Crossroads University
Novella : Stellar Wind
Carmen Silvera
Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les faits décrits ne sont que le produit de l’imagination de l’autrice, ou utilisés de façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé, vivantes ou décédées, des établissements commerciaux, des événements ou des lieux ne serait que le fruit d’une coïncidence.
Autrice © Carmen Silvera
Relecture et correction © Carmen Silvera
Couverture © Carmen Silvera (Canva et Depositphotos)
Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite ou transférée d’aucune façon que ce soit ni par aucun moyen, physique ou électronique, sans la permission écrite de l’autrice, sauf dans les endroits où la loi le permet, et dans le cadre de critiques littéraires. Cela inclut la photocopie, les enregistrements et tout système de stockage et de retrait d’information. Pour demander une autorisation ou pour toute autre demande d’information, merci de contacter l’autrice, Carmen Silvera (carmensilvera@outlook.fr).
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AVERTISSEMENTS
Très cher lectorat, Cette novella aborde des sujets qui peuvent toucher certaines personnes. Je vous invite, si vous vous savez sensible à certains des trigger warnings listés ci-dessous, à vous sonder et à écouter vos émotions avant de décider d’ouvrir l’ouvrage ou de le refermer. Les éléments évoqués ci-dessous sont susceptibles de spoiler l’histoire. La présente novella fait mention d’alcool, d'agressions sexuelles, de mort. L’utilisation d’un langage parfois cru ou grossier est également à souligner. Le récit contient, en outre, des scènes de sexe détaillées.
Respectueusement, Carmen
CHAPITRE 1
Je me sens pâlir à mesure que mon meilleur ami s’avance dans la salle du Chat qui danse. Il slalome entre les tables du café et retire son bonnet d’une main, laissant ses cheveux châtain clair s’ébouriffer sur son passage.
La bouche ouverte sur un « oh » grimaçant, mes yeux verrouillés aux siens – visiblement désolés –, je ne parviens pas à articuler le moindre mot.
— Hey, Gaby, commence-t-il avec un sourire craintif.
Mes yeux passent de sa mine désolée au plâtre dans lequel son bras est maintenu. L’air de rien, il essuie une petite poussière sur mon tablier, le regard fuyant.
— Hey, Charlie… Dis-moi que c’est une blague ?
Un vent de colère se lève en moi et je me souviens que mon corps a besoin que je respire pour survivre. Allez, Gaby, on inspire, onexpire.Zen.
J’aimerais bien.
Son regard balaye sa blessure.
Je me suis éclaté l’os du coude.
Je suis sûre qu’un de mes chakras vient de péter.
— Put… commencé-je avant de me reprendre. Comment tu as fait ton compte ?
Euh… Tu promets de ne pas me tuer ? Ce serait pas bon pour ton karma, Siddhârta 1 .
Un « ta gueule » chatouille mes lèvres, mais je me retiens.
Charlie… Si tu me dis que c’est encore un de tes paris débiles, je vais finir par te coller sous étroite surveillance !
— Non, non, c’était pas un pari.
Il se gratte l’arrière de la tête de la main gauche, la seule pleinement disponible. Et je sais très bien ce que ce geste signifie. Depuis le temps, j’ai le décodeur intégré.
Charlie, l’avertis-je d’une voix sévère.
OK, OK, c’était un pari, admet-il en levant les mains en signe de paix.
— ¡Que burro2! juré-je cette fois-ci. Un mois avant le tournoi ?
Vraiment, Charlie ?
Il se détourne, mal à l’aise, alors que mes ongles cavalent sur le comptoir.
— Si jamais tu envisages de me frapper, fais-le avec la main qui ne porte pas la bague de ton grand-père.
La chevalière de mon abuelito3 est plutôt imposante et pourrait laisser des marques intéressantes sur un corps…
— Je ne suis pas violente, tu le sais bien, soupiré-je.
— Je suis vraiment désolé, Gaby, je ne pensais pas que grimper dans l’arbre serait dangereux à ce point…
Je le fais taire d’un doigt autoritaire levé entre lui et moi.
— Tais-toi deux minutes, le temps que j’arrête de te détester.
Le long soupir qui m’échappe le fait encore gigoter d’inconfort.
Tu marqueras quand même un mot gentil sur mon plâtre ? demande-t-il d’une petite voix avec son habituel sourire canaille.
