Toile de jouy - Regards contemporains

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Toile de Jouy Regards contemporains Marie Lepetit Igor Antic Atelier Parades Kouka Glassbox Benjamin Sabatier Hélène Garcia Ludovic Sauvage Yveline Tropéa Stéphane Ruchaud Laurence De Leersnyder Sharon Kivland Aurélie Mathigot Actions Anonymes SA Antonello Curcio Éric Perez Corine Borgnet Athina Ioannou Atelier trois Métiers d’art et création contemporaine : le retour en grâce



Toile de Jouy Regards contemporains L’histoire de la toile de Jouy se trouve imbriquée dans l’économie autant que dans l’artistique, et cette complicité étroite justifie, s’il en était nécessaire, la présence, sur le campus et au sein de l’Espace d’art contemporain HEC à Jouyen-Josas, de ces « regards contemporains » portés par une vingtaine d’artistes sur cette entreprise esthétique. Grâce aux progrès de la navigation, le XVIIe siècle français connaît un fort développement du commerce, et par conséquent un essor de l’importation de matières, comme de manières de faire, étrangères. La mode s’empare du goût pour les toiles des Indes réalisées selon un procédé d’impression sur coton à la planche de bois permettant des décors variés et raffinés qui plaisent à la population française. Pourtant la prohibition tombe en 1686 sur ces toiles de cotonnade et la France en perd le savoir-faire. Lorsque l’interdiction en 1759 est levée, l’Allemand Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815), graveur et coloriste issu d’une famille luthérienne de teinturiers, vient s’implanter à Jouy-en-Josas, où « l’eau est pure et la terre abondante », pour y installer sa manufacture. C’est donc ainsi que naît la fameuse toile de Jouy, qui fera la renommée du lieu. Cette entreprise devient royale en 1783. Son apogée se situe sous l’Empire, vers 1806, où la manufacture devient la troisième entreprise française. En trente ans, Oberkampf, entrepreneur avisé, a multiplié son placement initial par 20 000. Dès sa naissance, cette affaire, qui deviendra une success-story, démarre sous des auspices internationaux et une gestion dynamique générant d’importants bénéfices. L’audacieux Oberkampf réunit autour de lui artistes, dessinateurs, graveurs, imprimeurs, coloristes qui mettent au point ces fameux motifs paysagers et floraux. Traités en camaïeux, ces motifs dans lesquels se promènent des groupes d’humains et d’animaux vont assurer la gloire de la toile de Jouy, au point d’en faire une référence de bon goût dans l’ameublement, la mode et la décoration. Dès le début, sa clientèle est des plus huppées : les grands de l’époque sont séduits par la variété et l’élégance des sujets reproduits. Cela vaut l’anoblissement d’Oberkampf en 1787 obtenu de Louis XVI. Et plus tard, lors de sa visite à la manufacture

de Jouy, Napoléon fut très impressionné par cet entrepreneur dynamique, toujours à la pointe des avancées techniques. L’Empereur détachera de sa boutonnière sa propre croix d’honneur pour la remettre à Oberkampf en disant que : « Personne n’était plus digne que lui de la porter ». Sous l’impulsion d’Oberkampf, plus de 30 000 décors seront ainsi créés. Le dialogue entre les cultures contribue à l’origi­-­ nalité et constitue une des pierres d’angle de la notoriété de la toile de Jouy. La personnalité de son créateur y est pour beaucoup : Européen avant la lettre, pionnier de la révolution industrielle, avant-gardiste dans son approche des affaires et des hommes, stratège d’entreprise, tout autant que producteur, commerçant et employeur. L’industrie de tissus imprimés d’Oberkampf devient la plus grande manufacture d’Europe, employant 1 237 personnes. À l’occasion du bicentanaire de la mort d’Oberkampf, l’Espace d’art contemporain HEC a invité des artistes n’utilisant pas comme matériau habituel la toile de Jouy, afin de concevoir de nouvelles propositions et de mettre en lumière les enjeux politiques, économiques et esthétiques sous-jacents. Les diversités propres à l’art du XXIe siècle se révèlent à travers les techniques employées (crochet, broderie, peinture, sérigraphie, photo­ graphie, vidéo, sculpture, moulage, empreinte, dessin, écriture, installation) et la variété des médiums utilisés (bois, béton, plâtre, tissu, textile, papier, résine, plastique). Chaque artiste a reçu carte blanche pour inventer sa contribution. S’emparant de l’ADN de la manufacture de la toile de Jouy, chacun en a prélevé la substantifique moelle. Les uns ont choisi de se concentrer sur le processus de création et les techniques de fabrication ; d’autres, sur les motifs et leurs évocations multiples ou encore sur la pratique de l’auteur ou du travail collectif. Certains ont mené une réflexion sur l’histoire croisant l’économie, quand d’autres encore se sont attachés à donner leur interprétation du langage en jouant avec le champ lexical de la manufacture. Cette exposition offre la possibilité de regarder, par le prisme de l’art contemporain et ainsi par une vision décalée, l’histoire d’un textile qui s’inscrit dans la trame des relations entre l’Inde

