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LE CERVEAU BILINGUE

par Laure Zéboulon Directrice, Sciences cognitives appliquées

La faculté de langage constitue le cœur de la singularité humaine. Plus que toute autre espèce animale, Homo Sapiens possède des architectures neurales lui permettant d’exprimer sa pensée de façon symbolique et de les partager de manière détaillée avec d’autres. Notre espèce est la seule espèce capable d’acquérir une langue mais également plusieurs langues.

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Les scientifiques commencent à disposer de résultats fiables sur le développement linguistique des enfants exposés à plusieurs langues. Les techniques récentes de neuro-imagerie permettent de mettre en évidence les aires cérébrales impliquées dans le traitement de ces langues ainsi que les effets de l’expérience bilingue sur le développement du cerveau.

L’expérience bilingue constitue un atout majeur et les recherches actuelles mettent en avant les avantages cognitifs associés.

Qu’est-ce que le bilinguisme ?

Plusieurs définitions coexistent, posant ainsi toute la complexité de la question et du concept. Certains définissent le bilinguisme comme la maîtrise parfaite de deux langues, i.e. la capacité de parler les deux langues avec le même degré de fluence dans toutes les situations ; d’autres utilisent ce mot de façon générale dans les contextes éducatifs pour décrire tout cursus qui comprend deux langues étrangères. Il n’existe pas de consensus sur les compétences linguistiques que la personne bilingue doit détenir. Les chercheurs en sciences cognitives définissent comme bilingue la personne qui se sert régulièrement de deux langues dans la vie de tous les jours. Elle devient bilingue parce qu’elle a besoin de communiquer avec le monde environnant par l’intermédiaire de deux langues, chacune étant liée à au moins un groupe ou un contexte social. Cette définition englobe une multitude de réalités et de profils linguistiques que l’on peut représenter sur un continuum de variables distinctes : âge de début d’exposition, contexte et intensité d’exposition, mode d’apprentissage, degré d’utilisation, niveau de fluence, etc… Néanmoins, à cause de l’organisation cérébrale fondamentale qui a lieu pendant les premières années de vie, on distingue communément deux types de bilinguisme : le bilinguisme simultané/précoce dans lequel les deux langues sont acquises simultanément dès le début d’acquisition du langage ; et le bilinguisme d’acquisition/tardif dans lequel la langue seconde est apprise après que la langue première ait été partiellement ou totalement acquise.

Pour l’École Jeannine Manuel, être bilingue, c’est savoir s’exprimer, à l’oral comme à l’écrit, avec aisance et finesse, en français comme en anglais ; c’est pouvoir écrire une dissertation littéraire ou un devoir d’histoire dans une langue comme dans l’autre ; c’est s’imprégner des patrimoines littéraires et artistiques des deux langues ; c’est voyager d’un imaginaire à l’autre ; c’est s’épanouir dans des études supérieures, qu’elles soient conduites en français ou en anglais ; c’est pouvoir choisir de vivre et travailler n’importe où dans le monde.

D’un point de vue neuropsychologique

Les travaux de ces dernières années en sciences cognitives montrent que les bébés exposés précocement à deux langues développent chacune de celles-ci normalement, sans retard, ni confusion. L’acquisition simultanée des deux langues se fait au travers de deux systèmes linguistiques et phonologiques différenciés très tôt, avec pour chacun une connaissance grammaticale totale, dont le développement se fait suivant les mêmes segments que lors de l’acquisition monolingue. C’est un peu comme s’ils développaient deux cerveaux monolingues en un.

En revanche, l’acquisition successive d’une langue seconde diffère du développement monolingue et du bilinguisme précoce. Les connaissances de la langue maternelle acquises préalablement ainsi que la maturation de certains réseaux neuronaux façonnent l’apprentissage de cette langue seconde, qui est généralement plus lent. On observe un large éventail de variations inter-individuelles dans l’acquisition de la langue seconde, en fonction de l’âge de début d’exposition, de l’intensité et des contextes d’exposition ainsi que des expériences propres.

L’acquisition de la langue seconde pourra rarement aboutir à des compétences du même niveau que celles développées par l’acquisition en langue première ; les différences pourront néanmoins être limitées si l’âge de début d’exposition se situe dans la petite enfance, et s’il y a contact soutenu avec la langue orale et avec des personnes natives physiquement présentes.

