Revue Vie chrétienne N°52

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Vie chrétienne Nouvelle revue

C h e r c h e u r s

d e

D i e u

P r é s e n t s

a u

M o n d e

BIMESTRIEL DE LA COMMUNAUTÉ DE VIE CHRÉTIENNE ET DE SES AMIS – Nº 52 – MARS/AVRIL 2018

Au service de la Communauté nationale La joie de la Résurrection

Travail : des relations nouvelles ?


l’air du temps La PMA, ouverte aux couples de femmes ? Patrick Verspieren s.j.

Sommaire

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NOUVELLE REVUE VIE CHRÉTIENNE Directeur de la publication : Brigitte Jeanjean Rédactrice en chef : Véronique Westerloppe Secrétaire générale de rédaction : Éléonore Veillas Comité de rédaction : Jean-Luc Fabre s.j. Marie-Thérèse Michel Geneviève Roux Éléonore Veillas Véronique Westerloppe Comité d'orientation : Nadine Croizier Anne Lemant Claire Maillard Étienne Taburet Martine Ranson Fabrication : SER – 14, rue d’Assas – 75006 Paris www.ser-sa.com Photo de couverture : © Rawpixel / iStock

Prochain dossier : 50 ans de CVX, engagés pour l’Eglise et le monde Sortie Mai 2018 Impression : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau

ISSN : 2104-550X 47, rue de la Roquette – 75011 Paris Les noms et adresses de nos destinataires sont communiqués à nos services internes et aux organismes liés contractuellement à la CVX sauf opposition. Les informations pourront faire l’objet d’un droit d’accès ou de rectification dans le cadre légal.

le dossier

chercher et trouver dieu

Travail : des relations nouvelles ?

Témoignages 8 Le travail entre mal-être et réalisation de soi 12 Etienne Perrot s.j. Le rejeton qui renouvelle toutes choses 14 Jean Lacour Le travail est fait pour l’homme 16 Louise Roblin se former Contempler une œuvre d’art : 19 Une fontaine de Claudio Parmiggiani École de prière : Prier avec les hymnes de Didier Rimaud s.j. 20 Pierre Faure s.j. Expérience de Dieu : Témoigner de l’exclusion des plus pauvres 22 Anne de Margerie Lire la Bible : La joie de la Résurrection 24 Bruno Régent s.j. Spiritualité ignatienne : Pierre Favre : né pour ne jamais s'arrêter 27 Pierre Emonet s.j. Question de communauté locale : 30 Vivre le Parcours découverte en CL ensemble faire communauté Une parole à méditer Au service de la Communauté nationale ! Jeunes adultes et famille ignatienne Entrer dans la « Dynamique de croissance » L’art, chemin vers Dieu ? La CVX, pilier de la « famille ignatienne » Londres : un pas vers l’énergie verte babillard billet Accueillir les cadeaux de la vie Sabine Bommier prier dans l’instant Chemin de croix Denis Corpet Retrouvez-nous sur

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Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 52

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Éditorial

«

Le printemps arrive à grands pas et avec ce renouveau de la nature, nous nous préparons à célébrer Pâques, fête des fêtes, fondement de notre foi et de notre espérance chrétienne. Pour nous aider à cheminer, Pierre Faure s.j. nous propose de vivre, avec la rubrique École de prière, la fin du temps de Carême et le début du temps p a s c a l , e n go û t a nt de u x hymnes de Didier Rimaud s.j. Prenons le temps de les méditer, d’en laisser résonner les mots pour en faire une prière de conversion avec Lumière pour l’homme aujourd’hui, puis de louange avec Prenez la tenue de service.

© Coquelicot Top Photo Corporation / Top Photo Group

chemin vers pâques

Bruno Régent s.j. nous invite, quant à lui, à entrer avec saint Luc dans la joie de la Résurrection et, comme les disciples, à en être les témoins… Nous pouvons l’être, par exemple, sur nos lieux de travail quels qu’ils soient, en construisant des relations humanisantes… Les quatre témoins de notre dossier Travail : des relations nouvelles ? racontent leur rapport au travail et les choix qu’ils font pour lui donner sens dans un contexte mondialisé et marqué par une transformation profonde liée aux technologies du numérique, à la robotique et à l’intelligence artificielle. Sans oublier qu’il leur faut aussi compter avec le chômage…

»

Enfin, dans les pages France, Jean-Luc Fabre s.j., notre assistant national, nous présente les nouveaux membres de l’équipe service de la Communauté nationale, élus en janvier dernier au Hautmont. Il expose le rôle de cette nouvelle ESCN et les enjeux de sa mission au service du progrès de la CVX. Bonne route vers Pâques et bonne lecture !

Véronique Westerloppe redaction@editionsviechretienne.com

mars/avril 2018

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L'air du temps

la pma, ouverte aux couples de femmes ? Les États généraux de la bioéthique, lancés en janvier dernier, ont marqué le point de départ d’une année de discussions sur les enjeux éthiques liés aux progrès de la médecine et à l’évolution des mentalités sur le plan sociétal, jusqu’à l’adoption d’une nouvelle loi début 2019. Regard sur l’un des thèmes qui fait débat : la PMA, ouverte aux couples de femmes, avec Patrick Verspieren s.j.

Patrick Verspieren s.j., membre du département Éthique biomédicale du Centre Sèvres et ancien membre du Comité consultatif national d’éthique de 1988 à 1990.

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1. Note d’information du 29 novembre 2017 relative à la participation des espaces de réflexion éthique à la procédure de révision des lois de bioéthique.

2. Cf. Positions divergentes au sein du CCNE, 2. Accès des femmes à l’IAD : position recommandant le statu quo, dans Avis du CCNE n° 126, p. 49-51.

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Comme l’indique une note d’information du ministère des Solidarités et de la Santé 1, la loi relative à la bioéthique sera soumise à révision cette année-ci. Les citoyens peuvent s’associer aux États généraux de la bioéthique en participant aux débats organisés par les « espaces de réflexion éthique régionaux ». Diverses institutions seront aussi consultées. Cette période de consultation sera clôturée par un rapport de synthèse du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et par « un évènement de niveau national » le 7 juillet 2018. Le gouvernement devrait ensuite élaborer un projet de loi, de manière à ce que la nouvelle loi soit adoptée au cours du 1er semestre 2019. Le CCNE est chargé de l’organisation générale des États généraux. Les thèmes proposés dès la fin 2017 vont du consentement en matière médicale à l’assistance médicale à la procréation (AMP, ou plus couramment PMA), les neurosciences, l’intelligence artificielle…

Le thème le plus sensible de ces débats sera sans doute celui des « demandes sociétales de recours à l’assistance médicale à la procréation » c’est-à-dire principalement celui de l’accès de femmes, vivant seules ou en couples de femmes, à l’insémination artificielle avec sperme de donneur (IAD). Sur ce thème, après de longs débats internes, le CCNE a publié le 15 juin 2017 un Avis qui, malgré le très net dissentiment d’un quart de ses membres, recommande cet élargissement du recours à l’IAD, tout en invitant à étudier sa faisabilité et à poursuivre réflexion et débats. La loi actuelle réserve essentiellement la PMA aux couples, formés d’une femme et d’un homme, qui ne peuvent procréer pour cause de stérilité médicalement constatée. Est-il envisageable d’en faire bénéficier aussi les femmes qui ne présentent pas de problème médical d’infertilité, pour leur permettre d’enfanter hors de toute relation avec un homme ? Une telle perspective pose principalement trois questions.

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Instituer la procréation en l’absence de père ? Toute société doit accepter et prendre soin de tout enfant, indépendamment des conditions de sa venue au monde. Mais il s’agit ici d’instituer par la loi et d’organiser en toute connaissance de cause un nouveau mode de procréation, la procréation en l’absence de père. La société juge en général que l’absence de père est préjudiciable à l’enfant. La loi de 1994 destinée à régir la PMA cherchait à garantir autant que possible auprès de l’enfant la présence d’une mère et d’un père. Cela reposait sur la conviction que le rôle d’un père, en interaction et coopération avec celui de la mère, est essentiel dans la construction de la personnalité de l’enfant et de son rapport à la diversité de la société, en particulier à la différence sexuelle2. L’élargissement de la loi reviendrait à récuser cette conviction. Est-ce fondé en raison, sage et respectueux de l’enfant ?


Quelles missions pour la médecine ?

La mise en cause du principe de gratuité ? La troisième question porte sur la nature du moyen qui permet d’obtenir des conceptions sans participation directe d’un homme : les cellules reproductrices masculines. Il ne va pas de soi pour un homme de confier un tel support de son identité et de son lien avec sa lignée, non pas à la compagne qu’il a choisie pour être la mère de ses enfants, mais à une institution publique, en vue de la mise au monde d’enfants vis-à-vis desquels il renoncerait à toute responsabilité. L’expérience internationale montre que ce genre de ressources est limité, si l’on ne fait

© Abezikus/ iStock

La deuxième question porte sur les missions de la médecine. Celle-ci est une institution de la société destinée à lutter contre les atteintes à la santé et les souffrances qu’elles engendrent. L’impossibilité de concevoir pour les femmes seules et les couples de femmes peut être source d’une vive souffrance. On se doit de la reconnaître. Mais est-ce à la médecine d’intervenir en ce domaine, hors des cas de stérilité ? Notre société juge aujourd’hui avec raison qu’elle n’a pas à intervenir dans les orientations sexuelles de ses membres, a-t-elle à les préserver des conséquences directes de ces orientations ? pas jouer un ressort d’ordre pécuniaire. Or, en France, les dons actuels ne permettent déjà guère de satisfaire les demandes des couples stériles, dans lesquels l’homme s’engage à tenir le rôle de père. L’ouverture demandée aujourd’hui créerait un afflux de demandes. Comment y faire face sans remettre en cause un principe éthique et juridique majeur, la gratuité du don d’éléments du corps, organes, tissus et cellules ?

Quelle égalité ? Un des arguments avancés pour justifier la « PMA pour toutes » mérite de plus d’être examiné : l’invocation d’une « égalité de droits » entre les femmes,

qu’elles soient stériles ou ne le soient pas, qu’elles vivent ou non en couple avec un homme. Comme si la justice consistait à traiter de la même façon les personnes, indépendamment de leur situation. Faudrait-il, au nom de l’égalité de droits entre hommes et femmes, instituer l’accès des couples d’hommes à la fécondité, et reconnaître pour cela la légitimité de la gestation pour autrui (GPA) ? Le débat risque de se révéler difficile. Puisse-t-il donner la priorité au respect dû à l’enfant et au souci de lui assurer de bonnes conditions de venue au monde. Patrick Verspieren s.j. mars/avril 2018

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Chercher et trouver Dieu

travail : des relations nouvelles ? Le travail lié à l’effort et à la recherche de sens est-il pour autant source de dignité, comme le voudrait la doctrine sociale de l’Église ? Les témoins de ce dossier nous touchent par leur enthousiasme, qu’il s’agisse de développer l’entrepreneuriat (p. 11), de chercher collectivement du sens en s’ouvrant à des groupes de parole (p. 8), de faire le choix du coworking pour nouer des relations de soutien mutuel (p. 9) ou enfin de discerner entre deux postes celui qui offre davantage de bien-être et de respect des personnes (p. 10). Sont-ils en train de réinventer le travail ? Ces approches nouvelles se veulent une réponse face à certaines réalités comme l’émiettement des tâches engendré par le numérique ou la « soumission à une économie financiarisée » (pp. 16-17). Et selon Etienne Perrot s.j., la vraie question est bien celle du « discernement » devant « des intérêts divergents et des valeurs contradictoires » (pp. 12-13). Rechercher une plus grande harmonie dans les relations professionnelles, n’est-ce pas vouloir être co-créateur avec Dieu afin de retrouver une vraie fécondité ?

© Rawpixel / iStock

Marie-Thérèse Michel

TÉMOIGNAGES Le co-développement au travail . . . . . . . . . . . . 8 Coworking : l’espace de travail en partage. . . . 9 Jeune génération : quel rapport au travail ?. . . . 10 La voie de l’entrepreneuriat. . . . . . . . . . . . . . 11

ÉCLAIRAGE BIBLIQUE Le rejeton qui renouvelle toutes choses . . . . . .14

CONTRECHAMP Le travail entre mal-être et réalisation de soi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .12

POUR ALLER PLUS LOIN . . . . . . . . . . . . .18

REPÈRES ECCLÉSIAUX Le travail est fait pour l’homme . . . . . . . . . . . .16

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Chercher et trouver Dieu

Témoignages

le co-développement au travail Les nouvelles relations au travail font naître de nouveaux besoins. Dans son entreprise, Odile anime un groupe de co-développement pour permettre aux salariés de mettre des mots sur le sens de leur travail.

D © Opolja / iStock

Depuis cinq ans, le Groupe bancaire auquel j’appartiens nous propose de vivre une expérience de développement personnel par une approche collective. À l’heure du digital, du travail à distance et du multitâche, qui exigent performance, rapidité, agilité, le Groupe a perçu qu’il fallait créer du lien, être attentif à la place de chacun, à ses besoins propres, pour que son travail fasse sens. Ce « Co-Développement » venu du Canada m’a

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plu d’emblée car je suis convaincue que la qualité et la vérité des relations entre les personnes favorisent la réussite et l’épanouissement. Un groupe de « Co-Dev » ressemble à un cercle de paroles d’environ 10 salariés. À chaque séance, une personne partage le problème qui la touche personnellement dans son travail, par exemple une rivalité avec un pair, une position inconfortable dans une équipe ou le sentiment d’être i nc o m p r i s a lo rs que l’on a tout donné. Le groupe alors écoute, observe, questionne, propose, en aucun c a s n e j u g e. L a méthode d’animation permet chaque mois que la séance profite à tous, on se codéveloppe les uns par les autres.

