DE CENDRES ET DE PIERRES ANNE-SOPHIE ABISSY

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176 apr. J.-C.
Sur le forum, les odeurs des fruits et des amphores déchargées depuis quelques heures se noyaient dans le bruit et les cris des commerçants. Les Viennois allaient, venaient, puis se dispersaient dans le brouhaha sans fin des gens de passage, noyés dans un torrent de toges blanches. Un grand jeune homme aux épaules larges se mêla à la foule agglutinée autour des étalages et des boutiques.
L’individu s’extirpa de la place et descendit vers le fleuve. Il marchait précipitamment, regardant derrière lui à chaque fois qu’il tournait à l’angle d’une rue. Ses sandales de cuir claquaient en cadence. Il s’approcha des berges et leva les yeux au-dessus du pont de bois. Sur l’autre rive se dressaient des villas étincelantes sous le soleil de l’aurore. Elles surgissaient de terre au milieu d’une multitude de vignes, celles-là mêmes qui grignotaient les bois sauvages et les coteaux en friche. En contrebas de la rive gauche, le long des horrea1 regorgeants de trésors, des mariniers déchargeaient les marchandises à un rythme effréné, sous l’œil attentif de Mercure2. Son sanctuaire dominait la vallée du Rhône, majestueux au-dessus du théâtre érigé sur la colline.
L’homme, vêtu d’une simple tunique morne et inconfortable, avait l’air d’un vagabond. Il se fraya un chemin parmi les ouvriers bourrus et les esclaves grisés venus des quatre coins de l’Empire romain. Il s’approcha de l’un d’entre eux qu’il prit d’abord pour le maître d’œuvre. L’attention du bonhomme fut aussitôt attirée par la silhouette, le visage doux et les grands yeux immenses de celui qui l’abordait. Sa voix angélique et chantante le surprit. Le magister3 fronça ses sourcils broussailleux. Il garda les bras
1. Entrepôts civils destinés à conserver les denrées pour l’alimentation de la cité ou l’exportation.
2. Dieu du commerce.
3. Le capitaine du navire marchand.
croisés, par défiance, et la tension de ses muscles envenima ses veines incarnates.
Le jeune éphèbe lui fit une demande qui lui parut saugrenue. Il ne prenait jamais personne à son bord pour remonter le fleuve jusqu’à Lugdunum. L’inconnu, d’un air malicieux, saisit sa bourse qui bruissa avec une subtile mélodie. Alors le maître d’œuvre jeta un œil sur ses sandales aux semelles usées, sa tunique rapiécée et le pendentif singulier qu’il arborait autour de son cou. À ce symbole, le marin soupira et se détendit, aussitôt rassuré. Il osa une tape amicale sur son épaule et l’invita à monter sur le pont de son navire.
− Quel est ton nom ? murmura-t-il à l’insu d’autres oreilles.
− Sanctus, répondit le jeune homme. Je suis prêtre.
À ces mots, le magister pâlit. Ses yeux se gorgèrent de sang. Il tomba en un instant à ses pieds, le front baissé sur le sol.
− Bénis-moi, Sanctus, au nom du Christ.
Le prêtre regarda autour de lui sur le pont à moitié vide et déstabilisé par la houle fluviale. Quelques rats s’aventuraient au milieu de l’immense pont. Le jeune homme tendit ses bras puis posa ses mains au-dessus de la tête ronde et tondue du dévot capitaine. Il murmura, les yeux fermés avec ferveur, des paroles pieuses. Enfin, il lui prit les bras et devina toute sa reconnaissance à son visage rayonnant.
− Relève-toi, mon frère, mieux vaut ne pas attirer l’attention.
Le magister acquiesça, puis lui fit faire le tour du pont. Enfin, il l’invita à descendre dans un étroit office pour le mettre à l’aise. Sanctus ne quitta pas le sac qu’il portait en bandoulière. Une petite boîte en bois sculpté en dépassait. Intrigué, le maître d’œuvre posa un regard insistant sur sa besace. Le prêtre frémit et la dissimula aussitôt.
