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ART ET LITURGIE
from Art et liturgie
LA GRÂCE D’UNE ALLIANCE
En couverture : La Ronde des élus, Fra Angelico, 1431, musée San Marco, Florence.
© Heritage Image Parternship Ltd/Alamy Images
4e de couverture : La Ronde des élus, détail, Fra Angelico, 1431, musée San Marco, Florence.
© Heritage Image Parternship Ltd/Alamy Images
© AELF, 2013 et 2021 pour les traductions liturgiques
© Éditions Gallimard pour la Lettre à Jacques Maritain (octobre 1925) de Jean Cocteau (extraits) tirée de Jean Cocteau et Jacques Maritain. Correspondance (1923-1963)
Mame
Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sophie Cluzel
Responsable éditorial : David Gabillet
Direction artistique : Armelle Riva
Édition : Vincent Morch
Compositeur : Patrick Leleux PAO
Direction de fabrication : Thierry Dubus
Fabrication : Sonia Romeo
© Mame, Paris, 2023 www.mameeditions.com
ISBN : 978-2-7189-1066-6
MDS : MM10666
Tous droits réservés pour tous pays.
L’ART, UNE « PARTIE NÉCESSAIRE ET INTÉGRANTE » DE LA LITURGIE
L’approche que nous avons choisie dans notre réflexion sur l’art et la liturgie n’est pas celle que, peut-être, l’on pourrait attendre. En effet, il ne sera pas question « des arts » ou « des arts sacrés », ni de leur usage ou fonction dans la liturgie. La proposition est autre. Le sous-titre nous en présente la perspective : « La grâce d’une alliance ». C’est d’une relation et d’une proximité intérieures qu’il s’agira.
Liturgie Et Art Dans Sacrosanctum Concilium
« Toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré » (Sacrosanctum concilium1, 7). Une telle affirmation récapitulative manifeste la profondeur et la grandeur de la liturgie : elle est œuvre conjointe du Christ et de son Corps l’Église, et son efficacité inégalable n’est pas moins que celle de « l’œuvre de notre rédemption » (SC 2). Quelques paragraphes plus loin, la constitution Sacrosanctum concilium reprend cette conviction :
« C’est donc de la liturgie, et principalement de l’Eucharistie, comme d’une source, que la grâce découle en nous et qu’on obtient avec le maximum d’efficacité cette sanctification des hommes dans le Christ, et cette glorification de Dieu, que recherchent, comme leur fin, toutes les autres œuvres de l’Église » (SC 10). Devant une telle intensité, comment envisager la place de l’art ?
Sur cette question, la constitution ne manque pas de dispenser quelques convictions, notamment dans ses deux chapitres « La musique sacrée » et « L’art sacré et le matériel du culte ». Tout d’abord, force est de reconnaître que les arts, même s’ils sont à compter « parmi les plus nobles activités de l’esprit », relèvent (à la différence de ce qui vient d’être énoncé de la liturgie) d’une activité ou d’une action « humaine » et produisent des « œuvres humaines ». Cette différenciation est décisive. Elle n’est pas pour autant une disqualification des arts. En effet, la constitution en reconnaît la grandeur, et n’hésite pas à affirmer que, « par nature, ils visent à exprimer de quelque façon dans les œuvres humaines la beauté infinie de Dieu », qu’ils participent à l’accroissement de « sa louange et de sa gloire », qu’ils contribuent « à tourner les âmes humaines vers Dieu » (SC 122). C’est pour cela que l’Église « n’a jamais cessé de requérir leur noble ministère » (SC 122). Ce ministère de l’art, Paul VI l’a clairement défini : l’art possède la capacité de traduire de manière sensible « le monde de l’esprit, de l’invisible, de l’ineffable, de Dieu », et les artistes sont de véritables « maîtres » en ce domaine, rappelle-t-il à plusieurs reprises2.
La constitution Sacrosanctum concilium ajoute une autre expression d’importance dans sa réflexion sur la musique sacrée, et plus particulièrement sur le chant sacré : celui-ci, étant « lié aux paroles », « fait partie nécessaire ou intégrante de la liturgie solennelle » [nous soulignons]. Si le texte de la constitution semble réserver cette expression « partie nécessaire ou intégrante [necessariam vel integralem] de la liturgie » au seul chant sacré, ne pourrait-on pas y voir une indication pour penser plus fondamentalement le rapport entre l’art et la liturgie ?
