

COUPABLE PAR OMISSION ALIX GAUER
ROMAN
Alix Gauer Coupable par omission
Éditions du Triomphe
Corée du Nord, 2019
Lorsque le pilote les aperçut au loin, il ralluma le moteur et les cinq pales de l’hélicoptère se mirent à tournoyer autour du rotor. Le journaliste courait en tête tandis que l’homme qui avait réussi le miracle de le faire sortir de ce brasier géant restait à une dizaine de mètres en arrière. Un genou à terre, son Glock 17 tenu par une main qui ne tremblait pas, l’agent fit feu à trois reprises. Et par trois fois des soldats nord-coréens s’effondrèrent, touchés en plein cœur. Lorsqu’il jugea que la distance était suffisante entre lui et ses autres poursuivants, l’homme se releva et reprit sa course, rejoignant rapidement le journaliste essoufflé qui n’avait jamais bénéficié d’un entraînement similaire au sien. Parvenu à l’hélicoptère, l’homme de terrain aida l’ex-otage à monter à bord tout en faisant un signe aux membres du commando présents à l’arrière de l’appareil. Ils se mirent alors à tirer sur leurs assaillants à l’aide d’une impressionnante mitrailleuse.
On décroche, les gars ! cria le pilote en actionnant les boutons qui se trouvaient au-dessus de sa tête.
Et, lentement, l’hélicoptère de fabrication russe s’éleva du sol en tournant sur lui-même. Le journaliste, effondré sur le plancher, regardait le paysage diminuer au fur et à mesure qu’il prenait de l’altitude. Cela faisait bientôt dix-huit mois qu’il était retenu prisonnier dans ce pays. Une larme traça un sillon maladroit sur sa joue mal rasée.
Roquette ! hurla brusquement l’agent pour couvrir le bruit des rotors.
Le copilote jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et annonça d’une voix calme : J’active les leurres.
Aussitôt, une nuée de particules d’aluminium jaillit de l’arrière de l’appareil. Les missiles explosèrent dans une gerbe incandescente lorsqu’ils les rencontrèrent tandis qu’une vague de chaleur irradiait le visage des passagers. Mais les militaires ne s’en
préoccupaient pas. Ils se savaient déjà hors de portée des tirs. Au bout d’une dizaine de minutes, le pilote déclara :
On arrive à la zone tampon1. La Corée du Sud n’est plus très loin. On vous prendra en charge là-bas, monsieur Thomas.
Le français hocha la tête, les larmes aux yeux, avant de se tourner vers son libérateur, qui vérifiait son harnachement.
Comment vous remercier ?
Je n’ai fait que mon devoir, rétorqua l’autre sans prendre la peine de relever la tête.
Je n’espérais plus rien.
L’agent se redressa et le journaliste put enfin l’observer. l’homme avait le visage couvert d’une cagoule d’où perçaient des yeux sombres. Le français posa la main sur l’avant-bras de l’agent et murmura : Merci.
Mais l’autre esquissa une grimace et retira son bras sans un mot.
Vous êtes blessé ! s’écria le journaliste.
Trois fois rien, murmura l’homme en jetant un vague regard à son bras.
C’est grave ? renchérit l’ex-otage, qui n’était pas rassuré pour autant.
Une éraflure. La balle n’a fait que me frôler.
L’agent se retint de dire : « J’ai l’habitude. » l’ancien prisonnier gardait néanmoins une lueur inquiète au fond du regard.
Vous êtes sûr ?
Certain.
Et le journaliste français se le tint pour dit, car il n’ajouta rien. Il se mit alors à contempler le panorama, respirant l’air d’une liberté nouvelle.
Comme le pilote l’avait annoncé, ils arrivèrent rapidement en Corée du Sud, où les militaires posèrent sans anicroche l’hélicoptère. On fit descendre le journaliste désorienté qui se tourna alors vers l’agent à qui il faisait confiance après l’avoir vu à l’œuvre. Il lui jeta un regard un peu perdu. l’homme le rassura : Ils vous emmènent dans une salle où vous trouverez des vêtements propres, puis ils vous expliqueront ce que vous devrez
1. Zone démilitarisée de 250 km entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.
dire à la presse. Officiellement, la France n’a jamais envoyé d’hommes en Corée du Nord pour vous libérer. l’hélicoptère est un Mil Mi-24 appartenant à une société russe privée, du moins sur le papier. Il n’a jamais fait de détour sur son programme de vol.
Personne n’est jamais entré dans ce pays.
Mais… et vous ? Si vous étiez pris ?
Je n’ai aucun lien avec le gouvernement.
Et il tourna les talons avec un dernier geste d’adieu.
Attendez ! cria le journaliste.
L’autre se retourna et le français le rejoignit avant de lui tendre la main.
Merci. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai toujours là pour l’homme qui m’a permis de retrouver ma famille.
Et les deux mains se serrèrent. Puis l’agent disparut dans la foule de militaires qui vaquaient dans tous les sens.
Vos intentions étaient louables, mais vous ne le reverrez plus jamais, murmura le pilote, qui était en train d’inspecter les impacts de balles sur la carlingue de l’appareil.
Pourquoi ?
Ce gars-là est un fantôme. Officiellement, il n’existe même pas. Il se charge de toutes les sales affaires auxquelles l’État ne veut pas être mêlé.
Mais qui est-ce ? s’étonna le journaliste.
Ah, bonne question. Bien malin qui peut prétendre le savoir.
Le militaire marqua une pause, pensif, avant de reprendre : On ne sait rien d’eux. Ils peuvent débarquer n’importe quand. Et nous, on a juste à obéir aux ordres. Croyez-moi, on n’en trouve pas à tous les coins de rue des gars comme ça. Éthiquement, peut-être que ça peut poser question, mais, en tout cas, ils font du sacré bon boulot. Moi je vous le dis, ces mecs-là, ce sont de grands tarés. Mais c’est grâce à eux que tous nos gentils politiciens peuvent s’endormir le soir la conscience en paix.
À ces mots, le pilote s’éloigna, laissant le journaliste stupéfait entre les mains des services secrets.
Quatorze mois plus tard, Paris
Ce soldat m’a surpris alors que je revenais des archives avec les documents que vous m’aviez commandés, grinça la voix de l’officier.
Voilà qui est fâcheux.
Fâcheux ? Lumdo, réfléchissez un instant. S’il réalise l’importance de ce qu’il a vu, ce sera une catastrophe pour nous tous ! s’emporta le militaire.
Calmez-vous. Il ne pourra jamais comprendre ce qu’il a vu. La situation est bien trop complexe.
Des années de préparation ! Je ne veux pas qu’il y ait le moindre grain de sable dans l’engrenage. l’enjeu est trop grand et les sommes débloquées colossales. Avez-vous bien saisi, Lumdo ?
Parfaitement.
Vous savez donc ce que vous avez à faire.
Oui, monsieur.
Faites passer cela pour un accident. Et s’il a eu le temps de parler ?
Éliminez tous les témoins. Est-ce clair ?
Très clair, monsieur.
Parfait.
Puis l’officier ajouta rapidement :
Pas d’erreur, Lumdo, nous ne pouvons pas nous permettre cela. Rappelez-vous qui verse l’argent sur votre compte en banque à la fin de chaque mois.
Ai-je déjà commis une erreur, monsieur ? s’enquit poliment le tueur.
Jamais, admit le militaire, c’est pour cela que nous vous engageons. Bonne chance.
La chance n’a rien à voir là-dedans. Satisfaits, les deux hommes raccrochèrent. Ils avaient tous deux fait ce qu’ils avaient à faire pour assurer la réussite de leur projet.
Robin Châtelet avait vingt-six ans. Svelte, les cheveux noirs et les yeux bruns, il se fondait parfaitement dans la foule. De loin, il avait le profil d’un jeune professionnel compétent et efficace, peut-être un commercial ou bien un fonctionnaire. Si l’on s’approchait d’un peu plus près, on remarquait rapidement que son visage neutre et étroit avait un menton bien affirmé et des yeux froids. Mais ce qui marquait le plus, c’était cette tension permanente qu’on lisait sur ses traits ainsi que sa démarche souple et alerte. Il n’était pas de ce monde. Et, comme pour confirmer cette impression, le jeune homme se trouvait sur un parking militaire en périphérie de Paris, désert à cette heure nocturne. Mais cela ne semblait pas gêner Robin.
Prudemment, il fit quelques pas, jetant autour de lui des regards furtifs dans l’espoir de déceler la présence de son contact. Il lâcha d’une voix sans timbre :
Maxime ?
Rien. Il était seul. Il attendit quelques secondes avant de répéter plus doucement : Maxime.
Cette fois-ci, ce n’était plus une question, mais une affirmation. Une ombre venait en effet de se détacher du mur et, déjà, Châtelet parvenait à distinguer les traits de son ami. Ce dernier lâcha dans un souffle :
C’est fini, Robin.
Qu’est-ce que tu dis ? murmura le jeune homme, surpris par cette étrange entrée en matière.
Mais Maxime ne répondit rien. Il semblait perdu dans ses pensées, loin dans une réalité qui le dépassait. Alors, en trois grandes enjambées, Robin parvint à son niveau et le saisit par les épaules pour le secouer doucement. Ce contact parut faire sortir le jeune militaire de sa torpeur. Ses traits se firent plus volontaires et son regard devint plus ferme. Lorsqu’il prit la parole, son ton était décidé :
Ils savent tout.
