroître un peu plus son profit est au fond le pendant

1.  Je renvoie pour cela à mon Finance : un regard chrétien, op. cit..

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de l’usurier médiéval. Tous deux utilisent mal leur argent. Tous deux croient à tort que l’argent est productif. Car au fond, le fait essentiel est que tout usage de l’argent s’insère dans le cadre de la société humaine. Le rôle de chacun de nous y est variable, qu’il s’agisse d’un prêt, d’une consommation ou d’un investissement, mais de telles opérations ne sont jamais neutres moralement et socialement, et celui qui les engage est responsable de ce qu’il fait envers la communauté et devant Dieu. Nous le reverrons plus en détail.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction............................................................................ 7

PREMIÈRE PARTIE LA FOI CHRÉTIENNE, LA RICHESSE ET L’ARGENT Chapitre I. Les évangiles et l’argent..................................... 11 L’économie, partout dans les évangiles...................................... 11 L’usage abondant des exemples économiques.................11 Les paraboles et l’argent.................................................13 La foi, la vie éternelle et le sens de notre vie en ce monde ...... 18 L’entrée en scène de la vie éternelle . ...............................18 Abandonner les biens de ce monde ? ..............................19 Investir, c’est aider ..........................................................22 Le bon rapport à la richesse............................................24 Hiérarchiser les deux niveaux..........................................27 L’argent au temps de la chrétienté ............................................. 29 L’avarice, vice majeur......................................................29 Les ordres mendiants et l’argent......................................30 L’argent et son produit : la condamnation de l’usure.......33 Chapitre II. L’argent et la richesse : l’enseignement de l’Église.................................................... 37 Pauvreté et richesse selon l’enseignement de l’Église .............. 37

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L’argent. MAÎTRE OU SERVITEUR ?

L’argent source de péché : l’avidité et l’avarice dans le « Catéchisme de l’Église catholique »...........................37 La richesse dans la doctrine sociale de l’Église ...............41 La relation humaine abîmée par l’argent : critiques pontificales....................................................45 Biens transitoires et Bien éternel : la leçon des spirituels......... 50 On veut ce qu’on ne devrait pas vouloir : ne pas s’attacher aux biens transitoires. . .....................50 La douleur créée par l’arrachement à ces biens..............53 Les biens transitoires nous détournent de Dieu.. ..............55 La seule recherche de Dieu..............................................59 Le détachement : leçons à tirer........................................60 Chapitre III. L’argent, la richesse et nous............................. 65 L’argent et ses paradoxes ............................................................ 65 Les paradoxes de l’argent. ..............................................65 Les évangiles et l’argent : retour......................................70 L’argent dans la société, l’usage de l’argent................................ 72 L’argent et le relativisme..................................................72 L’argent au cœur de la vie économique...........................75 L’argent, vecteur d’une société dominée par l’économie........ 78 Du bon usage de l’argent................................................80 L’argent, la richesse et la pauvreté en esprit .............................. 82 Richesse matérielle et esprit de pauvreté.........................82 La pauvreté en esprit.......................................................85 Pauvreté et profit.............................................................90 Le point central : l’usage des biens et le rôle du don........91

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TABLE DES MATIÈRES

DEUXIÈME PARTIE L’ARGENT, CONCRÈTEMENT Chapitre IV. L’argent dans l’économie.................................. 95 Économie, propriété et marché dans la doctrine sociale de l’Église ................................................................................ 95 Morale et économie. ........................................................95 La propriété, l’initiative des personnes et le Bien commun....... 96 Le marché et ses limites..................................................99 Le marché et les valeurs morales des acteurs ............... 103 L’argent comme mesure, le juste prix ...................................... 105 Les prix et le juste prix. .................................................. 105 Extension de l’analyse................................................... 108 La finance ................................................................................. 110 Le rôle de la finance et ses dérives................................. 110 Solidarité nationale ou mondialisation.......................... 113 Les propriétaires ou l’investissement socialement responsable............................................................... 114 La détention de grands biens, la fortune................................. 115 La détention de fortunes investies, l’héritage................ 115 Le cas des très riches..................................................... 119 Conclusion. .................................................................... 120 Chapitre V. Que faire avec notre argent ? Notre vocation, nos besoins, nos dépenses....................... 121 Notre vocation .......................................................................... 121 La conversion personnelle............................................. 121 Validité relative des calculs de ce monde. . ..................... 123 185

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L’argent. MAÎTRE OU SERVITEUR ?

Le devoir d’état et les loisirs.......................................... 127 L’esprit d’entreprise et la sanctification. . ........................ 130 L’argent et l’accumulation. ............................................ 132 Les questions posées. ..................................................... 134 Nos dépenses et notre consommation.................................... 135 Une problématique nouvelle.......................................... 135 Les dépenses socialement nécessaires : retour aux sources avec saint Thomas d’Aquin .............................................. 136 La notion de montant de dépenses socialement nécessaire, aujourd’hui........................................................................... 138 Maîtriser et orienter notre consommation ............................. 140 La consommation selon le « Compendium ».................. 140 Mener une vie bonne plutôt que chercher un « bonheur » élusif ......................................................................... 143 La tempérance.............................................................. 148 Que faire alors ? . ........................................................... 149 La consommation comme signal envoyé à l’économie.. 152 Chapitre VI. Que faire avec notre argent ? L’investissement et le don.................................................. 155 L’investissement responsable.................................................... 155 L’investissement au sens de la doctrine sociale de l’Église ..... 156 Dans quels instruments investir ? .................................. 159 Quelle orientation pour un investissement éthique ? ............ 161 Le don et la générosité : pourquoi ?.......................................... 163 Le don et le lien social .................................................. 164

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TABLE DES MATIÈRES

Le don dans l’économie : la position de la doctrine sociale de l’Église. ...................................................... 166 La question de l’exclusion, ou le besoin d’un autre argent..... 169 Le don et la solidarité, dans la pratique................................... 172 En conclusion. Une synthèse pratique............................... 179

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