− Que vas-tu faire à Lyon ? On murmure que les festivités du sanctuaire des Gaules se préparent pour l’été prochain. Méfietoi de ces manifestations. Le moindre écart à l’ordre public peut causer du tort à la communauté. Les aruspices excitent la foule par des mensonges. À Massalia, j’ai entendu dire que nos frères chrétiens sont accusés de festoyer comme Thyeste. Tu vas te faire remarquer très vite avec ce que tu portes autour de ton cou.
Sanctus s’assit sur un rondin de bois qui faisait office de banc, mais il fut secoué par le roulis de la barque auquel il n’était pas habitué. Il ne répondit pas, cependant ses yeux restèrent fixés sur son nouveau compagnon. Un frisson le parcourut et lui saisit le cœur. Il savait qu’en descendant sur les rives de Lugdunum, il risquait de ne plus revenir dans la capitale des Allobroges. Alors, lorsque le capitaine le quitta et qu’il se retrouva seul, il posa sa paume moite sur le coffre en bois, un petit trésor préservé depuis la Judée, confié par ses frères de Smyrne.
Lorsque l’embarcation largua les amarres et glissa sur les flots paisibles du fleuve, Sanctus posa son regard clair sur les bâtiments remarquables de sa ville adoptive. Quelques larmes amères coulèrent sur ses joues ambrées.
Juin 1906
Il ne voit plus rien. Ses lunettes, collantes de poussière et d’insectes propulsés de plein fouet contre lui, se fissurent lentement. Ses yeux sont devenus secs, affreusement brûlants. Il aimerait pouvoir enlever ces binocles prêts à lui exploser à la figure ! Il ne peut pourtant pas lâcher son volant. À travers les effluves de l’asphalte qui fond sous ses roues, le pilote tente de maintenir le rythme de sa course. Sa cylindrée tangue, sursaute, cliquette sur chaque caillou écrasé. Il étouffe sous son casque et son manteau de cuir. Ses mains glissent à l’intérieur de ses gants rêches. Allons ! Il n’a pas lutté toutes ces heures pour abandonner maintenant. Non, il doit poursuivre encore, aller jusqu’au bout !
Fernand court depuis des heures, des jours. Son pied collé à l’accélérateur, ses jambes, ses bras et ses mains crispées sur le volant ont raidi tout son corps. La sourde douleur d’une crampe remonte le long de son mollet recroquevillé sous le tableau de bord. Il gémit, tente de s’étendre.
− Les pneus vont éclater ! hurle Arthur, son mécanicien, à cheval sur le siège de droite.
Un bruit tonitruant éclate sous le châssis comme un pétard. Arthur se lève, farfouille à l’arrière de la Brasier, alors que son coéquipier essuie les éclats de caoutchouc de son véhicule. La voiture dodeline à gauche, à droite. Le mécanicien s’agrippe tant bien que mal.
− Arrêtez-vous là, avant que la jante ne soit abîmée ! hurle-t-il au conducteur.
Fernand s’exécute. Il stoppe le monstrueux véhicule sur le bascôté, évite un fossé de justesse, imite son mécanicien et saute au-dehors. Il retire fébrilement ses lunettes. La peau tout autour de ses yeux est cloquée. Impossible de changer les verres fissurés par la chaleur du bitume, c’est interdit par les commissaires.
− Mettez ça ! crie Arthur en lui envoyant un petit pot en métal à la va-vite, ça vous fera du bien. C’est de la graisse pour les disques.
Alors que le mécanicien extirpe du coffre la jante amovible, Fernand s’approche avec un cric à manivelle pour soulever la voiture. Le pneu explosé a fondu sur la jante d’origine, incandescente. Arthur pousse soudain un cri rauque. Il s’est brûlé la main.