UNE NOUVELLE APPROCHE DE L’ART DANS GAUDIUM ET SPES
La constitution pastorale Gaudium et spes3 nous ouvre une autre voie. Elle ne considère pas les arts sacrés, mais les arts dans ce qu’ils portent en eux-mêmes : « Ils s’efforcent […] d’exprimer la nature propre de l’homme, ses problèmes, ses tentatives pour se connaître et se perfectionner lui-même ainsi que le monde » (GS 62, § 2). Jean Paul II n’hésitera pas à affirmer que « l’Église a également besoin des arts, et ceci non pas en premier lieu pour commander des œuvres artistiques et prendre ainsi les arts à son service, mais pour arriver à une expérience plus vaste et plus profonde de la condition humaine, des moments glorieux et misérables de l’homme. Elle a besoin des arts pour mieux savoir ce qu’il y a au plus profond de l’homme : de cet homme à qui elle doit prêcher l’Évangile4 ». Cette réflexion sur l’art, Jean Paul II la reprendra d’une manière plus radicale encore dans sa Lettre aux artistes de 1999. Alors même qu’il prend acte d’une certaine séparation entre le monde de l’art et le monde de la foi, il réaffirme l’estime permanente de l’Église pour « l’art en tant que tel ». Il explique cette estime en soulignant que « l’art, quand il est authentique, a une profonde affinité avec le monde de la foi », qu’il « continue à constituer une sorte de pont jeté vers l’expérience religieuse ». L’art est
« par nature, une sorte d’appel au Mystère ». Jean Paul II assume aussi la capacité de l’art à exprimer les moments les plus misérables de l’homme : l’art fait alors plonger dans les abîmes d’une attente de rédemption. En effet, parlant de l’artiste, il atteste sous forme de témoignage : « Même lorsqu’il scrute les plus obscures profondeurs de l’âme ou les plus bouleversants aspects du mal, l’artiste se fait en quelque sorte la voix de l’attente universelle d’une rédemption5. »
ART ET LITURGIE : QUELLE RELATION ?
Ne voyons-nous pas là, à travers toutes ces réflexions, se dessiner une relation « intime », « nécessaire et intégrante » entre l’art et la liturgie ? Trois dimensions constitutives et essentielles de l’art ont été rendues manifestes : l’approfondissement de la condition humaine dans ses moments de grandeur et d’obscurité, l’ouverture à l’expérience religieuse et au Mystère, une expression dans la matière sensible. En tant qu’œuvre conjointe du Christ et de son Corps qui est l’Église, et ici, plus particulièrement en tant qu’œuvre de ce Corps, la liturgie ne se doit-elle pas d’être « art » ? Que serait en effet une liturgie sans une mise en œuvre des rites, des corps, de la matière et de la sensibilité ? Que serait une liturgie qui ne serait pas le lieu d’un approfondissement de soi-même dans toute sa réalité complexe ? Que serait une liturgie qui n’ouvrirait pas au Mystère ?
Cette première articulation interne entre l’art et la liturgie demande d’être aussitôt complétée par l’autre versant qui la constitue. La liturgie comme œuvre conjointe du Christ et de son Corps qui est l’Église, et ici, plus particulièrement, en tant qu’œuvre du Christ, est pour chacune et chacun d’entre nous rassemblés, ainsi travaillés et saisis, « l’œuvre de notre rédemption ». Affirmer que l’art est un « moment nécessaire et intrinsèque » de la liturgie, n’est-ce pas reconnaître que la liturgie, comme œuvre de rédemption, est interpellation de notre humanité, et que c’est dans cette épaisseur de notre humanité que Jésus Christ nous rejoint et nous sauve ? L’art présente l’homme à la liturgie et la liturgie désigne alors à l’homme le Mystère, sachant qu’il n’y a pas d’autre Mystère que Jésus Christ, entendons par là les liens de l’humain et du divin, le Logos incarné. S’il faut parler avec le texte conciliaire de « l’efficacité » (efficacitatem) de toute célébration liturgique, celle-ci ne peut se trouver que dans cette conjonction.
Les textes liturgiques, théologiques et mystagogiques que présente ce volume s’attachent, chacun à leur manière, à rendre compte de cette conjonction et à faire valoir entre art et liturgie une relation d’interpellation mutuelle, dans un rapport de réciprocité que nous qualifierons d’asymétrique. Puisque l’art est affaire de perception, une attention particulière a été portée aux choix iconographiques. Et puisque l’art est initiatique avant d’être didactique, il convenait que le premier texte qui nous introduit dans cette alliance profonde de l’art et de la liturgie soit mystagogique.
Denis HÉTIER