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et l’Occident, entre fascination et colonisation, l’histoire d’une industrie très emblématique aussi de l’essor industriel et évocatrice des profondes mutations des entreprises indus­ trielles dans le contexte de la mondialisation actuelle. Toutes ces propositions reflètent bien la richesse d’approches que peut susciter dans l’imaginaire collectif l’évocation des « toiles de Jouy » devenues presque mythiques. Voici quelques notions apparues comme point de départ pour les recherches menées par les artistes afin de produire leur pièce en résonance avec la toile de Jouy et son inventeur qui ont pu servir de pistes de réflexion aux visiteurs de l’exposition.

Les motifs : la toile de Jouy est célèbre et renommée dans le monde entier pour l’imprimé composant des scènes pastorales en motifs répétés, avec des décors végétaux en arabesque et un goût de la symétrie qui la rapproche des enluminures médiévales représentant les très riches heures du duc de Berry, s’ancrant ainsi dans une tradition toute française. Jean-Baptiste Huet a réalisé pour la manufacture de Jouy la plupart des dessins à l’atmosphère champêtre et galante des saynètes qui composent la toile de Jouy. Invitation à la promenade ou à la sieste dolente, célébration d’une voluptueuse légèreté avec le jardin comme fond de décor, ces sujets bucoliques nourrissent l’imaginaire collectif. Cependant, certaines toiles conçues par Oberkampf représentaient des faits marquants de l’histoire, comme les scènes de la Révolution par exemple. Ainsi sous une apparence douce et charmante peuvent se cacher d’autres messages, comme des images séditieuses. Reprises et modifiées par les artistes, ces visions d’enfants sages peuvent prendre un caractère plus subversif. Les couleurs : outre les motifs, les couleurs ont leur importance dans l’engouement provoqué par les toiles de Jouy. Techniquement à l’origine, ce n’étaient pas les couleurs elles-mêmes que l’on imprimait, mais des mordants, sels de fer et d’alumine, qui, appliqués sur la toile, permettaient l’obtention des couleurs désirées. Après l’impression, la toile était plongée dans un bain de bouse de vache pour éliminer l’excès d’épaississant, puis lavée. Les toiles passaient ensuite dans un bain de teinture à la racine de garance qui révélait les couleurs sur les parties de toile empreintes de mordants. Le garançage permettait d’obtenir cette fameuse gamme de couleurs, du rouge foncé au rose tendre, 4

du noir au lilas, violet, bistre. Toutefois, le fond de la toile se teintait aussi d’une couleur rosâtre, qui disparaît au soleil – on étendait alors les toiles à sécher et à blanchir sur les pelouses autour de la manufacture. Le jaune et le bleu étaient imprimés directement sur la toile. Jusqu’en 1808, le vert était obtenu par superposition de bleu et de jaune. Actuellement, une grande variété de couleurs est utilisée en fonction des modes du moment et il n’est pas rare de voir des toiles aux teintes extrêmement vives, voire fluo. Cette étendue de la gamme colorée a retenu toute l’attention des artistes.

Le goût bourgeois : la toile de Jouy propose une vision de la nature proche de celle de Marie-Antoinette, qui batifolait au Trianon avec ses petits moutons : les marquises s’y protègent du soleil grâce à leurs ombrelles et y côtoient le petit peuple en haillons dans une nature idyllique. Tous ces charmants dessins se déclinent dans de subtils camaïeux. L’aristocratie s’empare immédiatement de ces tissus d’ameublement – rideaux, tentures murales, parures de lits, paravents, fauteuils, nappes, abat-jour – et contribue à leur succès. Quant aux bourgeois, dès qu’ils s’en sentent le droit, ils plébiscitent les toiles de Jouy, particulièrement après la Révolution française. La toile de Jouy devient l’élément incontournable des intérieurs élégants. Les papiers peints sont très en vogue dans les maisons de la bourgeoisie française dans les années 1960, roses pour la chambre des filles, verts ou bleus pour celle des garçons. Récemment encore, des couturiers (Castelbajac, Gaultier), des marques de luxe (Hermès, Lesage, Repetto) et d’ameublement (Pierre Frey, Maison Braquenié) ont lancé leurs nouvelles collections sous le motif « Toile de Jouy ». Celui-ci devient donc un label. Constatant aujourd’hui un écho nostalgique lié à l’évocation des motifs et couleurs, les artistes se sont intéressés à une exploration anthropo­ logique du goût petit-bourgeois, dont la toile de Jouy est l’un des exemples les plus aboutis. L’aventure entrepreneuriale : il existe une vraie fascination pour l’histoire de ce personnage germanique devenu l’un des plus grands entrepreneurs de son temps et à l’origine d’une remarquable aventure industrielle. Étymologi­ quement, une manufacture est un établissement où le travail se fait à la main, donc à l’aide de techniques de production constantes, contrairement à l’usine capitaliste qui repose sur l’emploi de machines augmentant sans