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Je me suis formée et anime des groupes. J’aime quand vient le moment un peu magique où la personne ose se laisser déplacer. Pas facile ce lâcher-prise, en entreprise ! Chacun reçoit en fonction de son écoute et de sa capacité à se remettre en cause. L’un comprendra comment être plus assertif ou donner confiance à son équipe ; l’autre va oser parler à son manager ou réviser ses priorités selon le sens retrouvé. Pour l’entreprise, les fruits sont multiples même s’il ne s’agit pas d’une solution miracle : on trouve le sens ensemble et chacun s’engage, le lien transversal se tisse, le manager écoute mieux et s’appuie davantage sur la force de ses équipes. Après chaque séance, je relis ce qui s’y est vécu et le relie au sens de mon propre travail, je regarde chaque personne, rencontre du Christ. Tout est relation ! Et je rends grâce de cette cohérence entre ma vie professionnelle et mes valeurs profondes. Odile


coworking : l’espace de travail en partage Après avoir travaillé dans une grande entreprise, Jean a choisi de créer sa société de conseil. Un choix risqué mais très motivant ! Il travaille aujourd’hui dans un espace de coworking au sein duquel se tissent des relations de soutien mutuel.

Après un long et difficile discernement, j’ai décidé de renoncer à un salaire confortable et régulier pour mettre mes compétences au service de mes valeurs. J’ai quitté le statut de salarié pour créer ma société afin d’accompagner et conseiller les associations sur les problématiques liées au numérique. J'ai rejoint un espace de coworking jésuite1. On y trouve plusieurs bureaux, qui ne sont pas attitrés, un accès wi-fi, une photocopieuse et une bouilloire. Je viens y travailler de manière autonome sur mon projet personnel, dans une ambiance nourrie de saint Ignace et de Laudato si’. Avec les autres porteurs de projets, nous partageons nos doutes et nous nous soutenons dans les moments de découragement.

Je travaille finalement davantage en équipe aujourd’hui, au travers des échanges de savoirs et de compétences avec les autres porteurs de projet, qu’hier, en tant que manager d’une équipe trop bien organisée où les questions étaient parfois perçues comme des faiblesses. Les relations professionnelles ne sont plus définies a priori par des contrats. Ce sont les liens humains et personnels qui se tissent, donnent envie de travailler ensemble et aboutissent à un contrat. Je suis d’autant plus attentif aux aspects humains qu’un de mes

amis cinquantenaire vient d’être licencié de sa société. Je prends conscience que mon insécurité d’entrepreneur n’a finalement rien à envier à celle du salarié. Je ne sais pas de quoi demain sera fait mais je peux déjà témoigner de la joie que j’ai à me donner sans compter à un projet qui me porte dans toutes les dimensions de ma vie. Que mon épouse, mes amis et mes futurs clients en soient remerciés ! Jean

© Monkeybusinessimages / iStock

J

J’ai travaillé une dizaine d’années dans un fonds d’investissement. Je contribuais à rendre les sociétés plus compétitives dans un monde de plus en plus concurrentiel. La tension entre ma vie personnelle et la rigidité de mon cadre professionnel grandissait à chacune de mes promotions. J’étais de moins en moins présent aux moments familiaux et moins disponible pour nos engagements.

1. Le coworking proposé par les jésuites ouvrira officiellement ses portes en septembre 2018 à la Maison Magis, au 12 rue d’Assas, Paris. Contact : Grégoire Le Bel s.j. gregoire.le-bel@ jesuites.com

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Chercher et trouver Dieu

Témoignages

jeune génération : quel rapport au travail ? Jeune professionnel, Théophile témoigne de son rapport au travail ainsi que de celui de sa génération. Monde de l’entreprise ultra-connecté, perspective du chômage et nouvelle approche de la hiérarchie modifient de fait la relation au travail des jeunes.

D Découvrez le témoignage en vidéo de Théophile sur : editionsvie chretienne.com

Depuis 2015, je découvre peu à peu les multiples facettes du monde du travail. Après l’avoir étudié durant mes études d’économie avec une vision théorique, la réalité est différente. Le chômage actuel, les nouvelles technologies, les nouvelles perspectives de carrières et l’évolution des entreprises modifient les relations de travail, notamment chez les plus jeunes. À la fin de mon master en Communication et Information économique, j’ai souhaité effectuer

deux stages, pour répondre à mon hésitation entre le journalisme et la communication. Le premier, dans le service économie et monde d’un quotidien national, m’a permis d’entrevoir le travail dans l’urgence dans un monde ultra-connecté où l’individualisme dans les relations prime. Chaque journaliste, bien qu’il fasse partie d’une équipe, travaille souvent seul sur ses sujets. Le second, en communication dans une maison d’édition, a débouché sur mon premier emploi. Il s’agit d’une entreprise familiale dans laquelle chacun a une place e t e s t re s p e c t é pour ses talents. Le turnover y est faible et de nombreuses amitiés s’y sont forgées.

© LDProd / iStock

C e s de u x ex p é riences m’ont fait prendre conscience de l’importance grandissante de la recherche du bienêtre au travail et du respect des 10 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 52

hommes et femmes. Le lieu de travail est un espace où les interactions humaines s’exacerbent et donnent à voir des structures hiérarchiques vécues différemment selon les personnalités. Ainsi, l’année suivant mon embauche, j’ai vu arriver sur le marché du travail une jeune génération ayant intégré le chômage comme paramètre normal de son avenir, se reposant sur ses acquis, ne supportant que difficilement les critiques négatives. Cette approche du travail remet en cause les rapports hiérarchiques. Après moins de deux ans passés dans cette maison d’édition, j’ai changé de poste et pris plus de responsabilités. Cette entreprise m’offre la possibilité d’évoluer en continuant à apprendre. Cet avantage me permet d’envisager sereinement une carrière en son sein. Je suis néanmoins convaincu de la nécessité de changer d’entreprise pour continuer à forger mon expérience et suis donc enclin à construire de nouveaux projets. Théophile


la voie de l’entrepreneuriat Myriam et son mari sont des entrepreneurs nés. Ils ont choisi le modèle de la startup en développant un site Internet à vocation commerciale. La concurrence est rude, il faut s’accrocher, avoir des idées et être patient.

Notre aventure avec Internet, elle, avait commencé quelques années plus tôt… En 2001, pour être exact, à l’époque de caraMail où s’échanger des numéros de téléphone en ligne ne semblait pas inconcevable. Nous avions échangé nos numéros et nous avions appris à nous connaître, par téléphone, à l’ancienne. Pierre habitait dans la Somme, moi dans les Alpes-Maritimes. Et nous n’avions que 18 ans. Quelque 16 années plus tard, nous sommes aujourd’hui mariés, heureux parents d’un petit garçon et toujours à la tête de cette entreprise qui a connu des hauts et des bas.

Les bas, nous y sommes encore. Le site de départ qui nous avait p e r m i s de no us d é ve lo p p e r n’existe plus. Il n’a pas tenu la distance face à la concurrence. En revanche, notre envie d’entreprendre n’a fait qu’augmenter. Mais développer un site Internet aujourd’hui n’est plus ce que c’était il y a quelques années. Tout va très vite et la concurrence est rude. Pour sortir du lot, il ne suffit pas d’avoir une idée, mais il faut la développer avec persévérance et patience. Beaucoup de patience.

Cela dit, malgré tous les sacrifices que cela implique, nous ne changerions de voie pour rien au monde. Et c’est ce petit site sans prétention, développé dans un studio qui nous a permis de comprendre que notre voie à deux était celle de l’entrepreneuriat. Nous travaillons aujourd’hui dans un espace de coworking, ce qui nous permet de rencontrer d’autres entrepreneurs qui, comme nous, ont décidé de sortir de chez eux pour ne plus être isolés, pour se sentir soutenus ou tout simplement retrouver un peu de contact humain. Myriam

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L’histoire ne commence pas dans un garage et ne finit pas à la Silicon Valley. Elle a commencé dans un studio de 27 m2 quelque part dans le Nord de la France. C’était en 2005, le soir, en parallèle de ses études d’informatique, Pierre développait un site Internet proposant des bons de réduction. Ce projet, qui n’était au départ qu’un passe-temps, s’est rapidement transformé en quelque chose de rentable et après quelques semaines de réflexion, nous avons décidé de créer notre entreprise. C’est ainsi qu’en octobre 2006, notre aventure dans l’entrepreneuriat a commencé.

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Chercher et trouver Dieu

Contrechamp

le travail entre mal-être et réalisation de soi

L’évolution technique change notre relation au travail. Elle engendre de nouveaux métiers et nous promet le travail heureux. Est-ce si sûr ? À quelles conditions peut-on se réaliser à l’ère des robots et de l’intelligence artificielle ? L’art du discernement est plus que jamais nécessaire, écrit Étienne Perrot s.j.

L Etienne Perrot s.j., théologien, économiste et spécialiste de l’éthique au travail.

Le travail me fatigue. Pour édifier un environnement qui réponde à mes besoins, cette dépense d’énergie modifie mes muscles et mon cerveau, développe certaines capacités, en atrophie d’autres. Résultat de ces déséquilibres : malaise au travail, douleurs, burn out. Mais l’organisation scientifique du travail, les progrès techniques, la robotique et l’ergonomie ont changé tout ça. Du moins on le prétend. Les travaux les plus pénibles sont confiés aux machines, les capacités intellectuelles sont démultipliées et les spécialistes annoncent – pour demain, c’est promis – le travail heureux devenu geste créateur. Ces spécialistes oublient que le travail créateur, en harmonie avec l’environnement, où chacun se réalise pleinement soi-même, ne peut naître que du discernement qui dénoue les contradictions écologico-sociales lorsque le souci des générations futures et des populations marginalisées l’emporte sur l’intérêt immédiat. Ce qui fait appel non seulement à la technique mais aussi à la conscience.

La fin du travail ? En 1997, un prophète nous annonçait La fin du travail (titre de son livre) : l’automatisation, l’intelligence artificielle et la robotique éliminent partout le travail. De fait, il n’existe plus de sténodactylo ; les boîtes vocales fournissent annonces et renseignements. Les contrôleurs se font plus rares car les contrôles sont automatisés. Les chauffeurs de car, de train et les pilotes d’avion sont voués à disparaître à la suite des cochers, des poinçonneurs et des receveurs. En revanche, sont nées de nouvelles activités : programmeur, électronicien, radiologue, qualiticien, manager, facilitateur, diététicien, coach, et bientôt agent de la diversité génétique, sherpa de magasin virtuel, conservateur de la mémoire personnelle… Le malaise au travail lui-même suscite de nouveaux emplois : psychosociologues spécialisés, team-builders, éthiciens, autant d’experts qui ont pour job de faire oublier la malédiction du travail. Dans cette

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logique, seuls les spécialistes sont occupés, les autres sont exclus ou rejetés vers des travaux non qualifiés et mal payés ; ce qui engendre de nouveaux métiers sociaux. Bref, l’évolution technique fait disparaître des métiers obsolètes et multiplie les travaux utiles mais non productifs et peu rémunérés, comme tous les travaux de confort, d’esthétique ou de divertissement. Cette productivité engendre donc de nouveaux emplois. Sera-ce suffisant pour garantir à tous un travail intéressant ?

L’inflation des besoins Forts de l’histoire passée, les optimistes répondent positivement à cette question : chacun trouvera un emploi convenable dans la nouvelle division du travail, pour peu qu’il ait la formation adéquate. Les pessimistes sonnent le tocsin et réclament d’urgence une diminution légale du nombre de jours ouvrés et d’heures travaillées. En fait, le problème est ailleurs, il se cache


© Phototechno / iStock

dans les besoins à satisfaire, qui sont énormes quoique souvent insolvables. D’abord les besoins écologiques et sociaux laissés en suspens, puis ceux engendrés par la nouvelle organisation du travail et par ses effets pervers, enfin les besoins multipliés par le mimétisme ou le marketing. Le gouvernement français a décidé que, à partir de 2019, tous les contribuables devront envoyer leur déclaration de revenus via Internet. Qui va s’occuper des personnes âgées qui n’ont pas d’ordinateurs ou ignorent tout de cette technologie ? Sans doute des écrivains publics à la sauce informatique.

En quête de reconnaissance Je ne peux me réaliser dans mon travail que si mon œuvre est socialement reconnue. C’est impossible quand je ne suis qu’un maillon dans l’immense chaîne de la production. Il ne me reste plus alors qu’à me soumettre exactement aux procédures imposées.

