L'œil gourmet début

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C'est fini. Je sens que je meurs. A seulement quarante ans. Comment est-ce possible ? Moi qui avais tellement de projets à vivre. Tellement de pays à visiter. Tellement d'expériences à tester. Maintenant que j'avais enfin la possibilité de me réaliser, de m'épanouir, tout s'arrête. Comme ça, bêtement. Froidement. Seul, incapable de bouger pour attraper mon téléphone et appeler de l'aide. Dans ma voiture, comme dans un cercueil déjà.

Je n'ai pas l'impression que ce soit le choc contre l'arbre qui me tue. C'est le poison je pense. Je sensjustequemesforces m'abandonnentpetit-à-petit. Comme si le poison prenait la place de mon sang.

Quel dommage, vraiment, que tout s'arrête ainsi. Sans que personnene sache la vérité.Toutes ces choses affreuses qui mériteraient d'être racontées. Toutes ces personnes qui pactisent avec le diable sans comprendre qu'il est bien déguisé. Moi seul pourrais les avertir, les protéger. Et moi seul m'endors avec mes secrets et mes rêves, la tête écrasée contre mon volant.

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Je n'ai même pas la force d'ouvrir les yeux. Je sens du liquide chaud qui coule sur certaines parties de mon corps. J'imagine que c'est mon sang. Seule mon ouïe fonctionne bien. J'entends de l'air qui s'échappe de la voiture, des gouttes qui tombent du véhicule jusqu'au sol. J'entends la radio qui émet quelquessonsdetempsentemps,commesielleaussi, résistait pour ne pas s'éteindre.

J'ai froid. J'ai mal.

Mais... Qu'est-ce que c'est ce bruit ? Mais oui ! J'entends une voiture arriver dans ma direction. C'est inespéré ! Il n'ya personne d'habitude au milieu de la nuit dans ce quartier.

Le véhicule roule au pas. J'entends le moteur qui se coupe, une portière qui s'ouvre. Puis une deuxième. Les portières se referment et après, plus de bruit. Mais pourquoi mes sauveurs ne courent-ils pas ? Pourquoi ne parlent-ils pas ? Que se passe-t-il ?

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Tout en conduisant le fourgon qu'il avait loué, Victor essayait de se rappeler depuis combien de temps il n'était pas retourné au pavillon « Les Saules ». Il y avait passé toute son enfance avec ses parents et son frère aîné Charles. Il avait profondément aimé cette demeure installée au cœur de la Bourgogne. Elle était très vaste et confortable, son parc étendu abritait de nombreux arbres, d'où son nom. Ses parents avaient rebaptisé ce pavillon ainsi quand ils en avaient hérité car ils avaient décidé d'y planter deux saules pleureurs. Ces arbres pourraient profiter de la mare assez conséquente du jardin. Le saule pleureur si romantique était l'arbre préféré de la mère de Victor. C’était une espèce qu’elle avait découverte en France lorsqu’elle arriva de Russie avec ses parents. Les deux saules avaient poussé rapidement pour le plus grand bonheur de Mme Casenave.

Elle et son mari formaient un couple très uni. Ils s’étaient rencontrés lors d’une soirée mondaine. Elle, fille d’ambassadeur russe et lui, fils de chef d’entreprise florissante française, ils s’étaient trouvés

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autour d’un point commun : ils détestaient ces soirées huppées.Tousdeuxnageaientunpeuàcontre-courant par rapport à leurs familles respectives. Ils s’unirent en cultivant, chaque fois que possible, cette rébellion face aux codes de leur milieu.