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cesse la productivité du travail. Mais, à la différence des échoppes artisanales de l’époque féodale, les manufactures utilisèrent des locaux de grande dimension et souvent plusieurs centaines d’ouvriers. Elles appartenaient à l’État (manufactures royales), qui voulait en faire le moteur de l’essor industriel et des exportations du pays, ou à des entrepreneurs privés ayant engagé des capitaux importants et qui étaient propriétaires des marchandises fabriquées par les ouvriers. Cela fit de la manufacture une étape vers l’usine propre au capitalisme industriel. Oberkampf est un fin stratège : patron paternaliste, soucieux de préserver l’emploi de ses ouvriers tout en faisant fructifier sa fortune personnelle, il sait manœuvrer dans la période difficile qu’est la Révolution française. D’ailleurs, cet Allemand, qui garde un fort accent, a épousé une fille de bourgeois français et s’est fait élire premier maire de Jouy-en-Josas en 1790. À l’écoute des nouveautés et des progrès techniques, il adopte l’impression à la plaque puis au rouleau de cuivre, invente avec un de ses neveux le vert solide, travaille avec Gay-Lussac et Berthollet sur le blanchiment au chlore et envoie ses neveux en mission d’espionnage industriel en Angleterre. En outre, dans manufacture s’entend travail manuel et travail collectif. L’exemple de cette aventure industrielle offre l’occasion d’une réflexion plus profonde sur l’économie globale, l’économie de l’art et/ou du luxe, l’économie de l’artiste. Les notions mêmes de travail et de production sont au cœur de ces questions.

L’approche pluriculturelle : outre le fait que la toile de Jouy est née dans un contexte international et croise les techniques et les approches artisanales et artistiques, les motifs des toiles reprennent volontiers le thème du paradis terrestre, territoire d’union idéale et idyllique entre flore, faune et humains. Les fleurs orientales de l’Inde et de la Perse, connues grâce aux vaisseaux des compagnies des Indes, n’excluent pas la présence de motifs floraux naturalistes européens. Ainsi, les thèmes des quatre saisons, des travaux des champs, de la chasse et de la pêche y font florès. Dans ces paysages de rêve apparaissent des architectures de fantaisie et de plaisirs, mais également des édifices pittoresques propices au recueillement ou à la méditation – temple oriental, pagode, tente turque.Inspirés par les quatre continents et les différentes religions, ils visent à organiser le paysage en un cheminement philosophique.

Paysage et construction servent de décor aux divertissements et aux plaisirs dans les jardins, aux jeux en tous genres, aux fêtes villageoises ou aux joies de conter fleurette et permettent d’oublier les temps troublés. Ce paradis artificiel semble réconcilier les contraires et abolir tous les heurts de la vie réelle. Les frontières sont annihilées fictivement dans ces rencontres impro­bables. C’est sur cette vision parfaite que souhaitent revenir également les artistes pour en faire saillir le côté politique. Ils établissent des liens entre culture populaire et culture savante, entre artisanat et beaux-arts, entre stéréo­­types et imagerie populaire. Ils interrogent les valeurs de la société, brouillent les pistes identitaires, se jouent des clichés et soulèvent des questions qui ont trait au politique.

Igor Antic [9], avec Interstices, occupe le couloir d’entrée du bâtiment et c’est à la découverte d’un espace social, celui qui se cache derrière l’espace représenté sur l’image, qu’il nous invite d’emblée. Il n’y a pas que les bosses, les taches et les irrégularités du mur qui se dissimulent derrière un papier peint. Ce sont aussi l’esprit d’une époque et tout un champ imaginaire qui se trouvent camouflés derrière la réalité apparente. Il souhaite, par l’intrusion de billets de banque dans la toile de Jouy, incorporer le fantasme du spectateur et l’inviter à songer dans la « profondeur du papier peint » et à s’interroger sur sa propre « économie libidinale ». Un petit buste d’Oberkampf, un des tous premiers « PDG », a été réalisé par Corine Borgnet [24, 25], à partir d’une collecte de post-it faite sur les lieux concernés par cet événement : le campus HEC, le musée de la Toile de Jouy et la mairie. Dans la pièce de gauche, Sharon Kivland [19] avec Pastorale et avec Nous deux, joue sur les clichés de la féminité raffinée qu’elle oppose au discours dominant sur le couple. Elle présente une paire de lorgnon sur les verres desquels est gravé « Nous Deux » et elle installe cet objet sur le motif de tissu représentant deux amoureux. L’objet de la vision vient interférer dans l’intimité de ce couple. Sur le mur peint de rose, elle dispose à nouveau des motifs de couple dont elle a gommé l’homme. La femme restée seule se retrouve parfois comme atrophiée ou amputée de son amant.