Son coéquipier lui tend un torchon qu’il enroule autour de la plaie en un rien de temps. Puis il saisit un couteau et gratte pour enlever la gomme qui s’est accrochée au moyeu. La jante est changée, vissée, apprêtée d’un pneu tout neuf. Ils peuvent remonter dans la voiture. Il n’a fallu que cinq minutes. Il leur reste cent trois kilomètres à courir, à peu près deux heures d’enfer sur les planches et le goudron nébuleux pour seuls obstacles.
Les spectateurs vibrent et frémissent sur les passerelles de bois fabriquées spécialement pour surmonter la fin du circuit de la Sarthe. Les petites gens guettent avec frayeur l’avancée et les malheurs de leur pilote favori. De leur longue-vue, ils scrutent le moindre arrêt, le moindre dépassement, le moindre accident. Les explosions des pneumatiques font sursauter les dames et sourire les constructeurs automobiles. Ils ont misé sur leurs poulains avec l’espoir de ressortir gagnants d’une telle publicité. Dans les tribunes se mêlent notables, petits bourgeois, industriels ou hauts fonctionnaires. L’écho assourdissant de la course ne semble pas distraire leurs conversations enflammées. Le premier Grand Prix de France est pour eux une occasion mondaine à ne manquer sous aucun prétexte. Le préfet de la région, en grande tenue d’apparat, se prend aux paris avec les maires des communes représentées sur le tracé. Les élus côtoient les députés de leur circonscription et quelques messieurs de Paris, invités pour l’occasion. Robert Delaroche s’emporte, grommelle et jure. Il s’émeut trop au goût de sa femme, inquiète. Cette dernière préfère ne pas regarder les voitures qui dévalent la piste sans freiner pour entrer dans les stands. Elle tourne son visage émacié de rides nouvelles vers ses compagnes, implorant leur assistance. Leur fille, Lise, contemple avec une curiosité exquise ces compétiteurs acharnés, prêts à risquer leur vie pour une coupe et quelques sous. Alors que les pilotes luttent pour maintenir leur cap et finir la course au bout
Soudain, l’animateur s’enflamme au micro de la radio. Les haut-parleurs vibrent de cette voix aiguë qui les assomme avec surprise. La première voiture franchit la ligne d’arrivée. Toute la foule se lève dans des applaudissements et des vivats extraordinaires. Sur les passerelles ou derrière les palissades des bords de route, les spectateurs s’embrassent et agitent avec fierté des drapeaux français. C’est un Hongrois, à bord de sa Renault AK, qui remporte le premier Grand Prix automobile français. Quelle fierté pour le constructeur de ce biplace six cylindres ! Les larmes sortent sans faiblir des yeux aveugles du vainqueur, qui tremble tant il s’est dépassé. Il a battu un record de vitesse.
Les concurrents n’arrivent que trente, soixante ou deux cent vingt-quatre minutes après le champion. Ils peuvent être fiers d’eux. Sur les trente participants, seuls onze franchissent la ligne d’arrivée. Fernand ne tarde pas. Fier de sa huitième place, il ramène la Brasier dans les stands.
Sitôt arrêté, le pilote jette ses verres brisés par-dessus la carlingue. Il peine à sortir de la voiture, tendu, souffrant. Il accueille avec réconfort l’accolade de son coéquipier. Ensemble, ils ont réussi à surmonter les peurs et les épreuves, les peines et les blessures. Une euphorie délicieuse chatouille leurs entrailles, alors que les premières gouttes d’eau s’écoulent dans leurs gorges assoiffées. Oh, oui, quelle fierté ! Arthur pose un regard inquiet sur ce tas de ferraille dressé devant lui. Quel exploit leur biplace n’a-t-il pas accompli !
− Quelle course ! s’exclame une voix fluette derrière eux.
Le pilote de la Lorraine-Dietrich s’approche au-devant de ses concurrents. Il se trouvait juste derrière eux. Il leur tend sa main dégantée, marquée de cuir jaunâtre, et les félicite chaleureusement.
− Je ne vous le fais pas dire, Hector ! s’exclame Fernand.