Victor avait souvenir de nombreux gestes de tendresse entre eux. C'était tout le contraire entre Victor et son frère Charles. Ils ne s'étaient jamais compris. Victor n'avait aucune mémoire de bons moments partagés avec son frère. Ils avaient certainement dû jouer ensemble, pourtant. Mais Victor avait toujours ressenti une grande froideur de la part de son aîné. Et même de son frère envers ses parents. Victor, lui, avait été proche de ses géniteurs. Avecsamère, il avait développéson goût pourlesarts plastiques. Elle s'était fait construire un atelier à l'entrée du parc. Ainsi, elle avait une vue directe sur le jardin qu'elle affectionnait tant, elle disait que cela l'inspirait pour peindre. M. Casenave était médecin. Il avait héritédela fortunefamilialeenplus dupavillon. Il n'avait pas souhaité respecter la tradition des hommes delafamilleenintégrant lasociétéfamiliale, il avait préféré faire des études de médecine. Le clan Casenave n'avait pas saisi ce choix mais il l'avait

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quand même soutenu, vu le prestige et l'aise financière que lui apporterait cette profession. L'honneur de la famille était sauf.

Son père aimait les pratiques sportives à sensations. C'est lors d'un vol en planeur qu'il avait perdu la vie quand Victor avait seize ans. Rapidement après ce tragique accident, Mme Casenave contracta un cancer de l'œil. Celui-ci fut traité mais elle gardait depuis une gêne pour voir. Brisée par le décès de son époux et empêchée de peindre par la maladie, elle fit une sévère dépression. La famille décida de la placer dans une maison de convalescence privée. Elle y finiraitcertainementsesjours.Quandellequitta « Les Saules », Victor venait d'avoir son baccalauréat, il n'était pas encore majeur. Le pavillon revenait naturellement à Charles mais celui-ci refusa de s'y installer. Il se sentait responsable de la mort de son père car le vol en planeur était son idée de cadeau d'anniversaire. Il ne s'estimait pas légitime pour prendre la place de son père dans la maison familiale qui appartenait aux Casenave depuis plusieurs générations. C’est donc l'oncle Albert qui vint s'installer aux « Saules ». On paya à Victor un bel appartement dans la première ville étudiante non loin

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de là pour qu'il y commence ses études supérieures. Victoravait exprimésondésird’allerdans une école d'arts. Sa famille en décida autrement. Il eut le choix entre faire des études de gestion d'entreprise, d'avocat ou de médecine. Par dépit et en honneur à son père, il tenta de passer son concours de médecine mais il échoua par deux fois. Il n'était pas motivé et pas très doué pour retenir tous ces cours par cœur. Afin de valoriser ce qu'il avait appris durant les deux années écoulées, il se dirigea vers une école d'infirmiers, ce qui n'était pas du tout au goût d'Albert Casenave. C'est depuis ce changement de cap que Victor n'était plus revenu au pavillon.

Victor et Charles n'avaient gardé aucun contact. Ils se voyaient juste parfois pour les rendezvous chez le notaire, en fonction des convocations de l'oncle. Charles avait intégrél'entreprisefamiliale aux côtés d'Albert et des autres oncles dès la fin de ses études à l'école prestigieuse Centrale Supélec.

Si Victor se rendait aux « Saules » aujourd'hui, vingt ans après sa dernière visite, c'était parce que l'oncle Albert l'avait appelé pour venir débarrasser l'atelier de sa mère. Il souhaitait transformer cette grande pièce lumineuse en salle de

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réunion, maintenant qu'il était obligé de rester cloîtré à la maison, affaibli par l'âge et son handicap moteur.

Victor était infirmier à présent. Il n'avait plus grand' chose à voir avec sa famille. Il s'était construit au gré de toutes les rencontres qu'il avait faites dans sa vie : amis, compagnes, professeurs, entraîneurs, beaux-parents... Il se sentait bien équilibré. Si ce n'était qu'il n'arrivait toujours pas à construire de relation stable avec une femme. Il aspirait pourtant à un couple fusionnel, comme l'était celui de ses parents, mais il cumulait les échecs. Il venait d'ailleurs de quitter sa dernière petite amie. C'était encoreunefemmequiavaitdesproblèmesetquiavait besoin d'être portée, comme les précédentes. Celle-ci était bipolaire. Il lui avait servi de béquille pendant cinq ans. Il avait décidé d'arrêter d'être un SaintBernard. Il l'était déjà par son métier, c'était suffisant. Il avait l'impression de revenir à la case départ avec cette rupture. Mais Victor était quelqu'un de positif. Il prenait ce nouveau départ avec philosophie. Et il se jurait que la prochaine femme qui partagerait sa vie serait bien dans ses baskets. Il y avait droit.