C’est ma petite et ma seule satisfaction. Dans cette logique de la conformité qui m’identifie aux règles prescrites, je deviens peu à peu – technologie aidant – le robot magnifique, travailleur idéal promis par les transhumanistes, solide, interconnecté, intelligent, capable de performances bien supérieures aux capacités humaines les plus hautes, apte même à apprendre de mes erreurs. Mais serai-je créatif ? Aurai-je la conscience qui seule me permettrait de discerner et de décider lorsque sont contradictoires les ordres reçus ? Saurai-je sélectionner les critères disparates enregistrés dans mes neurones boostés par l’électronique ? (Si l’on en croit la suite du film 2001 Odyssée de l’Espace, c’est un tel dilemme qui rendit fou « Hal » l’ordinateur de bord et provoqua la catastrophe.) Les robots autonomes que l’on voit poindre à l’horizon ne posent pas des problèmes différents de ceux que pose déjà le travail cor-

seté dans les règlements. Reprenant les principes d’Isaac Asimov, le Parlement européen, dans une longue bafouille récente (février 2017), déclare qu’un robot ne doit pas pouvoir nuire à l’humanité, ni, par inaction, permettre que l’humanité soit mise en danger… etc. C’est ce qui est déjà attendu de l’organisation raisonnable du travail. Ces principes humanistes qui présideront, espérons-le, à la conception des machines « intelligentes » de demain, sont insuffisants. Car le vrai problème – et c’est la dignité de l’être humain que de l’affronter – n’est pas celui des principes, des critères et des normes ; c’est celui du discernement. Discernement en conscience incontournable lorsque l’on se trouve devant des intérêts divergents et des valeurs contradictoires. Là où le travailleur ne peut pas se décharger de sa responsabilité sur des principes, les normes et les critères ne suffisent plus. Etienne Perrot s.j. mars/avril 2018 13


Chercher et trouver Dieu

Éclairage biblique

le rejeton qui renouvelle toutes choses 01 Un rameau sortira de la

souche de Jessé, père de David, un rejeton jaillira de ses racines. 02 Sur lui reposera

© Brueghel l’Ancien, Musée du Louvre / CC

l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur 03 – qui lui inspirera la

crainte du Seigneur. Il ne jugera pas sur l’apparence ; il ne se prononcera pas sur des rumeurs. 04 Il jugera les petits avec justice ; avec droiture, il se prononcera en faveur des humbles du pays.

Du bâton de sa parole, il frappera le pays ; du souffle de ses lèvres, il fera mourir le méchant. 05 La justice est la ceinture de ses hanches ; la fidélité est la ceinture de ses reins. 06 Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau

seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. 07 La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits auront même gîte. Le lion, comme le bœuf,

mangera du fourrage. 08 Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ; sur le trou de la vipère, l’enfant étendra la main. 09 Il n’y aura plus de mal ni de corruption sur toute ma montagne sainte ; car la connaissance

du Seigneur remplira le pays comme les eaux recouvrent le fond de la mer. 10 Ce jour-là, la racine de Jessé, père de David, sera dressée comme un étendard pour les peuples,

les nations la chercheront, et la gloire sera sa demeure. ISAÏE 11,1-10 Traduction liturgique

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Dans un contexte catastrophique pour le royaume de Juda, Isaïe exprime sa confiance dans un « reste » indestructible à qui l’avenir est promis par Dieu, et annonce l’arrivée d’un roi, de la lignée de David, un messie qui gouvernera de manière juste (v. 1). Qui est donc ce rejeton ? Isaïe n’est pas le seul à annoncer ce messie royal, d’autres prophètes le font, comme Jérémie : « Je susciterai à David un germe juste ; un roi régnera et sera intelligent, exerçant dans le pays droit et justice » (Jérémie 23,5). Ils font confiance à la promesse faite par le Seigneur à David, par l’intermédiaire de Natan, de lui donner une descendance royale qui subsistera pour toujours (2 Samuel 7). Le second Isaïe développe, dans le premier chant du serviteur, le portrait de ce « serviteur que je soutiens » (Isaïe 42,1ss), « il présente le droit ». Les évangélistes ont reconnu en lui le visage du Christ : Matthieu, dans sa généalogie de Jésus (Matthieu 1,1-16), fait descendre Joseph de David et de son père Jessé, et Jean à la fin de son Apocalypse : « Moi Jésus… je suis le rejeton de la race de David, l’Etoile radieuse du matin » (Apocalypse 22,16). Luc met dans la bouche même de Jésus les paroles d’Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi… » (Luc 4,18) Comment Isaïe présente-t-il ce roi ? C’est un homme pourvu de toutes les qualités humaines (v. 2-3a) faisant confiance à l’Esprit de Dieu qui le guide, et reconnaissant que cela lui est donné par son créateur. Un homme de foi, inspiré. Il est tout naturellement conduit à agir (v. 3b-5) en fidélité à l’Esprit qui le guide. Enfin, Isaïe, en poète qu’il est, dresse un tableau idyllique des fruits de cette attitude (v. 5-9), un monde où le mensonge (le serpent) et toute violence ont disparu. Suivre le Christ dans nos relations de travail, c’est donc mettre nos pas dans ceux de ce messie annoncé : faire preuve de sagesse et de discernement, de conseil et de force… Nous n’avons certes pas tous les mêmes charismes et les mêmes qualités, mais comme le dit saint Paul, à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun (1 Corinthiens 12,4-11).

Tentons un portrait : celui d’une ou d’un responsable se sentant héritier de ses prédécesseurs, respectant ce qui a été fait avant lui, mais porteur d’un projet d’avenir… d’une femme ou d’un homme présentant les qualités et les talents requis pour la fonction, mais conscient que le pouvoir ne lui appartient pas, qu’il n’est pas le propriétaire de sa mission. Il a le sens du bien commun, et il agit, non pour lui-même, mais pour le bien de tous, attentif aux petits et aux plus faibles, sachant sanctionner si nécessaire. Quant aux fruits, une grande liberté nous est laissée de les imaginer, ou de les espérer. Peutêtre même avons-nous la chance de les voir se réaliser concrètement : faire cohabiter dans la paix des collaborateurs ambitieux avec d’autres, allant jusqu’à accepter l’autorité de plus jeunes, éradiquer la violence des comportements, le mensonge, favoriser la prise de risques, ignorer la corruption… Ce renouvellement au souffle de l’Esprit, par le Fils, vaut aussi pour chacun, quels que soient son niveau de responsabilité et les relations qu’il a dans le cadre de son travail… Qui aujourd’hui oserait afficher le texte d'Isaïe dans son bureau ? Et pourtant… Jean Lacour

points pour prier + Me rendre présent au Seigneur, avec tout

ce que je suis, et lui demander la grâce de regarder dans la vérité mes relations dans les lieux où j’exerce une activité ou une responsabilité.

+ Voir ce personnage, ce rejeton dans lequel les chrétiens reconnaissent l’image du Christ. Quel visage prend-il pour moi ? Que m’inspire-t-il ?

+ Considérer toutes les qualités de ce per-

sonnage, et le regarder agir. Je regarde aussi agir les personnes autour de moi. Je me regarde agir moi-même.

+ Imaginer, si je peux, un monde sans vio-

lence et sans crainte. Regarder la réalité de ma propre vie dans le monde qui m’entoure. mars/avril 2018 15


Chercher et trouver Dieu

Repères ecclésiaux

le travail est fait pour l’homme Pour la tradition chrétienne, le travail est à la fois une peine et un lieu d’humanisation. Il a vocation à être relation avec les autres et avec la création. De Rerum Novarum jusqu’à Laudato si  ’, la doctrine sociale de l’Église pose des jalons, pour chaque époque, afin que le travail reste source de dignité au fil de ses mutations.

L Louise Roblin, doctorante en philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et membre du CERAS (Centre de recherche et d’action sociales).

L’apparition du prolétariat du fait de la révolution industrielle pousse l’Église catholique, dès la fin du XIXe siècle, à s’emparer des questions sociales, et du travail en particulier. C’est la naissance de l’enseignement social catholique, marquée par la publication par le pape Léon XIII de son encyclique Rerum novarum (1891). Dans ce texte et dans les autres qui suivirent – et qui s’y rapportent tous – sont dénoncées les conditions indignes de travail : malgré la peine et l’effort qui lui sont intrinsèques, il a malgré tout pour vocation d’être source d’humanisation, lieu de création humaine et – par là – de ressemblance divine. Le travail est avant tout relation : avec l’œuvre accomplie, avec les autres, avec la Création. Mais les récentes mutations du monde du travail (nouvelles technologies, mondialisation, montée du chômage, numérisation, plateformisation, etc.) transforment profondément ces relations. Tentons de discerner ce qu’en dit l’enseignement social de l’Église.

Des relations nouvelles entre l’Homme et son travail Dans la tradition chrétienne, le travail est à la fois une peine et une source de dignité, sans antinomie. Mais il importe de poser des conditions afin que la souffrance ne l’emporte pas sur le processus d’humanisation. « Le travail est fait pour l’homme, et non l’homme pour le travail », rappelle saint Jean-Paul II dans son encyclique Laborem exercens. L’Homme doit rester le centre et la finalité de l’activité économique – il est donc inacceptable que des conditions de travail blessent son humanité et sa dignité. C’est ainsi que ce qu’il appelle le « travail objectif » (c’est-à-dire ce qui est fait concrètement) ne doit pas primer sur le « travail subjectif » : en tant que personne, l’Homme est sujet de son travail, il y réalise son humanité, et accomplit sa vocation. Or dans la modernité, le travail est de plus en plus objectivé :

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la part humaine a tendance à être occultée au profit de ce qui est quantifié, mesuré, évalué. Dans un monde financiarisé, le travail est défait de son caractère humain, relationnel, créatif. L’enseignement social de l’Église serait-il désuet, dans notre monde qui change ? D’abord, cet enseignement reste une source d’inspiration quant à ce à quoi il ne faut pas renoncer. Rerum novarum et Laborem exercens par exemple insistent sur les droits que les travailleurs doivent avoir (juste rémunération, mesures sociales privilégiant la famille, protections sociales, etc.). L’encyclique Laudato si’ y ajoute la nécessité d’un environnement de travail sans « pollution visuelle et auditive ». Mais surtout – et c’est une nouveauté de Laudato si’ – l’enseignement social de l’Église nous rappelle que par le travail, l’Homme doit « prendre soin » de ses frères et de la Création. C’est là le sens que peut et que doit prendre l’activité humaine, comme une vocation, qui vient nous défier de prendre le contrepied


© Bowie15 / iStock

des mutations du travail au profit du sens de nos actions, plutôt que de la soumission à une économie financiarisée.

Des relations nouvelles entre les Hommes Le travail possède une dimension sociale intrinsèque : nous œuvrons avec les autres, pour les autres, nos salaires nourrissent nos familles… Mais deux évolutions du travail viennent compromettre sa vocation sociale. D’une part, le cycle de production physiquement fragmenté ainsi que les nouvelles formes de travail, plus individualisées, rendent difficile la solidarité à laquelle appelle la doctrine sociale. D’autre part, l’ordre social et juridique est de moins en moins protecteur du travail. Dans ce contexte, il importe de promouvoir l’accès au travail (pas forcément, d’ailleurs, sous sa forme d’emploi rémunéré), et de garantir les conditions nécessaires à la dignité et l’humanisation, afin que l’humain reste le centre et le but de l’activité économique,

conditions pour que des mouvements de solidarité entre travailleurs puissent émerger.

Des relations nouvelles entre l’humanité et la Création S’il est peu question du travail dans l’encyclique Laudato si’, les limites écologiques qui y sont rappelées imposent de reconsidérer le travail dans sa globalité. De fait, il n’est plus à prouver que sa nature productiviste est destructrice de l’environnement, si bien que les impératifs de sobriété contredisent les objectifs financiers. Quant au modèle social induit par le travail (maladies, stress, chômage, perte de sens), il est sans doute un symptôme d’un travail réduit à un rouage d’une méga-machine. Mais comment changer de modèle ? Le Christ dans le désert rappelle en quoi la domination est une tentation. L’humain, dès sa genèse, est appelé à « labourer » et « garder » le jardin qui lui est confié, plutôt qu’à l’exploiter. Et, qui plus est, le pape François ouvre son

texte avec un vers du cantique des créatures de François d’Assise : ce chemin se fait dans la joie ! C’est en effet par un changement de regard que la « conversion écologique » (LS 217) peut se produire : il s’agit de contempler, de s’émerveiller, de rendre grâce. Face aux inquiétantes mutations du travail, nous pouvons donc, à la suite du pape François, tenter de nous centrer sur le reçu, le donné, les liens interpersonnels et avec la Création, plutôt que sur l’aspect productif du travail. Non pas en niant ce dernier, mais en ayant l’exigence d’une économie vertueuse, mais aussi porteuse de sens. Rappelons que si des robots s’emparaient de la totalité de nos emplois, ils pourraient ne pas porter atteinte aux droits sociaux dans le travail, et pourraient être programmés pour ne pas dépasser certaines limites environnementales… Mais dans le travail humain peuvent fleurir des relations (avec les autres, avec la Création) vraiment porteuses de vie et d’espérance. Louise Roblin

Découvrez la vidéo de l'entretien avec Louise Roblin sur : editionsvie chretienne.com

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Chercher et trouver Dieu

pour aller plus loin Des pistes pour un partage : • Quel est mon rapport au travail ? A-t-il évolué ces dernières années ? Comment je vis les changements s’il y en a eu ? Qu’est-ce qui compte pour moi dans mon travail et est facteur d’épanouissement ? Qu’est-ce qui freine cet épanouissement ? Si j’ai connu une période de chômage, comment l’ai-je vécue ? Qu’est-ce qui m’a le plus manqué ? • Suis-je confronté aux nouvelles formes que prend le travail aujourd’hui (numérique, robotisation, nouveaux métiers…) ? Comment je le vis ? Avec qui puis-je en parler ? Ma CL peut-elle m’aider à discerner les choix qui s’imposent à moi mais aussi à porter les difficultés et encourager ce qui marche ? • Quels points de vigilance dois-je me donner par rapport à ma propre relation au travail ? Comment puis-je agir pour faire de mon travail un lieu humanisant pour moi et pour les autres, au service du bien commun et du Royaume de Dieu ? Suis-je attentif à ceux qui souffrent au travail ou encore à ceux qui n’ont pas de travail ?