Puis chacun regagne son équipe, parmi lesquels les industriels de l’automobile naissante qui les sponsorisent, afin de se préparer, non sans jalousie ni présomption, à la remise des prix. Mme Delaroche ne peut pas attendre de serrer son fils dans ses bras. Fébrile, elle descend les gradins pour fendre la foule qui
13 de longues heures inhumaines, la jeune étudiante tremble pour son frère. Hector a commencé son dernier tour il y a soixante-dix minutes. Une éternité.
s’amasse déjà devant la grande tribune d’honneur, bousculant les admiratrices enivrées par tant de sels virils.
Fernand peine à retrouver une vue correcte. Ses pupilles sont brûlées. Le médecin lui administre du sérum, sans qu’il se plaigne de l’intense picotement que cela lui arrache. Dans la cohue générale des proches et des admirateurs qui se pressent contre lui, il ne reconnaît pas le vieil homme à la barbe et aux favoris grisonnants qui vient à sa rencontre.
− Quel pilote vous faites, mon jeune ami ! bredouille celui-ci. J’espère que vous me surprendrez autant dans les jours qui viennent.
− Professeur La Challut ! s’enthousiasme Fernand, vous êtes venu ! Il faut absolument que je vous montre ce que j’ai découvert à Lyon. Vous n’allez pas en croire vos yeux.
− Bien, avez-vous d’autres questions sur le sujet ?
Un silence lourd d’impatience prend d’assaut l’amphithéâtre. Au fond de la salle, quelques élèves font la moue, avachis sur leur table étroite. Ils n’attendent que la fin du cours. Aux premiers rangs, les bons éléments griffonnent encore quelques notes pour ne rien perdre de la découverte d’Henry Rawlinson et de sa traduction de l’alphabet cunéiforme1. Ceux-là brûlent de partir à la conquête de la Mésopotamie pour y découvrir les civilisations de l’Euphrate. Fernand Peyrault, leur professeur, sourit au souvenir de ses premières prises de notes, puis les libère de sa voix posée.
Quelques apprentis archéologues s’agglutinent encore autour de lui, non pas pour avoir de plus amples explications, mais pour le féliciter de sa dernière victoire en compétition. Le trentenaire tente tant bien que mal de s’extirper vers son atelier. Fernand les remercie gauchement mais avec fierté, puis les laisse déambuler dans les couloirs de la Sorbonne. Lui rejoint au plus vite les soussols de la faculté des lettres habités par des fantômes de marbre et de stuc. Le professeur La Challut a promis de l’y rejoindre.
− Comment ? Que me dites-vous là ?
Fernand arbore un air fier et réjoui. Sa mine tout entière, ténébreuse sous ses cheveux bruns ondulés, semble sourire à son idée fabuleuse et novatrice. Son vieux mentor titube sur ses jambes déjà chancelantes.
− Que les premiers chrétiens connus de la Gaule romaine, la communauté martyre de Lugdunum, vénéraient, dans la cité même, une relique du Christ ?!
Le professeur La Challut dodeline consciencieusement de la tête, s’assoit sur la chaise qui se trouve à sa droite, se relève, dégrafe le col de sa chemise, étouffant rien qu’en prononçant le nom christique, puis soupire.
1. Utilisé dans la langue babylonienne, perse, hittite, etc.
− Vous ne semblez pas me croire, monsieur. Regardez, j’ai reproduit scrupuleusement l’inscription sur cette feuille.
La Challut se penche sur le bureau, regarde son élève d’un air ahuri, sort ses bésicles et porte le carnet à ses yeux. Il murmure de sa petite voix rauque les mots frappés en latin sur la pierre de taille :
− SUB MUROS IN GEHENNAM
ANTE SANCTAS RELIQUIAS DO1 .
− Rassurez-vous, ajoute le jeune professeur, j’ai également fait réaliser un moulage sur place.
− Mais enfin ! s’exclame son aîné en enlevant ses binocles, comment pouvez-vous affirmer qu’il s’agit d’une authentique gravure ? Un contemporain aurait bien pu tailler cette phrase dans le cachot prétendument attribué à ce pauvre Pothin. D’ailleurs, il n’est pas du tout écrit qu’il s’agit là d’une relique du Christ. Comment aurait-elle pu arriver jusqu’ici en 177, voyons ?!