Ce n’était pas une affirmation, c’était une fatalité. Maxime poursuivit d’un ton plus pressant :
Robin, un officier de l’état-major vole des documents classés « secret-défense » depuis plus de dix-huit mois. Ce fumier les vend à une organisation criminelle.
Quoi ?! s’exclama l’autre, qui se vantait pourtant d’être difficile à surprendre.
Quelque chose de grave se prépare. Et je… je n’y arriverai pas seul…
Le jeune militaire commençait à balbutier, visiblement affolé :
C’est toi, l’agent ! Ce n’est pas vrai ? Je sais bien que tu es plus qu’un fonctionnaire ! Pas moi ! Qu’est-ce que je dois faire, Robin ? Ils vont me tuer ! Je… je ne sais plus quoi faire, admit-il d’un souffle après sa tirade, paniqué.
Comprenant la gravité de la situation, l’interpellé ne se départit pas un instant de son calme souverain. Il n’avait pas le droit de céder à la même panique que son ami. Ce dernier avait raison : c’était lui, l’agent. À lui, donc, de prendre les choses en main. Et rapidement.
Calme-toi, Maxime. Ça va aller, mon gars. Tu connais le nom de l’officier qui fait ça ?
La question arracha un petit sourire crispé au soldat. Bien sûr, il nous a tous bien dupés. Il s’appelle…
Maxime s’interrompit brutalement au milieu de sa phrase, les yeux exorbités. Il vacilla légèrement, le regard atone, l’air plus peiné que surpris. Interloqué, Robin posa la main sur le bras de son ami pour l’aider à se stabiliser. C’est alors que ses yeux glissèrent sur sa chemise kaki où une large tache rouge commençait à souiller l’uniforme. Maxime tituba encore, tentant vainement de rester debout, mais, vaincu par la sourde douleur qui emprisonnait ses poumons, il tomba à genoux. Robin se précipita vers lui quand, à cet instant, un claquement retentit dans la nuit. Le jeune homme l’identifia immédiatement comme étant celui du Glock 17, le pistolet standard de l’armée de terre. Après tout, peu importait la marque de l’arme, seules les balles qui sifflotaient autour de sa tête valaient quelque chose. Dans un mouvement parfait, Robin exécuta une roulade sur le flanc et tira le pistolet de
l’étui de son ami, toujours immobile au sol. Il fit alors feu au jugé, sachant pertinemment que, dans l’obscurité, il n’avait pratiquement aucune chance d’atteindre sa cible. Mais ce qui l’intéressait n’était pas tant de tuer que de gagner suffisamment de temps pour les mettre à l’abri, Maxime et lui. Ils faisaient une bien trop belle cible sur ce parking faiblement éclairé.
Les quelques secondes obtenues furent suffisantes pour saisir son ami par les aisselles et le traîner sans ménagement jusqu’à l’angle du mur qui allait leur offrir une protection sûre. Une fois mis en sécurité, Robin appuya le militaire contre les briques froides et s’accroupit à ses côtés, aux aguets, l’arme au poing. Quelques secondes s’écoulèrent, égrenées par la respiration difficile du blessé. Autour d’eux, il n’y avait plus un bruit. Cela inquiétait davantage Robin que s’il y avait eu une fusillade. l’ennemi déplaçait ses pions.
Conscient que son ami ne pourrait pas attendre des soins plus longtemps, Robin écarta les pans du treillis, sans pour autant abaisser sa garde. Jetant un bref coup d’œil, il vit, impuissant, le sang qui s’écoulait sans interruption de la poitrine de Maxime.
« C’est pas vrai ! » lâcha-t-il avec rage.
Relevant la tête, il croisa le regard de son ami. Un peu de sang commençait à perler sur les lèvres livides du soldat. Robin comprit alors que la balle avait perforé le poumon gauche de Maxime en passant juste sous la clavicule. S’il n’agissait pas vite, l’homme qui gisait devant lui allait mourir lentement. Une douloureuse agonie par défaillance respiratoire. Mais que pouvait-il faire, sans aide, sur un terrain qu’il ne connaissait pas ? Il souleva la main avant de la rabaisser dans un soupir. Il ne pouvait pas endiguer le flot de sang. Maxime avait sans doute le poumon atteint. l’air pouvait s’être infiltré dans les feuillets entourant le poumon, l’empêchant de respirer correctement. En obstruant la plaie, il risquait plus de détériorer l’état de son ami qu’autre chose. Se reconcentrant sur Maxime, le jeune homme remarqua que le teint de celui-ci était devenu exsangue et sa respiration hachée. Il semblait avoir toutes les difficultés du monde à respirer. Celui-ci posa alors une main tremblante sur l’avant-bras de Robin et balbutia : Sauve-toi ! Ils… ils vont te… te trouver… Tais-toi. Respire lentement. Tu vas t’en sortir.
Mais, comme pour contredire ces paroles, le soldat toussa violemment et du sang jaillit de ses lèvres. Durant quelques secondes, son corps fut saisi de tremblements nerveux avant qu’il ne parvienne à retrouver un semblant de calme.
Robin.
Je suis là, murmura son ami en serrant sa tête contre lui, une main sur sa poitrine, je suis là, répéta-t-il.
Robin. Ils vont… ils vont…
Il toussa une nouvelle fois, submergé par la douleur.
Ils… Hôtel Georges… Georges V…
À présent, des spasmes secouaient son corps tout entier. Il reprit :
Je ne veux pas… mourir… J’ai peur…
Le regard de l’agent croisa celui du soldat de vingt-trois ans, qui s’était engagé à servir loyalement son pays. Après tout, il n’était encore qu’un gamin.
Robin lui sourit doucement.
Ça va aller, mon gars, ça va aller.
Mais il savait qu’il n’y avait qu’une seule issue possible pour Maxime. Pourtant, il tentait encore de se convaincre, même si, au fond de lui, il connaissait la vérité. Il serra alors avec force la main vacillante de son ami, qui lui répondit plus faiblement. l’instant d’après, la tête du militaire glissa doucement sur le côté et sa poitrine s’affaissa dans un dernier soupir tandis que la pression de sa main se relâchait lentement. Robin murmura d’une voix faible :
Maxime ?
Voyant que le soldat ne réagissait pas, un gémissement s’échappa des lèvres du jeune agent. Se penchant sur son ami, il croisa ses mains et les plaça sur sa poitrine, effectuant un massage cardiaque. Mais le jeune garçon ne réagissait pas, inerte. Robin accentua la pression sur son thorax, pressant de toutes ses forces contre le cœur pour le forcer à repartir. Pourtant, rien ne se passait. Immobiles, les yeux du soldat fixaient à présent une réalité qui n’appartenait plus à ce monde. Devant son impuissance et sa douleur, la rage envahit Robin, qui refusait de s’avouer vaincu. Il continuait inlassablement son massage, mais ses coups se faisaient moins doux, plus violents. Il finit par frapper brutalement la poitrine de
Maxime tandis que des larmes chaudes jaillissaient de ses yeux qui étaient restés secs durant tant d’années. La digue qu’il s’était construite pour empêcher ses émotions de le submerger venait de se briser devant la mort d’un énième ami. Bouleversé, il glissa à terre, aux côtés du cadavre, sans un mot. Il était vide, épuisé devant la sourde douleur qui menaçait de l’engloutir.
Maxime. Maxime. Pas toi ! songea Robin.
Les minutes s’écoulèrent, mais Robin ne bougeait pas. Il ne pouvait se résoudre à laisser là le corps de son ami. Lui qui avait tant de fois côtoyé la mort était pourtant cette fois-ci paralysé. C’était comme si cette vieille amie se rappelait à son bon souvenir pour lui dire encore une fois : « Regarde, j’ai gagné. Il est vain de lutter contre moi. À la fin, quand les jeux sont joués, c’est la banque qui rafle la mise. » C’était un coup de poignard dans son cœur qu’il croyait pourtant sec et aride.
Elle gagnait tout le temps. Il en avait l’habitude.
Alors, pourquoi n’arrivait-il pas à se lever ? Pourquoi aujourd’hui était-il paralysé au sol, incapable de bouger ? Pourquoi cela l’atteignait-il autant ? Mais la vraie question qui transperçait son âme et le clouait au sol était : pourquoi les gens qu’il aimait pensaient-ils toujours qu’il pouvait les sauver ? Ne pouvait-on pas le laisser en paix ? Il était las. Las de souffrir, las d’avoir toujours un cœur qui batte et lui rappelle que lui était encore en vie. C’est alors qu’une voix retentit sur le parking : Posez votre arme ! Levez-vous lentement ! Les mains en l’air ! Pas de geste brusque !
Robin sursauta et se tourna vers la voix. Une dizaine d’hommes d’un commando se dressaient face à lui, l’arme pointée dans sa direction. À leur tête se tenait le capitaine Charly Declot. Robin baissa alors les mains qu’il avait, de toute évidence, levées inutilement. Si Charly était là, tout irait bien. Ils se connaissaient depuis plus de dix ans et il n’y avait rien que l’un ait fait sans l’autre. Il lui cria :
Charly ! Ils ont descendu Maxime ! Ne te moque pas de moi, Robin. Ça ne sert à rien. Je sais tout, rétorqua le capitaine d’une voix lasse. Quoi ?