J’attrape sèchement le marqueur dans le pot à stylos du comptoir et m’approche de lui, menaçante. Il recule d’un pas, mais me laisse saisir son bras. D’un geste rapide, j’arrache le bouchon avec mes dents et écris en gros « Lâcheur ».
Mérité, chantonne-t-il en plaquant un baiser sur ma joue. Je vais trouver une solution, Gaby. Après tout, des danseurs, ce n’est pas ce qui manque à la fac !
Des danseurs avec lesquels je m’accorde bien, si. Tu sais bien qu’il n’y a qu’avec toi que je me sens assez à l’aise… Avec les autres, c’est… c’est…
Je ne trouve pas mes mots et finis par me taire. Avec les autres, je n’y arrive pas. Je le fais, mais c’est mécanique. Je doute, me raidis, me méfie. Sans mon meilleur ami pour me guider, j’ai l’impression d’être nulle, de redevenir une débutante, de sentir de nouveau peser le regard des autres sur le moindre de mes pas.
Danser avec Charlie est facile. Nous sommes amis depuis le berceau et rien ne saurait être plus familier et anodin pour moi que son corps dans l’espace du mien. J’ai beau être tactile, je peine à danser avec n’importe qui, quand bien même Charlie adore les soirées d’improvisation durant lesquelles on nous attribue un
partenaire au hasard. L’intimité partagée suppose une complicité préalable et une confiance inébranlable. Charlie ne m’a jamais fait mal, ne m’a jamais fait sentir qu’il ne me cadrait pas. Son lead me paraît difficile à égaler et nous a valu plusieurs victoires aux diverses compétitions auxquelles nous participons. Seulement, cette fois… son cadre a rompu en même temps que son os.
J’ai envie de le tuer. Histoire qu’il comprenne que ses paris débiles vont finir par mettre sa vie en danger et que la mort n’est pas un truc rigolo. Il a toujours été un idiot impulsif, et j’avoue avoir longtemps joué dans la même catégorie que lui. Avec les années, je me suis calmée : j’aime le challenge, mais maîtrisé. Charlie, lui, a encore huit ans et fait des conneries comme s’il était immortel. C’est ce qui fait son charme, je suppose.
— Vous ne connaissez personne qui sait danser, à tout hasard ? lance Charlie à Elie et Tina, mes collègues, qui font une partie de morpions sur la buée de la fenêtre au-dessus de l’évier.
— Hein ? fait Tina en se tournant vers nous.
— Vous n’êtes pas danseurs ?
Je sais faire la chorégraphie de Single Lady mieux que Beyoncé, dit-elle avec une fierté évidente.
— Et moi je me concentre déjà assez pour faire un pas après l’autre sans m’étaler, marmonne Elie.
— Ah…
— C’est ce que je te dis, des bons danseurs, ça ne se trouve pas par hasard. Moi, je sais danser.
La voix qui s’est élevée est douce, maîtrisée, un peu rieuse.
J’ignore sa réponse et reste résolument tournée vers Charlie.
J’irai demander à Béné. À force d’écumer les bars, elle connaît peut-être du monde.
— Euh… Gaby, quelqu’un t’a parlé.
Ah, je n’ai pas fait attention.
— Tu as très bien entendu, reprend la voix.
— Non.
Gabriella, tu peux me regarder au moins ?
J’ai l’impression que tout mon corps grince quand je pivote vers Namara, assise près du comptoir, les mains posées autour de sa tasse chaude. Elle m’observe, le regard perçant. Ses cheveux blonds sont coiffés à la perfection, comme d’ordinaire, et entourent son visage en forme de cœur. Et je sais que, par je ne sais quel sortilège, ils ne bougeront pas de la journée. Elle est tellement belle que c’en est douloureux à regarder.
— Il me semble que les cheerleaders ne pratiquent qu’un seul genre de danse, grincé-je.
Je ne dissimule qu’à peine le mépris dans mon ton. Et je me déteste de faire ça. Je n’ai rien contre les cheerleaders, seulement contre elle.
Certaines, oui. D’autres, non, répond-elle sans se départir de son petit sourire agaçant.
— Je ne pense pas que tu aies la carrure d’un lead.
Charlie la jauge, les sourcils froncés, et elle se laisse décortiquer, les épaules avancées et les coudes posés sur la table pour souffler sur sa boisson qu’elle maintient à hauteur de sa bouche. Elle paraît
menue, mais cache, évidemment, la musculature fine des cheerleaders. Une que l’on ne devine qu’à peine, qui leur permet pourtant de produire des figures et des portés de dingue.