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Sur le mur d’en face, Atelier Parades [10], avec Jouy-en-Josas, vue de dessus, déstructure le motif et la trame constituant traditionnellement la toile de Jouy. Un grand rideau rouge aux motifs répé-­­ titifs s’ouvre sur une sérigraphie reprenant les motifs. Le paysage représenté n’est plus empreint d’une scène champêtre et bucolique, mais extrait de l’imagerie virtuelle et actuelle de la ville de Jouy-en-Josas, issue de Google Street View. Sur le mur de droite, Marie Lepetit [8], avec Bleu de Jouy, a repris une grande toile de coton, de la qualité et de la finesse de la toile de Jouy, qu’elle a imprégnée d’eau et de couleurs. Sont apparues des formes comme des territoires posés au revers. Après séchage, le tracé s’est construit. À partir des données du compas et de l’équerre, elle trace ensuite un motif rendu faussement répétitif fait de croisements et de superpositions. Dans la pièce sont présents des sculptures et des dessins de Corine Borgnet [24, 25]. Dans cette série Nostalgie, mon amour, l’artiste se souvient que petite, dans une chambre tapissée de toile de Jouy, elle a « beaucoup déliré sur cette toile, devenue hypnotisante, envahissante, hallucinante : celle-ci se transformait en bulle, ou en toute autre forme selon mon état d’ennui et d’imagination… Je dois à la toile de Jouy sans doute mon amour de l’art. » Bulles, ballons, gouttes d’eau, les formes souples et molles évoquent des éléments de l’enfance. Sous l’impact d’un pavé, symbole d’une révolution plus récente, les motifs de la toile de Jouy se déforment ou se diluent quand elle se répand au sol comme une vague.

Face à cette fenêtre, sur le mur d’en face, Benjamin Sabatier [13] a disposé selon un geste aléatoire des reliefs en béton (série Blisters). Après l’achat de produits de consommation courante choisis pour la qualité de leur blister (emballage en plastique transparent épousant grossièrement les objets qu’il contient), il utilise ces emballages comme moules pour fabriquer de petits reliefs en béton. Nous rentrons dans une dimension de production en série (alors que tous les objets sont uniques) par le biais de moules ready-made. L’installation murale relève ainsi de la tapisserie ou du rayonnage de supermarché. Entre ce mur et la baie vitrée, Kouka [11] joue de la confrontation sur six petites toiles de Jouy enchâssées sur lesquelles il expérimente une technique de transfert d’après des œuvres qu’il a peintes précédemment. Confrontation de techniques, d’une part avec l’impression traditionnelle sur tissu (la toile de Jouy) et d’autre part avec une technique de transfert d’impression d’après des œuvres préexistantes. Confrontation d’univers également, puisque les illustrations tradition­nelles qui ornent la toile de Jouy sont remplacées par ses propres dessins inspirés de photos d’archives d’ethnies bantoues (« humain » en langue kongo). Ainsi une imagerie traditionnelle primitive africaine se voit super-­ posée sur une image traditionnelle française.

Dans son travail, Laurence De Leersnyder [18] s’intéresse à l’empreinte. Ici, des motifs de toile de Jouy sont reproduits par un procédé d’empreinte sur plâtre. Le plâtre, au hasard de la coulée, vient prélever une partie du motif, opérant ainsi un zoom sur un détail, un découpage aléatoire. Techniquement, l’encre présente sur le support imprimé vient déteindre sur le plâtre qui l’absorbe. Il en résulte une impression en miroir du motif.

Dans la petite salle suivante, Ludovic Sauvage [15] propose Pick’a’point, une œuvre en deux temps. La pièce se compose de photographies de diapositives imbibées d’encre colorée, et d’une projection de ces mêmes images, une fois l’encre séchée et partiellement évaporée. Les points de vue dont il est question dans le titre sont des découpes circulaires hasardeuses à l’intérieur de paysages. La couleur et les effets de l’encre viennent les souligner d’une manière presque iconique, recréant de la matière et du motif, donnant une autre lisibilité au décor, comme le fait la toile de Jouy dans sa représentation de la nature.

