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Grand-père disait

Moi j’connais bien la vie me disait mon Grand Père, un Grand Père philosophe et presque centenaire. Il cultivait la terre et soignait ses pommiers. Il me disait : « C’est beau, quand tu les vois pousser, quand tu les vois fleurir, que les fruits vont mûrir, qu’il faudra les cueillir, sans quoi ils vont périr. » C’est ça la vérité, pas seulement pour les pommes, mais où qu’c’est embêtant, c’est qu’c’est vrai pour les hommes. Et quand j’me r’ garde en face, j’ai bien envie d’me dire : « Avec le temps qui passe, c’est pas marrant d’vieillir. » Moi, lorsque j’étais jeune, j’étais comme le Grand Père, j’faisais les quatre cents coups, j’avais l’feu aux artères. Je croquais n’importe quoi, tout c’qui m’faisait envie : les filles, l’amour, l’argent. Quoi, j’mordais dans la vie avec des dents de loup et une mâchoire de lion. J’avais, sans les brosser, des gencives en béton. Et ben, c’est comme les pommes : les molaires, les canines ça fleurit, ça mûrit et un jour ça s’débine. Alors, devant ma glace, j’ai bien envie de m’dire : « Avec le temps qui passe, c’est pas marrant d’vieillir. » Au printemps d’ma jeunesse, j’en avais une tignasse, des jolis ch’ veux blonds bouclés qui n’tenaient pas en place, et pour être bien coiffé les jours de tralala, j’devais en employer des tubes de gomina. Et puis, avec le temps, comme les roses se fanent, mes tifs ont foutu l’camp, malgré le Pétrole Hahn, malgré le Dop Dop Dop, et mes cheveux maintenant ont la blancheur Persil. Persil, ça lave plus blanc, mais quand j’me r’ garde en face, j’ai bien envie de m’dire : « Avec le temps qui passe, c’est pas marrant d’ vieillir. » Et pourtant, et pourtant, quand je pense au chômage, aux rivières polluées, aux forêts qu’on ravage, si je devais refaire toute mon existence, repartir à zéro, aurais-je autant de chance ? C’est certain, on a connu la guerre en d’autres temps, mais ça on s’en foutait car on avait vingt ans, et devant les paumés, et devant les drogués, je crois qu’l’avenir n’est pas follement gai. J’ai eu ma part de joie, j’ai su la retenir, et je suis comme je suis, pas mécontent d’vieillir, puisque, de toute façon, on n’peut pas rajeunir.

S C

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Calligraphié et mise en forme par Roland Gourdet, membre récent de l’amicale.