À lire : • Je travaille, donc j’existe ? Revue Projet N°361, Décembre 2017 – Ce numéro présente à travers des témoignages, des articles de terrain et d’universitaires, les grands enjeux relatifs au travail aujourd’hui comme la précarité des jeunes, la question du sens du travail à l’ère du numérique ou celle de repenser le travail et l’emploi par l’écologie. • Le travail invisible. Enquête sur une disparition Pierre-Yves Gomez, Editions François Bourin, 2013 – Cet essai, construit comme un véritable thriller économique, nous fait entrer dans la compréhension des ressorts de la crise que nous traversons et plaide pour une économie du travail vivant, seul vrai projet politique sur lequel repose notre avenir. • Discerner Monique Lorrain, Editions Vie chrétienne, 2014 – Comment discerner dans des situations de conflits au travail et comment trouver le positionnement juste dans ses relations ? Cet ouvrage de référence vous aidera à trouver le chemin qui fait rencontrer sa propre vie pour l’ordonner, une voie qui mène à Dieu et à la rencontre de toute personne.

À voir : • Deux jours, une nuit Réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2014 – En échange d’une prime, les collègues de Sandra ont voté une réduction des effectifs et donc son licenciement. Sandra, aidée par son mari, n’a qu’un week-end pour aller voir ses collègues et les convaincre de renoncer à leur vote. • La loi du marché Réalisé par Stéphane Brizé, 2015 – Après la délocalisation de son usine et 20 mois de chômage, Thierry se voit contraint d’accepter un travail qui le met face à un dilemme : rester et devenir le complice d’un système inique ou partir et retrouver la précarité. 18 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 52


© Aître

contempler une œuvre d'art

Claudio Parmiggiani, Une fontaine - 1993, place de Coëtquen, Rennes

« Dans une cour de la place d’El hazar, près de l’Université du Caire. J’avais vu il y a plusieurs années une fontaine de pierre claire presque entièrement cachée par les oiseaux qui l’entouraient en grand nombre. Au fil des ans, la fontaine avait été négligée, et en y revenant je l’ai retrouvée désormais aride et abandonnée, mais, accrochés aux paroles sacrées qui s’y trouvent gravées et à ses arabesques en relief, il y avait encore beaucoup d’oiseaux. J’avais été frappé, devant cette image, par l’association immédiate entre l’eau et l’air que suggéraient les oiseaux. Une fontaine comme un baptistère. Je me demande si, guidé par ce souvenir, je n’ai pas en réalité dessiné pour Rennes une fontaine aux oiseaux, ou justement un petit baptistère. Je dis cela parce que sa forme est tournée avant tout vers le ciel, elle privilégie le ciel. Une fontaine où l’eau jaillissante s’enfuit comme une pensée sans fin, s’échappe d’un esprit, où une puissante et sévère pierre noire de Bretagne accueille la mélancolie d’un lumineux marbre méditerranéen. Une fons, pas une fontaine. » Solignano, où la fontaine est née, le 11 mars 1992. Claudio Parmiggiani (Extrait de l'ouvrage, Une fontaine, Claudio Parmiggiani, Villes de Rennes, 1993)

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Se former

École de prière

prier avec les hymnes de didier rimaud s.j.

Pierre Faure s.j., nous propose de prendre le temps de goûter deux hymnes1 de ce grand poète qui a renouvelé le chant liturgique. Pierre Faure s.j., a collaboré longuement avec Didier Rimaud au Centre national de pastorale liturgique. Il vient de publier aux Éditions Vie chrétienne avec Michel Rondet s.j. Que tes œuvres sont belles ! 13 euros 50. Disponible sur viechretienne.fr et en librairie.

Commençons avec cet exemple :

L

Lumière pour l’homme aujourd’hui Qui viens depuis que sur la terre Il est un homme qui t’espère, Atteins jusqu’à l’aveugle en moi : Touche mes yeux afin qu’ils voient De quel amour Tu me poursuis. Comment savoir d’où vient le jour Si je ne reconnais ma nuit ? Parole de Dieu dans ma chair Qui dis le monde et son histoire Afin que l’homme puisse croire, Suscite une réponse en moi : Ouvre ma bouche à cette voix Qui retentit Dans le désert. Comment savoir quel mot tu dis Si je ne tiens mon cœur ouvert ?

1. Dans l’Église catholique, une tradition orale affirme que le mot hymne est féminin lorsqu’il s’agit d’une hymne liturgique, alors qu’il serait masculin pour un hymne national par exemple. Le Petit Robert est d’avis que l’on peut employer le masculin ou le féminin pour un/une hymne chrétienne… 2. Didier Rimaud, Anges et grillons, Chants et poèmes. I. Editions du Cerf, 2008. p. 59.

Semence éternelle en mon corps Vivante en moi plus que moi-même Depuis le temps de mon baptême, Féconde mes terrains nouveaux : Germe dans l’ombre de mes os Car je ne suis Que cendre encor. Comment savoir quelle est ta vie, Si je n’accepte pas ma mort ? 2

Les personnes sensibles et qui ont la fibre « artiste » sentent vite ce qui les touche, ce qui est fort et peut nourrir leur prière. Elles sont rapidement conduites vers ce qui est beau. Elles voient quel est le « chemin » du texte qui trouve bientôt sa voie en elles. Les personnes moins habituées aiment être aidées. Dans chacune des strophes, deux moments (chacun de deux lignes), qui sont deux sommets, sont une pure prière de demande : Atteins jusqu’à l’aveugle en moi : Touche mes yeux afin qu’ils voient… Puis la question, interrogation, qui est en fait ouverture du chemin de ma conversion personnelle : Comment savoir d’où vient le jour Si je ne reconnais ma nuit ? Après une première lecture méditative et lente pour découvrir les trois strophes, je peux ainsi relire seulement, dans chacune des strophes, ces deux moments (deux fois deux lignes par strophe) qui me proposent un chemin de conversion. Une strophe pour la lumière, la deuxième pour la Parole de Dieu, puis la Semence éternelle. Je me laisse faire par les verbes, et je cherche à voir (et entendre ?) lentement

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et très intérieurement quelle route font en moi la Lumière, la Parole, la Semence. J’ai repéré que les verbes de la demande priante s’adressent au Christ, Lumière, Parole, Semence. Et ces trois images en évoquent d’autres pour moi. Puis, une fois que j’ai laissé ces paroles entrer en moi profondément, lorsque je sens que je peux poursuivre, je lis en entier lentement chaque strophe où je goûte le reste du texte qui enrichit le premier temps d’ouverture à la conversion. La Lumière, puis la Parole, et la Semence prennent visage et consistance pour moi. Et l’amour vient par la lumière (1ère strophe), la voix vient de la Parole, et la semence germe dans l’ombre. Mes yeux, ma bouche, mes os sont successivement appelés, il s’agit bien de moi, profondément. Avant que se termine le temps que j’ai choisi pour ce moment de prière, je formule ma propre prière en reprenant l’expression de l’hymne qui est la mieux entrée en moi, et je me confie à Dieu par elle. Cette hymne pourrait être ma p r i è r e e n C a r ê m e, c h a q u e ve nd re d i s o i r p a r exe m p le, rythmant ainsi mon chemin de conversion.


Une autre hymne ouvre une autre manière d’y trouver la prière :

Prenez la tenue de service, Servants de Dieu, servez vos frères ; Soyez du peuple des souffrants ! Que vos sueurs et votre sang Fassent lever pour cette terre Des fruits de Paix dans la Justice ! C ’est le vivant qui te rend toute gloire, A toi qui es le Dieu vivant ! Vêtus de la Robe nuptiale, Accueillez l’Aube qui s’annonce ; Soyez un peuple de veilleurs : Reconnaissez à ses lueurs L’Homme accompli qui vient aux noces, Nimbé du jour dont il tressaille ! C ’est le vivant qui te rend toute gloire, A toi qui es le Dieu vivant !

© Daniel_Kay/ iStock

Restez en tenue de louange, Tout habillés d’hymnes nouvelles : Soyez le peuple des chanteurs ! Devenez l’arbre ivre de fleurs Où les humains que Dieu appelle Feront concert avec les anges. C ’est le vivant qui te rend toute gloire, A toi qui es le Dieu vivant !3

Ici c’est la louange qui domine. Une ambiance de fête pascale. Le refrain est extrait du livre d’Isaïe 38,194. Je peux me laisser entraîner par lui en le répétant, en le chantant, pour entrer en présence de Dieu et placer ma voix dans le peuple dont parle chaque strophe. Car l’hymne est résolument pour le peuple et dans le peuple. C’est le côté communautaire de la foi

qui s’exprime ici, c’est une autre expérience que celle de la conversion dans Lumière pour l’homme aujourd’hui ci-dessus. La dimension personnelle vient par le vêtement nommé par chaque strophe : tenue de service, Robe nuptiale, et même les hymnes nouvelles font une tenue de louange ! C’est la fête, l’ivresse arrive… Laissezvous faire par l’hymne, elle vous

entraîne vers la fête de louange éternelle… (Le temps pascal dure sept semaines !) Pierre Faure s.j. 3. Didier Rimaud, A force de colombe, Chants et poèmes. II. Éditions du Cerf, 2007, p. 60-61. 4. … qui est un des cantiques de l’Ancien Testament (AT 44) dans le Psautier œcuménique et liturgique, Éditions du Cerf.

Découvrez la vidéo de l'entretien avec Pierre Faure s.j. sur : editionsvie chretienne.com

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Se former

Expérience de Dieu…

témoigner de l’exclusion des plus pauvres Anne a habité pendant dix mois dans une cité de Noisy-le-Grand à l’invitation du Mouvement ATD Quart Monde pour vivre à côté des personnes exclues et ainsi mieux comprendre l’injustice dont elles souffrent. Elle témoigne de ce que cette expérience a changé pour elle.

I

familles ont quitté progressivement la cité. Pour éviter que les habitants en attente d’un relogement ne se trouvent dans un environnement dégradé, les maisons se vidant peu à peu, et pour maintenir de la vie, le Mouvement a proposé à des bénévoles de venir temporairement occuper les logements vacants. C’est précisément cette proposition que j’ai acceptée. Être là, vivre parmi des familles très pauvres et, en les côtoyant, les connaître mieux, cela avait du sens pour

© ATD Quart Monde

Il y a 5 ans, j’ai vécu pendant 10 mois, en gros une année scolaire, de septembre à juillet, à Noisy-le-Grand, dans une cité dite du Château de France (sic). C’est là que le Mouvement ATD Quart Monde a démarré quand Joseph Wresinski, son fondateur, a été nommé curé d’un camp de sans-logis. Ces bâtiments des années 50 étant devenus insalubres, la cité allait être démolie et ses habitants relogés ailleurs. S’est alors ouverte une période de quatre ans durant laquelle les

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moi qui étais engagée dans le Mouvement depuis 2O ans. Je vivais dans un petit pavillon ouvrier avec comme voisins des habitants de la cité et des volontaires d’ATD Quart Monde. Je gardais mes activités à Paris et rentrais le soir dans la cité. J’y vivais également le week-end. Mes premiers jours ont été marqués par un certain nombre d’étonnements. J’ai découvert les allers-retours en RER, l’absence de rues, de magasins à proximité, des énormes


supermarchés inhumains, un environnement laid et sale. Cela m’a bousculée. Je trouve révoltant que dans l’indifférence notre société accepte de laisser des familles vivre dans ces conditions.