Elle me dépasse d’une tête, mais ce n’est pas ce qui suffirait à en faire un leadefficace.
Laisse Charlie, elle a juste une très haute opinion d’elle-même.
— C’est pas vrai, Namara est un amour ! la défend Tina.
Namara lui envoie un baiser et se reconcentre sur moi, tandis que Tina pose ses mains sur sa bouche, puis marmonne des excuses pour s’être mêlée de notre conversation.
— Si tu veux voir ce que je vaux, viens m’essayer à LaChaussure d’argent. Il y a une soirée de danse dans une semaine.
« M’essayer ». Un frisson me parcourt et j’étire ma nuque, mal à l’aise.
D’ici là, j’aurai trouvé quelqu’un, merci bien.
Comme tu veux, Gabriella.
Elle termine son café d’une traite, se lève avec élégance, enfile sa veste et quitte la salle.
Namara comme dans « Namara a tourné autour de mon mec pour essayer de me le piquer » ? demande Charlie.
Tina prend une inspiration choquée et Elie lui file un petit coup de coude pour qu’elle se mêle de ses affaires.
— Celle-là même, confirmé-je.
Charlie émet un sifflement et sa conclusion tombe : Tendu.
Je pince les lèvres et échange un regard avec Tina et Elie. Ce dernier joint ses pouces et ses index et force une profonde
expiration à passer ses lèvres, parfaite imitation de l’attitude que j’adopte si souvent pour le pousser à se détendre.
Respire ? me suggère-t-il avec un sourire.
1. Siddhârta est le prénom du Bouddha avant son éveil, il signifie « celui qui atteint son but » en sanskrit.
2. « Quel âne ! » en espagnol.
3. « Grand-père » en espagnol.
CHAPITRE 2
Ma journée de cours s’achève sur le soleil couchant qui inonde le hall du bâtiment d’art d’une lumière irréelle. Incapable de résister, je m’arrête en haut des escaliers et sors mon carnet de dessins et ma trousse de crayons. Il ne me faut que quelques secondes pour attraper, à force de mélanges, la couleur singulière du ciel, harmonie singulière de bleu, de rose, de jaune et de blanc. Je griffonne le papier plusieurs secondes sans chercher à donner vie à la moindre forme : ce qui veut apparaître se manifestera naturellement.
La fin des cours vide le bâtiment et le silence retombe dans le hall bien avant que je ne termine mon dessin. Je ne sais pas s’il est possible de rendre avec précision toutes ces couleurs vibrantes, mais j’aime le résultat et l’émotion capturée : celle d’être témoin d’une beauté indicible.
C’est ce que j’adore dans l’art. Il parle sans rien dire, là où les mots sont trop souvent impuissants.
Satisfaite, je remballe mon carnet et passe devant les salles vitrées pour gagner les escaliers. Le fruit du travail des sculpteurs repose ici, en silence, attirant toujours le regard.
Une seule personne est encore présente, occupée à virevolter autour d’un buste auquel elle ajoute d’imperceptibles détails pour mon œil profane. La précision de ses doigts, pourtant, a fait jaillir une œuvre singulière, sans tête, comme d’habitude. Sa marque de fabrique.
Mon regard se perd sur sa mine concentrée. Elle ne semble pas puiser dans son imagination, mais dans quelque chose de plus profond, comme si elle cherchait à faire naître un souvenir dans l’argile.
L’émotion tangible qui l’agite me force à stationner pour l’observer encore plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’elle relève brusquement les yeux, pourtant toujours penchée sur son œuvre. Son regard se braque sur moi, mais ses mains continuent d’agir, comme douées de leur volonté propre.
Et le temps s’arrête quelques secondes, marquées par mon souffle coupé et sa façon de faire éclore un sourire cryptique sur ses lèvres.
Je me secoue et recule de quelques pas avant de me hâter de dévaler les escaliers.
Pendant un instant…
Le cœur battant, je me refuse à analyser le torrent d’émotions qui m’agite. Mais si je parviens à recouvrer mon calme, le buste sans visage ne quitte pas mes pensées, et ce, même après que mon service au Chatquidansea commencé.
— Vraiment, ça te paraît impossible à envisager ?
Totalement, rétorqué-je, les bras croisés.
Charlie me toise par-dessus sa tasse fumante.