Fernand hoche la tête avec bonhomie. Sa petite moustache galante lui donne un air sérieux. Ses yeux gris brillent d’une malice étonnante. Il attendait que son professeur lui pose la question. Il ressent néanmoins une douleur aiguë dans le cœur, comme un picotement : l’ombre de la peur. Aussitôt, il fronce les sourcils et se ressaisit. Le jeune archéologue a appris tant de choses avec lui ! Sa méthodologie ascétique, ses hypothèses formulées avec la plus grande précision, ses recherches protocolaires, bref, tout son talent scientifique. Désormais, Fernand a passé l’âge d’imiter ses maîtres. Il veut montrer ce dont il est capable.
− Le DO semble être le début de Dominus2, cela semblerait logique. Quant à la présence supposée d’une relique du Christ, je n’en sais pas plus que vous. C’est pour ça que je dois commencer mes recherches au plus vite.
Fernand ne doute de rien. La chaire d’archéologie de la Sorbonne a en lui toute confiance. Il a été nommé major de sa promotion aux Beaux-Arts il y a cinq ans, et a reçu l’agrégation d’histoire l’année dernière avec une aisance déconcertante. L’Antiquité, quelle époque formidable que ces siècles de civilisations disparues,
1. « Derrière ces murs de géhenne, nous avons prié devant les saintes reliques de Se… »
2. « Seigneur ».
− Allons, vous me connaissez bien, professeur. J’ai vérifié sur place l’authenticité du bloc de pierre. D’ailleurs, je ne vous ai pas dit l’avoir trouvé dans le prétendu cachot de Pothin.
La Challut pose ses petits yeux sur le jeune homme, pétri d’orgueil. Il hausse les épaules. Fernand blêmit. Son interlocuteur commence à s’impatienter :
− Allez droit au but, je vous prie ! Vous me faites perdre mon temps !
− Les découvertes précédant les travaux de la crypte de l’hospice, là où se trouve le prétendu cachot de Pothin, n’ont pas permis de mettre au jour d’autres éléments qui confirment une présence chrétienne au iie siècle de notre ère, ni celle d’un prétoire romain. J’ai consulté les documents de l’architecte chanoine Comte, rien ne le stipule. Mon collègue lyonnais, le professeur Yvond, est formel sur ce point.
− Oui, je me souviens en avoir discuté il y a quelques années avec le professeur Almer. Quelle beauté cette nouvelle crypte ! Beaucoup de dorures et de mosaïques pour peu de chose, hélas, je le crains.
Fernand sourit encore d’un air espiègle.
− Eh bien, détrompez-vous, professeur. Ces mosaïques somptueuses pourraient bien avoir leur place dans ce lieu de mémoire. J’ai effectué quelques prélèvements partiels dans les galeries souterraines de l’Antiquaille, avec l’autorisation des hospices civils de Lyon et de la faculté des lettres, bien sûr. Mais, comme vous vous en doutez, je n’ai rien trouvé. Dans les jardins de l’ancien couvent des visitandines, en revanche, je me suis faufilé tout à fait par hasard entre les vieilles arcades
17 aussi novatrices qu’étonnantes ! Fernand ressent une attirance exquise pour cette période de l’histoire exclusivement étudiée par ses pairs. Il baigne dans son héritage artistique depuis sa plus tendre enfance. Il a été bercé par les épopées d’Ulysse et d’Hercule et le mythe du grand Jules César. Il aimerait que la Gaule antique n’ait aucun secret pour lui, mais les découvertes archéologiques sont encore balbutiantes. Voilà de nouveau un sublime espoir de connaître l’étendue des savoirs et des richesses de ses lointains ancêtres !
en ruines, camouflées par le lierre et l’humus. Et j’y ai déniché une pauvre structure de pierres couverte de mousses et de champignons… N’est-ce pas incroyable ?