Être une présence J’ai été marquée par l’extraordinaire gentillesse des personnes que j’ai côtoyées. Des personnes ouvertes et solidaires. Je me souviens d’une soirée passée dans une famille voisine qui m’avait accueillie à bras ouverts pour regarder un match de rugby à la télévision. On a hurlé ensemble devant le téléviseur ! Ce soir-là, nous avons vécu un grand moment de complicité. La difficulté pour moi dans cette expérience a été d’être là tout simplement. Je n’avais aucune mission ou activité à remplir, seulement habiter un lieu. C’était à moi d’inventer. Les rencontres que j’ai vécues étaient toutes simples, mais en même temps des liens se sont créés, des liens humains, solidaires. Comme ces moments passés à faire de la broderie avec une de mes voisines vivant dans une très grande pauvreté. Nous ne parlions pas mais nous avions plaisir à être ensemble. Après dix mois, je suis partie un peu frustrée de cette expérience car je ne suis restée que peu de temps et pour comprendre la très grande pauvreté, il en faut beaucoup plus. J’ai simplement mieux approché ce qu’ils vivaient. Ce fut néanmoins une très belle expérience. J’en suis ressortie convain-

Le Mouvement ATD Quart Monde (Agir Tous Pour la Dignité) a été créé en 1957 par Joseph Wresinski, avec les habitants d’un bidonville de la région parisienne. Aujourd’hui présent dans plus de 30 pays, son but est d’éradiquer la misère pour permettre à tous de vivre à égale dignité. Pour cela, il faut : - Agir sur le terrain avec les personnes en situation de pauvreté avec la volonté de s’unir autour d’un même combat pour la dignité de tous. - Agir auprès des institutions et des politiques, pour faire changer les lois et faire évoluer les pratiques. - Agir auprès de l'opinion publique par des campagnes citoyennes pour faire changer le regard porté sur les plus pauvres et susciter l’engagement. Pour en savoir plus, voir le site : www.atd-quartmonde.fr

cue du bien-fondé des options du Mouvement d’ATD Quart Monde. Les politiques contre la pauvreté ne serviront à rien si les personnes exclues ne sont pas écoutées jusqu’au bout et mises au premier plan. Ce qu’elles ont à dire, elles le vivent dans leurs tripes. À chaque fois, je suis ébranlée par la force de leurs paroles. Cette expérience m’a changée en profondeur. J’ai vécu un voyage intérieur difficile à expliquer, mais je peux dire que mon regard sur les autres a changé. Cinq ans après, j’entends aujourd’hui peut-être avec une plus grande urgence un passage de l’Évangile de Matthieu (25,31-46) qui s’adresse directement à moi depuis toujours : «… J’avais faim,

et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli… Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Accueillir l’autre, les autres, ces petits dont parle le Christ, je ne prétends pas que c’est ce que j’ai fait en m‘installant provisoirement à Noisy-le-Grand. Mais c’est peut-être cette vérité apprise dès l’enfance qui m’a mise en route et m’a fait accepter comme une évidence ce qui était peutêtre moins évident pour d’autres, y compris ma famille. J’en ai une conscience plus aiguë aujourd’hui.

Si loin, si proches… Anne de Margerie Éditions Quart Monde, collection En un mot, 3 euros

Se reconnaître dans l’Évangile… Une expérience de Dieu ? Pour moi, plus modestement, un chemin. Anne de Margerie

Une théologienne relit cette expérience Être là, habiter, vivre les uns à côté des autres, cela suffit parfois pour « le faire à un de ces petits qui sont les miens » (Matthieu 25). Apprenons notre juste place, laissons Dieu agir en nous et par nous, en tenant notre âme en silence. mars/avril 2018 23


Se former

Lire la Bible

la joie de la résurrection Au tombeau vide, des anges se montrent aux femmes pour leur annoncer la Résurrection. Mais les Onze ne les croient pas. Il faudra que Jésus ouvre l’esprit de ces derniers à l’intelligence des Écritures pour qu’ils entrent dans la joie de cette Bonne Nouvelle. Suivons, avec Bruno Régent s.j., le récit de Luc (24,36-53) dans son déroulement.

L Bruno Régent s.j., assistant régional CVX, auteur aux Éditions Vie chrétienne. Le dernier titre paru est L’énigme des invités aux noces, 12 euros. Disponible sur viechretienne.fr et en librairie.

L’évangéliste Marc est paradoxal quand il raconte la Résurrection. Un jeune homme, vêtu de blanc, assis dans le tombeau, a proclamé aux femmes venues rendre hommage à un mort : « Ne vous effrayez pas. C’est Jésus le Nazarénien que vous cherchez, le Crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici ». La conséquence déconcerte : « elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes tremblantes et hors d’ellesmêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur » (Marc 16,6-8). Sans être aussi long, Luc rapporte que quand Jésus apparaît aux Onze, ils sont « saisis de frayeur et de crainte » (24,37). Et pourtant, juste avant, les deux disciples d’Emmaüs avaient retrouvé le groupe et témoigné qu’ils l’avaient reconnu à la fraction du pain, tandis que les autres confessaient « C’est bien vrai, le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ! » (24,34). Pourquoi la joie est-elle si longue à venir ?

Voyez mes mains et mes pieds ! Le Ressuscité rejoint les disciples au milieu de leurs échanges, qui

portent sur le fait qu’il est bien vivant, puisqu’il a été vu. En tout premier lieu, il dit : « Paix à vous ! » (24,36), tant son surgissement dans le groupe suscite la peur. Ils pensent voir un esprit, l’esprit de celui dont le corps est mort au calvaire. Jésus leur parle : « Voyez mes mains et mes pieds ! » (24,39), et l’ayant dit, il les leur montre : oui, c’est bien moi qui ai été crucifié, j'en porte encore les marques et je suis devant vous. L’évangéliste précise alors : « Dans leur joie, ils ne croyaient pas encore » (24, 41). Pourquoi est-ce si difficile d’accéder à la foi ? Le dernier souvenir des disciples réunis avec Jésus remonte à son arrestation. Ensuite, depuis son procès devant le grand prêtre jusqu’à sa mort et son ensevelissement, il n’y a plus de trace des apôtres, sinon le récit du reniement de Pierre. Marc précise à l’arrestation que « l’abandonnant, ils prirent tous la fuite » (Marc 14,50). Que le crucifié soit revenu à la vie, on peut certes s’en réjouir. Mais quand il est dans le groupe de ses amis qui l’ont abandonné, c’est autre chose. Que vient-il faire, de quel reproche est-il porteur ?

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Avoir montré ses mains et ses pieds n’est pas suffisant pour que les disciples comprennent. Il demande quelque chose à manger ; ils lui présentent du poisson, qu’il prend et mange devant eux (24,42-43). Le poisson rappelle la nourriture de ces hommes – plusieurs sont des pêcheurs –, mais il est aussi le signe du désir du Ressuscité de partager le repas avec eux ; ils sont toujours pour lui des compagnons, il désire se nourrir de ce qui fait leur quotidien.

Il fallait que s’accomplisse… Les signes sont donnés : les mains, les pieds, le repas partagé, la présence. Il y a alors à entrer dans leur intelligence. Le Christ propose d’abord un travail sur la mémoire. La Passion, la mort et la Résurrection étaient annoncées, souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Relisez l’Écriture depuis Moïse, les Prophètes et les Psaumes : cela ne pouvait pas être évité (24,44). La liturgie du Samedi saint reprend quelques grands textes pour mettre en évidence ce « il fallait ». À l’Origine, toute la Création est sortie de Dieu ; il lui a donné son autonomie et il a trouvé que


Comment Dieu peut-il révéler son éternelle bonté ? En se soumettant lui-même au tentateur et à ses effets de mort ! Nous connaissons l’histoire : Dieu a envoyé son Fils unique, qu’il chérit, pour révéler aux hommes qui est le Père. « Il fallait » donc que le Fils engage le combat avec l’adversaire. Ce dernier a cru gagner en le faisant condamner à mort injustement, lui faisant subir la trahison d’un ami (Judas), le reniement d’un autre (Pierre), etc. Le Vendredi saint, tout semblait se terminer par la victoire de la mort. La Résurrection vient nous révéler que c’est le contraire ! (24,46) Regardez le Ressuscité : il est bien le crucifié passé par la mort ; mais ses mains ne sont pas des poings

© L’apparition du Christ aux apôtres, Andrey Mironov, 2010 / CC

c’était bon, très bon (Genèse 1-2, 4). Mais dès le commencement, un adversaire a mis en doute cette bonté de l’Origine (Genèse 3). Et l’humanité, au long des générations, a fait l’expérience de l’esclavage et du malheur quand elle écoutait l’adversaire. C’est un grand combat qui se déroule depuis toujours entre la manière de voir et de faire de Dieu – il fait confiance, il donne, il bénit – et celle du tentateur – il ne faut pas faire confiance à Dieu mais à ce qu’on voit et pense ; Dieu n’est pas vraiment bon, il n’a créé que pour avoir des admirateurs et des esclaves. Tout dans les Écritures décrit cette immense bagarre au cœur de la Création. Il fallait bien qu’une fois pour toutes, le cœur de Dieu se dévoile.

▲ À la vue du Christ ressuscité, les apôtres sont saisis par la peur et le doute.

qui crient vengeance. Il ne vient pas pour accuser, il vient dire que le vainqueur du combat, c’est Dieu en son Fils : la mort a perdu puisque Dieu, au-delà de la mort, est resté ce qu’il est de toute éternité, bon et faisant confiance. Il prend son repas avec l’humanité, il se donne en nourriture. Il y a donc à comprendre cet impensable : « il fallait » que vous, apôtres, vous m’abandonniez, pour que vous sachiez, de manière définitive, que je vous aime et vous fais confiance. Si vous ne m’aviez pas trahi, vous pourriez encore penser que la bonté de Dieu a une limite, qu’elle a un conditionnel – que vous ne me reniiez pas. Maintenant, vous en êtes sûrs, vous êtes aimés gratuitement, simplement parce que c’est vous. Tout a été dit de qui est Dieu dans la Passion-Résurrection : il est vainqueur de la désespérance, de la

dérision, de la peur. Rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, pas même la mort (Épîtres aux Romains 8,31-39).

Vous serez mes témoins Il reste pour le Ressuscité à conclure : Dieu se confie depuis l’Origine en sa Création. Il le fait encore aujourd’hui. C’est à vous – disciples d’alors et d’aujourd’hui – que le Crucifié-Ressuscité se confie, pour que vous annonciez ce que vous avez vousmêmes reçu (24,48). En ce jour de Pâques, vous avez compris qu’il n’y a dans le cœur de Dieu aucun reproche envers vous, mais un don qui se renouvelle en pardon. C’est à vous que ce Jugement dernier est confié pour que vous en soyez témoins auprès des nations. Vous êtes solidaires de toute l’humanité souffrante, plongée dans la peur de la mort. Allez vite leur dire

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Lire la Bible qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur, que les péchés sont pardonnés, que la confiance est non seulement possible mais fondatrice d’une humanité vivante. Vous, disciples, êtes bénéficiaires de la victoire du Ressuscité et donc témoins qualifiés pour attester ce qu’ils annoncent. La joie de la Résurrection n’a pas sa source dans la réanimation d’un cadavre. Elle est allégresse pour cette victoire définitive sur la mort, qui est bonne nouvelle pour tous. Elle est exultation d’être associés au Vainqueur, envoyés auprès des souffrants. L’existence chrétienne est ainsi libérée de toute angoisse. Le ciel ne peut pas nous tomber sur la tête,

parce qu’il est bienveillant. Nos péchés ne sont plus seulement des défaites concédées à l’adversaire, ils sont à la gloire de Dieu qui accueille tous ceux qui se tournent vers Lui. Le chrétien n’a pas à se défendre car il a un bien meilleur avocat que lui-même. Il n’a pas à se justifier car c’est Dieu qui justifie, qui le rend juste. Libre de tout souci le concernant – quant à sa réputation, ses sécurités, sa santé, etc., il peut oser vivre de l’Esprit, dans la rencontre de ses frères en humanité.

Bénir, à deux chœurs Les disciples gardent dans le cœur le dernier geste du Christ. Juste avant de disparaître à leurs regards, levant les mains,

il les bénit (24,50). À ce chœur de louange qui retentit dans le ciel, répond celui des disciples : ils étaient constamment dans le Temple à bénir Dieu (24,53). Ce qui suit, ce sont les Actes des apôtres, c’est l’histoire de l’action de la grâce au milieu des hommes. Cette histoire, chaque génération la prolonge. Quel est notre témoignage aujourd’hui ? Bruno Régent s.j.

À vos Bibles Lire Jean 20,24-29. - Entrer dans la requête de Thomas : les autres disciples lui disent qu’ils ont vu le Seigneur. Lui en veut plus, il veut aller au cœur des plaies, pour connaître en profondeur le cœur du Ressuscité.

© Giotto, Cappella degli Scrovegni, Padoue / CC

Vivre la rencontre de Thomas et du Ressuscité : qu’est-ce qui fait écho en moi ?

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- Entendre ce qu’est l’Église : le rassemblement d’hommes et de femmes qui ont cru ceux qui ont vu, sans voir eux-mêmes. - Réfléchir au témoignage à rendre pour que grandisse la foi en la miséricorde éternelle de Dieu.


Spiritualité ignatienne

PIERRE FAVRE : NÉ POUR NE JAMAIS S'ARRÊTER En jésuite infatigable, Pierre Favre n’a cessé de sillonner l’Europe durant sa courte vie. Homme de frontière et de dialogue, doté d’une solide vie spirituelle et d’une grande largeur de vue, il a su, en réformateur, répondre aux défis de son temps, notamment en accompagnant, avec les Exercices, ses contemporains en charge de responsabilités dans la société. Récit d’une vie par Pierre Emonet s.j.