Arrête. C’est déjà assez dur comme ça.
Et le capitaine fit signe à deux soldats d’avancer. Ces derniers sortirent alors des rangs et s’approchèrent du jeune homme abasourdi.
Mais qu’est-ce… ?
Laisse-toi faire. C’est fini maintenant. Robin fit un pas en arrière, sur la défensive.
Ne bouge pas ! cria le militaire, c’est un ordre ! Si tu résistes, on devra t’abattre ! Tu n’as pas encore compris, Robin ? C’est fini, on arrête les conneries ! Tout le monde sait très bien qui a tué Maxime ! Tout le monde !
Declot hurlait à présent.
Mais qu’est-ce… ? répéta Robin, qui était envahi petit à petit par un mauvais pressentiment.
Espèce de fumier ! On voit tous clair dans ton petit jeu !
C’est toi qui l’as tué ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir dire à ses parents ? Tué par un enfoiré de traître ! Car c’est ce que tu es, Robin ! Un enfoiré de traître sans honneur !
Va te faire voir, Charly ! Ce n’est pas moi ! lui déclara l’agent d’une voix vibrante.
Ah oui ? cracha l’autre. Montre ton arme, alors !
Robin se mordit les lèvres. Il jeta un regard impuissant à l’arme encore chaude de Maxime qui gisait au sol.
J’ai tiré avec l’arme de Maxime sur eux ! Mais pas sur lui ! Pourquoi tirerais-je sur l’un de mes amis ?
C’est à toi de répondre à cette question ! Pas à moi, Robin ! Charly ! cria Robin d’une voix désespérée, dis-moi que tu me crois ! Je ne l’ai pas tué ! Je te le jure ! Tu dois me croire !
Mais le militaire détourna son regard et murmura d’une voix triste : Je suis désolé, Rob’. Mais lorsqu’on trahit sa patrie pour de l’argent, on doit en payer les conséquences. J’aurais pu tout pardonner, mais pas l’assassinat d’un gars qui te faisait confiance et qui aurait risqué sa vie pour toi sans la moindre hésitation.
Puisque je te dis que je ne l’ai pas tué ! rétorqua Robin qui sentait une colère sourde remplacer sa tristesse.
Ça suffit ! Arrêtez-le maintenant, qu’on en finisse !
Et sur cet ordre, les deux hommes du commando l’encadrèrent. l’un posa une main lourde sur son épaule tandis que l’autre sortait de sa poche un serre-câbles en plastique noir pour le menotter.
Genoux à terre, grogna le premier.
Robin frémit. Combien de fois n’avait-il pas répété ces manœuvres dans un dojo entouré de professeurs exigeants et impitoyables ? Lentement, il obéit, les mains croisées sur sa tête. Le premier lui tordit le bras dans le dos et allait lui lier les mains lorsque, brusquement, Robin détendit tous ses muscles. Se redressant, il enfonça son épaule à pleine vitesse dans les côtes de l’homme, puis roula au sol pour le faucher avant d’abattre la main sur sa nuque. Il se redressa dans un mouvement sec et pivota sur lui-même avant de lancer une fulgurante attaque du pied sur le second homme qui le reçut de plein fouet. Dans une magnifique démonstration d’arts martiaux, Robin asséna un coup violent à son adversaire, puis l’immobilisa pour lui prendre son arme. Un bras autour de la gorge et l’autre sur le pistolet, il l’obligea à se redresser avec lui. l’autre poussa un grognement rageur, mais ne tenta rien. Il avait compris qu’il avait plus à perdre que le professionnel derrière lui. De son côté, Robin ne perdit pas son temps à le lui dire : entre hommes de terrain, ils savaient tous les deux où était leur place. Il se contenta de crier :
Ne tentez rien ! Ou c’est lui qui trinque !
Ne fais pas l’imbécile, Robin. Il n’y a aucune issue possible ! lui rétorqua Charly.
Si, celle de la vérité !
Et il entraîna l’homme à reculons. Passant près du corps de Maxime, il lui jeta un regard, conscient que ce serait le dernier qu’il porterait à son ami. Je te promets que je retrouverai ceux qui t’ont fait ça. Je te le promets, lui assura-t-il silencieusement.
Et il tourna les talons. Arrivés à l’extrémité du parking et abrités par un hangar, les deux hommes s’arrêtèrent.
Tu n’iras nulle part, l’avertit l’autre.
Toi non plus, murmura Robin avant de le frapper, comme son confrère, à la nuque.
Puis il retint le corps inerte lorsque le soldat glissa à terre. Conscient de ne pas avoir beaucoup de temps, il enfourcha sans hésiter sa moto et fit rugir les moteurs avant de s’élancer dans la nuit qui lui semblait plus sombre que jamais. Il quitta le parking et roula une centaine de mètres avant qu’une fourgonnette noire ne s’interpose sur sa route. La porte arrière coulissa et trois hommes
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apparurent, chacun armé d’une mitraillette. Un homme hurla au loin :
Ne le tuez pas !
C’était Charly Declot qui courait sur la route, le pistolet au poing.
Tournant brutalement les poignées de sa moto, Robin la fit déraper sur le goudron. Penché sur le côté, il frôlait presque la route. Malgré sa folle vitesse, il ne comptait pas s’arrêter sur sa lancée. Derrière lui résonnaient déjà les bruits des voitures qui s’élançaient à sa poursuite. Robin s’engagea alors dans une ruelle puis dans un carrefour, mais déjà des fourgonnettes noires arrivaient. l’homme du commando avait donc dit vrai : il ne pourrait aller nulle part. Paris était devenu un piège mortel qui resserrait sur lui ses filets. Le jeune homme accéléra encore, bifurqua dans une rue, puis dans une autre. Elles s’enchaînaient toutes, mais, à chaque nouveau virage, il lui semblait que, loin de diminuer, le nombre de ses poursuivants ne cessait de grossir. Existait-il seulement une issue ? Nouvelle rue barrée par une voiture, nouveau virage. Le vent glaçait les mains nues de l’agent. Pour la première fois, il semblait être dépassé. Combien d’années avait-il passées à apprendre à gérer ce genre de situation ? Il avait voyagé dans le monde entier. Pour lui, chaque pays n’était qu’une extension, une pièce de plus à ajouter dans le puzzle de sa vie. Il ne comptait plus ses missions, ni les morts, d’ailleurs. Chaque destination l’avait construit, l’avait éloigné de ce qu’il avait été, l’avait transformé. Il était devenu impitoyable, traversant la vie comme dans un songe. Homme de main, il avait fait ce pour quoi on l’avait créé : il avait modifié le subtil équilibre des nations… au profit de la sienne. Il était devenu un chasseur. Et voilà qu’à présent il était pris au piège dans sa propre ville, Paris.
Nouveau tournant. Les gyrophares qui surgissaient de toutes parts l’aveuglaient, les sirènes lui perçaient les tympans. Pourtant, tous les sens en alerte, il continuait d’enchaîner chaque virage avec brio tandis qu’il réfléchissait déjà au prochain tournant. « Toujours un coup d’avance », lui répétait son instructeur. Mais cette fois-ci, il en avait au moins trois de retard ! Et ses itinéraires déroutants ne le sauveraient pas éternellement de l’inévitable.
Petit à petit, il s’était éloigné de la périphérie pour revenir en plein cœur de Paris, où il s’engagea alors sur un pont. Lequel était-ce ?
Il ne savait plus. Trop de tournants. Cela lui avait fait perdre tous ses repères. Mais un nouveau problème s’annonçait déjà à l’horizon : trois fourgonnettes étaient garées en travers de la route, empêchant tout passage, même pour une moto. Lancé à pleine vitesse, Robin n’avait plus le temps de ralentir. De plus, le pont était trop étroit pour lui permettre de tenter un demi-tour. Il n’existait qu’une seule solution. Robin en était conscient. Brusquement, il se laissa glisser du siège de sa moto. l’engin dérapa sur son flanc dans un bruissement de tôle froissée et un brasier d’étincelles. Le jeune homme, lui, ressentait des brûlures sur chaque parcelle de son corps. La douleur était atroce. Pourtant, elle aurait dû s’atténuer. Pourquoi continuait-il d’être entraîné par la moto ? C’est alors qu’il comprit : son pied était bloqué dans le métal distordu de la machine. Tout lui semblait irréel. Il voyait la scène au ralenti alors que le tout se déroula en à peine quelques secondes. Dans un geste inutile, il tenta de se dégager, mais n’y parvint pas. C’est à cet instant que l’engin percuta de plein fouet le parapet du pont. La pierre se fissura avant d’exploser en mille éclats. Loin de stopper sa course folle, la moto se lança dans le vide, entraînant un Robin malmené. Et, dans un grand bruit, elle frappa la surface noire des eaux de la Seine et s’y enfonça. En quelques secondes, tout fut fini. Seules restaient de petites vagues au-dessus de l’eau. C’était là la seule preuve de la catastrophe. Il y eut un grand silence. Incrédules, les troupes d’élite et la police fixaient les eaux sombres, attendant de voir réapparaître Châtelet. Mais les minutes s’écoulaient, inexorables. Il fallait se rendre à l’évidence : Robin n’avait pas réussi à remonter à la surface, emporté par le poids du véhicule. Un soldat commença alors à retirer son gilet en kevlar pour plonger lorsque le capitaine
Declot le retint par le bras et déclara d’une voix teintée de tristesse : C’est inutile. Il n’y a plus rien à faire. Envoyez des plongeurs chercher le corps.