Sur la baie vitrée de la salle suivante, Athina Ioannou [26] s’approprie l’espace, la lumière, la transparence en utilisant un matériau actuel, des formes géométriques et des motifs histo­ riques de la toile de Jouy. Elle introduit dans l’espace du spectateur des jeux de lumières et de couleurs, de perspective et de point de fuite inédits. Elle positionne ainsi le visiteur au cœur de la peinture.

Hélène Garcia [14], avec Soit dit en passant, a créé son propre motif, l’a reproduit de façon manuelle sur une toile de coton en y apportant préciosité et rareté tout en mettant en avant les techniques de fabrication – création de tampon, sérigraphie… Ensuite, elle a choisi d’appliquer cette toile sur un paravent, un volume reprenant le contexte de l’intérieur bourgeois.

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À droite de l’entrée, le collectif Actions Anonymes SA [21] a invité le couturier Gaël Laporte à confectionner des vêtements avec de la toile de Jouy. Ces modèles représentent les cinq continents pour symboliser l’universalité de la toile de Jouy ainsi que la mondialisation actuellement en vigueur dans l’économie et dans l’art. Des mannequins, accessoirisés avec des produits dérivés commercialisés par la boutique du musée de la Toile de Jouy, sont présentés comme dans la vitrine d’un grand magasin. Leur présence est utilisée pour accentuer le phénomène de l’esthétisation et de l’artialisation du monde. Vecteurs d’image, les produits dérivés des musées sont très emblématiques de notre société qui pousse l’amateur d’art à se transformer en hyperconsommateur hédoniste. Celui-ci visite presque plus longtemps les somptueuses boutiques des musées que leurs salles d’exposition. L’utilisation de ces mannequins de vitrine insiste sur l’hybridation transesthétique du commerce de la mode et de l’artistique. Elle évoque également les relations ambiguës qui existent entre certains artistes et les marques de luxe renforçant le mixage des genres. Sur le mur sont accrochées les vastes toiles d’Yveline Tropéa [16]. L’artiste travaille en Afrique, où elle a monté un atelier de brodeuses qu’elle a réunies autour d’elle. Les motifs qui apparaissent dans cette série sont issus de sacs de riz ou de farine vendus sur les marchés de Ouagadougou. Ici, le contexte africain donne à cette série de broderies une dimension particulièrement sensible, dans l’opposition et le contraste des mondes. Son travail sur le textile et la création de motifs décoratifs, couplé au fait qu’elle soit à la tête d’un atelier, interroge la notion d’auteur multiple, de créations textiles et de modèle économique. Dans la petite pièce vitrée qui suit, Stéphane Ruchaud [17], avec Campus Spring 2015, a conçu, à même le mur, une installation photographique réalisée à partir de portraits « fictionnés ». Les images exposées sont des scènes de vie ordinaire des étudiants du campus. Elles constituent une sorte de patchwork du quotidien des élèves. Quelquefois, il s’agit de réelles mises en scène proches de certains motifs champêtres, et parfois les scènes existent déjà et il s’agit alors de les fixer. Difficile de distinguer celles créées de celles spontanées tant elles sont inspirées

d’ambiance que l’on retrouve dans les teen movies américains. Pour ce travail, il a réalisé la série en argentique, au moyen format, ce qui impose des prises de vues plus construites et plus lentes à mettre en œuvre. La table conçue par Éric Perez [23], Waiting for Food, est une pièce unique réalisée spécialement pour l’exposition, à partir de ses savoir-faire de sculpteur, designer et ébéniste. Il est également le fondateur d’un studio de création de mobiliers et d’interventions d’architectures. C’est dans cette approche multiculturelle qu’il a gravé des motifs propres à la toile de Jouy sur une table de bois. Plaisir du Déplacement par Aurélie Mathigot [20]. Du plafond pend une cascade de sacs en tissu et crochet assemblés par l’artiste. Dans l’ensemble de sa pratique, elle associe travail manuel et collectif. Dans ses volumes en crochet, dans l’utilisation du textile (maille, broderie), elle capture le quotidien et parfois, avec des groupes de participants (élèves, personnes âgées, public généralement coupé des circuits culturels), elle tire des fils et crée du lien social. Elle interroge aussi l’économie de l’art. Lors du vernissage, Antonello Curcio [22] propose une intervention légère et éphémère. Il a créé le motif de sa propre toile de Jouy en s’inspirant du travail d’un peintre italien du XIXe siècle. Antonello Curcio a ainsi réinterprété son modèle, l’a modifié et a superposé trois dessins monochromes pour créer sa propre matrice. À l’extérieur, sous un arbre à proximité du marigot, Glassbox [12], avec Méridienne, rend hommage à la fois à l’atmosphère champêtre et galante des saynètes qui composent la toile de Jouy. Sur un même territoire se sont côtoyés simultanément la présence marquante de fabriques paysagères (grottes maniéristes, nymphée, etc.) et le berceau de cette industrie textile. Différents éléments utilisés à l’époque pour les parties de campagne ont été moulés. Coussins, traversins… invitent à la sieste. Isabelle de Maison Rouge Critique d’art, historienne de l’art