C'est avec ces pensées positives qu'il entra dans le domaine de son enfance.

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Victor sonna à la porte d'entrée. Lui qui l'avait franchie tant de fois sans cérémonie, il s'y présentait aujourd'hui tel un inconnu, cela lui semblait étrange. Une jeune femme aux cheveux attachés lui ouvrit la porte. Elle l'accueillit poliment : « Bonjour Monsieur. Si vous voulez bien me suivre, M. Casenave vous attend au salon. » En traversant les pièces, Victor inspectait tout ce qu'il pouvait voir. Il comparait la décoration actuelle avec ses souvenirs. Certains éléments du décor étaient restés intacts. En fait, Albertavaitconservélesornementsissusdel'héritage familial et avait débouté toutes les décorations apportées par la mère de Victor.

Albert était assis devant un grand bureau en noisetier,occupéàliredesdocumentsquiavaientl’air importants. La jeune femme l'aborda :

Votre neveu est arrivé, Monsieur.

Une minute, Fanny, lui intima-t-il sans même lever les yeux.

Et il continua sa lecture pendant quelques instants encore. Elle se tourna vers Victor et lui

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déclara : « Je vous laisse. » Elle quitta la pièce, abandonnant Victor debout au milieu du salon, en face de son oncle qui ne daignait toujours pas le saluer.Victor n'osait se mouvoir. On aurait dit un petit garçon face à un directeur d'école. Il aurait pourtant eu tous les droits de se déplacer, de partir visiter la maison, de toucher aux livres de la bibliothèque, de se servir un verre de la magnifique bouteille posée sur le vaisselier en marbre... Et cela, sans demander la permission à son hôte vu le peu de respect qui lui était donné en retour alors même qu'il était invité et attendu. Mais non, en bon élève docile et courtois, il resta là, sans bouger. L'oncle Albert l'avait toujours impressionné.

Enfin, Albert referma son dossier et avança vers Victor avec son fauteuil roulant électrique. Alors, qu'est-il devenu, mon cher neveu ?

Eh bien, infirmier, comme prévu. Oui, malheureusement. Ça, je le sais. Tu n'as aucune ambition professionnelle et tu n'es même fichu d'épouser un bon parti. Pourtant, ta dernière conquête avait des parents intéressants. Tu aurais pu en tirer quelque chose.

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Tu me fais surveiller ?

Bien sûr. J'ai un œil sur tout ce qui appartient aux Casenave. On ne peut pas se permettre d'erreur. Heureusement, j'ai tout arrangé avec le notaire. Et Charles assure pour vous deux. Au moins un qui fait ce qu'il faut.

Victor ressentait du mépris pour le vieux débris détestable qui lui parlait. Il se montra moins poli et docile qu'à vingt ans :

Et toi, mon oncle, toujours pas de femme qui accepte de partager ta vie ? Pourtant, tu es riche et tu sens le sapin à plein nez. Une cible idéale.

Une femme qui essaierait de me piquer tout l'argent qu'elle peut sans se bouger le petit doigt ?

Très peu pour moi. Je n'en ai jamais voulu, ce n'est pas maintenant que je vais me caser. Voilà comment j'aime les femmes, moi.

Il appuya sur une télécommande et quelques secondes plus tard, la jeune femme qui avait introduit Victor reparut dans le salon.

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Vous avez besoin de moi, Monsieur ?

Victor, voici Fanny, ma secrétaire. Je n'ai pas eu le temps de vous présenter tout à l’heure. C'est chose faite. On peut dire qu'elle effectue son travail avec zèle.

Je fais de mon mieux. Elle excelle à tous les niveaux. Je peux lui demander n'importe quoi, elle s'exécute en suivant. Elle arrive même à me trouver des objets qui ne se fabriquent plus. Tiens, par exemple : Fanny, je voudrais que tu ailles me chercher une boîte de mes fameux cigares.