Et il tourna les talons, sa large stature tassée par l’ampleur des évènements qu’il venait de vivre. En une seule journée, Charly Declot avait perdu deux de ses plus proches amis. Autour de lui, ses hommes rangeaient le matériel et retiraient les barrages, conscients qu’un drame qu’ils ne pouvaient comprendre venait de se dérouler sous leurs yeux. Pour eux, la chasse à l’homme était à présent achevée.
Robin avança lentement en direction de l’entrée de l’hôtel Georges V, dans l’avenue qui portait le même nom. Pour venir, il avait pris le métro jusqu’à l’Arc de Triomphe et avait profité du monde pour se fondre dans la masse, un talent qu’il maîtrisait à la perfection. À présent qu’il était devant les majestueuses portes noir métallisé de l’hôtel, il ne pouvait pas s’empêcher de se poser mille questions. Et ce n’était pourtant pas dans ses habitudes. Maxime était mort. C’était une blessure qui meurtrissait son cœur et qui, parfois, lorsqu’il y pensait trop fort, lui coupait la respiration. Il n’était pourtant pas naïf, la mort faisait partie de son quotidien : il vivait avec elle et il lui arrivait parfois même de la donner. Mais perdre Maxime, c’était replonger dans le passé. C’était sentir une seconde fois cette douleur intolérable lui écraser le cœur et l’entraîner dans les mêmes cauchemars. Il revivait ces nuits passées à regarder par la fenêtre, incapable de trouver le sommeil, fuyant le monde des songes, à la fois trop doux et trop brutal. Et pourtant il se tenait là, devant cet hôtel rutilant qui semblait tout ignorer de ses états d’âme. Il était là parce que sa conscience le lui ordonnait. Il allait le faire pour Maxime, pour honorer sa mémoire et son sacrifice.
Mais ce n’était pas tout. Ce soir-là, un homme mourant lui avait fourni d’ultimes pistes pour traquer une organisation ennemie à son pays, et l’homme de devoir qu’il était n’allait pas refuser cette tâche. Charly pouvait croire ce qu’il voulait, mais Robin n’était pas prêt à céder et à retourner fidèlement au bercail, la tête basse, pour fournir des explications. Ce n’était pas son style et surtout pas sa méthode de travail. Il était solitaire, efficace et déterminé. De plus, il n’avait de comptes à rendre qu’à un seul homme, son mentor, Pi. Ce dernier était le directeur de la DAI1. De ce fait, il ne référait qu’au président de la République française. Pi avait confiance en lui et il pourrait bien attendre quelques heures
1. Direction des affaires internationales.
supplémentaires avant que Robin ne vienne le voir pour lui faire un compte-rendu avec les preuves supplémentaires récupérées ici.
Robin entra dans le hall, la démarche pleine d’assurance et agrémentée d’un brin d’arrogance. On jugeait le livre à sa couverture, n’est-ce pas ? Le jeune homme ne prit même pas la peine de saluer le portier qui attendait patiemment dans le hall en marbre. Il fit quelques pas nonchalants avant de se diriger vers la réception qui trônait majestueusement au fond. Il évita touristes et compositions florales harmonieusement positionnées. À son arrivée, l’hôtesse d’accueil releva la tête, un sourire apparaissant quasi automatiquement sur ses lèvres soigneusement maquillées.
Hôtel Georges V, bienvenue. Que puis-je pour vous, monsieur ?
Bonjour, j’ai un rendez-vous d’affaires prévu ici.
Disant cela, il s’accouda avec un brin d’indolence sur le comptoir. C’étaient toujours l’apparence et la posture qui comptaient. Un rendez-vous, monsieur ? interrogea-t-elle.
C’est cela.
Puis-je vous demander le nom de l’organisateur ?
Robin n’avait en réalité pas la moindre idée de ce qu’il pouvait bien se tramer à l’hôtel, et il n’y avait pas la moindre chance qu’il obtienne des informations de la part de la jeune femme. C’était peine perdue et il le savait pertinemment. l’hôtesse connaissait son métier et savait s’occuper des curieux qui venaient ici pour jeter des coups d’œil indiscrets. C’est pour cela qu’il n’essaya même pas. Il lui adressa un sourire charmeur, celui d’un tombeur qui se croit irrésistible.
En fait, je dois vous confier quelque chose… Je suis journaliste et je me demandais si vous n’auriez pas un petit scoop pour moi. Instantanément, le sourire de la femme disparut pour laisser place à un regard glacé et dédaigneux.
Vous m’excuserez, monsieur, mais ce n’est pas le style de la maison.
Pourtant, vous devez en voir, des choses, dans votre métier. Désolée, je ne suis pas autorisée à en parler à un membre de la presse. Notre politique de confidentialité est extrêmement stricte.
Allons, allons… Les règles sont faites pour être bafouées de temps en temps. Sinon quel est l’intérêt d’en faire ? plaisanta-t-il.
19
Je vais devoir vous demander de quitter les lieux, monsieur. Elle se tourna vers le portier et lui fit un discret signe de la main. Ce dernier s’approcha à pas lents et maîtrisés. Ils ne devaient pas faire la moindre vague dans le hall rempli d’illustres voyageurs.
Monsieur ? s’enquit-il poliment en regardant sa collègue d’un air interrogateur.
C’est un journaliste à raccompagner.
Si vous voulez bien me suivre.
Évidemment.
Avec courtoisie, mais beaucoup de fermeté, le portier le raccompagna jusqu’aux portes.
Bonne soirée quand même ! lança Robin par-dessus son épaule.
Et il partit sans se retourner. Il avait eu exactement ce qu’il voulait. Rien ne lui avait échappé pendant sa petite comédie. La conversation stérile qu’il avait eue avec la femme lui avait permis de rester un peu plus longtemps sur place sans attirer l’attention. Cela lui avait largement suffi pour voir ce qu’il y avait à voir. Il avait évidemment repéré les deux portiers et les trois agents de sécurité qui sillonnaient discrètement le hall. Le jugeant inoffensif, la réceptionniste ne s’était même pas donné la peine de les alerter, le portier suffisant largement. Mais Robin les avait facilement identifiés. Néanmoins, ce n’était pas ce qui l’intéressait le plus. Ce qui avait éveillé sa curiosité, c’était ce qu’il n’avait pas vu. En effet, il avait repéré deux hommes habillés trop sobrement pour un hôtel où tout le monde se voulait ostentatoire et visible. À leur apparence, Robin avait déduit, sans prendre beaucoup de risques, qu’il devait s’agir de gardes du corps. Et ce qu’il n’avait pas vu, c’était leur client. Or un garde sans client ne sert à rien. Une chose au moins était sûre, quelque chose se tramait bien à l’hôtel.
Maxime ne l’avait pas envoyé sur une fausse piste : un mètre quatre-vingts, quatre-vingt-cinq kilos, un Glock 9 mm sous l’aisselle et un couteau d’environ quinze centimètres caché au niveau du mollet. Pas vraiment le profil habituel d’une escorte de célébrités.
Maintenant, il ne lui restait plus qu’à suivre son intuition et à retrouver le client des cerbères. Maxime ne lui avait donné aucune
indication, mais il lui semblait tenir là une piste qui valait la peine d’être explorée. Il avait peu de temps pour agir, car les hommes pouvaient partir d’une minute à l’autre. Et c’était sa faute : après la réaction de son ami Charly Declot, Robin avait préféré prendre ses précautions avant de rejoindre l’hôtel. Il s’était caché pendant quarante-huit heures, le temps que l’effervescence des forces de police retombe. En temps normal, il serait venu le plus rapidement possible. Mais il n’avait pas pu à cause de l’ambiguïté de la situation. Il jouait aujourd’hui son dernier atout.
Robin aurait voulu assister à l’arrivée des hommes qui avaient fait assassiner Maxime. Cependant, son retard l’obligeait à s’adapter à une situation qui n’était pas idéale. Il était seul, sans autre information que le nom d’un hôtel. Pourtant, son instinct lui faisait pressentir qu’il allait se passer quelque chose. Mais cela pouvait être n’importe quoi ! Il avait parié sur le fait que ce serait une rencontre entre des « investisseurs », ou alors une vente de documents secrets. En réalité, cela pouvait être tout autre chose : l’assassinat d’une personnalité qui séjournait ici, un échange dans la buanderie ou un vol de voiture… Les possibilités étaient multiples. Robin n’avait pas le temps de toutes les envisager, alors il avait dû faire un choix. Il avait longuement pesé le pour et le contre, puis calculé des probabilités, et il avait finalement décidé de partir sur la solution qui lui paraissait la plus rationnelle. S’il se trompait, il perdrait son seul atout et sa seule piste.
Ce n’était pas la première fois qu’il prenait des risques face à des problèmes insolubles. Sur le terrain, il n’avait toujours eu que deux armes : son intelligence et sa chance. Aujourd’hui, il comptait sur l’une comme sur l’autre.
