9782383860013 Iris étincelle dans la nuit

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ELISABETH BOURGOIS Iris, étincelle dans la nuit

ROMAN

Iris, étincelle dans la nuit

ROMAN

Éditions du Triomphe

Pour vous, tous les abandonnés, les victimes, les précaires, les paumés, les invisibles.

Pour vous, mes amis de la Fraternité de la Beauté de Job et ceux du « 60 », à Lille, qui m’avez ouvert vos cœurs et dévoilé vos vies.

Merci.

© 2022 Éditions du Triomphe

Dépôt légal septembre 2022

Déposé au ministère de la Justice

(Loi 49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse)

Hiver 2020, nord de la France

Coup de sonnette ce matin. Un jeune est là, devant moi, tendant la main pour une pièce tout en me montrant un minuscule chien au bout d’une ficelle. Âgé d’une trentaine d’années sans doute, il a le teint gris, il tremble de froid... de fièvre ? Il ne dit rien, enfoui dans son monde de pauvreté, de solitude et de misère absolue. Je lui donne un peu d’argent et un blouson coupe-vent à sa taille, en dépôt chez moi avant de rejoindre Emmaüs. Il me regarde, ne sourit pas, ne dit pas merci. Il n’en a même plus la force. Son regard de détresse me transperce. Il part, seul dans une ville silencieuse. Je referme ma porte.

L’aube avait bien des difficultés à déchirer la nuit ce matin-là. Elle luttait contre une fine pluie qui noyait Paris sous un brouillard de gouttelettes froides. Dans le quartier d’affaires aux hautes tours de verre et d’acier, des fenêtres s’allumaient les unes après les autres, étrange code morse entre les entreprises de nettoyage. Dans un recoin de l’entrée d’un immeuble de bureaux, la sonnerie d’un vieux réveil retentit. Un son incongru en ces lieux modernes. Un gros tas de chiffons remua.

Paul ouvrit un œil. L’autre œil, il le laissait prendre un peu de repos après la longue veille. La nuit, seul sur un trottoir, il est dangereux de dormir. Il en avait eu l’amère expérience quand ses « camarades » d’infortune l’avaient dépouillé en lui volant tout ce qu’il possédait, y compris son téléphone.

Il sentit le petit coup de pied habituel sur ses jambes. – Allez, mon gars, debout, dégage tes affaires en vitesse. Tu devrais dormir à l’abri dans les sous-sols, comme les autres.

Les autres... Il n’était pas « comme les autres », ces SDF vieux et sales, puant l’alcool ou défoncés par la drogue. Jamais il ne rejoindrait cette cohorte minable.

Paul grogna, c’était son seul outil de communication, le matin, quand une grosse chaussure noire de mauvaise qualité le secouait doucement. Sortant de la chaussure, il y

avait une jambe de femme, un peu forte, africaine sans doute. Le pied disparut tout aussitôt. Il se dit qu’un jour il aimerait découvrir le tronc au-dessus de cette jambe au pied mal chaussé. Un visage peut-être. Et puis non. Il s’en foutait.

Il avait mal à la tête de faim, de fatigue, de froid. Une tête aussi vide qu’un bloc-notes de papier blanc où il n’y avait rien à écrire, parce que rien à faire, rien à espérer, rien à penser. Aucun rêve à accrocher au temps qui s’étire, se déchire, s’embrouille. Seule comptait la bouffe à trouver, tel un chien errant. Triste nature humaine. Il fouilla sa poche et compta les pièces : deux euros et quelques centimes, générosité des passants. C’était de pis en pis. Ils avaient désormais l’excuse de ne plus avoir de monnaie. « Vous comprenez, on paie tout par carte bancaire maintenant. » Ils s’en allaient, un petit sourire aux lèvres, qu’ils espéraient être celui de la compassion. « Ils » : des êtres avec qui il ne partage plus rien, sauf le trottoir, mais pas au même niveau. « Ils », qui se débarrassent de ceux qui les gênent. « Ils », qui ont une certaine sécurité grâce à un petit rectangle plastifié et rigide qui se transforme en argent pour tout ce dont ils ont besoin. Paul pensa alors qu’on devrait créer un terminal de paiement électronique spécial pour SDF, un truc sans contact... c’est sale un SDF.