La Challut s’étrangle, devient écarlate, demande de l’eau à son élève. Enfin, il reprend ses esprits.
− Vous voulez ma mort, mon ami ? grommelle-t-il. Vous n’aviez aucun motif pour faire ces fouilles ! Qu’est-ce qui vous a pris ? De plus, je redoute que vous vous fourvoyiez. Il s’agit certainement de chrétiens d’une époque postérieure.
Fernand avale sa salive avec amertume. Il ne peut pas lui dire qu’une force inexpliquée l’a poussé à agir dans le quartier de l’Antiquaille. Ce serait perçu comme de la folie. Dans la chapelle ardente, entouré des martyrs représentés là avec une humanité effrayante, au milieu des bougies incandescentes sous les voûtes byzantines et de cette piètre excavation grisâtre, il n’a pas pu résister. Les arceaux trouvés par hasard dans le clos l’ont attiré à lui comme un aimant.
− Professeur, murmure alors le jeune homme aux yeux soudain enflammés, j’ai comparé plusieurs fragments de la pierre avec les pièces que nous avons ici. Ils datent de la même période, entre la fin du ier siècle et le début du iiie siècle. Vous rendez-vous compte de ce que cela peut vouloir dire ? Non seulement nous avons peut-être la preuve que ce lieu a probablement été occupé par les premiers chrétiens, mais encore qu’ils auraient vénéré une relique du Christ dans la capitale des Trois Gaules !
La Challut est devenu pâle, trop pâle. Il sourit sous sa barbichette immaculée, devant l’enthousiasme et l’emportement de son cadet. Il lui rappelle ses premiers chantiers, ses premiers mémoires. Oh, qu’il est doux de se souvenir de cet emportement délicieux ! Pourtant, la découverte de Fernand l’inquiète. Non pas parce qu’elle est incroyable, mais parce qu’il craint que son jeune compagnon soit déçu. Il sait bien ce qu’il en coûte de sueur, de sang et de désespoir dans ce métier où l’impatience n’a pas sa place.
Les larmes entourent ses pupilles claires et voilées par l’âge. Le professeur lui prend enfin la main et la serre fort entre les siennes, ondulées par les années qui sont passées trop vite.
− Fernand, mon petit Fernand, comme je me réjouis de cette révélation extraordinaire. Je souhaite de tout mon cœur que vous
puissiez résoudre ce mystère, car, pour moi, c’en est un, à n’en pas douter.
Le jeune homme, d’abord ému de voir son maître d’université bouleversé par sa découverte, fronce aussitôt les sourcils.
− N’allez-vous pas m’épauler dans cette tâche difficile ? demande-t-il, le souffle court.
− Oh, si seulement vous n’aviez besoin que de mon aide ! Vous vous lancez là dans une quête périlleuse. Fernand, avez-vous seulement pensé à ce que dira votre hiérarchie, vos professeurs dévoués à la République laïque, lorsque vous leur demanderez de financer des recherches sur les reliques du Christ, celui-là même qui est à l’origine de l’Église ? Le contexte n’est pas des plus sereins depuis la séparation de l’Église de Rome et de l’État français.
Lyon, 1906 : une inscription antique est découverte, évoquant une mystérieuse relique de la Passion. De quel objet s’agit-il ? Comment est-il parvenu aux premiers chrétiens de la capitale des Gaules ? Fernand, jeune archéologue de la Sorbonne, se passionne pour ces recherches. Mais celles-ci, au lendemain de la séparation de l’Église et de l’État, sont très mal vues par ses confrères universitaires. Les menaces viennent de partout et le danger s’installe peu à peu autour du jeune homme. Il ne peut se fier à personne, sauf à son assistante, Lise. Cernés, parviendront-ils à percer l’énigme de ces restes sacrés ?
Pour son troisième roman aux Éditions du Triomphe, Anne-Sophie Abissy entraîne le lecteur dans une enquête trépidante au début du xxe siècle, dans la capitale des Gaules.
X 23 1.5
ISBN T8