— Charlie, c’est non ! Elle a tourné autour de Spencer pendant des semaines ! Ça ne se fait pas, j’ai ma fierté quand même.
Oui, bah au moins, ça t’a permis de voir que c’était un trou du cul.
— Peut-être, mais ça ne se fait pas.
Aaah… d’accord miss valeurs morales. Je file au club, j’ai quelques papiers à faire.
Heureusement que Charlie m’aide à gérer le club d’Explo & Spéléo depuis sa première année de création. Il est plus doué que moi en matière d’organisation et il nous dégote toujours des événements chouettes, comme la chasse à la grotte avec récompense à la clé qui a failli emporter Tina, il y a à peine un mois de cela.
Je l’observe enfiler avec difficulté son manteau et prends pitié lorsqu’il me lance un regard de chien battu, sa chaussure à la main. Je n’ai jamais su résister à sa bouille depuis qu’on est gamins.
Aw, cariño1… Assieds-toi, je vais t’aider.
Il se pose sagement sur l’une des chaises hautes du salon et j’attrape sa basket pour la lui enfiler. Il en profite pour laisser ses orteils chatouiller mon bras. Mon élan d’affection se mue aussitôt en agacement.
— Arrête ou je te pète l’autre bras.
— Tu es si violente, dit-il, une main sur le cœur. Je suis sûre qu’il y a un endroit dans le monde où c’est un honneur d’être touché par les pieds d’un proche.
— Je suis sûre qu’il y a un endroit dans le monde où ça vaut la peine de mort. Allez, file.
Après avoir noué ses lacets, je me relève, les mains sur les hanches.
— N’oublie pas que tu m’aimes, lance-t-il en se remettant sur pied
Je souris, alors qu’il passe la porte. Difficile à oublier.
Je pousse un soupir et me laisse retomber sur le canapé en lorgnant ma tasse vide. Tant pis pour ce tournoi de danse, même si l’argent m’aurait permis de vivre un peu plus confortablement quelques mois. Je ne peux pas accepter la proposition de Namara. Déjà, parce que je ne la crois pas sincère. Ensuite parce que je ne la crois pas aussi douée qu’elle le dit, seulement arrogante. Pour finir, je suis rancunière. Et cette diablesse de cheerleader séduit tous les mâles qui passent près d’elle. L’avoir dans les parages ne pourra que me rappeler le mauvais souvenir du regard de Spencer sur elle. Comme si je n’existais plus, d’un coup, ce qui m’avait fait réaliser à quel point je ne faisais partie de sa réalité qu’en surface.
Nam, elle, était devenue réelle en quelques pas chaloupés, en un rire, en une conversation élégante où elle prenait tous les renseignements nécessaires : depuis combien de temps nous étions ensemble, si notre couple partageait une complicité, une sincère tendresse. Le tout sans jamais demander directement, en se contentant de couler des regards tendus vers moi et ensorcelants vers lui.
Mes mains se crispent sur l’oreiller que j’ai ramené contre ma poitrine. C’est viscéral, ce qu’elle éveille en moi me fait frémir de colère.
D’un geste expert, j’attache mes longues boucles en un épais chignon au-dessus de ma tête, puis enfile mon tablier.
Je vérifie rapidement mon allure dans la vitrine des pâtisseries, lisse mon habit, et file me laver les mains, fin prête pour mon service.
Elie pousse un soupir en reposant son propre tablier, soulagé de partir.
—Dire que la journée n’est même pas finie, marmonne-t-il.
Elie semble n’être ni du soir ni du matin. Il arrive fatigué et repart fatigué, à toute heure.
Une mèche s’échappe de mon chignon et je souffle dessus pour éviter de me salir de nouveau les mains.
Tu peux me la remettre dans l’élastique, lui demandé-je en louchant sur la lourde boucle brune.
Il grimace. Je sais à quel point le toucher n’est pas son fort et je l’ai probablement bien trop épuisé, par ignorance, de ce côté-là.
— Oui, chef, grince-t-il.
Il se poste devant moi, soulève la mèche comme s’il s’était agi d’un rat crevé et la recale du bout des doigts. Mal à l’aise de lui faire subir ça, je m’affaisse, penaude. Quand il finit, sa mine dégoûtée fond et il m’offre un petit sourire madeinElie pour me signifier qu’il plaisantait.
— Voilà, elle ne bougera plus, mais je ne peux rien garantir pour les autres.