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Bleu de Jouy, 2015. Acrylique et graphite sur toile, 220 × 200 cm.

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Interstices, 2015. Toile de Jouy (motif : séraphins), billets de banque, dimensions variables.

Ludovic Sauvage

Actions Anonymes SA

Pick’a’point (prologue), 2015. Six tirages pigmentaires, 33 × 43,5 cm. Diapo-projection de six films diapositives découpés, encre colorée, dimensions variables.

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Yveline Tropéa 16

Atelier Parades 10

Jouy-en-Josas, vue du dessus, 2015. Sérigraphie une couleur sur lin semi-naturel, 170 g, deux rideaux de 140 × 300 cm, deux sérigraphies sur Rivoli ivoire 300 g une couleur, 50 × 70 cm, peinture acrylique.

Kouka 11

Traditions, 2015. Encre d’impression et Transcryl sur toile de Jouy, 33 × 24 cm.

Glassbox 12

Méridienne, 2015. 11 moulages en béton, taille variable.

Maquis, 2014. Sacs de riz brodés, perlés, peints, réalisés au Burkina Faso, pour le Centre culturel français.

Stéphane Ruchaud 17

Campus Spring 2015, 2015. Ensemble de 15 photogra­ phies, 13 tirages jet d’encre Epson Ultrachrome sur papier Hahnemühle photo rag 308 g, 2 tirages papier dos bleu.

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Blisters, 2015. 36 moulages de béton, taille variable.

Hélène Garcia 14

Soit dit en passant, 2015. Techniques mixtes deux pans de 100 × 152 × 4 cm.

Antonello Curcio 22 Repassion,

2015. Intervention dans le restaurant HEC avec des serviettes de table aux motifs érotiques, 40 × 40 cm chaque, papier tissu.

Éric Perez 23 Waiting

for Food, 2015. Plateau chêne massif huilé, piétement noyer massif huilé, toile de Jouy sérigraphiée au laser.

Laurence De Leersnyder 18 Motifs

empruntés, 2015. Empreinte des motifs de toiles de Jouy : plâtre, encre transférée, dimensions variables.

Sharon Kivland Benjamin Sabatier

Manufactura Mundus, 2015. Installation in situ de dimensions variables selon le lieu. Six vêtements confectionnés en toile de Jouy portés par des mannequins de vitrines, accessoires divers.

19 Pastorale, 2015. Gouache

sur mur fond rose, dimensions variables. Nous deux, 2009. Lorgnette ancienne gravée disposée dans une boite capitonnée de toile de Jouy.

Corine Borgnet, 24 Bourgeoisie, 2015. Aquarelle

sur matériau de synthèse (jessmonite Polycristal) et pavé, 80 × 50 × 50 cm. 25 Aristocratie, 2015. Aquarelle sur matériau de synthèse (jessmonite Polycristal) et planches, 185 × 40 × 50 cm.

Athina Ioannou 26 Air

de Jouy, 2015. Couleur et motif imprimé sur vinyl adhésif, 550 × 315 cm c.a.

Aurélie Mathigot 20 Plaisir

du Déplacement, 2015. 4 sacs crochetés sur une hauteur de 3 mètres.

Œuvres exposées

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Métiers d’art et création contemporaine : le retour en grâce Des foires affichant clairement leurs intérêts pour les métiers d’art, des musées prônant « l’intelligence de la main », des artistes toujours plus nombreux à revoir l’outil et la matière : tous ces indicateurs ne trompent pas… Ces dernières années, l’art actuel tend à reconsidérer les métiers d’art et leurs pratiques. Comme si cette réintégration du faire dans l’art présupposait un abandon, voire un rejet de ce dernier… Depuis Marcel Duchamp et ses ready-made, la création contemporaine a, en effet, plus souvent les yeux de Chimène pour le concept que pour les matériaux et les techniques, reprenant le précepte, cher à Léonard de Vinci, assimilant la peinture à une « chose mentale ». Cette cosa mentale a-t-elle indirectement précipité le champ de l’art dans celui de l’Immaculée conception, comme le suggère le maître verrier Antoine Leperlier 1 ? Cette analogie métaphorique pouvant paraître excessive au XXIe siècle, l’histoire de l’art retient toujours la césure radicale opérée par l’artiste conceptuel, révoquant le système établi. Mais c’est sans compter sur la force du geste et des savoirfaire, réfutant les hiérarchies traditionnelles (beaux-arts et arts décoratifs), dès la fin du XIXe siècle et le mouvement anglais Arts and Crafts, ébranlant régulièrement l’indéfectible primauté de l’idée sur sa matérialisation.