Il haussa les épaules. C’était absurde d’imaginer ça : une carte bancaire, c’est un compte en banque, c’est donc la preuve d’un boulot, d’une reconnaissance par la société que tu es un être digne de confiance... Bref, ce petit carré plastifié ne fait pas partie de la panoplie du pauvre. Sans carte bancaire, tu es banni de la société, tu as le virus de la pauvreté en toi.

Vie de merde.

Il soupira. Il allait devoir encore tendre la main. Il détestait tendre la main, il détestait la fuite de ceux qui

craignaient sa main, il détestait qu’on se penche sur lui du haut de son bien-être. Il se détestait. Un vrai cauchemar.

Il secoua son sac de couchage parsemé de quelques feuilles mortes tombées d’un arbre malingre survivant au cœur d’un monde bétonné. Elles étaient suintantes de bruine, déposées là par le tourbillon du vent froid. Il le roula et l’enfouit dans le petit caddie à roulettes qui ne le quittait jamais. C’était toute sa richesse maintenant. « Il n’avait pas de Rolex », il avait un vieux cabas. Si t’as un cabas, t’as pas perdu totalement ta vie, pensa-t-il en essayant de sourire. Oui, mais j’ai pas de carte bancaire.

Il frissonna. Sa barbe longue et sale le grattait. C’était dégoûtant, mais avec ça sur le visage, il dissimulait sa honte et personne n’aurait pu le reconnaître ni même deviner son âge : la trentaine à peine passée, il pouvait paraître vingt ans de plus. Il regarda le ciel chargé d’épais nuages grisâtres, un ciel aussi lourd que son moral. Il lui faudrait tenir dehors pendant seize heures, le temps que la ville se rendorme en lui offrant son petit espace de protection criblé de courants d’air. C’était l’hiver. Il détestait l’hiver.

Vie de merde !

D’un pas lent, il quitta le quartier de la Défense. Pourquoi aller vite quand il n’y a ni but à atteindre ni horaires à respecter ? Il s’engagea vers la porte Maillot puis vers le quartier de l’Étoile, le regard à l’affût d’une poubelle où il y aurait quelque chose de mangeable. Avant, il aimait l’atmosphère paisible de Paris qui s’éveille : le goût du croissant chaud et du café avalé en parcourant un journal, cette odeur si particulière d’un bistrot qui se secoue de la chape nocturne... C’était avant, un avant disparu dans un tsunami qui l’avait emporté.

Il s’arrêta près d’un conteneur. Il n’y avait personne dans la rue. Il souleva le couvercle et sursauta en voyant un sac plastique bouger. Encore un rat, sale bestiole ! Paris était infectée de cette armée invisible qui faisait en partie le travail des éboueurs en avalant une énorme quantité de nourriture jetée par les Parisiens. De vrais morfals, dégoûtants mais efficaces.