Il m’inflige une pichenette sur le front, près de l’emplacement de mon trop large grain de beauté, comme Tina a l’habitude de le faire.
— Strike, lâche-t-il en se détournant pour quitter Le Chat qui danse.
Son attachement pour les gens grandit d’une manière que j’ai rarement observée. Il scrute, imite subtilement pour comprendre, puis s’attache si ses observations lui conviennent. Je l’ai vu faire avec Esmée, Tina et Pénélope. Et il me semble que, ça y est, cette affection s’étend aussi à moi.
Faire embaucher ce trio de petits freshmen2 a été ma plus brillante idée de l’année.
La bibliothèque s’est vidée à mesure que la soirée a avancé et je n’ai plus qu’un nombre restreint de clients qui ne défile pas assez vite pour m’éviter de m’ennuyer.
La mèche qu’Elie a replacée semble être la seule à encore tenir bon dans l’élastique de mon chignon. Je râle en me résignant à tout remettre en place.
— Problème capillaire ?
Je me tourne pour faire face au jeune homme qui m’a parlé. Sourire discret, visage doux, yeux en amande et teint hâlé. C’est sûr qu’avec ses cheveux lisses, d’un noir intense, il ne doit pas avoir de « problèmes capillaires ».
Rien d’insurmontable, le rassuré-je avec un sourire distant.
Tina l’a appris à la dure. Les étudiants qui nous abordent, ici, ne sont pas forcément bien intentionnés. Je m’en suis toujours méfiée.
Je suis sur mon lieu de travail, pas dans un speeddating.
Annie, ma prédécesseure, m’a mise en garde dès mon arrivée : elle avait passé des mois terribles à ne pas savoir comment se débarrasser d’un élève qui venait chaque jour et la regardait avec insistance. Il n’avait jamais dépassé les bornes, mais son attitude avait, à raison, inquiété Annie qui n’avait plus voulu rentrer seule.
Depuis, j’ai appris à instaurer une distance saine, presque froide, pour créer un premier filtre et prier pour que cela freine même les plus vaillants.
Celui qui me fait face me semble juste sociable, mais on n’est jamais trop prudente.
Je vous sers quelque chose ?
Un café. Je suis encore là pour quelques heures et j’ai besoin d’un coup de fouet.
Café serré, alors.
Il grimace : — Oui.
L’avantage de travailler ici, c’était que je peux alterner sessions de devoirs et sessions de travail, avec du café gratuit à volonté. Chance que n’ont pas tous les étudiants.
Je m’affaire derrière le comptoir et me retourne pour servir le jeune homme. Il passe une main dans ses cheveux noirs et fouille la poche de son jean pour y dégoter de quoi me payer. Son air fatigué me fait de la peine et je me penche pour saisir un des cookies qui partira de toute façon à la benne avec les invendus du jour.
C’est offert par la maison, lui indiqué-je, alors qu’il s’apprête à le refuser, la mine surprise.
— Merci, c’est adorable.
Le sourire qui fleurit sur ses lèvres me réchauffe le cœur. C’est la seule expression que j’aime voir sur le visage des gens et je m’assure de la générer autant que possible.
— Au fait, je m’appelle Kai. Gabriella.
Il désigne d’un coup d’œil amusé le badge sur mon tablier. Je n’intègre toujours pas le fait que je n’ai plus besoin de me présenter.
— Bonne soirée, Gabriella.
Il prend son café, sa monnaie et tourne les talons. En voilà un qui plairait fort à Charlie.
1. Ce terme signifie « chéri » en espagnol.
2. Nom donné aux étudiants de première année, aux Etats-Unis. Sophomore correspond aux étudiants de deuxième année, junior à ceux de troisième année, senior à ceux de quatrième année.
CHAPITRE 3
Pendue au bras valide de Charlie, je me faufile tant bien que mal à travers la foule qui occupe le bar appelé La Chaussure d’argent, agréablement aménagé pour sa soirée dansante. Le West Coast Swing1 attire de plus en plus de monde, grâce à sa popularisation sur les réseaux sociaux.
Quelques visages connus de la fac m’adressent des sourires ou des saluts. Mais je suis bien incapable de poser le moindre nom sur la moindre tête. C’est le problème de servir au Chat qui danse et d’être responsable d’un club.
Les gens me connaissent, mais moi, je ne les connais pas et je tente par tous les moyens de contourner les situations gênantes ou je ne parviens plus à déterminer si j’ai affaire à une Lilas, une Lilia, une Lola, une Lily ou une Lydia.