Il fit le tour de la rue. Pour entrer, il allait devoir se fondre dans la masse des employés. Avec un peu de chance, ces derniers seraient plus loquaces que la réceptionniste. Sinon, il pourrait toujours en profiter pour circuler dans l’hôtel sans éveiller l’attention. À l’arrière du bâtiment, il trouva sans difficulté les portes de service. Mais les employés qui arrivaient devaient badger leur carte pour entrer. Il ne fallut pas longtemps à Robin pour contourner le problème. Il avait déjà repéré la camionnette de livraison de fleurs. Pour mériter sa renommée, l’hôtel se devait de proposer des prestations impeccables, et la décoration en faisait partie.
Des fleurs fraîches étaient apparemment livrées régulièrement sur place et il n’était pas étonnant que Robin en soit témoin. Une occasion à ne pas manquer venait ainsi de se présenter à lui. Sans accélérer le pas, il se dirigea vers le véhicule et il profita du moment où le livreur entrait dans l’hôtel pour saisir un bac de pivoines roses. Il se dirigea ensuite vers l’entrée. À nouveau, un vigile se tenait dans l’encadrement de la porte pour surveiller le va-et-vient. Il jeta un regard à Robin et demanda : Je ne te connais pas, toi. Où est l’autre livreur ?
Mon patron m’a engagé à l’essai, monsieur. Il y a beaucoup de commandes en ce moment et il lui faut plus de monde pour les livraisons.
Dépêche-toi, alors, il vient d’entrer pour signer les reçus. Il ne faut jamais être à la traîne le premier jour !
À qui le dites-vous ! Merci.
Et Robin passa la porte sans encombre. À l’intérieur, il s’orienta dans le couloir blanc et impeccable. Il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver un placard et se débarrasser des fleurs. Lorsqu’on les découvrirait, il serait déjà loin et ce ne serait plus son problème. Il continua de progresser dans le corridor en prenant soin de ne pas croiser le regard des autres employés. Il était inutile d’attirer l’attention sur lui. Il progressa un peu au hasard et finit par arriver au niveau de la buanderie. Sans hésiter, il s’empara d’un uniforme suspendu à un portant. Celui-ci était constitué d’un pantalon noir cintré et d’une chemise assortie agrémentée d’un petit col blanc. Robin devait admettre que la tenue, tout en restant très discrète, avait beaucoup d’allure. Invisible, mais élégante. Voilà qui avait tout pour lui plaire. Il fit aussi main basse sur un badge qui n’aurait jamais dû traîner là. Bénissant l’étourdi qui allait se faire réprimander, Robin pensa qu’il pourrait se révéler utile par la suite. Il se changea rapidement et cacha ses vêtements derrière les corbeilles à linge qui ne seraient sans doute pas ramassées avant la fin du service du soir.
À présent, il était dans la place. Il lui fallait juste trouver l’endroit exact où les évènements allaient se dérouler. Pour cela, rien de mieux que les collègues pour se renseigner sur les derniers ragots de l’hôtel. Néanmoins, le bâtiment comptait des dizaines et des dizaines de chambres. Il n’avait pas le temps de
s’enquérir de l’ensemble des clients. Il devait se concentrer sur les personnes accompagnées de gardes du corps. Robin doutait que ceux dans le hall soient les seuls sur place. Compte tenu de leur aspect et de leur professionnalisme, ils n’avaient pas été embauchés par n’importe qui. Et toute personnalité qui se respecte a en permanence un garde du corps à ses côtés. Sa cible devait aussi vouloir conserver l’anonymat. Il s’agissait donc d’un client important, discret et accompagné. Voilà qui réduisait le champ des possibilités. C’était peu, mais c’était toujours cela. Et si ce que Robin recherchait était un rendez-vous important, celui-ci pouvait se dérouler dans une chambre, une suite ou encore une salle de réception, comme le proposait l’hôtel. Plus l’espace est luxueux, plus les clients sont loin des regards et des curieux…
Robin continua de marcher dans le dédale de couloirs avant d’arriver aux cuisines. Il jeta un regard par le hublot des portes à double battant. Un groupe de trois employés était en train de charger des plateaux-repas sur des chariots. Robin entra et s’adressa au commis de cuisine :
Je viens de la part du groupe d’hommes d’affaires. Ils veulent de l’eau pétillante.
À ce moment-là, le poisson fut ferré. Les serveurs et les commis se tournèrent vers lui, intrigués.
Tu sers les hommes du Penthouse ? demanda une jolie rouquine.
Tout juste !
Je croyais que c’était Bartoli qui s’en occupait ? s’enquit sa voisine.
Il avait besoin d’aide. Alors je lui prête main-forte.
On ne t’a jamais vu ici, remarqua le garçon du groupe.
Je suis là depuis la semaine dernière.
Et tu aides déjà aux suites ? s’étonna la rouquine.
Il faut croire que je fais du bon travail.
Mais ce n’est pas juste ! s’exclama sa voisine en prenant les autres à témoin. Ça fait trois ans que je bosse ici et je n’ai jamais eu le droit d’approcher les suites avant l’hiver dernier !
Ce n’est pas avec moi qu’il faut voir ça, répondit Robin avec nonchalance, je ne fais qu’obéir aux ordres.
Mais la jeune femme ne semblait pas satisfaite et elle continua de le dévisager avec colère et jalousie. Puis, le détaillant de bas en haut, elle marmonna :
Dites-moi que je rêve.
C’était le moment de jouer finement pour apaiser sa colère et obtenir des informations supplémentaires.
Je suis désolé pour toi, simula Robin. Je pourrais toujours dire à Bartoli que tu fais du super travail. Peut-être qu’il aura bientôt besoin d’un nouveau nom pour le Penthouse et qu’il pourrait se souvenir du tien ?
Tu ferais ça ?
Il faut bien s’entraider. C’est déjà suffisamment compliqué avec les clients.
Elle s’apaisa et haussa les épaules.
Ce n’est pas faux. D’ailleurs, tes clients, ce ne sont pas des rigolos.
Je ne les ai pas encore vus.
Eh bien, ne les dévisage pas trop, lui conseilla le garçon.
Il paraît que la réceptionniste s’est fait remonter les bretelles par l’un des gars. La pauvre, elle était au bord des larmes, expliqua la rouquine.
Eh bien, ça promet, marmonna Robin. L’atmosphère se détendit encore d’un cran et Robin en profita pour poser la question fatidique :
Dites, je ne me repère pas encore très bien dans l’hôtel avec tous ces étages et ces escaliers. Le Penthouse, c’est bien au septième ?
Non, au huitième, corrigea le garçon.
Tu verras, il y a une vue incroyable à trois cent soixante degrés, déclara la rouquine, les yeux brillants d’excitation. Merci.
Robin s’empara du plateau que le commis venait de préparer et il s’éloigna vers la porte. À ce moment, la rouquine lui cria :
Passe par l’autre porte !
Robin se retourna et vit qu’elle lui faisait signe d’aller vers l’autre côté de la cuisine. Il la remercia d’un signe de tête et s’y dirigea. Avant de sortir, il eut le temps de tendre l’oreille et d’entendre l’autre femme râler :
Non mais je rêve ! C’est qui ce mec qui ne sait même pas où sont le Penthouse et la sortie de la cuisine ?
Robin esquissa un sourire avant de s’engager dans l’escalier de service pour quitter les sous-sols.
Sans se départir de son allure calme et professionnelle, il pénétra rapidement dans les escaliers. Il fallait qu’il atteigne le Penthouse le plus vite possible. En effet, s’il s’avérait que c’était le bon endroit, il ne fallait pas qu’il rate la réunion qui semblait avoir déjà commencé. Sinon, il devrait se remettre en chasse. Il monta les marches quatre à quatre, ralentissant l’allure pour reprendre celle d’un anodin serveur lorsqu’il croisait un membre de l’équipe ou de simples clients. Il arriva au huitième étage en quelques minutes. Devant la porte, il s’arrêta un instant pour disposer correctement les verres et réajuster son veston. Une fois prêt, il prit une grande inspiration, comme à chaque fois avant de se jeter à corps perdu dans une mission, puis il toqua deux petits coups discrets mais fermes. Il entendit des voix d’hommes et un bruit de pas avant que la porte ne s’ouvre sur un large gaillard semblable à ceux qu’il avait entraperçus dans le hall.
Robin jeta un rapide coup d’œil dans la chambre. Il y avait là une petite dizaine de personnes. Il estima que trois gardes du corps se trouvaient dans le salon blanc crème, ainsi que trois hommes et une femme. Sur le balcon, face à la tour Eiffel, il y avait encore deux hommes, mais ceux-ci étaient trop loin pour que Robin puisse distinguer leurs traits. l’homme qui lui avait ouvert la porte ne lui laissa pas plus de temps pour observer la pièce :
C’est pour quoi ?
Room service, monsieur. J’apporte des rafraîchissements.
On n’a rien commandé, grogna l’autre.
C’est aux frais de l’hôtel.
Vu la déco, ils peuvent bien se le permettre, ricana-t-il.
Dois-je poser le plateau sur la table basse ?
Indécis, le garde se tourna vers un homme assis avec nonchalance dans le canapé d’angle.
Patron ?
Ce dernier haussa les épaules.
Qu’il l’apporte. Ça ne pourra pas faire de mal.
L’autre s’effaça pour laisser passer Robin qui s’approcha de la tablette en verre pour y poser le plateau.
Dois-je servir monsieur ?
Non, déclara d’un ton sec et cassant l’homme depuis le canapé.
Sur ce, il fit un geste dédaigneux de la main.
