Nos dimanches soirs, Jérôme Garcin. Grasset/France Inter

Dimanches soirs (Les)

Le week-­end se meurt et déjà le lendemain se dresse, menaçant. À en croire une étude Monster 2008, la déprime du dimanche soir – hors, bien entendu, période de vacances – frapperait 52 % des Français. La reprise, le lundi matin, du travail pour les adultes et de l’école pour les enfants, mais aussi la perspec‑ tive de cinq jours d’obligations, de trépidations, de soucis, provoqueraient un malaise chronique dans la composition duquel entrent, à pas de renard et entre chien et loup, de l’appréhension, du regret, du cafard et une angoisse indéter‑ minée. Raison pourquoi beaucoup d’auditeurs trouvent des vertus anxiolytiques au Masque et la Plume, qui les distrait de leur blues et leur offre, pendant une petite heure où le temps 80

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s’arrête et, parfois, fait marche arrière, un bref sursis d’insouciance.

Certains m’avouent même préparer, pour vingt heures pile, des « repas régressifs » – jambon-­ purée, bouillon avec pâtes alphabet, pain perdu, chocolat au lait crémeux – qui leur rappellent l’époque où leurs parents les faisaient dîner en écoutant l’émission ou revenaient de la campagne au rythme chaotique des joutes « borycharen‑ solesques ». D’autres me disent s’adonner aux ultimes tâches ménagères et aux derniers prépa‑ ratifs pour le retour imminent à la vie sociale en compagnie d’une bande de joyeux drilles radiophoniques, si ponctuels et fidèles que, hiver comme été, à Noël comme à Pâques, ils ne manquent jamais à l’appel. Car, ce soir-­là, les cri‑ tiques sont beaucoup plus que des critiques : ce sont des alliés, tous apparemment vaccinés contre le spleen, dont la bonne humeur est contagieuse ; ce sont des premiers de cordée qui les aident à franchir, en dansant et se tutoyant, la haute paroi du jour d’après.

S’il était diffusé en semaine, Le Masque per‑ drait son singulier empire sur tous ceux qui 81

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lui demandent d’assouplir la vie ordinaire, de mettre, comme disait Françoise Sagan, un peu de soleil dans l’eau froide, de contrarier l’esprit de sérieux et de se moquer, au seuil de la semaine où ils vont forcément proliférer, des importants et des rodomonts. Décennie après décennie, les longues prolongations de cette émission ne disent rien d’autre : on peut parler avec légèreté de choses graves, avec gourmandise d’un livre ou d’un film, avec fraîcheur de ce dont on se vante pourtant d’être un spécialiste, avec ironie des génies autoproclamés et avec insolence des puissants. Somme toute, Le Masque est un sas de décompression. Il dynamise le dimanche et déstresse le lundi.

Je fais en revanche partie des 48 % de Fran‑ çais que le crépuscule du week-­end n’a jamais rendus moroses. Bien avant de prendre le micro ce jour-­là, à cette heure-­là, j’aimais déjà le dimanche soir, et même la discrète mélancolie qui s’y attache. Sans doute parce que ce moment indéterminé échappe à l’infernale cadence du calendrier. Il n’est plus paresseux, il n’est pas encore industrieux. C’est une manière de refuge 82

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protégé des bruits du monde, une île flottante où l’on a cessé de s’obliger à entretenir sa forme et où l’on est dégagé de tout devoir de socia­ bilité (dîner le dimanche soir, fût-­ce entre amis, m’a toujours semblé un sacrilège et un crime de lèse-­liberté, bref, une faute de goût). Lorsque, tout jeune homme, j’écoutais Le Masque et la Plume, la météo marine, qui le précédait alors et que psalmodiait une voix de sirène giraldu‑ cienne, me donnait en plus l’illusion de voguer dans le temps et l’espace. Je dérivais ensuite jusqu’à vingt et une heures. Et je n’étais pas seul. Le lundi matin me paraissait aussi loin que la ligne d’horizon, où le jour se couche et puis se lève.

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