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L’OBJET LITURGIQUE

Dans un article de type mystagogique, nous devons partir de cet objet qui est là devant nos yeux pour nous laisser conduire par lui à voir ce qui demeure invisible. Nous méditons trop rarement à partir d’un objet sacré. Probablement sont-ils victimes, eux aussi, de la tendance à la banalisation des objets de la vie quotidienne, à moins que ce ne soit une sacralisation de l’objet liturgique telle qu’il en perd alors toute puissance évocatrice. Les catéchumènes que nous sommes tous en liturgie peuvent prendre le temps de considérer l’objet car il porte en lui-même, jusque dans ses formes, les vecteurs de sa signification.

Laissons-nous entraîner par ce vase « requis pour célébrer la messe6 ». Il est bon de ne pas partir trop vite dans des considérations théologiques. C’est l’intérêt même de l’approche mystagogique que de commencer par laisser parler l’objet. Il est capable de nous ouvrir à des dimensions du sens que, sans lui, on aurait pu négliger.

Avant de voir un calice, je vois d’abord un vase sacré comme il y en a tant dans les religions du monde – cratères, bols, canopées, coupes ou chaudrons de toutes sortes. Souvent, leur beauté en fait des objets d’art. Le calice est l’un d’entre eux et il revêt une grande importance si on en croit le mythe. Hérodote dit qu’à l’époque où vivaient les premiers hommes « du haut du ciel tombèrent des objets en or : une charrue et un joug, une hache et une coupe » (Histoires, IV, 5). Aux côtés de la hache du guerrier et de la charrue du paysan, la coupe du culte. Dumézil y a reconnu les trois ordres du prêtre, du guerrier et du paysan. Aussi la coupe est-elle présente dans la mythologie de tous les peuples indo-européens.

Mais quel est donc cet objet ? Sa forme est ronde. On la dit féminine. Elle évoquerait l’utérus, et donc la fertilité et la gestation. Il est vrai que les fleurs aussi ont un calice. Il est le lieu de leur fécondation et de leur reproduction. La coupe de la vie en quelque sorte !

Objets ronds comme le sont tant de vases sacrés, à commencer par les chaudrons, symboles d’abondance de vie et de connaissances secrètes. Ils habitent notre imaginaire. Le plus mythologique et le plus connu de tous aujourd’hui est probablement celui d’Astérix ! Dans ces cuves, chaudrons ou coupes, on infuse des potions qui donnent la force, la vie ou la connaissance. La boisson qui s’y prépare ne sera jamais un breuvage ordinaire. C’est pourquoi, pour servir de calice, « n’importe quel vase d’usage quotidien ou plus commun est expressément réprouvé, en particulier s’il s’agit d’objet dépourvu de toute qualité artistique7 ».

Dans la culture européenne, la coupe est celle du Graal dans lequel est recueilli précieusement le sang divin de la vie donnée. Les chevaliers de la Table ronde dans leur quête effrénée demeurent les témoins du désir immémorial des hommes d’être en communion avec le divin. Elle est là, cette coupe, avec son poids d’histoire et sa charge symbolique de vie, de connaissance, d’union avec le divin.

LA COUPE DE L’ALLIANCE

Pourtant, cette symbolique inscrite aux profondeurs de l’inconscient ou/et dans les fondements de la culture ne libérerait pas tout son sens si elle n’était reprise dans son site liturgique. Le calice est là, devant les yeux de l’assemblée, posé sur l’autel. La coupe et l’autel communiquent. L’un donne son sens à l’autre : le calice à l’autel et l’autel au calice. Ils se révèlent mutuellement.

7. Redemptoris sacramentum, 117.

Puis voici que le célébrant s’en saisit, à moins qu’il ne soit luimême saisi par cet objet. Le geste est beau. Les mains sont délicatement posées. Tenir sans posséder. Tout un art ! Sans maniérisme ni banalisation du geste, il élève la coupe. Il ne mesure pas bien ce qu’il tient entre les mains ni la portée de son geste. Il élève la coupe, mais c’est la coupe qui l’élève. Il s’entend dire des paroles qui ne sont pas de lui : « Prenez et buvez-en tous ! » Toute l’assemblée participe à l’action liturgique et communie déjà à la coupe. Aucun de ses membres ne comprend vraiment ce qui se passe. Personne n’a jamais su rendre compte de cette action liturgique. La coupe elle-même en est transformée. Elle n’était qu’un simple objet sacré. Elle devient ce que de toute éternité elle a vocation à être : la coupe de l’alliance. Chacun est entraîné dans le mystère de communion que la coupe rend présent. Il peut dire avec le psalmiste : « Seigneur, mon partage et ma coupe, de toi dépend mon sort ! » (Ps 15, 5).

La coupe lui révèle sa vie en dialogue. Dieu en a l’initiative : « Prenez ! » Vie en dialogue avec Dieu, avec tous ceux avec qui il boit à la même coupe mais aussi avec « la multitude » de tous ceux qui ont cherché, au cours des âges, dans le sacrement de la coupe, le mystère de leur destinée. Elle révèle le sens divin de ce mystère d’alliance.

Bientôt viendra le moment de la porter à nos lèvres et de consommer cette union. Elle sera la coupe de la joie exubérante des noces. Et chacun pourra dire : « Tu prépares la table pour moi […] ; ma coupe est débordante » (Ps 22, 5). Car elle est la coupe du salut. Le salut ? Le mot est étrange, mais Jésus en offre une belle définition : « Moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, la vie en abondance » (Jn 10, 10). La coupe de la vie en abondance nous est offerte jusqu’à ce que nous la buvions dans le Royaume du Père ! Elle contient un breuvage d’immortalité, le sang. Pas n’importe quel sang : le sang du Christ, le sang de la vie donnée jusqu’au bout, librement et par amour, auquel je communie sacramentellement. L’instant est à la joie. Mais chacun sait confusément qu’à certaines heures, quand l’épreuve sera là, il trouvera, comme le dit le sens commun, que « la coupe est pleine » ! Le vin y sera aigre. Peut-être n’aura-t-il aucune envie de boire jusqu’au bout à la coupe de sa destinée. Il lui arrivera de demander au Père, comme Jésus, s’il est possible que cette coupe s’éloigne… Il faudra peut-être la boire jusqu’à la lie et convoquer l’espérance pour dire encore : « J’élèverai la coupe du salut, j’invoquerai le nom de Dieu » (Ps 115, 13).

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