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ÉDITORIAL Par
LAURENCE BLOCH Directrice de France Inter et LAURENT JOFFRIN Directeur de la rédaction de «Libération»
Saga Apple, Google, Microsoft et tous les pionniers mondiaux de l’intelligence artificielle auraient-ils un vrai nom, qu’ils utilisent entre eux et dissimulent soigneusement au public : Frankenstein ? Chacun l’a constaté, les machines qui pensent s’immiscent jour après jour dans notre vie quotidienne : téléphones à tout faire, maisons animées, algorithmes impérieux, robots malins, joueurs d’échecs numériques imbattables, etc. Ces créations échapperont-elles un jour à leurs créateurs, comme dans le roman de Mary Shelley ? Prendront-elles un jour le pouvoir, dans un scénario de Terminator devenu soudain réalité, en plus soft et plus insidieux ? Et l’humanité devra-t-elle composer avec le monde des robots devenus non seulement des esclaves hégéliens qui concurrenceront le Maître, mais encore des êtres complexes dont il faudra réguler, organiser, maîtriser la fonction sociale ? Dans le monde de l’humanité augmentée, devra-t-on écrire, à côté de la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, une «déclaration des droits de l’homme et de la machine» ? Les experts et les philosophes que nous avons réunis dans le hors-série que nous vous présentons en doutent, tant ces robots et ces logiciels sont spécialisés, incapables de faire face, chacun, aux multiples situations qui assaillent les hommes et les femmes. Et aussi parce que, avant de reproduire exactement l’intelligence humaine, il faudrait savoir comment elle fonctionne, ce qu’on ignore encore. Derrière l’intelligence artificielle, il y a toujours une intelligence réelle, moins forte mais plus habile. Pourtant, ces réponses rassurantes –mais provisoires?– n’épuisent pas les interrogations que fait naître l’IA. L’algorithme pourrait aussi se changer en fantassin d’un nouveau Big Brother, instaurant une société de la surveillance généralisée. Les logiciels qui trient les étudiants ou bien remboursent les dépenses de santé pourraient être faussés par les biais sociaux ou ethniques qui existent à l’état latent dans les données dont ils se nourrissent. La prolifération des robots pourrait promouvoir une société du sous-emploi chronique, aussi prospère pour l’élite que désespérante pour les autres. C’est pour répondre à ces questions, imaginer comment la fragile humanité pourra relever ces défis majeurs, que Radio France et Libération ont réalisé ensemble ce numéro exceptionnel (suivi d’un forum en janvier) qui aborde de front, avec nos journalistes, les meilleurs experts, les meilleurs penseurs et le talent d’Enki Bilal, tous les aspects de cette saga de science-fiction devenue réalité technologique et sociale. •
Libération Samedi 16 et Dimanche 17 Décembre 2017
L’intelligence artificielle fait machine avant Sortie en kiosque mercredi d’un hors-série de plus de cent pages, coédité par «Libération» et France Inter sur le thème de l’IA. Par
ERWAN CARIO
D
e l’iceberg technologique, nous n’avons conscience que de la partie émergée, celle qu’on voit, qu’on manipule, qui interagit directement avec nos vies, comme les smartphones utilisés à longueur de journée. Et ça change, ça évolue, ça progresse à une vitesse qu’on a du mal à appréhender. Forcément, on se sent un peu dépassé et on finit par accepter sans le questionner ce que la révolution numérique nous «offre». Mais que dire alors de la partie immergée; les rouages, les tuyaux, les algorithmes et autres protocoles réseaux? Dans le meilleur des cas, ce sont des termes lointains et obscurs qu’on n’ose affronter par peur de rien y comprendre. L’intelligence artificielle (IA) est une technologie immergée. Pour le grand public, elle ne se réfère à rien de bien précis, tout juste sait-on qu’elle a permis à un ordinateur de battre Garry Kasparov dans les années 90 et qu’elle vient de réitérer cette performance avec les meilleurs joueurs de go au monde. On sait aussi qu’elle a fait récemment des progrès stupéfiants et qu’elle pourrait bien vite chambouler pas mal de choses, comme automatiser des voitures ou des emplois. Il est pourtant capital de savoir de quoi il retourne. Il n’est pas forcé-