Mais là où il y a des rats, il y a de la bouffe. Tout en tenant le couvercle, il dégagea le sac poubelle ouvert qui remuait. Il le lâcha soudain, d’effroi. Cela fit un claquement sourd qui résonna contre les murs des immeubles. Il respira profondément, se secoua. Sans doute avait-il mal vu. Avec précaution il souleva de nouveau le couvercle entièrement pour qu’il prenne appui contre le mur et il écarta les bords du sac... Là, au milieu des immondices, deux petits pieds de bébé bougeaient doucement. Paul fut submergé par un froid glacial et une épouvantable nausée devant ce qu’il découvrait : entourée d’épluchures de légumes, de pots de yaourt et de bouteilles de bière vides, une petite fille gisait, nue. De son ventre jaillissait le cordon ombilical, translucide. Était-elle morte ? Elle était si blanche... si sale... Il retira son anorak, dégagea l’enfant des détritus, la souleva avec douceur et l’emmitoufla dans sa grosse doudoune striée de crasse. Elle respirait à peine. Sa peau était glacée. Instinctivement il se pencha vers le minuscule visage. Sa barbe le gênait. Très doucement, il souffla dans le nez et la petite bouche, tout en frottant le corps de sa grande main calleuse à travers le tissu du blouson. Il expirait deux ou trois secondes, légèrement – c’est si petit les poumons d’un bébé –, puis il s’arrêtait un court instant et recommençait. Peu à peu, il lui sembla que le bébé reprenait des couleurs et qu’il bougeait légèrement.

Le chant des oiseaux s’échappa du smartphone de Youssef. Il était 4 h 30. Il garda les yeux fermés un instant, essayant comme chaque jour de deviner toutes les mélodies qui jaillissaient de la gorge de ces petites bêtes. Une pure merveille. Il se souvenait à chaque fois de ce matin d’été, où il avait été saisi par ces gazouillis si purs près d’un parc, au cœur de la ville encore assoupie. Il les avait enregistrés.

Il ouvrit les yeux et se tourna doucement vers celle qui avait dormi près de lui. Sur sa joue, il vit des petites taches de couleur dessinées par la lueur orangée des réverbères du quartier qui traversait la persienne mal jointe. Il sourit. C’était joli.

Il se leva sans bruit, attrapa ses vêtements entassés sur une chaise à côté du canapé-lit et s’habilla en silence sans allumer. Il ne voulait pas la réveiller. Il avait pris sa douche la veille, comme toujours après son travail. Habillé chaudement, il avala un bout de pain un peu rassis et une tasse de café bien sucré. Il prit sa gamelle préparée dans le frigo. Il hésita un instant avant d’enfiler son anorak. Il chercha un papier, un crayon.

Salut, il est tôt, je pars travailler, je ne veux pas te réveiller. Fais comme chez toi, sers-toi à manger et en partant mets la clé sous le paillasson. On se reverra si tu veux. Youssef.

Il ajouta son numéro de téléphone.

Il connaissait à peine la fille qui était dans son lit. Elle était paumée quand il l’avait vue la veille dans la rue en rentrant chez lui. Elle avait froid et faim. Son regard était celui d’une petite biche apeurée.

– T’es perdue ?

– Non... enfin... si.

– T’habites le quartier ?

– Non.

Il observa la fille. Il reconnut la posture de fatigue du corps et de l’âme, il reconnut le regard de l’abandon, de la solitude absolue, du désarroi. Silhouette vaguement animée, comme tant d’autres déambulant sans but dans les rues parisiennes.

– Viens chez moi, lui avait-il dit sans trop réfléchir.

Elle le dévisagea, ses lèvres tremblaient.

– Je ne sais pas qui tu es.

– Un mec qui a de quoi te réchauffer un peu, même si c’est tout petit chez moi, sans te poser de questions et... et en te respectant. Promis.

– Ok, merci... faut pas que ça te dérange.

– Ben, c’est normal. Pas de problème. Sinon, tu ferais quoi ?

– Je sais pas, il faudrait que je trouve un endroit...

– Alors, viens, cherche plus, tu seras en sécurité.

C’était tout. C’était simple.

À travers son regard brouillé de fatigue et de froid, elle avait observé rapidement cet homme jeune qui se tenait devant elle, les mains dans les poches. Habillé très

simplement, il avait les cheveux sombres et courts, le regard franc et un doux sourire.

Si elle pouvait passer la nuit au chaud, avec quelque chose dans l’estomac... ce serait bien. Et puis si ce type voulait profiter d’elle, après tout elle s’en moquait, elle en avait l’habitude et il ne lui déplaisait pas.