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Pierre Favre a mené une vie vagabonde, au point de donner l’impression d’être un inconstant : « Il semble qu’il soit né pour ne rester en place nulle part » a écrit de lui un de ses confrères. Après quelques mois passés à Rome, où il a enseigné la théologie positive, une vie itinérante l’a conduit sur tous les points chauds où se jouait l’avenir politique et religieux de l’Europe. De juin 1539 à septembre 1541, il est à Parme. Au bout d’un an et demi, il est envoyé en Allemagne, comme conseiller du Dr Ortiz, le représentant de Charles Quint aux colloques de Worms et à la Diète de Ratisbonne (15411542). Neuf mois plus tard, départ pour l’Espagne, d’où, après six mois seulement il est rappelé en Allemagne pour trois mois, avant d’embarquer pour le Portugal et l’Espagne, où il passera deux ans (juillet 1544 à juillet 1546). Convoqué à Rome pour participer au concile de Trente, il meurt d’épuisement à 40 ans, le 1er août 1546, après avoir sillonné l’Europe durant 7 ans, et parcouru

à pieds ou à dos de mule entre 15 000 et 20 000 km, et effectué deux traversées maritimes. Simple ouvrier apostolique, disponible pour toute mission qu’on lui confiait, Pierre Favre a parcouru inlassablement le monde de son époque, ouvrant des chantiers prometteurs sans jamais avoir la satisfaction d’en récolter les fruits. Peu lui importaient les frontières politiques, culturelles ou géographiques. À chaque étape il s’efforçait d’apporter le salut de Jésus-Christ, sans autre chez-soi que les missions qui lui étaient confiées. Ces continuels déplacements ont impliqué de douloureuses ruptures. Grâce à ses dons de sympathie, Pierre s’adaptait facilement et se faisait vite des amis. Autant d’arrachements lorsqu’une nouvelle mission l’appelait ailleurs. Il fallait alors repartir en des voyages incertains, avec une santé déficiente sujette à des épisodes de fièvre (malaria) qui l’immobilisaient parfois durant plusieurs mois.

Envoyé aux frontières, là où deux mondes s’affrontaient, le monde médiéval et celui de la Renaissance, où se disputaient deux conceptions du christianisme, le catholicisme romain et le luthéranisme, et où entraient en collision la culture germanique et latine, Pierre s’est régulièrement trouvé confronté à une conception de l’Église et de la foi à laquelle ni son éducation ni sa sensibilité ou ses études ne l’avaient préparé. Seul son amour enflammé du Christ lui a permis de s’adapter. S’il lui est arrivé de se plaindre, il n’en pas moins resté le jésuite disponible dont la vocation est de parcourir le monde et d’être présent aux frontières.

Pierre Emonet s.j., directeur de la revue culturelle Choisir à Genève. Il a publié une biographie d’Ignace de Loyola (Ignace de Loyola, Légende et réalité, Lessius, 2013) traduite en plusieurs langues.

Editeur de la Correspondance de Pierre Favre et de sa biographie, il est auteur de Pierre Favre (1506-1546), Né pour ne jamais s’arrêter, Lessius, Petite Bibliothèque Jésuite, 2017.

L’unité d’une vie vagabonde Qu’est-ce qui a bien pu sauver l’unité et la cohérence de cette vie en perpétuel mouvement ? L’obéissance certainement, même si elle ne lui a pas toujours été facile. Pierre s’est mis en route parce qu’il était envoyé par le pape ou par son supérieur. Dès lors, l’Italie,

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Spiritualité ignatienne l’Allemagne, la Flandre, le Portugal ou l’Espagne n’étaient que le lieu unique et toujours renouvelé de son engagement de jésuite.

© D.R.

Mais il y a plus. Tout en parcourant des régions aussi diverses, Pierre évoluait dans un environnement supérieur, dans une sorte de géographie spirituelle qui unifiait sa vie et la sauvait de la dispersion. C’est à partir d’en-haut, en suivant le mouvement descendant de l’Incarnation qu’il abordait toute situation. Parce que chaque personne, chaque évènement ont

leur prolongement dans le ciel, Pierre vivait dans un monde où les saints, les anges (les bons comme les mauvais), Dieu et le Christ entrent en action. Au gré de ses voyages il rencontrait les saints locaux et les anges protecteurs des pays, des régions et des villes qu’il parcourait. Ces bons esprits lui étaient de fidèles et efficaces compagnons sur lesquels il pouvait compter ; ils aplanissaient son chemin, ménageaient des rencontres fructueuses, préparaient les cœurs auxquels il allait s’adresser, en un mot, ils facilitaient son apostolat. Ces retrouvailles avec les habitants du ciel jalonnaient sa route avec une telle précision qu’il est possible de dresser un atlas céleste de ses voyages !

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Au-delà des saints et des anges, il y avait le Christ incarné, tel qu’il l’a connu à travers les Exercices. C’est à partir de lui que Pierre Favre abordait le monde, la vie de l’Église, les tâches quotidiennes, les rencontres ordinaires et communes, les situations inattendues, qui n’étaient plus perçues comme de simples occasions de service, mais comme le lieu d’une Présence active et bienfaisante. Chaque évènement, c h a q u e re nc o nt re,

n’importe quel lieu, acquérait de ce fait une dimension universelle à l’image du salut apporté par le Christ. Cette largeur de vue nourrissait en lui une étonnante liberté spirituelle qui, jointe à un naturel doux et bienveillant, l’a préservé de toute étroitesse idéologique, et lui interdisait toute approche partisane et polémique. Pierre échappait ainsi à la myopie dogmatique qui inspirait nombre des adversaires du luthéranisme. La démarche proposée dans les Exercices pour contempler la vie du Christ caractérisait sa compréhension du mystère de l’Incarnation : voir, entendre, sentir, goûter, toucher ce que vivent, disent et font les protagonistes des récits évangéliques. Du coup, le corps devenait l’instrument providentiel donné par Dieu pour permettre à l’Esprit de concrétiser ses inspirations dans la réalité quotidienne. Cette compréhension réaliste et « charnelle » de l’Incarnation a influencé jusqu’à sa conception de l’apostolat. Il voulait des pasteurs qui, plutôt que d’écrire des livres savants contre les hérétiques, aillent à la recherche des âmes en les visitant personnellement, en les voyant de leurs propres yeux, en les touchant de leurs propres mains, en les entendant de leurs propres oreilles, en argumentant avec des actes et du sang.

Réformer par les Exercices Comme Ignace, Pierre Favre était un authentique réformateur. Si, pour lui, la question des struc-


tures se posait moins que pour Luther, il visait la réforme de la vie, surtout celles des personnes en charge de responsabilités et capables d’entraîner d’autres. Dès que possible, il leur proposait de faire les Exercices. Ce ministère avait sa préférence et il y consacrait plusieurs heures par jour, même au plus fort de ses occupations. Ignace prétendait que de tous les jésuites qui donnaient les Exercices, la première place revenait indiscutablement à Maître Pierre Favre. Doué d’une remarquable capacité d’introspection et d’attention aux mouvements intérieurs, Pierre était capable de rejoindre les personnes au plus profond de leur individualité, là où entrent en jeu non plus les idées mais les sentiments. Jamais prisonnier d’une quelconque idéologie, il les rencontrait dans le respect de ce qu’elles vivaient et de ce qu’elles ressentaient. Les conseils qu’il dispensait ne se fondaient pas sur l’enseignement d’une doctrine, mais sur une expérience plus globale, qui mobilisait aussi l’affectivité. Sentir reste le motclé de son anthropologie spirituelle. Il l’entendait au sens que lui donne Ignace de Loyola dans les Exercices : « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement. » Qui veut rejoindre une personne là où elle en est, pour l’aider à trouver son bon chemin dans

la confusion des idées et des mœurs, doit accepter de quitter l’apparente sécurité d’une attitude dogmatique pour se mouvoir sur une frontière, aux confins d’une terre inconnue. Il se trouve dès lors exposé, dans une zone où les acquis de toujours et les grands principes théoriques ne s’appliquent pas nécessairement de manière spontanée à une situation concrète. L’accompagnateur doit alors faire preuve de discernement, et avoir le courage de courir un risque. Pierre Favre a vécu cette tension ; il a été cet homme inquiet, étranger aux solutions toutes faites, hanté par la recherche de la volonté de Dieu.

Un ministère de réconciliation Homme de dialogue, Pierre Favre est un guide dans l’exercice d’un ministère de réconciliation. Servi par un tempérament aimable et doux, il a indéniablement un charisme personnel. Premier jésuite directement confronté à la Réforme, il s’est trouvé aux premières lignes, où luthériens et catholiques romains s’affrontaient avec violence et passion. Pour lui, plus que d’une difficulté doctrinale, il s’agissait d’une incompatibilité d’ordre affectif. Face à la Réforme, il ne s’est pas abrité derrière une rigidité théologique, comme nombre de théologiens officiels. Persuadé lui-même de l’urgente nécessité d’une réforme de l’Église, homme de terrain plus que de laboratoire, aux débats d’idées

il a préféré la rencontre personnelle, le dialogue, l’accompagnement des personnes même hérétiques. Cherchant les points de contact, s’informant pour mieux connaître les motivations de ses adversaires, échangeant avec eux, lisant leurs œuvres, il traitait les personnes avec amour, douceur et cordialité, évitant les controverses et tout ce qui pourrait les exaspérer. Convaincu que la compassion qu’il éprouvait envers les hérétiques était le signe d’un bon esprit, il désapprouvait la manière dont on les jugeait, et priait régulièrement pour les champions de la Réforme comme pour les villes emblématiques où se jouait l’avenir de la foi. Peu avant sa mort, à un confrère qui lui demandait des conseils pour traiter avec les hérétiques, Pierre écrit : « La première chose est que qui veut aider les hérétiques d’aujourd’hui doit avoir beaucoup de charité à leur égard et les aimer en vérité, chassant de son esprit toute considération susceptible de refroidir l’estime que l’on peut avoir pour eux. […] On y parvient en conversant familièrement avec eux de sujets qui nous sont communs, en évitant toute discussion où l’un des partis pourrait donner l’impression de l’emporter sur l’autre. » De tels propos dénotent une manière de procéder qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de son actualité. Pierre Emonet s.j. mars/avril 2018 29


Se former

Question de communauté locale

vivre le parcours découverte en cl Dans certaines Communautés régionales, il n’est pas toujours possible de constituer une équipe de « Parcours découverte », faute d’effectifs. L’ESCR de Bretagne occidentale a eu l’idée de proposer à une CL d’accueillir des nouveaux et de vivre avec eux ce parcours.

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Après avoir accueilli pendant l’année 2016 une personne à qui l’ESCR avait proposé de rejoindre une communauté locale pour découvrir la CVX, il nous a été proposé l’année suivante, suite au remaniement de notre CL, de vivre avec trois nouvelles personnes le « Parcours découverte ». Les membres de notre équipe, qui avaient déjà plusieurs années d’ancienneté, se sont demandé si le programme du parcours n’allait pas les ennuyer, ou du moins ne pas leur apprendre grand-chose. Mais la perspective de ne pas accueillir les personnes frappant à la porte de la CVX nous incita à accepter l’appel de l’ESCR, avec pour certains une petite résignation. Finalement, ce sont deux personnes, Sylvain et Corinne, qui nous ont rejoints pour vivre ce parcours. Le courant est très vite passé, d’autant que Sylvain et Corinne avait déjà eu une première expérience de la CVX 20 ans auparavant. Trois membres de l’équipe ont donc participé à un week-end de formation « Accompagner un Parcours découverte » à Penboc’h, et déjà, pour ces trois-là, la résigna-

tion s’est muée en intérêt : la richesse du parcours et la souplesse de sa mise en œuvre les ont tout de suite séduits et motivés. Le parcours comporte huit étapes bien définies, mais il ne faut surtout pas hésiter à scinder une étape sur une ou plusieurs réunions, à en modifier la chronologie pour s’adapter au cheminement de l’équipe. Le canevas proposé l’est donc à titre indicatif et nous a permis de progresser dans la connaissance de la CVX en fonction des interrogations de chacun et des questions posées. Ainsi, l’expérimentation du tour de compagnonnage (2ème tour) est prévue dans le parcours à la septième et avant-dernière étape. Nous nous sommes aperçus que ce 2ème tour avait donné tout son sens au partage du 1 er tour et avons regretté de ne pas l’avoir mis en place dès la 3ème ou 4ème étape. Faire vivre ce parcours à des « anciens compagnons » a été très positif. Cela a permis de réajuster les choses, mais aussi de (re)découvrir le fonctionnement et la signification de toutes les étapes d’une réunion en communauté locale.

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Pour la plupart d’entre nous, l’entrée en CVX s’est faite sans parcours de découverte, et l’on a tous apprécié l’évolution de la pédagogie de la CVX qui permet dans une première année à ceux qui souhaitent être membres de comprendre la finalité et le mode de fonctionnement d’une communauté locale. Un membre de notre CL témoigne que les propositions de prières sous différentes formes ont été pour lui très riches et lui ont permis ensuite de poursuivre les réunions en vérité et dans la sérénité. Un autre que les invitations du parcours à vivre pleinement des expériences de disciple, compagnon et serviteur lui ont permis d’incarner la démarche chrétienne. Pour Corinne et Sylvain, il semblerait que le tour de compagnonnage est ce qui les aura le plus marqués et c’est ce qui correspondait à leurs attentes. Nous ne pouvons qu’encourager les communautés locales, y compris les plus anciennes, à vivre tout ou partie du parcours, ou au moins le découvrir sur le site www.cvxd.fr, aujourd’hui accessible à tous. La communauté CVX Lannion 3


Ensemble Lefaire Babillard Communauté

© Halfpoint / iStock

Une parole à méditer

« La spiritualité de notre Communauté est centrée sur le Christ et sur la participation au mystère pascal. Elle est puisée dans la Sainte Écriture, la liturgie, le développement doctrinal de l’Église, la révélation de la volonté de Dieu à travers les événements de notre temps. Parmi ces sources universelles, nous considérons les Exercices Spirituels de saint Ignace comme la source spécifique et l’instrument caractéristique de notre spiritualité. » Extrait Principe Général N°5

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Ensemble faire Communauté

En France

AU SERVICE DE LA COMMUNAUTÉ NATIONALE !