Charlie n’a pas ce problème. Sa mémoire des noms semble infinie. Il m’en donne une preuve de plus en naviguant comme un poisson
dans l’eau à travers la foule sans oublier de saluer, avec leur prénom à l’appui, s’il vous plaît, les personnes qui nous reconnaissent.
Dans ces événements, on connaît les danseurs. Surtout ceux qui, comme Charlie et moi, empochent des prix partout où ils se présentent.
Ces soirées d’improvisation attirent un large public, de tous les âges, qui se régale de voir des danseurs n’ayant jamais fait le moindre pas ensemble relever le défi de construire une harmonie avec la connexion du moment.
Charlie adore ça, moi, un peu moins. La confiance en nous ne nous a jamais fait défaut dès l’instant où nous nous sommes connus. C’est Charlie qui rend la danse si facile à mes yeux. Danser avec quelqu’un d’autre que lui… ça me colle un trac inimaginable. Il est impossible de se sentir nul en présence de Charlie, c’est là son super pouvoir. Impossible de se sentir triste, aussi. Ça, c’est son attaque spéciale, à coups de sourires ouverts comme des soleils et de mots liquides.
Charlie est un été perpétuel, un été qui n’étouffe pas, qui offre les eaux tièdes et les soirées sous les étoiles. Et je crève d’envie qu’un jour il réchauffe l’hiver de quelqu’un qui le méritera.
— Ils vont annoncer les pairs, m’indique Charlie en désignant une jeune femme avec un micro.
Deux danses, deux partenaires différents. Je déglutis lourdement. Les premiers couples sont annoncés et mon nom retentit accompagné de celui d’un homme, qui m’adresse un sourire sûr. Trop sûr.
Charlie et moi nous détournons et échangeons une grimace.
Grimace prophétique puisque je passe notre danse à me méfier des portés trop audacieux qu’il veut m’imposer, alors qu’il ne m’a rien montré de sécurisant dans son cadre. Je parviens à me coller un sourire sur le visage, mais je me sais raide, trop raide, tandis que lui articule en silence les paroles d’une chanson de Rihanna qui nous impose son rythme. Je maintiens une danse prudente, éloignée de son corps, tout en ne lui offrant que mes mains à tenir et en échappant le plus possible à ses prises sur mes hanches, de peur qu’il me fasse faire n’importe quoi.
Rien qu’en tendant l’oreille, je devine à quel point le public n’est pas emballé par notre duo, qui n’est clairement pas assez fun, surprenant ou complice.
Quand je retourne auprès de Charlie, je braque sur lui de grands yeux terrifiés, tandis qu’il enfouit son visage dans sa paume.
Mais c’était quoi ça ? murmure-t-il. Il aurait pu te blesser, ce crétin.
— Je me suis tenue éloignée.
Au début, j’ai cru que tu voulais éviter son eau de Cologne.
— Au début, moi aussi, j’ai cru que c’était le seul danger.
Nous partageons un rire et le prochain couple est appelé. L’un des prénoms attrape mon oreille : Namara.
Je me redresse sur ma chaise et l’observe se mettre en place. Je pensais vraiment que sa proposition n’était que du bluff. Mais si elle ne savait pas danser, elle ne serait pas allée jusqu’à s’afficher ici. Les duos étant tiré au hasard, les chances pour que nous soyons appelées à collaborer sont fines, mais pas inexistantes.
— Ça va être intéressant, murmure Charlie en observant la posture du jeune homme et celle de Namara.
La musique n’a même pas commencé que déjà un problème apparaît : ils sont des leads, tous les deux. Leur cadre déborde d’eux et au regard qu’ils échangent, aucun n’est prêt à se laisser diriger par l’autre. Pas étonnant venant de Namara, cheffe impitoyable des cheerleaders.
Quand la chanson Friends2 se lance, le problème se confirme.
Pour un œil amateur, leur danse est agréable à regarder. Mais pour des habitués… Je grimace et Charlie émet un rire bas qui secoue ses épaules.
J’ai l’impression qu’il n’y a pas que toi qui fuis ton danseur, me souffle-t-il à l’oreille.
La pauvre. Sincèrement. On dirait qu’il cherche à l’attraper par tous les moyens et elle n’en finit pas de lui échapper comme une élégante vipère. Heureusement que la thématique de la chanson s’y prête.