Elle avait mangé, avait pris une longue douche, s’était nichée dans l’étroit canapé-lit, enfilant un tee-shirt que lui avait prêté Youssef. Elle n’avait rien dit. Elle semblait peu à peu s’apprivoiser comme un petit chat à qui l’on aurait donné du lait.

Il ne lui posa pas de questions, il ne la toucha pas.

Le cœur heureux, il descendit à pied les six étages de l’immeuble, l’ascenseur était encore en panne. Cela faisait plus de quinze jours que tout le monde devait grimper à pied. Dur dur pour les vieux, et impossible pour les handicapés.

Youssef aidait les uns et les autres à porter les cabas chargés, cela ne le changeait pas de son métier, il faisait ça toute la journée. Il avait un bel entraînement.

– Merci, mon petit, t’es musclé, toi !

– Normal, c’est mon métier.

– Tu fais quoi ?

– Je... je suis entraîneur sportif.

– Ah... mais je t’entends te lever tôt le matin, je savais pas que les sportifs s’entraînaient comme ça.

– En 2024 ce sera les JO à Paris, faut se préparer, et c’est pas en faisant la grasse matinée qu’on va y arriver.

– C’est bien, mon petit, c’est bien.

Entraîneur sportif ! Youssef vivait avec ce mensonge depuis longtemps. Comment aurait-il pu dire à sa famille restée au bled qu’il était éboueur ? Pas terrible, un métier centré sur la « boue ». Une véritable déchéance pour les siens, même si, administrativement, son métier était celui du « professionnel de l’hygiène et de l’environnement ». En fait, il était un réel sportif au quotidien même si lui, comme ses compagnons de travail, n’avait droit à aucune reconnaissance, qu’elle soit financière ou médiatique. Il sourit en se demandant s’il ne courait pas plus vite que certains athlètes vedettes, s’il ne lançait pas le poids avec plus d’adresse qu’eux. Ce serait amusant d’organiser une compétition entre tous ceux qui pratiquent le même sport sans le savoir. On serait peut-être étonné des résultats !

En arrivant chez lui, le soir, Youssef se souvint subitement de la fille qu’il avait hébergée. Il l’avait totalement oubliée ! Elle était partie sans un mot, laissant une table encombrée de restes de repas, son frigo presque vide, une serviette mouillée par terre. Il soupira. Pour lui, une femme avait le devoir moral de savoir bien tenir sa maison, c’était dans l’ordre des choses et de la nature. C’était comme ça dans sa famille. Au moins dans le souvenir laissé par la femme qui l’avait élevé, lui, un enfant abandonné à la naissance dans un hôpital. Peut-être avait-il été jeté par sa vraie mère comme un détritus et que s’il s’était si vite habitué au métier d’éboueur, c’était parce qu’il en avait respiré l’odeur dès son premier cri, une étrange odeur de vie. Car tout est signe de vie dans une poubelle, tout, même celle que l’on rejette.

À la mort de la vieille femme, il avait quitté le pays. Ses frères n’étaient pas ses frères, ses cousins n’étaient pas ses cousins. Il avait un urgent besoin de se créer sa propre

identité, d’exister par lui-même, d’être « lui » Youssef, pas celui qu’on a ramassé. Il était heureux de son choix. Il se dépliait comme une fleur au soleil de la liberté.

À vingt-trois ans, il avait du travail, des papiers, un petit logement, un vélo, tout ! Il parcourait la ville comme la campagne, les trottoirs comme les chemins forestiers, ses oreilles obstruées par le bruit du camion-benne se dégageaient aux chants des oiseaux, le parfum des fleurs supplantait celui des pourritures.

Il jouissait de son indépendance absolue dans la gestion de son existence, en fonction de ses horaires de travail, car sans contraintes familiales comme en connaissaient ses collègues. Les histoires qu’ils racontaient le laissaient perplexe. N’ayant jamais connu la réalité d’une vie avec un père, une mère, des enfants, il se demandait souvent si le bonheur était possible dans un couple.