Une nouvelle équipe service de la Communauté nationale (ESCN) a été élue en janvier au Hautmont. À travers un processus de discernement communautaire, la CVX se donne un groupe de compagnons qui l’aidera à progresser au mieux. Jean-Luc Fabre s.j., Assistant national, membre de droit de l’ESCN, répond à nos questions.

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© CVX France

Quel est le rôle d’une ESCN ? La mission principale de l’ESCN consiste à discerner dans l’épaisseur du quotidien de la Communauté ce qui est bon pour son avancée concrète. Par exemple, la précédente ESCN a pris corps dans la mise en place d’une nouvelle « dynamique de croissance » pour les membres. Cette équipe est constituée pour un mandat de cinq ans et s’inscrit également dans une Communauté mondiale en participant à ses Assemblées (tous les cinq ans). La prochaine aura lieu cette année à Buenos Aires. Elle aura pour thème La CVX, un don pour l’Église et le monde et discernera des Orientations mondiales. La nouvelle ESCN aura donc certainement à accompagner la croissance de la Communauté nationale vers une attitude plus missionnaire.

Comment se déroule son élection ? C’est un long processus. Il commence par des noms de compagnons qui remontent des Communautés régionales et des autres instances de la Communauté nationale vers l’ESCN. Une première sélection est faite au niveau du Conseil de Communauté. Ce conseil aide au discernement de l’ESCN. Des personnes sont appelées pour discerner et se déclarer candidates. Dans le temps de leur discernement leur est proposée une rencontre avec l’ESCN en place pour mieux cerner les enjeux. Les personnes déclarent ensuite leur disponibilité ou non à être appelées pour être candidates. Vient alors l’élection durant une Assemblée de Communauté. Après un temps de présentation des candidats et un temps d’échange, il est procédé aux élections en premier lieu du responsable national, puis des deux coordinateurs. Cette nouvelle ESCN est née sous l’action de l’Esprit à travers tout ce processus où beaucoup de personnes sont impliquées.

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Qui sont les nouveaux membres de l’ESCN ? Brigitte Jeanjean, 66 ans, première femme responsable de la Communauté, vient d’Albi. Orthophoniste à la retraite, elle s’est beaucoup impliquée dans la vie de sa Communauté régionale Causses et Monts ainsi que dans le champ de la proposition spirituelle au sein des paroisses. Pierre Guy, 38 ans, jeune papa de trois enfants, travaille dans le logement social à Bordeaux. Il a lancé JRS Welcome dans sa ville. Le dernier membre élu, Emmanuel Grassin d’Alphonse, 58 ans, a connu la Communauté dans de nombreuses villes, Lyon, Paris, Strasbourg et maintenant Le Havre. Il s’est beaucoup investi dans la formation et récemment celle pour les animateurs du Parcours découverte. À partir de cette base, nous procédons ensuite à la cooptation d’un ou deux membres. Éric WeismanMo re l , 4 8 a ns, de N a nt e r re Grande Arche nous a rejoint. Eric est très investi dans la transmission de la foi auprès des plus jeunes. Prions pour cette équipe née du discernement communautaire.


jeunes adultes et famille ignatienne Portée par la CVX et le réseau MAGIS, une « cousinade » s’est tenue en janvier au Centre Sèvres. Acteurs de la pastorale des jeunes adultes et jeunes adultes euxmêmes ont pris le temps de se connaître, de partager leurs trésors et de réfléchir à la place de ces derniers au sein de la grande famille ignatienne.

Jeunes adultes : quelles attentes ? Témoignages, temps d’échange et de débat, chants, vidéos, veillée festive ont rythmé ces deux jours. Il y a eu de nombreux temps communs mais aussi des espaces spécifiques pour que chaque cousin puisse avancer. Ainsi pendant que les accompagnateurs d’équipe et les porteurs de projet MAGIS se réunissaient pour mieux sentir les enjeux de leur réseau et vivre un temps de formation, les membres

de la CVX étaient invités à réfléchir à l’accueil et à la place des jeunes dans la Communauté ainsi qu’aux trésors ignatiens qu’ils aimeraient partager avec eux. Les temps festifs et les repas ont permis aux « cousins » de s’apprivoiser mutuellement. Et nourris par le témoignage de jeunes adultes en CVX et d’accompagnateurs MAGIS, nous avons pu vivre un vrai temps d’écoute, nous émerveiller de nos richesses communes et ainsi mieux percevoir les attentes des jeunes en recherche de sens et désireux de vivre des expériences constructives. Les réponses des jeunes aux enquêtes lancées, en novembre dernier, par Magis auprès de ses 300 membres et par l’équipe service jeunes (ESJ) aux 820 membres de la Communauté de moins de 40 ans, nous invitent avec force à être souples, réactifs, chaleureux, et à continuer à proposer des rencontres de qualité mais aussi à cultiver la communication. Cousins, pour sûr, le MEJ, MAGIS et la CVX le sont ! Et comme tous les cousins, ils ont des points communs et des différences. Mais nous avons le même désir : être

© D.R

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Une cousinade à Paris ? Des trésors ignatiens à partager… L’idée est née en novembre et a pris forme les 20 et 21 janvier derniers au Centre Sèvres, Facultés jésuites de Paris, à l’initiative de la CVX et du réseau MAGIS. Tous les cousins étaient bienvenus pour cette réunion de famille si sympathique : MEJ, MCC, jésuites, religieuses ignatiennes… afin de vivre un temps de partage, de formation et de fête. Il s’agissait en effet de se réunir pour apprendre à se connaître, réfléchir ensemble, partager nos expériences, prier, célébrer et prendre conscience du trésor que nous possédons. C’était une première et « mon Dieu que ce fut bon » !

au service de la croissance des jeunes en les accompagnant et en les accueillant avec joie et simplicité. Plusieurs de nos échanges ont été vécus sous le regard de la nouvelle équipe service de la Communauté nationale (ESCN) que nous remercions de leur « visitation ». Après avoir rédigé un message au pape en vue du synode sur la question des jeunes, nous nous sommes quittés heureux et prêts à vivre ensemble de belles expériences. Pascale Bourgarel Responsable de l’ESJ Manuel Grandin s.j. Directeur du réseau MAGIS mars/avril 2018 33


Ensemble faire Communauté

entrer dans la « dynamique de croissance » Des ESCR ou communautés locales ont commencé à s’approprier le nouveau texte « Dynamique de croissance », présenté en juillet dernier à Beauvais lors de la rencontre nationale des responsables et accompagnateurs de communautés locales. Récit de deux expériences.

E 1. DESE : Discerner, Envoyer, Soutenir, Evaluer.

La vidéo : En CVX, Dieu parle à chacun à travers la parole des compagnons : http://www. cvxfrance.com/

En Communauté régionale L’ESCR de Touraine a été touchée par ce texte reçu à Beauvais et elle a désiré le partager à tous les membres de la Communauté régionale. Le choix a été fait de le placer au cœur de la journée de rentrée. Il nous a semblé important de commencer par une courte présentation situant le texte dans une continuité, celle des textes déjà reçus et des sujets abordés lors des précédentes journées, et de l’introduire par une courte vidéo qui reprend ses grands axes et son vocabulaire. Puis, par petits groupes, les compagnons ont découvert le texte en le lisant à voix haute. Aidés de pistes de réflexion, ils ont ensuite partagé sur le ou les passages qui les avaient rejoints et sur ce que cela leur donnait envie de vivre. Lors de la remontée en grand groupe qui a suivi, nous avons senti un bon accueil de ce texte, perçu par les compagnons comme un outil pour approfondir leur choix de cheminer en CVX. Pour certains, il y a eu une prise de conscience des passages à vivre. Le texte a également suscité des questionnements sur la pratique du DESE1 et sur le rôle de la CL dans l’accompagnement de chaque membre à découvrir sa vocation particulière, son « nom propre ». Pour que ce texte continue de mettre en mouvement notre Communauté régionale, l’ESCR compte s’appuyer dessus lors d’une prochaine rencontre avec les responsables et les accompagnateurs. Arlette Léval Responsable de la Communauté régionale Touraine Simon Tauty Correspondant Formation

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En communauté locale Compte-tenu de la densité du texte, nous avons choisi de lui consacrer une après-midi en CL, après un temps de prière ensemble le matin et une messe. Chaque membre l’avait reçu avant et avait choisi de préparer et prier sur la partie de son choix. Après un premier tour où chacun a fait une relecture en partageant ce qui l’avait rejoint personnellement et a dit où il se situait sur « le chemin de croissance en CVX » ; dans un second tour, nous avons essayé d’avancer dans la compréhension du texte en s’interpellant les uns les autres. Cette rencontre a été stimulante pour nous. En tant que communauté nouvellement constituée, l’appel à une mission apostolique nous a interpellés, ainsi que l’invitation à faire un pas de plus dans l’engagement, après la période d’enracinement. Nous avons également été sensibles à l’accent mis dans le texte sur la CL comme noyau central de la CVX et à l’importance donnée à la croissance, placée au cœur de la réflexion commune. Enfin, certains membres, en fonction de leur ancienneté en CVX, ont été bousculés par l’appel à découvrir « son nom propre », « sa vocation particulière ». Cette journée nous a donné l’élan pour approfondir ce texte. Nous avons choisi de le retravailler ponctuellement et de l’utiliser comme point de ressource. Christine Argaut Haute-Bretagne

© Maxsattana / iStock

En France


l’art, chemin vers dieu ? En s’inspirant du dossier de la Revue Vie chrétienne N°48, l’ESCR Loiretloir a proposé à ses membres une journée de rentrée régionale originale pour découvrir, s’émerveiller, partager sur « Ce que l’art nous révèle ». Témoignage d'une participante.

Dans une première présentation, Xavier nous a montré à l’aide d’un diaporama méditatif l’architecture propre aux églises jésuites qui se caractérise par une seule nef, des chapelles latérales et un plafond de peintures baignées de lumière pour conduire à la contemplation du mystère divin. Ce fut une découverte pour beaucoup d’entre nous. Nous n’imaginions pas qu’il existait un style « jésuite » d’église. Notre étonnement s’est poursuivi l’après-midi avec les fresques d’un artiste contemporain, Bernard Lorjou, peintes sur les murs de la chapelle de la maison de retraite des prêtres du diocèse. Tout en les contemplant, nous avons lu les textes de la Bible que ce disciple de Buffet avait voulu traduire dans ces peintures.

© F. Morille

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Interpellés par les articles de la Revue Vie chrétienne N°48 sur l’art, les responsables de la Communauté régionale Loiretloir l’ont choisi comme thème pour notre première rencontre en octobre à Blois. Une proposition qui sortait des « sentiers battus » de la traditionnelle journée de rentrée pour la soixantaine de membres présente et qui nous a permis d’explorer les chemins que peut ouvrir l’art : chemin de prières, chemin vers Dieu…

Son art figuratif a rejoint certains membres qui ont exprimé l’envie de revenir pour prendre le temps d’entrer dans son œuvre. Pour un temps de partage, chacun avait été invité à apporter l’œuvre de son choix et à expliquer aux autres comment cette œuvre l’aidait à prier. Musique, peintures, sculptures, chants grégoriens… ont montré la grande diversité des chemins de chacun. Ce temps de témoignages entre compagnons a permis des échanges riches et forts. Jean-Philippe, qui joue d’un instrument a, par exemple, témoigné que la musique pénètre au plus profond de lui et ouvre le passage à l’Esprit avec humilité. Françoise nous a montré ses calligraphies et nous a expliqué que ce temps privilégié d’écriture l’aidait à intérioriser et l’amenait

Revue n°48 Juillet/Août 2017

à la prière. Un autre compagnon qui chante dans une chorale a témoigné qu’en chantant il découvrait la tendresse et la sollicitude du Seigneur. Nous avons pu ainsi percevoir la façon dont Dieu pouvait rejoindre certains par l’art et ainsi nous permettre de mieux faire connaissance entre nous. À la fin de la journée, des compagnons ont exprimé l’envie d’approfondir ce thème, peut-être en communauté locale en expérimentant le partage autour d’œuvres. D’autres ont dit avoir découvert que l’art peut les aider dans leur vie spirituelle et à s’ouvrir à plus grand qu’eux. « L’art élargit le cœur », a témoigné un compagnon. Françoise Morille Loiretloir mars/avril 2018 35


Ensemble faire Communauté

Dans le monde

la cvx, pilier de la « famille ignatienne » En novembre dernier, les ignatiens de Belgique francophone célébraient leur rencontre annuelle à Erpent. L’occasion pour nous de mieux les connaître.