Dehors maintenant.
Robin hocha brièvement la tête avant de tourner les talons pour sortir. Il sentait qu’il était au bon endroit. Mais une voix le coupa dans son élan :
Attendez !
C’était la femme qui venait de prendre la parole et s’avançait vers lui.
Fouillez-le, exigea-t-elle.
Et Robin réagit comme tout bon employé qui se respecte : il protesta.
Eh ! Qu’est-ce que ça signifie ? Mon chef en entendra parler ! Ce ne sont pas des manières !
Mais le garde du corps ne tint pas compte de ses protestations et le fouilla rapidement avant de le repousser d’un revers de main.
C’est bon, il est clean.
Bien sûr ! Vous croyez quoi ? Que j’avais de l’héroïne sur moi ?
L’homme du canapé venait de se lever et il s’approcha de lui. Menaçant, il lui tapota l’épaule et murmura :
Veuillez excuser mon amie, elle est suspicieuse. Mais je suis sûr que vous allez très vite oublier cette malencontreuse histoire. Et, disant cela, il glissa un billet de cent euros dans la poche de veston de Robin.
Pas de souci, monsieur. Si jamais vous avez besoin d’autre chose, murmura Robin d’un air entendu en tapotant la poche où le billet venait d’être glissé.
Puis il tourna les talons et sortit. Il ne pouvait pas rester plus longtemps sur place sans éveiller les soupçons. Mais au moment où il s’apprêtait à refermer derrière lui la porte de la suite, les deux hommes du balcon revinrent dans le salon. Robin continua de tirer la porte vers lui, mais plus doucement, pour essayer d’obtenir une quelconque bribe d’information. Il n’entendait qu’un mince filet de voix, mais c’était déjà mieux que rien. Ne pouvant pas les voir, il ouvrit grand ses oreilles.
C’est réglé, pour Stafford ? demanda une première voix.
C’est toujours réglé quand on utilise Lumdo, rétorqua une voix froide aux accents slaves.
Bien. Mes informations étaient donc valables.
Pour cette fois-ci, capitaine.
Eh ! Attendez ! protesta l’autre, je vous ai mis en garde contre Bocquet !
Peut-être, mais…
À regret, Robin ferma la porte. Il ne pourrait pas en entendre plus. Il fallait qu’il trouve un autre moyen d’obtenir des informations. La meilleure solution était d’attendre qu’ils sortent de l’hôtel pour les prendre en filature. Mais pour cela, il fallait qu’il change de vêtements. Il ne pouvait pas les suivre habillé en employé d’hôtel. Il lui faudrait donc quitter sa cible quelques minutes des yeux. C’était un risque à courir. Mais l’oiseau n’avait pas l’air prêt à s’envoler. Il descendit deux étages et, arrivant au sixième, il se dirigea comme un vieil habitué vers la première suite qu’il trouva. Il toqua à la porte en annonçant : « Service d’étage. »
Personne ne répondit. Jetant un regard autour de lui pour s’assurer qu’il était seul, Robin sortit le badge dérobé dans la lingerie. La porte se déverrouilla dans un claquement sec. Il entra et se dirigea droit vers l’armoire qu’il ouvrit en grand. Elle était remplie de costumes aux tons neutres. Il n’avait pas le temps de se changer, alors il prit simplement une chemise. Le pantalon de l’hôtel était suffisamment passe-partout pour qu’il se permette de le garder. Une minute plus tard, il ressortait de la chambre qu’il referma. Il ne fallait pas que le client de la suite fasse un esclandre dans les heures qui allaient suivre. Mieux valait-il agir discrètement. Il jeta le veston de l’hôtel dans le sac à linge sale qui était dans le couloir. Une femme de chambre devait être en train de récupérer le linge des clients.
À présent, il allait devoir faire le guet près du hall en restant aussi discret que possible. Il reprit les escaliers de service pour éviter d’être vu. Au moment où il poussait la porte, il sentit un violent coup s’abattre sur sa nuque tandis qu’une main le projetait brutalement dans les escaliers. Il dévala cinq marches avant de parvenir à se stopper, étourdi. Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur ses contusions. Il se releva rapidement pour se tourner vers
l’homme qui le toisait du haut des marches avec un sourire goguenard. C’était l’un des gardes du corps qui surveillaient le hall.
Désolé pour toi, mon gars. Tu croyais peut-être que le patron ne reniflerait pas un flic à deux mètres ?
Ils ignoraient donc qui il était. C’était un avantage en sa faveur. Son agresseur ne pouvait pas se douter qu’il avait reçu une formation bien supérieure à la sienne dans les domaines du combat et des armes à feu. Il allait s’en mordre les doigts. Pour confirmer les hypothèses de son agresseur, il leva faiblement les mains vers l’autre, les paumes ouvertes en signe de faiblesse. Le garde ricana :
J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi : le patron n’aime pas les curieux. Mais tu n’auras pas à te soucier de ton enterrement. Le service est garanti avec nos prestations.
Et il dévala les marches, un couteau dans la main droite. Mais dès l’instant où il se trouva à la portée de Robin, ce dernier saisit son poignet droit pour dévier la lame et glissa la main gauche sous son aisselle pour le déséquilibrer et le pousser contre la rampe. Le visage de l’homme se crispa dans une grimace de surprise, mais il n’eut pas le temps de réagir. D’une poussée, Robin fit basculer son rival, le faisant chuter de deux mètres sur l’escalier suivant. Sa tête heurta le sol en béton et il perdit connaissance. Robin ne s’arrêta pas pour contempler son œuvre. La partie s’annonçait plus serrée que prévu. Ces gens-là étaient de vrais professionnels. Ils l’avaient démasqué et classé comme une menace en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Sa filature lui paraissait sérieusement compromise… Heureusement, les hommes n’avaient pas encore compris à qui ils avaient affaire. Mais il devait agir vite. Robin continua de dévaler les marches et tomba à nouveau sur les cuisines. Il valait mieux tenter une sortie discrète. Il avança d’un pas rapide vers la sortie par laquelle il était rentré une heure plus tôt chargé de fleurs. À ce moment, dans l’encadrement de la porte, se détacha un homme. C’était l’un des gardes du Penthouse. Robin tourna les talons sans se presser, afin de ne pas attirer l’attention sur lui. Il jeta néanmoins un coup d’œil par-dessus son épaule.
Il s’était fait accrocher !
Le garde l’avait repéré et marchait à la même allure que lui, à sa suite. Robin esquissa un sourire. La partie était lancée. Il sentit
des fourmillements au bout des doigts. l’action, c’était son métier, mais aussi tout ce qu’il était. À cet instant précis, il était dans son élément. Il repoussa la porte de la cuisine et la traversa sans s’arrêter. Discrètement, il prit un couteau qui traînait sur l’un des plans de travail et le glissa dans la manche de sa chemise. Il quitta la cuisine, marcha dans le couloir et monta une volée de marches. Il s’engagea ensuite dans une galerie.
Déserte. C’était l’endroit idéal.
Robin fit volte-face. Son adversaire ne s’attendait pas à ce que l’affrontement se fasse si rapidement. Mais c’était lui aussi un professionnel et il ne se laissa pas décontenancer. Il leva son bras et fendit une attaque. Mais Robin anticipa et vit le bras gauche qui amorçait un crochet pour lui percuter le visage. Il se baissa et profita de la brèche pour lui donner un violent uppercut. l’homme encaissa sans un bruit, mais son visage se crispa de douleur. Cela ne l’arrêta pas pour autant. Il leva brutalement son genou pour frapper Robin à l’abdomen, mais ce dernier le bloqua avec le coude et, de l’autre main, fit une traction sur sa cheville levée. l’homme poussa un hurlement lorsque sa malléole latérale émit un craquement. Robin le repoussa à terre. La cheville brisée, le garde n’était plus une menace pour lui. Le visage rouge de colère, l’homme porta la main à son veston, mais Robin le saisit par le col de sa chemise et lui administra un crochet qui le laissa à terre, inconscient. Le jeune homme écarta les pans du veston pour laisser apparaître un pistolet.
Mauvais joueur, murmura-t-il dans un sourire. Il se redressa pour poursuivre sa route. Finalement, il n’avait eu que peu de résistance de la part de ses ennemis. Décidément, la journée promettait d’être calme… Il continua sa progression et tourna pour entrer dans le restaurant. Il était vide à cette heure-ci. Le service du déjeuner était terminé et il était encore trop tôt pour mettre le couvert du soir. C’était le restaurant La Galerie, l’un des plus sélects de l’hôtel, avec ses tapisseries et ses peintures d’époque. Robin navigua entre les différentes tables et s’approcha des portes-fenêtres à double battant en fer forgé noir. Une silhouette se dessina dans la vitre et Robin se baissa juste à temps pour éviter le poignard qui fusait à toute vitesse dans son dos. Il esquissa une grimace. Tout
compte fait, c’étaient de très mauvais joueurs ! Il dégaina son propre couteau et le lança dans un geste fluide et précis. l’homme poussa un cri en se tenant la cuisse à deux mains.
Le prochain sera dans la jugulaire, l’avertit Robin.
Un deuxième cri résonna dans la salle et Robin se retourna. Il vit le visage effaré de l’employée rouquine qu’il avait rencontrée un peu plus tôt dans la cuisine.
Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle, les deux mains sur la bouche, horrifiée.