Les études de neuro-imagerie permettent de visualiser les changements associés de l’organisation fonctionnelle du cerveau. Alors que chez les bilingues précoces, les deux langues sont traitées dans des zones des aires cérébrales de l’hémisphère gauche dédiées au langage qui se chevauchent, chez les bilingues successifs, le traitement de la langue seconde, qui repose sur des réseaux plus larges et plus diffus, est spatialement distinct de celui de la langue première. Cela est d’autant plus marqué que l’âge de début d’exposition est tardif. Comme si notre cerveau avait recours à d’autres ressources cognitives (notamment dans certaines régions hémisphériques droites et frontales) pour compenser celles qui ne sont plus disponibles. Une fois que cette langue seconde est bien apprise, cet espace supplémentaire n’est plus nécessaire.

Ces études montrent que le bilinguisme induit des changements structurels et fonctionnels au niveau du cerveau, y compris une augmentation de la densité de matière grise et matière blanche dans les zones responsables du traitement du langage et des fonctions exécutives. Le cerveau bilingue est sans cesse confronté à la difficulté de sélectionner parmi deux systèmes linguistiques, de discriminer parmi deux systèmes phonologiques, de jongler avec deux grammaires, deux lexiques etc… Cela se traduit par une activation accrue des réseaux des systèmes perceptuels et du contrôle exécutif ; ce qui expliquerait les meilleures performances observées chez les personnes bilingues, dans les tâches de contrôle exécutif, y compris celles non linguistiques, sollicitant le contrôle attentionnel, la mémoire de travail et l’inhibition de multiples informations venant de l’environnement. Les travaux de recherche récents montrent même que cette ré - première année de vie pour ne pas entraîner de déficit du langage), l’existence de plusieurs périodes sensibles a aussi été mise en évidence dans le domaine du langage par des études récentes. Par exemple, pour l’apprentissage des phonèmes de la langue première, les études montrent que les bébés de neuf mois discriminent les phonèmes de toutes les langues du monde, alors qu’à partir de l’âge de douze mois, ils ne discriminent plus que ceux utilisés dans leur langue maternelle. Pour d’autres aspects du langage, telle que la syntaxe, l’évolution est plus tardive. C’est aux alentours de la puberté que les performances déclinent. serve cognitive du cerveau bilingue pourrait avoir des effets sur le long terme, retardant l’apparition des symptômes de déclin cognitif dans le cas de maladies neurodégénératives, telle la maladie d’Alzheimer.

Bilinguisme et plasticité cérébrale

Les recherches sur le cerveau ont démontré à la fois l’étendue et les limites de la plasticité cérébrale. Chez le petit enfant, la plasticité cérébrale est extraordinaire, avec plusieurs millions de synapses qui se font et défont chaque seconde. C’est grâce à cela que nos réseaux neuronaux vont se modifier pour acquérir une certaine langue, deux langues ou même plus. Mais cette plasticité n’est pas constante dans le temps : dans de nombreuses régions du cerveau, il y a des fenêtres temporelles optimales, appelées périodes sensibles, pendant lesquelles les circuits neuronaux possèdent la capacité particulière de s’adapter aux entrées qu’ils reçoivent de l’environnement.

Très bien attestée dans le domaine visuel et auditif (on sait par exemple que l’appareillage des enfants sourds doit être effectué dans la

S’il existe un pic de plasticité pour les apprentissages linguistiques dans la petite enfance, les périodes sensibles ne se ferment jamais complètement. Elles peuvent être ranimées dans des circonstances particulières, comme l’illustrent les études sur des enfants coréens adoptés en France à l’âge de six ans qui, à l’âge adulte, ne montrent plus aucune distinction avec des français natifs.

En conclusion, les travaux en sciences cognitives valident les principes et pratiques d’apprentissage de notre école. La recommandation des chercheurs est d’exposer les enfants précocement à l’autre langue, avec un contact soutenu et structuré encadré par des locuteurs natifs, afin de tirer le meilleur parti de la plasticité cérébrale de la petite enfance et exploiter les pics de plasticité qui interviennent vers 4 ans, puis à nouveau vers 6-7 ans. C’est le cas dans notre école depuis sa création. Notre décision d’étendre la parité horaire des enseignements en français et en anglais, déjà en place en CM1 et CM2, à l’ensemble des classes maternelles et élémentaires, renforce nos pratiques et se fonde à la fois sur le constat scientifique et sur le succès de notre expérience à Londres, où la parité horaire est installée depuis sa création en 2015 avec des résultats probants.

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