Cette année, les retrouvailles se sont tenues au collège NotreDame de la Paix, un établissement scolaire jésuite, situé à quelques encablures de Namur. Parmi les 160 participants, des jésuites, des sœurs de Saint-André, des proches et des collaborateurs du Centre spirituel La Pairelle et de très nombreux membres de la CVX. Membre de la « régionale » de Bruxelles et fidèle participante, Catherine est « fière d’appartenir à une si belle famille ». Elle sou-

© Pierre-Yves Honet

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Depuis 2013, chaque année, les ignatiens de Belgique francophone et du Luxembourg se réunissent pour une journée festive. Au départ, il s’agissait de permettre aux personnes attachées à la spiritualité ignatienne de faire connaissance et de découvrir la diversité de leurs engagements. Au fil du temps, plusieurs collaborations sont nées entre divers groupes et projets. Un exemple parmi d’autres : le Centre Avec (un centre d’analyse sociale ignatien), la Communauté de Vie Chrétienne (CVX) et le Centre spirituel La Pairelle se sont associés pour créer une « boîte à outils » consacrée à l’écologie, destinée à leurs publics respectifs.

ligne : « Au fur et à mesure de ces chaleureuses et joyeuses réunions, je retrouve de plus en plus de visages connus ». Temps fort de la matinée : une conférence du père Jacques Haers s.j., consacrée à l’identité ignatienne du pape François. Puis partage et échange de nouvelles de la famille ignatienne avant une célébration festive. Élu président de la CVX belge francophone en octobre dernier, Hervé Linard était présent. L’homme est profondément attaché à la spiritualité ignatienne : « Ce qui me touche dans celle-ci, c’est l’expérience de l’accompagnement. Une expérience de parole et d’écoute qui me permet de “rendre compte” d’une relecture de ma vie. Être accompagné est pour moi un grand cadeau car il m’offre un lieu où je

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peux, pas à pas, découvrir mon chemin. Celui que le Seigneur me donne de vivre. » Pour lui, il est important de participer à la fête de la Famille ignatienne. « Une présence fraternelle et amicale », explique-t-il. C’est aussi l’occasion pour lui de retrouver de nombreux membres de sa Communauté. « La référence à la spiritualité ignatienne me semble évidente pour les membres de la CVX », indique-t-il. La Communauté incite d’ailleurs ses membres à creuser leur identité ignatienne, tant à travers des propositions internes qu’en faisant connaître des initiatives organisées en dehors de la CVX. À chaque fois, celles-ci offrent aussi à ses membres d’élargir leurs perspectives et de vivre de plus larges solidarités. Vincent Delcorps


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londres : un pas vers l’énergie verte Brian Austin est membre de la CVX en Angleterre depuis longtemps. Il témoigne de son chemin de discernement, qui, cette année, a abouti à un engagement concret dans sa paroisse en faveur de l’écologie.

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La CVX m’a appris, lentement mais sûrement, à discerner la meilleure voie pour répondre aux signes des temps en me demandant : « Que puis-je faire pour réagir à l’injustice et aux structures injustes de la société ? » La plus grande injustice de notre époque est celle du contraste grandissant entre les plus riches et les plus pauvres. Nous ne pouvons pas accepter d’être complices du peu d’attention que le monde riche porte aux nations les plus pauvres. L’une des principales manifestations étant le mode de vie consumériste que nous avons développé : utilisation de grandes quantités d’énergie, produite principalement à partir de combustibles fossiles et émettant des gaz à effet de serre, conduisant à un changement climatique dans le monde entier. Les premières personnes touchées dans leur vie concrète par le dérèglement climatique, la sécheresse, les inondations, les tempêtes extrêmes, sont les plus

pauvres. Bien qu’il y ait quelques signes de changement de la part des nations les plus riches, nous continuons cependant à vivre selon le même rythme. Nous pouvons toujours inviter les autres à s’engager (réunions d’échange, sensibilisation), chercher à influencer les politiciens en leur écrivant… Mais je me suis demandé ce que je pouvais faire moi-même à mon échelle, simplement et facilement. Alors, j’ai essayé d’encourager les gens de ma paroisse à changer de fournisseur d’énergie en optant pour les énergies renouvelables, « vertes » : l’hydroélectricité, l’énergie éolienne, photovoltaïque ou la biomasse. Ici, au Royaume-Uni, le marché de l’énergie est dominé par 6 sociétés (les « six grandes »), dont 95 % sont fortement tributaires des combustibles fossiles, et certaines n’offrent même pas un tarif « vert ». J’ai donc proposé de rechercher des alternatives

pour les personnes qui le demandaient et étaient prêtes à changer de fournisseur, parfois même en économisant de l’argent. Ceux qui ont changé de fournisseurs sont satisfaits, mais le message n’a pas encore atteint le plus grand nombre ! Nous résistons tous au changement et avons de la difficulté à nous laisser déplacer dans nos habitudes. Mais si nous voulons vaincre le dérèglement climatique, chacun d’entre nous devra accepter ce changement pour le bien et l’avenir de l’humanité et il ne sera pas aisé ! Par ma modeste initiative, j’ai pu, en tant qu’individu, faire preuve de solidarité envers les plus pauvres, tout en espérant par la même occasion envoyer un message à notre gouvernement et au monde des affaires pour leur dire que nous ne voulons plus de cette injustice. Brian Austin mars/avril 2018 37


À LIRE Que tes œuvres sont belles ! Prier avec les hymnes de Didier Rimaud Michel Rondet s.j. et Pierre Faure s.j. Editions Vie chrétienne, janvier 2018 – 13,50 € Au-delà de l’hommage au grand poète qui a renouvelé le chant liturgique, ce livre se veut une invitation au lecteur pour qu’il fasse sa prière des textes de Didier Rimaud s.j. En contrepoint des chapitres présentant le poète, sa vie et son œuvre, les auteurs, à partir d’hymnes choisies, proposent des indications pour la méditation. Ces suggestions pourront être source d’inspiration pour prier avec les poèmes rassemblés en fin d’ouvrage. En vente sur viechretienne.fr et en librairie

À LIRE Sauvegarder la Création Un défi spirituel

Editions Vie chrétienne, février 2018 – 10 € Les enjeux écologiques font partie de notre vie et de nos choix quotidiens, tellement quotidiens que nous ne pensons pas qu’ils puissent être l’objet d’un discernement. Parce qu’elle est au cœur de nos rapports à l’autre, proche ou lointain, l’écologie est aussi en rapport avec notre foi et ce livre voudrait aider à en prendre conscience. Il propose au lecteur des réflexions sur l’état de la planète et sur notre responsabilité de chrétiens, mais aussi des exercices spirituels, nourris de la Parole de Dieu et de textes de prière, pour lui permettre de mieux contempler la Création et louer le Créateur, discerner sa part dans le péché écologique et agir pour répondre aux appels pressants de la Terre. Les chapitres de cet ouvrage sont dans leur majeure partie tirés de la Revue Progressio, la publication officielle de la Communauté de Vie chrétienne au niveau mondial.

En vente sur viechretienne.fr et en librairie

À VIVRE Prier et créer avec les saisons au centre spirituel Saint-Hugues de Biviers Quatre rencontres dans l’année, une par saison pour prier à partir de textes bibliques et avec une pratique créative. Les deux prochaines auront lieu les 7 avril et 16 juin 2018. Animées par Marie-Laure Choplin, le samedi de 14h à 18h. Infos et inscriptions : www.sainthugues.fr

À VIVRE Vivre la Semaine sainte au centre spirituel jésuite de Penboc'h dans le Morbihan Un temps de retrait, de repos et de prière, pour mieux entrer personnellement dans le mystère pascal de la mort et de la Résurrection du Christ. Propositions diverses, musique, films et préparations des célébrations. Animé par la Communauté de Penboc’h. Du samedi 24 mars à 18h au dimanche 1er avril 2018 à 14h. Infos et inscriptions : www.penboch.fr

A VIVRE Les WE et sessions Familles & Co hors les murs… Des propositions de la communauté de l’église Saint-Ignace à Paris pour aider les familles. Week-end « Accueillir l’homosexualité d’un proche » Pour toute personne concernée par l’homosexualité d’un proche : comment le vivre, l’accueillir, l’accompagner, en parler en famille et avec d’autres. Du 6 au 8 mai 2018 Week-end couples « L’un croit, l’autre pas : cheminer ensemble » Pour les couples dont les conjoints suivent des chemins spirituels différents : croyants, athées, de confessions différentes… Inscription seul ou en couple. Du 1er au 3 juin 2018 A Manrèse, le centre spirituel jésuite en Ile-de-France (Clamart) Infos et inscriptions : famillesandco@jesuites.com

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Billet

En rentrant de vacances, je l’ai guetté furtivement, un peu nerveuse, et presque culpabilisée de cette attitude. J’ai passé ma main dans le tas de feuilles mortes, et il est apparu, fragile, timide mais bien présent. Parfois, dans le creux de l’hiver, je l’ai guetté, pourtant bien consciente que ce n’était pas son heure et qu’il fallait encore patienter. Mon crocus jaune a bien pointé son nez. Un sentiment de reconnaissance et de joie m’envahit. Le printemps est tout proche et mon crocus s’en souvient. Quel processus, quelle magie de la nature, font que chaque année, au moment où le gris du ciel s’attarde, au moment où l’on en viendrait à douter du cycle des saisons, un signe de vitalité, de présence discrète marque le retour des beaux jours ? Tel un rituel. J’aime espérer ces prémices du printemps, si minimes soient-elles. Elles m’invitent à une attitude d’attente, elles aiguisent mon regard et m’éveillent. Je réalise combien chaque touche de couleur peut venir transformer ma journée et la « colorer » d’un sentiment nouveau. J’aime penser que nous avons chacun un crocus à guetter, un petit rien qui illumine notre journée, si nous savons le chercher. Peut-être faut-il dégager quelques feuilles mortes, s’attarder dans ce tas de branches coupées, entrelacées après la tempête, trier parmi les mauvaises herbes, « chercher pour trouver ». Oui, la vie peut renaître après l’enfouissement, et elle est d’autant plus consolante qu’elle s’est faite discrète, absente, désirée. Quelle fleur est-ce que je désire tant dans mon jardin secret ? Quelle est la touche de couleur qui me manque ? Pour moi ? Pour les autres ? Pour le monde ? Après le crocus, les narcisses, les tulipes, le forsythia… viendront embraser mon jardin. Comme ce crocus, je peux les accueillir ou les ignorer : les recevoir comme autant de caresses, d’encouragements, de cadeaux et de signes de fidélité, ou ne pas les repérer, les vivre comme un « dû », et passer mon chemin. Que je puisse chercher et trouver dans ma journée toute touche de couleurs : signe de paix, de joie, et porter sur ma vie un regard lucide, bienveillant et généreux ; un regard qui me porte vers la Vie : celle que nous allons célébrer à Pâques après le grand passage. Rien n’est banal, tout est grâce. Que mes sens soient en éveil et m’invitent à une contemplation de ma vie ordinaire « lieu de ma sainteté. » (Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues) Sabine Bommier mars/avril 2018 39

© D.R.

accueillir les cadeaux de la vie


Prier dans l’instant

Le Vendredi saint je fais le chemin de croix. Mais regarder en face la souffrance et la mort, c’est difficile. Et j’ai donc besoin de le vivre avec d’autres. Ce vendredi me voici donc à 15 h devant la cathédrale de Toulouse : le soleil chauffe les briques oranges, les fleurs et les jeunes feuilles. J’entre, c’est sombre et glacé. La nef du fond, vide en général, est pleine de gens debout, qui attendent en désordre. L’animateur commence à chanter « O croix dressée sur le monde ». Très enroué, il coince sur les notes hautes ! Un inconnu nous lit la première station : la condamnation de Jésus. Il n’a pas l’habitude de lire au micro, et a un look inhabituel pour la cathédrale : coiffure rocker, veste similicuir et blue-jean usé. Mais sa méditation me déchire le cœur. Il y relit sa vie, difficile. Une jeunesse très pauvre, sans stabilité ni bonheur. Des mauvaises fréquentations, il quitte l’école très tôt, il fait des bêtises, il touche à la drogue, il vole des voitures et s’enfonce de plus en plus : ça finit en prison, après sa condamnation. Et c’est là où Jésus le rejoint. Le silence qui suit est profond, intérieur. Tous ont les yeux humides. Et quand on repart vers la deuxième station, on sent comme le poids de la Croix. Chaque méditation va ainsi nous faire entrer dans des misères vécues, écho de celles du Christ. Je vous partage encore quand Marie, mère des douleurs, reçoit son fils mort dans ses bras. La station est commentée par une dame minuscule au visage très bronzé, craquelé. De sa voix basse et rauque de fumeuse, elle parle directement à la sainte Vierge, comme à une maman amie, compatissant à sa douleur de mère. Elle aussi avait tenu un de ses fils mort dans ses bras. Elle avait vu ses autres enfants lui être enlevés, tous placés, les uns après les autres. Et Marie prenait pour nous le visage sombre et ridé de cette petite maman qui nous partageait sa peine et sa foi. Quelle foi chez ces chrétiens du Quart-Monde ! Leur vie est un chemin de croix, mais ils ont foi en ta miséricorde, Jésus, foi en ta résurrection ! Ils osent espérer notre fraternité, nous les chrétiens bourgeois du centre-ville. Avant de ressortir au soleil nous avons chanté : « Donne-moi ton regard Ô Seigneur, apprends-moi à te voir ! » Oui, donne-moi de te voir, Seigneur, dans ces frères et sœurs qui souffrent et que tu aimes. Te voir et les rejoindre, ensemble faire Eglise qui tisse dans nos vies les liens d’une amitié nouvelle dont Tu es la Source vive. Denis Corpet

Nouvelle revue Vie Chrétienne – mars/avril 2018

© Alex / iStock

chemin de croix


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