Il pensa à LA femme idéale... Comment pourrait-il la trouver ? Certainement pas en amenant chez lui les filles des rues. Il faudrait qu’elle ait toutes les qualités, surtout la première : accepter d’avoir un mari éboueur. Pas très reluisant !

Il était jeune, il avait le temps et savait qu’il trouverait un jour un autre travail pour une autre vie, une vie qu’il construirait dans la beauté parce que la beauté donne toujours du bonheur, et le bonheur, pour Youssef, c’était de rêver aux mystères du lendemain, à cette petite beauté qu’il pourrait découvrir... au bord d’un chemin.

Youssef était donc un homme heureux. C’était comme ça. Même petit, il s’échappait naturellement de ce qui était laid ou perturbant. Il fuyait l’école qu’il trouvait très

ennuyeuse et passait de longues heures le nez par terre à admirer les petites bêtes qui lui donnaient vie. Il regardait le travail à l’ancienne des agriculteurs et observait la lente poussée des plantes et des fleurs. Par la force des choses et du bâton sur les fesses, il réussit à apprendre à lire et à écrire et découvrit alors un monde immense qui jaillissait à travers les mots et les phrases. La famille était pauvre et l’envoya travailler aux champs.

La petite graine de culture qu’il avait en lui croissait de jour en jour. Il s’abreuvait de lectures trouvées au hasard des rues : vieux livres déchirés, journaux jetés. Un jour, il trouva un ouvrage sur la France : ses paysages de campagne, ses bords de mer et ses reliefs montagneux, ses châteaux et ses maisons magnifiques, ses villes aux mille richesses. Il fut émerveillé. Il décida d’aller vivre dans ce pays de rêve. Il travailla alors sans relâche, économisant ce qu’il pouvait, car il devait tout donner à sa famille. Il obtint un visa touristique, arriva en France et découvrit un Paris aux innombrables visages, entre richesse inouïe et pauvreté effroyable.

Youssef ne cherchait pas à être riche, non, mais une idée le tenait en éveil en permanence : sur cette terre de France, là où il y avait tant de beauté, il devait bien y avoir du bonheur.

Et Youssef se mit à chercher le bonheur chaque jour en courant derrière sa benne à ordures.

Il avait un petit salaire régulier, il logeait dans un minuscule studio de dix-huit mètres carrés au sein d’une tour HLM, et il réussissait à envoyer un peu d’argent en Algérie, se privant s’il le fallait et rencontrant des difficultés à faire comprendre aux siens qu’il n’avait pas le salaire d’un footballeur !

Il vivait à une quinzaine de kilomètres de son lieu de travail et avait choisi de faire le trajet à vélo. Une autre forme de sport qui lui prenait une heure, mais il lui était interdit d’arriver en retard ne serait-ce que de cinq minutes, ce qui entraînerait une mise à pied immédiate, c’était dans le contrat d’embauche : 6 heures, c’est 6 heures ! L’irrégularité des transports en commun l’angoissait trop. Alors il prenait grand soin de son vélo et, comme il rendait souvent service dans le quartier, personne ne le lui aurait volé ou abîmé. Chaque soir il s’écroulait de fatigue, s’enfonçant dans un sommeil sans rêves.

Il travaillait ainsi quatre jours par semaine, puis il avait trois jours de repos d’affilée, ayant connaissance du planning presque un an à l’avance. Ces trois jours le déconcertèrent un peu au début. Célibataire, sans famille en France, que faire toute la journée ? Alors il reprenait son vélo et s’amusait à découvrir la campagne environnante et les chemins dans les forêts. Il humait à pleins poumons l’air pur exempt de l’odeur des camions et des poubelles, il écoutait les oiseaux et le chant du vent dans les arbres. Il appréciait sa solitude et sa liberté.