Appelez la sécurité ! hurla l’autre homme, ce cinglé a essayé d’assassiner mon patron !
Robin fronça les sourcils. Ils ne le croyaient plus policier ? La situation se compliquait de minute en minute. Il tourna alors les talons pour retourner dans la galerie. Cela ne servirait à rien de forcer le passage sous les yeux de la rouquine. Maintenant, ce qu’il devait protéger avant tout, c’était son anonymat. Son patron à lui ne serait pas content de la situation et de la belle pagaille qu’il avait mise, mais il n’y avait encore rien d’irréparable. Il lui fallait simplement disparaître rapidement. Un peu plus loin, le corps de l’homme qu’il avait neutralisé était toujours là. Il l’enjamba prestement lorsqu’il entendit une voix derrière lui :
Robin Châtelet.
Il se retourna. Le garde qui lui avait ouvert la porte du Penthouse se tenait à quelques mètres de lui.
Vous êtes un homme mort.
Et il leva un Glock. Robin n’eut que le temps de se jeter sur le côté, traversant la fenêtre qui donnait sur les jardins. Il effectua une roulade au sol avant de se relever sans réfléchir et de courir en zigzaguant entre les arbustes de la cour. Un second coup de feu claqua, déclenchant des cris dans le bâtiment. Robin se plaqua rapidement contre une jardinière et ne bougea pas. Il murmura un juron. Cette fois-ci, il n’avait rien sur lui pour se défendre, ni arme ni gadget. Juste son cerveau qui tournait à plein régime. Tout semblait avoir viré à la catastrophe. Des pas crissèrent dans le gravillon. À droite. Non, à gauche. En fait, ils approchaient des deux côtés à la fois. Robin jeta un rapide coup d’œil et réussit à compter au moins trois hommes armés. Il les avait finalement sous-estimés. Une voix déclara à quinze mètres de lui :
Montrez-vous, Châtelet. Qu’on en finisse rapidement. Il avait moins de trente secondes pour trouver une solution avant d’être débusqué comme un rat.
Vous croyiez vraiment qu’on ne s’attendait pas à votre venue ? Depuis le début, nous savions que Gillet avait parlé. La seule question qui importe est : que vous a-t-il dit ? Parlez et peut être pourra-t-on s’arranger pour une mort rapide… Un bleu. Il s’était fait avoir comme un bleu. Pourquoi n’avait-il pas envisagé un seul instant qu’ils s’attendraient à sa venue ? Pourquoi n’avait-il pas tiqué lorsqu’il les avait trouvés du premier coup au Penthouse ? La vérité, c’était que la mort de Maxime l’avait empêché de réfléchir correctement. Il avait mêlé vie professionnelle et vie personnelle, ce qui était contraire à la première règle de survie. Il s’était piégé tout seul. Il s’était conduit comme un imbécile et s’était jeté droit dans la gueule du loup. Et évidemment, il n’avait parlé à personne de ce que Maxime lui avait révélé. S’il mourait aujourd’hui, la piste s’arrêterait ici et son ami serait mort pour rien. Lui resterait un assassin aux yeux de Charly et l’affaire serait classée sans suite. Tout jouait en sa défaveur. À présent, il n’avait plus qu’un seul devoir : survivre. Pour honorer la mémoire de Maxime et protéger son pays d’un danger dont il ignorait encore tout. Mais cela n’allait pas s’avérer simple.
Robin se baissa sans bruit et, de la main gauche, il saisit une poignée de gravillons, tandis que de la droite il s’emparait d’une pierre qui servait d’élément de décoration. Lorsqu’il entendit les pas s’approcher, il s’accroupit, prêt à s’élancer. Au moment qu’il jugea idéal, il se redressa et jeta les cailloux au visage de l’homme qui se tenait à quelques centimètres de lui. De l’autre main, il le frappa brutalement au menton avec la pierre. Sans attendre son reste, il sprinta jusqu’aux portes. Des coups de feu retentirent encore derrière lui. Il déboula dans le hall, le visage crispé par la tension.
Dans les rues résonnaient les premières sirènes de police et du SAMU, appelés par les employés de l’hôtel.
Robin traversa le hall sans s’arrêter, la sortie n’étant plus qu’à quelques mètres. Mais un homme s’interposa entre lui et la rue. C’était le portier qui l’avait fait sortir quelques heures plus tôt.
C’était tellement incongru que Robin eut envie d’éclater de rire. Au lieu de cela, il saisit l’homme par l’avant-bras pour le tordre dans une savante prise de karaté avant de l’envoyer voler par-dessus son épaule. Le malheureux eut à peine le temps de comprendre ce qu’il lui arrivait qu’il atterrissait douloureusement sur le sol en marbre de l’accueil. Robin n’attendit pas de voir la suite pour prendre ses jambes à son cou et disparaître dans l’avenue George V.
La pluie commençait à tomber tandis que Robin sentait quelque chose lui écraser le cœur. Il venait de faillir une seconde fois. Il avait laissé Maxime mourir sans pouvoir le sauver et, à présent, il avait échoué à honorer son sacrifice en retrouvant les assassins. Chaque fois que la mort venait à lui et lui enlevait un être cher, il échouait à rétablir la justice. C’était son fardeau et sa malédiction. Et cela le déstabilisait profondément. Il ne savait plus comment réagir. Il ne savait plus où était sa place. Était-il cet ami, cet homme en deuil, ou simplement l’agent qui contemple jour après jour l’œuvre de la mort ? Aujourd’hui, il laissait derrière lui un chaos sans nom et surtout de nombreuses questions sans réponse.
Seul, perdu, glacé par la fine pluie, Robin courait à perdre haleine. Il avait froid. Il était déboussolé.
Il venait enfin de comprendre l’immense enjeu de cette affaire. La réalité l’avait transpercé comme une lame et soudain il avait compris. Cela dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer. Ce n’était plus une simple affaire de vol de documents. Cela allait beaucoup plus loin. Il l’avait vu et, surtout, il l’avait pressenti. Et aujourd’hui, pour la première fois, il avait eu peur, vraiment peur. Une peur réelle et tangible comme il n’en avait jamais connu. C’était tellement réel que cela lui faisait physiquement mal. Pourtant, il avait l’impression que chaque perception du monde extérieur était altérée, comme s’il évoluait dans un monde d’éther. Son épaule le brûlait. Il se souvenait des coups de feu, mais pas de la douleur de la balle qui avait déchiqueté sa chair lors de l’altercation dans les jardins de l’hôtel. À présent, cependant, elle se faisait durement ressentir. Qu’elle lui serve de leçon ! Il n’aurait jamais dû tourner en rond comme il l’avait fait.
Quelle erreur avait-il commise ?
La première qui lui vint à l’esprit fut d’avoir sous-estimé ses adversaires. Comme l’avait fait Maxime.
Ses opposants l’avaient manipulé comme le feraient des comédiens avec un pantin en bois et cela le rendait malade de rage, mais aussi de peur et de dégoût. Il ignorait encore tout d’eux tandis qu’eux connaissaient déjà son nom. Ils lui avaient fait croire qu’il maîtrisait la situation pour mieux le piéger, et ils l’avaient laissé faire. Il avait autorisé ses sentiments à le dominer et à le submerger comme une vague. Il avait agi de manière stupide et irréfléchie, et c’était peut-être là le pire. Maxime avait confiance en lui. Il s’était entièrement remis à lui parce que c’était Robin, l’homme de terrain. C’était lui qui aurait dû prendre les choses en main et y mettre un terme. Tout ce pour quoi il s’était battu et ce qu’il avait appris avait été réduit à néant d’un seul revers de main. Le chasseur était devenu une proie. l’agent hors-norme qu’il avait
été avait disparu pour laisser place à un garçon ordinaire qui avait cédé à ses instincts de survie plutôt qu’à la raison. Cela le rendait malade.
Toutes ces années d’entraînement l’avaient rendu fort et sûr de lui, certain de son pouvoir sur le monde. Sans armure, ne subsistait que l’homme fracassé par la vie. Il détestait cette sensation de faiblesse et de peur. Mais, plus que tout, il détestait sentir le monstre dans sa poitrine soupirer d’aise et ronronner. Ce poids qui obscurcissait sa vie et son jugement. Il l’avait fait taire pendant tant d’années, et voilà qu’à présent il se réveillait. Il se rappelait à son bon souvenir, comme la Mort : « Nous sommes là. Tu peux nous tenir à distance, mais tu ne pourras pas nous empêcher d’exister. Nous sommes tes compagnons de route. »
Robin haletait, emprisonné dans un étau. Oubliant ses réflexes d’homme de l’ombre, il s’était débattu comme un forcené. Ne lui avait-on pas répété cent fois qu’on avançait mieux en se laissant porter par le courant plutôt qu’en se débattant ? Il avait lamentablement échoué : la police, les commandos spéciaux et cette mystérieuse organisation étaient à ses trousses. Brillant résultat pour un homme de sa réputation !