Quand le morceau se termine, Namara lance un regard perçant à son cavalier et rejoint les rangs des danseurs d’une démarche assurée.
Au moins, sa petite prestation m’a confirmé deux choses : un, elle sait danser, et franchement bien, deux, elle a un sale caractère dominant. Ce qui n’en fera pas pour autant un bon lead.
L’harmonie d’un duo repose sur une connaissance de l’autre, sur une confiance absolue et un sentiment de sécurité. Dans de le cas de l’improvisation, il faut se montrer très observateur et s’adapter à une rapidité inimaginable pour que ces trois éléments s’installent en
quelques secondes. Si l’un de ces trois piliers manque, la prestation, sans être médiocre, ne se hissera jamais à un niveau remarquable. Les noms des tandems pour la deuxième partie de la soirée sont annoncés dans la foulée et je me pétrifie. Il n’est pas rare que deux femmes ou deux hommes dansent ensemble hors compétition officielle. Mais entendre mon prénom uni à celui de Namara me déclenche un frisson désagréable. ¡Quémalasuerte!3
— Des envies de fuite ? chantonne Charlie, mielleux au possible. Non, dis-je les dents serrées.
Je n’ai jamais été du genre à fuir.
1. Le WestCoastSwing est une danse à deux de style swing. Elle est caractérisée par des mouvements très fluides et élastiques des partenaires, à la manière de ce que l'on peut voir en patinage artistique. Moderne dans son approche, le West CoastSwing est dansé à la fois en social et en compétition (en improvisation ou sur une chorégraphie), de par son essence swing, il laisse une grande place à l'humour et au fun.
2. Friends de Marshmello et Anne-Marie, pour l'écouter, c'est par ici !
3. « Quelle malchance ! » en espagnol.
CHAPITRE 4
Ma posture est trop raide lorsque je me mets en position dans l’espace laissé aux danseurs. Les regards sur nous sont lourds. Les changements dans la tradition font toujours leur petit effet. Deux femmes qui dansent, ça attire l’œil. On se demande qui va prendre le lead. Et je sais que les paris sont sur moi parmi les amateurs. Mais parmi les pros, pas de doute, Namara a déjà montré de quel bois elle était faite malgré son minois d’ange blond à qui l’on donnerait le Bon Dieu sans confession.
Charlie me fait signe de me détendre et je m’applique à délasser mes épaules. Quand la musique se lance, il me faut une demiseconde pour la reconnaître et me mettre en mouvement.
Mais Namara a bougé avant moi. Vive. Délicate. Elle est venue envelopper mon déplacement.
Et je comprends.
Aux yeux de tous, elle a le lead. Mais son cadre consistera à me suivre, à me sécuriser, à me sublimer. Et je n’ai croisé qu’un seul
autre danseur capable d’une telle chose : Charlie. Elle a compris mon problème. J’aime être cadrée, mais sans avoir l’impression d’être cadrée. Il n’y a qu’ainsi que je me déploie.
Alors je relève le niveau : je ne fais rien d’attendu et me contente de pimenter mes déplacements. Et chaque fois, avec une souplesse et une adaptabilité folle, Namara vient me trouver, me faire tournoyer, me ramener contre elle, m’éloigner. Ses passes sont précises, impossibles à manquer.
Autour de nous, le public siffle, rit, encourage. Je retrouve les réactions que Charlie et moi générons chaque fois que nous dansons. Seulement, en improvisation, je n’ai jamais provoqué un tel raffut.
Ses hanches contre les miennes m’invitent à onduler, à devenir serpent, comme elle. Aucun atome ne semble exister pour séparer nos corps, alors qu’elle marque la fin de la chanson d’un déhanché conjoint, ses yeux arrimés aux miens.
Quand le morceau s’achève, je suis essoufflée. Je ne l’ai jamais été. Pas depuis des années. Et je ne sais pas si c’est l’effort ou la proximité qu’elle rompt avec lenteur qui me provoque une telle réaction.
Mes yeux ne parviennent pas à s’arracher des siens, malgré les applaudissements et les sifflements qui s’élèvent.
— Alors ? me demande-t-elle.
Et c’est l’électrochoc qu’il me faut pour me séparer d’elle et reculer pour laisser place au tandem suivant. Alors… commencé-je sans même savoir ce que je vais bien pouvoir bafouiller après ce simple mot.
Heureusement, derrière elle, Kai s’avance.
C’était incroyable ! nous félicite-t-il. Vous êtes incroyables.