Quand il faisait beau, il s’allongeait dans les hautes herbes, le nez sur le sol, essayant de découvrir chaque petite plante. Il prenait des échantillons, les collait dans un grand cahier d’écolier. Un jour, il osa aller à la bibliothèque du quartier. Il apprit à se servir de l’ordinateur et se mit à étudier la botanique sans rien dire à personne.

Lui, l’homme heureux qui aimait la mélodie des petits oiseaux et le chant du vent dans les arbres et les herbages, avait un regret : qu’on ne reconnaisse pas la beauté de son

métier indispensable et même vital pour toute la société à l’heure où la crise sanitaire et l’écologie devenaient des soucis prioritaires pour tous.

Chaque matin il avait l’impression de partir vers une étrange aventure, tel un pisteur sur les trottoirs de Paris, un être invisible aux gestes mille fois renouvelés, courant environ quinze kilomètres sur la journée, en soulevant, se tordant, se pliant, hissant le poids de gros sacs ou de poubelles. Un calcul avait été fait : en moyenne, c’étaient sept tonnes de déchets ramassés par deux éboueurs à chaque service ! Ils pouvaient se reposer quelques secondes en équilibre précaire sur le marchepied du camion qui roulait. Ils travaillaient dans un environnement vraiment dangereux, notamment avec la grosse presse du camion qui poussait les ordures tel un engin hydraulique dans une usine, sauf qu’ici, la presse était en mouvement.

Youssef se sentait au cœur d’une jungle parfois très sombre, cachant les dangers de bêtes sauvages modernes : les voitures qui foncent entre les trottinettes et les vélos sans éclairage, les camions des livreurs qui bloquent les passages, les poubelles impossibles à dégager des trottoirs encombrés, les gens qui klaxonnent, ceux qui jettent tout et n’importe quoi de leur voiture ou de leurs poches, sans oublier les insultes adressées à ceux qui font œuvre de salut public avec un très faible salaire et qui, dans leur tenue fluo, le regard attentif à la poignée du conteneur à saisir rapidement, le replacent au mieux sans qu’il ne gêne le passage de la foule indifférente ou hargneuse.

Youssef enchaînait maintenant les gestes mécaniquement. Les premiers mois de ce travail avaient été très éprouvants,

non seulement à cause de l’odeur dont il se sentait imprégné, mais aussi avec le mal de dos constant et les tendinites. Puis il avait analysé ses gestes et sa posture, trouvé le rythme de mouvements différenciés, et s’était habitué aux chaussures de sécurité indispensables mais mal adaptées à la course.

Peu à peu il ne pensa plus à son corps, et ses muscles lui obéirent naturellement tandis qu’il cherchait, tous les sens en éveil, la moindre beauté perdue dans l’anonymat d’une ville immense : objets, petites fleurs ou simples sourires.

Iris, étincelle dans la nuit

Entre les tours de La Défense et les quartiers bourgeois de Paris, Paul est SDF. Par un matin gris d’hiver, au beau milieu des poubelles, il découvre un nourrisson abandonné, encore vivant…

Un choc qui sera le point de départ d’une rédemption progressive. Pourquoi ce jeune homme vit-il dans la rue ?

Quelle extrémité a poussé la mère de ce bébé à un tel geste ? Que faire d’un enfant sans défense ?

Et qui est cette vieille femme inconnue qui vient lui parler ?

De rencontres improbables en gestes de générosité, les personnages d’Elisabeth Bourgois, cabossés et esseulés, s’entraident et se relèvent. Les mains tendues sont autant de lumières qui font reculer la nuit.

Une véritable ode à l’espérance.

Elisabeth Bourgois, infirmière, est aussi l’auteur de plus de 25 romans et ouvrages réalistes et historiques qui passionnent jeunes et moins jeunes :

La nouvelle peste, Les chaussons par la fenêtre, Envol, La Grand-mère aux loups, Marie de Beaujeu, D’un fil(s) l’autre, Elle a ri ! ...

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