Cependant, son esprit méthodique reprit rapidement le dessus. Il aurait dû dès le début avertir ses supérieurs de la situation. Mais il l’avait prise trop à cœur, car elle le touchait personnellement. À présent, l’unique solution était de se terrer dans un trou, comme il l’avait fait en Corée du Nord. Il lui fallait se soigner et réfléchir pour prendre la meilleure décision. Se hâter ne présentait aucun intérêt, il s’en était bien rendu compte… Comment avait-il pu en arriver là ? Il avait toujours été rusé et intelligent. Promis à un brillant avenir, il avait réussi à se hisser à la force de ses bras dans les plus hautes sphères des services gouvernementaux. Agent de terrain hors-norme, il avait vécu cent vies aux quatre coins du globe et… Il fut brusquement interrompu dans ses pensées par un crissement de pneus violent. Il n’eut que le temps de tourner la tête avant que la voiture ne le heurte de plein fouet. Sous l’onde de choc, il fut arraché du sol et repoussé en arrière pour chuter sans ménagement sur le goudron froid et impersonnel. Il sentit une douleur lui vriller le crâne tandis que son épaule blessée encaissait la réception brutale. Robin serra les dents avec force pour ne pas hurler. Il resta
immobile, allongé sur la route froide, le cerveau vide de toute sensation. Si auparavant le monde lui avait semblé étouffer, désormais toutes ses sensations étaient exacerbées. La douleur, le bitume, la lumière des phares… Tout semblait plus vrai, plus intense. Il prit une longue bouffée d’air avant de bouger une jambe, puis l’autre.
Le souffle court, il obligea son corps à lui obéir. Et dans un effort qui lui sembla quasi surhumain, il se redressa, vacillant sur ses jambes. l’automobiliste sortit de son véhicule et courut à sa rencontre.
Attendez ! Ne bougez pas !
Arrivé à son niveau, il soutint Robin en glissant ses bras sous ses aisselles.
Tout va bien ? Je ne vous avais pas vu traverser la route. Je vais appeler une ambulance et… Oh ! Mince alors ! Vous avez pris un sacré coup sur la tempe.
Lentement, Robin leva la main et la posa dessus. Humide. Il regarda ses doigts : rouges et poisseux.
Attendez, s’affola l’inconnu, je vais appeler une ambulance et on va faire un constat. Vous devriez vous asseoir et…
Il s’interrompit dans sa phrase lorsqu’il vit l’étrange regard que le blessé venait de lui jeter. Robin prit alors la parole pour la première fois, d’une voix qu’il tentait de rendre sûre et autoritaire : Ce n’est rien. Je vais rentrer chez moi et mettre du désinfectant dessus. Demain il n’y aura plus rien.
Ce n’est pas prudent ! répliqua l’autre, tout est entièrement ma faute !
Si vous voulez, le tranquillisa le blessé, je vais vous donner mon numéro de téléphone et celui de mon assurance. Ça vous va ?
Rassuré, l’automobiliste approuva de la tête.
Vous avez un papier ? demanda Robin.
L’homme qui lui faisait face fouilla dans les poches de sa veste et en sortit un morceau de papier, qu’il lui tendit. Robin s’en empara et nota soigneusement deux numéros factices dessus.
Vous êtes sûr que ça va ? s’inquiéta encore une fois l’inconnu en reprenant le papier.
Bien sûr.
Et Robin lui adressa un vague salut en hochant la tête avant de s’enfoncer dans la nuit noire tandis que l’autre remontait dans sa
voiture au parechoc défoncé. Dès qu’il fut assuré d’être hors de vue, l’agent s’appuya contre un mur, la tête entre les mains. Il n’avait pas eu d’autre choix que de mentir à l’inconnu. l’évocation de la police avait réveillé en lui des souvenirs vagues et douloureux. Il avait du mal à remettre ses idées en place. Tout lui paraissait flou et des étoiles voilaient son regard par intermittence. Tout était confus. Avait-il perdu connaissance après le choc ? Il n’arrivait même pas à s’en souvenir. Il espérait que cela se dissiperait rapidement. Il se redressa et essaya de reprendre sa route. l’image de la rue lui apparaissait brouillée, comme une mauvaise communication qui ne capte pas le signal. Il dut cligner plusieurs fois des yeux avant que sa vision ne se rétablisse partiellement. C’est à cet instant que son épaule se rappela à lui. Il sursauta en sentant cette douleur aiguë lui transpercer la peau. Incertain, il regarda la plaie qui s’était rouverte sous le choc de l’accident. Cette fois-ci, une compresse ne suffirait plus. Il fallait qu’il trouve un médecin. Il n’avait plus le choix. Mais comment avait-il pu se blesser ? La plaie avait une forme curieuse, propre et circulaire comme… Comme une balle ? Il n’avait plus les idées claires. Ses souvenirs ne paraissaient pas décidés à revenir aussi rapidement que prévu. Un nom… l’hôtel Georges V. Il se souvenait… La réunion… Puis la fuite… La poursuite avec la police… La fusillade avant d’errer comme un somnambule en ville… Il fallait s’éloigner de l’hôtel au plus vite… Et enfin l’accident…
Rassuré de retrouver ses esprits, Robin continua sa route. Il ne pouvait pas aller à l’hôpital. Il sentait confusément que c’était trop risqué. l’autre solution était de trouver un cabinet médical. Il se doutait bien qu’à cette heure tardive de la nuit, plus aucun praticien ne serait encore ouvert. Mais il n’avait pas besoin d’eux, juste de leur matériel. Il saurait bien se débrouiller. Il ne savait pas d’où lui venait cette assurance, mais il était convaincu qu’il saurait quoi faire lorsqu’il aurait trouvé un cabinet ouvert. Après tout, il était seul. Croire en lui-même était encore la meilleure et la seule option qu’il lui restait.
Le jeune homme remonta la rue. Apparemment, il se trouvait avenue Victor Hugo. Il tourna dans la première rue qu’il trouva puis, sans faire attention, suivit le dédale de rues au gré de son instinct. Il devait
juste s’éloigner suffisamment des axes principaux. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il le fallait. Mécaniquement, il continua de se perdre dans le quartier, tout en lisant consciencieusement les plaques fixées à côté de chaque porte d’immeuble. Il espérait en voir une qui conviendrait pour y faire une visite nocturne. Arrivé au bout de la rue, il n’avait rien trouvé. Il se remit en marche après avoir pris une grande inspiration. Il devait avoir une bonne étoile, car, quelques minutes plus tard, il lut enfin à côté de la porte d’un immeuble abîmé par le temps :
PROFESSEUR CHARLES LENOIR, MÉDECIN GÉNÉRA-
LISTE – 3e ÉTAGE
Fouillant dans la poche de sa veste, Robin en extirpa un badge. Il le regarda quelques secondes, indécis. Il avait du mal à se rappeler où il avait bien pu le récupérer. Il soupira et observa la serrure. Il inséra la carte dans la fente de la porte, puis, avec un fil de fer, il joua avec le trou de la serrure. Pendant plusieurs secondes, rien ne se passa, mais après avoir tourné plusieurs fois le fil, la porte émit un petit déclic. Le mécanisme n’avait pas résisté bien longtemps à ses doigts d’expert.
Il poussa doucement la porte du bout des doigts et attendit quelques secondes. Elle s’ouvrit dans un grincement… Rien. Pas un bruit. Robin s’engagea prudemment dans le hall en observant autour de lui. Rassuré, il dédaigna l’ascenseur pour prendre les escaliers. Aussi rapidement que lui permettait son état, il gravit les trois étages qui le séparaient du cabinet médical. Une fois sur le palier, il se heurta à une nouvelle porte qui ne résista pas plus longtemps que la première. Dans un bruit sourd, elle céda. Le jeune homme se trouva alors face à deux portes, dont l’une portait ce mot en gros caractères : PRIVÉ.
Robin se mordit les lèvres. Le médecin devait vivre dans l’aile d’à côté. Il lui faudrait donc être extrêmement silencieux. Lentement, il se faufila sans un bruit dans le cabinet. Il traversa une salle d’attente avant d’arriver dans la pièce de consultation. Sans allumer, il se mit à fouiller les étagères. Prenant une bassine, il jeta dedans pêle-mêle compresses, pinces, fil, ciseaux… Instinctivement, il prenait exactement ce dont il avait besoin. Il ne savait pas d’où lui venait cette assurance, mais il se laissa sagement guider.
Brusquement, il fut saisi d’un violent vertige tandis qu’un mal de tête s’emparait de ses tempes pour les écraser brutalement. Désorienté, il tenta de s’appuyer contre le rebord du meuble, mais ses mains malhabiles tremblaient sans parvenir à s’y agripper. Un voile noir se mit à obstruer son regard. Des taches lumineuses dansaient devant ses yeux hagards. Il tenta de chasser le voile en clignant des yeux, en vain. Un bourdonnement sourd emplit ses oreilles. Il se sentit alors glisser vers le néant, un goût amer dans la bouche. Lorsqu’il s’affaissa au sol, il entendit au loin la bassine tomber à son tour dans un fracas étouffé…

Seul contre tous, un jeune agent fuit dans Paris.
Il ne sait pas qui il est ni quel est le visage de son ennemi.
Pour tous, il est le coupable parfait, l’homme à abattre.
Traqué de tous côtés, Robin plonge au cœur du danger sur la piste de son identité et d’un complot de grande ampleur.
Car l’organisation internationale qui veut sa peau ne le laissera pas échapper.
Une seule chose est sûre : il ne peut se fier à personne dans sa quête de la vérité.
Or, pour la première fois de sa vie, il a besoin d’aide…
Entre Langelot et Jason Bourne, Alix Gauer nous entraîne dans une course poursuite effrénée.