Réinvention des métiers On assiste à une véritable résurgence des métiers d’art dans la création, induisant de nouvelles postures artistiques. Certains plasticiens, toujours plus nombreux, s’associent avec des maîtres d’art pour la production. Les pièces poétiques et colorées de Jean-Michel Othoniel sont, par exemple, issues de sa complicité avec le verrier Matteo Gonet. En 2014, Cécile Le Talec œuvre, avec l’atelier de tapisserie A2 d’Aubusson, pour créer Panorama polyphonique. Pour la réalisation partielle de La Conférence des oiseaux, son œuvre féérique exposée en 2015 au salon Art Paris Art Fair, Yassine Mekhnache a collaboré avec des brodeuses marocaines et d’Inde du Sud. Tout comme Yveline Tropéa, qui travaille avec des brodeuses africaines, dont le travail issu de son atelier est présenté, ici, au sein de l’exposition Toile de Jouy — Regards contemporains.

Faisant fi des codes et des classifications, ces artistes usent de procédés traditionnels qu’ils réinventent en les unissant à une réflexion première forte. D’autres veulent en découdre eux-mêmes avec la rigueur des techniques. Ils retroussent leurs manches pour fondre, couler, tailler, mouler, tisser, aboutissant à des pièces totalement soumises à leur volonté. « Ces créateurs travaillent comme des artisans, revalorisant le hand made, les matériaux et les pratiques que l’art avait déclassés : le bois, la terre, la taille directe, le tissage », explique la critique d’art Alexandra Fau, lors de la table ronde « Métiers d’art et création contemporaine » du Festival d’histoire de l’art 2015 de Fontainebleau. Parmi les précurseurs, les liciers-créateurs Pierre Daquin et Sheila Hicks ont réussi, dès les années 1960, à libérer la lice 2 de son carcan traditionnel, pour donner naissance à la Nouvelle Tapisserie et à ses créations épous­ touflantes, souvent affranchies du mur. Plus proches de nous, citons le duo Daniel Dewar et Grégory Gicquel, lauréat du prix Marcel Duchamp 2012 ; Claire Tabouret ; Morgane Tschiember ; Laurence De Leersnyder ; le collectif Glassbox ; Aurélie Mathigot. Tour à tour tailleurs sur bois ou sur pierre, tisserands, céramistes, ils réinventent des ready-made en se réappropriant les techniques artisanales. Parmi ceux dont les pièces sont exposées au sein du campus HEC, Aurélie Mathigot rebrode des photographies imprimées sur toile et redéfinit des objets à l’aide du crochet, tandis que le collectif Glassbox moule des motifs récurrents de la toile de Jouy pour recomposer, in situ, une véritable partie de campagne galante, version grand format et XXIe siècle. Laurence De Leersnyder, quant à elle, explore la répétition du sujet iconique sur des plaques de plâtre, jouant ainsi sur différents procédés – impression et moulage. Cette génération d’artistes revenant au geste, au toucher sensuel de la matière et au contact parfois rude de l’instrument serait-elle lasse d’avoir « défait » le faire pour le « refaire » ? Cette réappropriation s’explique surtout par leur envie de renouer avec le plaisir de créer. « La société actuelle, comme l’art, tend à se dématérialiser et les artistes se sentent dépossédés, désœuvrés », révèle Alexandra Fau. Parfois

Virginie Chuimer-Layen

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autodidactes, usant de méthodes relevant de temps à autre du bricolage pour reproduire des objets industriels préexistants, ou simplement pour avoir la mainmise sur leur création, ils s’affranchissent de l’esthétique duchampienne, se réconcilient avec leur environnement, comme s’ils exprimaient un retour délibéré, non régressif, aux fondamentaux et à une valeur souvent oubliée, celle de l’unique. Cependant, cette réapparition du faire n’entraîne pas nécessairement celle de la belle manière, prônée traditionnellement par les métiers d’art. Les artistes interrogent plutôt la qualité intérieure des matériaux, se suffisant à euxmêmes, comme le faisaient ceux du mouvement Supports-Surfaces dans les années 1970.

