Revue Vie Chrétienne n°20

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Billet

© Illustration : Sabine de Ligny

Éloge du pain perdu Avec ses détours inspirés par le seul caprice ou la séduction d’un joli nom sur la carte, la route des vacances a parfois la puissance du rêve : elle favorise les retrouvailles improbables, les rencontres incongrues, elle exauce des vœux secrets. Ainsi, en août dernier, dans une Trappe de Belgique, à l’office de Vêpres, dans la lumière dorée, en longue cape laiteuse de novice, j’ai cru reconnaître Martin C. Fantasmagorie ? Frère Paul, l’hôtelier, a été formel : - C’est bien le vôtre, et c’est bien le nôtre. D’ailleurs, il est unique, non, avec ses bons gros yeux de veau orphelin de naissance ? C’était dit avec toute la bonhomie du monde. J’avais connu Martin plus au sud, dans un Service Diocésain des Vocations. Comment vous expliquer ?… Disons qu’il n’y avait pas que les yeux. En le découvrant tout famélique et bredouillant, vous pensiez d’abord (c’est nul, je sais) : « Où pourrait-il se caser ? ». Ses camarades promenaient leur allure de gendre idéal, cherchant tant bien que mal à se convaincre que clergyman rime avec Superman. Martin, lui, restait le plus souvent silencieux, simplement heureux d’être là. Mais, de rencontre en rencontre, il nous instillait sa plus douce, sa plus intime conviction : au rayon des invendus aussi, le Seigneur appelle à se donner. Frère Paul me l’a redit à sa manière : - Le pain crotté, vous connaissez ? Dans le civil, lorsque je faisais cuisinier pour un estaminet en Flandre, c’était un truc du métier : mieux vaut des morceaux de pain tout biscornus et rabougris. Ils s’imprègnent bien de lait sucré, ils accrochent mieux les œufs battus, et c’est d’autant meilleur. Martin, c’est notre pain crotté. Les papilles gustatives en éveil, j’ai vite traduit pain perdu – ce délice à base de vieux croûtons trempés dans un mélange de lait et d’œuf, qu’on fait dorer à la poêle. Crotté ou perdu, à ma connaissance, voilà la seule recette dont le nom assume sereinement l’humilité de son ingrédient principal. Qui oserait annoncer à ses convives : « Rogatons de veau à la grecque ! » ou « Salade fripée aux noisettes ! » ? Pas question de déranger le frère Martin, il faisait retraite à l’approche de ses vœux. Mais je suis reparti tout joyeux. Comme si, grâce à lui, concernant le banquet du Royaume, et pour compléter le menu annoncé par Isaïe1, je pouvais déjà me faire une petite idée du dessert. Et, ma foi, ça creuse l’appétit.

1. « Un festin de viandes grasses et de vins capiteux… » (Isaïe 25,6).

Philippe Robert, s.j.

Novembre 2012 39


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