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« UN SYSTÈME QUI TE BROIE »

Une fois diplômés,

Sur les dix potes avec qui je suis restée en contact après l’école, quatre se sont déjà reconvertis dans la communication. J’envisage moi aussi de leur emboîter le pas », confie Clarisse, journaliste de 28 ans. Pour elle, l’entrée sur le marché du travail a été une désillusion.

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« L’école ne t’informe pas sur les attentes et la cadence en rédaction. On te dit juste que tu vas devoir travailler les weekends. Mais, en réalité, le secteur du journalisme, c’est un système qui te broie et qui t’épuise. Au début, tu t’accroches, car on te fait miroiter un CDI, qui, bien souvent, n’arrive jamais. Tu te retrouves à enchaîner les piges, on t’appelle au dernier moment, et tu dois mettre ta vie de côté. Si tu refuses, c’est simple, on ne te rappelle pas. »

Les conséquences de la crise sanitaire, les bouleversements climatiques ou encore la précarité grandissante transforment le rapport qu’entretiennent les jeunes avec le travail. L’idée d’un engagement inconditionnel envers les entreprises est en train de mourir à petit feu. Et cette révolution sociétale n’épargne pas le secteur du journalisme.

En 2022, la Conférence des écoles de journalisme (CEJ) a commandé une enquête auprès du cabinet Pluricité. L’objectif : évaluer l’intégration professionnelle des jeunes diplômés des écoles, membres de la Conférence. À la question « Quels facteurs sont les plus importants dans votre choix de poste ? », les jeunes journalistes placent en deuxième position l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, juste derrière la ligne éditoriale. L’enquête relève aussi un « choc générationnel souvent ressenti par les employeurs ». Les horaires de travail et la disponibilité du journaliste sont un sujet de désaccord entre les générations. Jean-Marie Charon, sociologue rattaché à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et co-auteur de l’étude Hier, journalistes : ils ont quitté la profession (Entremises éditions), confirme cette opposition : « L’expression qui revient le plus souvent c’est “On doit être journaliste 90 % de son temps”. Et ça fait bondir les jeunes qui sont moins enclins à mettre leur vie personnelle de côté. » Même si, bien souvent, ils finissent par se conformer aux exigences de ce secteur compétitif.

Ce décalage pousse certains journalistes à prendre la porte ou à se réorienter professionnellement. C’est le cas de Mathilde, 30 ans, qui, après ses études, a cumulé deux emplois à RTL et France 24, pendant quelques années. Elle travaillait alors de 9 h à minuit, du lundi au vendredi. Un rythme difficile à tenir, qui l’a rapidement épuisée.

80 % du temps devant un ordinateur Mathilde a choisi de continuer son travail comme cheffe d’édition à France 24. Mais la rédaction lui a fait des promesses qui n’ont jamais été tenues. « Je ne faisais que de la production alors que je voulais être sur le terrain. Je n’ai réalisé que deux reportages la première année. En journalisme, on t’en demande beaucoup, et tu te dis que si tu travailles bien, tu seras récompensée. Mais c’est rarement le cas », confie la jeune femme. Elle est maintenant auto-entrepreneure et écrit pour le guide de voyage Lonely Planet. Son cas est loin d’être isolé.

L’étude de Jean-Marie Charon révèle que les journalistes passent plus de 80 % de leur temps devant un ordinateur. Une réalité qui contraste avec l’image du reporter, toujours sur le terrain, qui fait encore rêver de nombreux étudiants. À cela s’ajoute la désillusion liée aux salaires : 60 % des pigistes gagneraient un salaire équivalent ou inférieur au Smic.

Mathilde, l'ancienne journaliste, considère que cette situation est due à un problème de management dans les rédactions. « Les chefs ne sont pas formés. Ils sont eux-mêmes victimes de la pression de leurs supérieurs. Ma cheffe avait l’impression d’être sur la sellette. On peut être une excellente journaliste et ne pas avoir naturellement un caractère de manager. »

« métier passion » et santé mentale

Jean-Marie Charon souligne lui aussi le rôle des hiérarchies intermédiaires dans les rédactions. « Ce sont de bons journalistes qui occupent des postes d’encadrement. Mais ils ne savent pas toujours gérer leur équipe, ce qui peut allonger le temps de travail des professionnels sous leurs ordres. »

Malgré cela, certains ne sont pas encore résolus à abandonner leur « métier passion ». Lou* travaille à BFMTV. Cette journaliste de 26 ans assure aimer son travail et vouloir durer dans sa rédaction.

Alors, elle s’accroche. Elle regrette cependant un rythme de travail qui dépasse parfois l’entendement. Sur des sujets d’actualité importants, comme la guerre en Ukraine, elle travaillait parfois jusqu’à 120 heures par semaine ou devait encore accepter d’enchaîner les missions dans toute la France. Lou et ses collègues essaient de faire changer les choses. Ils insistent en particulier sur la santé mentale. Les journalistes sont sujets à plusieurs maladies psychosomatiques : troubles du sommeil, crises de larmes, stress intense. La jeune femme estime nécessaire qu’un suivi psychologique soit mis en place dans les rédactions :

« Après la mort de notre collègue Frédéric Leclerc-Imhoff en Ukraine, nous avons été orientés vers une psychologue. Mais elle n’était pas du tout habilitée à procurer les soins adaptés à la situation. Depuis, on se bat avec la rédaction pour que le suivi en interne devienne obligatoire. »

Camélia AIDAOUI et Eva PRESSIAT * Le prénom a été modifié.

LE BURN OUT : UNE MALADIE PROFESSIONNELLE ?

Les psychologues américains Christina

Maslach et Michael P. Leiter décrivent, dans leur livre The Truth about Burnout (1997), le burn out comme « l’écartèlement entre ce que les gens sont et ce qu’ils doivent faire. Il représente une érosion des valeurs, de la dignité, de l’esprit et de la volonté – une érosion de l’âme humaine ».

En 2015, une enquête commandée par le Syndicat national des journalistes français (SNJ) et le cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels Technologia soulevait un problème récurrent dans le secteur du journalisme. Sur 1 135 journalistes interrogés, au moins « un tiers d’entre eux envisageaient de quitter leur emploi et 65 % estimaient que leur vie professionnelle exerçait une influence négative sur leur santé ». Le rythme de travail auquel sont soumis les journalistes peut constituer un début d’explication. Lou, journaliste pour BFMTV témoigne : « C’est normal de faire des burn out, surtout dans le journalisme. Cela s’est accentué avec le mouvement des Gilets jaunes. Pendant des mois, tu passes tous les samedis dehors. Le pays va mal, tu marches 20 km, tu te fais insulter, cracher dessus, courir derrière. Tu perds le sens de ton métier. À cette période-là, trois, quatre journalistes ont craqué. »

C. A.