Renouveau soutenu par les institutions En adéquation avec la tendance insufflée par le mouvement du slow made et la reconsidération du facteur temps, ce renouveau est porté par nombre d’instances, n’hésitant pas à en faire un cheval de bataille. Tout d’abord, le salon Révélations, première biennale mondiale des métiers d’art et de la création, qui est piloté par Ateliers d’art de France, le puissant syndicat des métiers d’art. Créée en 2013, cette manifestation invite galeries et « artistes de la matière » à exposer sous la nef du Grand Palais : petit clin d’œil amusé de ces derniers, investissant un lieu iconique de l’art contemporain…

anciennes usités aux quatre coins du monde et accessibles en un seul clic. La nouvelle lumière faite sur les pratiques des métiers de l’art et de la création semble être simplement une énième bataille contre le diktat de la norme, qui reste encore aujourd’hui, celle de ne plus en avoir. Cette « révélation », empreinte de la réflexion continuelle de l’art sur l’art, est aussi la preuve que l’histoire opère toujours, de manière régulière, un retour sur elle-même. Interrogé en 1966 par le critique d’art Pierre Cabanne sur l’importance de la pratique dans son travail 3, Marcel Duchamp répond paradoxalement en ces termes : « […] Il y a très peu d’idées au fond. Ce sont surtout de petits problèmes techniques avec les éléments que j’emploie comme le verre […]. Tout cela me forçait à élaborer. » Pierre Cabanne s’en étonne : « Il est curieux que vous, qui passez pour un inventeur cérébral, ayez toujours été préoccupé par les problèmes techniques. » Et Duchamp de conclure : « Vous savez, un peintre est toujours une sorte d’artisan. » Tout est dit. Virginie Chuimer-Layen Journaliste, historienne d’art

Simultanément, le Palais de Tokyo, emblème d’une expression plastique souvent dérangeante et subversive, propose une programmation allant de l’hébergement des Journées européennes des métiers d’art (JEMA) à la création d’expositions. En 2015, L’Usage des formes soulève, notamment, la question du rapport à l’outil et du « geste créateur au monde environnant. » Pour les JEMA 2016, la manifestation, intitulée Double je, met l’accent sur le rapport entre artistes et artisans d’art, sur fond de scénographie « criminelle ». Cette revalorisation des métiers de la main, hissée au sommet par l’État comme vecteur de l’excellence française, rejoint l’esprit des grands groupes de luxe. Valorisant leurs savoir-faire comme avantages concurrentiels, ils sont dirigés par de puissants collectionneurs, à l’origine de grandes fondations d’art contem­ porain, également mécènes de nombreuses expositions. Enfin, Internet facilite la connaissance des matériaux et des pratiques 30

1 « La Conscience matérielle, ni métiers d’art, ni art contemporain : définition de l’angle mort », 2013 : www.antoine-leperlier.com 2 Fil de coton portant un maillon dans lequel passe le fil de chaîne (la trame) sur un métier à tisser. 3 Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Éditions Allia, 2014.

Métiers d’art et création contemporaine : le retour en grâce



Espace d’art contemporain HEC Paris 1 rue de la Libération 78350 Jouy-en-Josas www.hec.fr / espaceart Coordination générale Anne-Valérie Delval Hélène Maslard Suivi éditorial Laurent Lefèvre Conception graphique et éditoriale Atelier trois, Paris Photographies Héléne Maslard (p. 22) Stéphane Ruchaud Photogravure  Fotimprim, Paris Impression CICERO Achevé d’imprimer en décembre 2016, sur les presses de l’imprimerie, ETC-INN à Yvetot, France. Dépôt légal : 4e trimestre 2016 ISBN : 978-2-9543844-7-4



En 2015, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Christophe-Philippe Oberkampf, sous l’égide de la mairie de Jouy-en-Josas, de nombreux événements relatant l’histoire de la toile de Jouy et de son créateur ont été proposés tout au long de l’année. L’exposition Toile de Jouy – Regards contemporains s’inscrit dans cette série de manifestations. Le musée de la Toile de Jouy et l’Espace d’art contemporain HEC ont invité, simultanément, une quarantaine d’artistes internationaux à porter un regard contemporain sur la toile de Jouy. Cette publication est consacrée à l’exposition qui s’est déroulée du 11 mai au 30 octobre 2015 sur le campus HEC. Au sommaire, un texte d’Isabelle de Maison Rouge, critique et historienne de l’art, présente l’exposition, son contexte, les artistes invités et leurs œuvres. Pour conclure, Virginie Chuimer-Layen, journaliste et historienne d’art, propose une réflexion sur le retour en grâce du faire dans la création contemporaine.


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