Namara se tourne vers lui avec un rictus crispé qui se fond peu à peu en un insupportable sourire charmant.
J’ai l’impression de voir un serpent muer sous mes yeux, alors qu’elle semble totalement recouvrir l’évident malaise qui l’a saisie par un air ravi.
— Merci, mais c’est Gabriella qui a assuré.
Oui, confirme-t-il, mais toi aussi !
Elle balaye le compliment d’un revers de la main et il la dévisage quelques secondes, sans doute conscient, comme moi, que quelque chose sonne faux.
Mais comme tous les autres, il est endormi par ses yeux bleus pétillants sur commande et son visage délicat au teint de porcelaine. Même ses taches de rousseur semblent disposées de manière à mettre le mieux possible son nez fin en valeur.
J’ai du mal à lui rendre son sourire lorsqu’elle se tourne de nouveau vers moi. Je crois que je n’arrive pas à me débarrasser de mon regard froid et de mon attitude défensive quand elle est dans les parages. L’attention de Kai passe d’elle à moi, alors qu’aucun de nous ne sait quoi ajouter.
Je vais vous laisser. Gabriella, tu me diras ce que tu décides.
— Je n’y manquerai pas, grincé-je avant que la musique ne recouvre nos voix.
Kai reste à mes côtés, mais il paraît chercher quelqu’un du regard.
— Il me semble qu’elle est célibataire, tu ne serais pas le premier à tomber sous son charme, dis-je en me penchant pour atteindre son oreille.
— Quoi ? Non, je… Non, vraiment Gabriella, ce n’est pas…
Son air penaud me fait sourire. Oui,oui,àd’autres.
Bonne soirée.
Charlie a disparu dans la foule et je me terre dans ma voiture en attendant son retour, la musique à fond, en prière pour que la batterie tienne le coup.
CHAPITRE 5
J’ai l’impression de voir Namara partout. Déjà, nous partageons la plupart de nos cours de la filière art. Heureusement que je me spécialise en dessin et elle en sculpture, ça nous évite de nous croiser à chaque heure de classe.
Comme si ça ne suffisait pas, me voilà à l’observer se déhancher avec le reste des cheerleaders, un sourire factice aux lèvres, enchaînant avec une facilité trompeuse les pirouettes et les réceptions.
Tina m’a entraînée au match de football avec Esmée et Charlie. Elle a le regard rivé sur Kâmil, évidemment. Les commentaires qu’elle a essuyés en traversant la foule pour gagner les gradins avec nous semblent lui avoir glissé dessus. J’en suis encore remontée comme une horloge et je me demande comment elle supporte l’attention désagréable que sa relation avec son quasi-frère lui apporte au quotidien. Quand bien même le mois passé a vu les remarques se diluer quelque peu…
Lorsque j’ai vu Kâmil et Tina débarquer au club d’Explo & Spéléo et se chamailler comme des gamins, j’ai rapidement compris la nature de leurs sentiments. Moi aussi, j’ai un ami d’enfance. Et je sais comment on regarde un ami d’enfance quand on n’a aucun sentiment ambigu à son égard. Charlie et moi sommes bâtis sur ce modèle, mais Kâmil et Tina… non. Entre ses deux « amies » d’enfance, il n’y a bien qu’avec Esmée que Kâmil entretient une relation totalement amicale.
Les hurlements et les applaudissements qui explosent dans le stade me tirent de mes pensées. Les Corbeaux de Lebanon ont gagné. Les gradins se soulèvent comme une vague et les sifflements me perforent les oreilles.
Comme les autres, je devrais me concentrer sur la célébration de cette victoire des Corbeaux. Mais j’ai du mal à rater l’attention qui est dirigée sur Namara, parfois plus que sur les joueurs, maintenant que l’euphorie retombe. Des regards d’envie et de désir, qui me hérissent le poil. Elle ne suscite que des réactions extrêmes, partout où elle passe, et quelque chose dans cette simple constatation m’agace. Non pas que j’aimerais me faire remarquer comme elle le fait… mais constater à quel point, parfois, elle me semble seule, forcée de faire un tel tri autour d’elle, ça me fait de la peine.
Et je ne veux pas rentrer en empathie avec elle. Si je commence à essayer de la comprendre, je suis fichue, il n’y aura pas de retour en arrière. Je n’arriverai plus à la détester. Ça a toujours été mon problème. Je vais accepter.