J'étais en train de rédiger un courrier pour le maire qui vous invite à l'inauguration de la bibliothèque. Voulez-vous vraiment que j'aille maintenant acheter vos cigares ?

Oui, de suite, sinon je ne te l'aurais pas demandé. Et prends aussi un cadeau pour la femme du sous-préfet. Ils viennent bientôt dîner à la maison. Bien, Monsieur.

Et elle tourna les talons pour réaliser ses missions.

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Voilà ce que j'appelle une femme parfaite : elle est jolie, elle obéit, elle travaille efficacement et elle ne parle presque pas. Inutile de préciser qu'elle me laisse aussi disposer de son corps quand Clarence n’est pas disponible. Clarence, elle, c’est une vraie experte en la matière. Tu vois, avec tout ça, je suis le plus heureux des hommes !

Victor pensa qu'ils n'avaient pas les mêmes critères du bonheur.

L'oncle poursuivit ses propos : « Plus sérieusement, Victor, quand vas-tu te décider à prendre tes responsabilités ? Tu pourrais ouvrir ton propre cabinet d'infirmier libéral, au moins. Ou on pourrait racheter la maison de retraite privée voisine, on te guiderait pour la diriger. Ou mieux encore, la maison de repos où végète ta mère, tu pourrais la voir tous les jours, comme ça. »

Victor n'apprécia pas du tout le terme « végéter » attribué à sa mère.

Ça ne m'intéresse pas du tout de diriger un établissement, quel qu'il soit. Moi j'aime être au

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contact des patients, lessoulager,leur apporterun peu de bien-être si je peux. Je fais des rencontres passionnantes, ça me convient très bien ainsi.

Tu es vraiment un cas désespéré. Comment peux-tu te contenter d'être en bas de l'échelle quand tu peux être en haut ? Tu n'as donc aucun amourpropre ?

Au contraire, ça me sied parfaitement d'apporter ma pierre à l'édifice des patients au lieu de juste gérer des chiffres sur des comptes en banque et faire du relationnel pour mieux arnaquer mes semblables. Nous sommes différents toi et moi.

Tu es différent de tous les Casenave. Tu ne mérites pas ce nom !

Il avait déclamé cette phrase en tapant du poing sur l'accoudoir de son fauteuil et en postillonnant de rage. Son bracelet émit alors une sonnerie. Il vociféra : « Et voilà ! Tu me déclenches une crise. »

Très vite, une nouvelle jeune femme arriva et lui asséna fermement : Vous ne devez pas vous mettre dans des états pareils. Votre cœur ne tiendra pas.

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Mais c'est à cause de cet incapable, là ! Ça me met en colère d'avoir un neveu si inutile. Il n'est bon qu'à gribouiller et encore, pas assez bien. S'il vendait ses œuvres pour des millions, encore, il serait intéressant. Mais non, il ne sert à rien.

Pendant qu'il parlait, l'infirmière lui administrait un calmant par intraveineuse. Elle ne paraissait ni inquiète ni surprise. Il devait être coutumier du fait.

Victor rétorqua : J'aurais bien aimé apprendre à créer pour des millions d'euros. Mais vous ne m'avez pas laissé aller à l'école des arts, toi et les autres grands penseurs.

Encore heureux ! Tu aurais dilapidé notre argent, et pour exercer quoi comme métier ? Artiste raté ? Et tu aurais ouvert des ateliers et des salles d'exposition qui n'auraient jamais fonctionné ? Tu aurais sali notre nom. Jamais nous ne t'aurions laissé faire. Déjà, ton père a voulu faire l'original avec sa médecine, on l'a laissé s'essayer à l'exercice. Bon, au moins il a réussi à garder le même train de vie que nous et à devenir quelqu'un de notable dans la ville. Il

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s'en est très bien sorti finalement, parce qu'il était brillant. Mais toi, quelle médiocrité ! Un Casenave infirmier, c'est minable. Tu es le mouton noir de la famille !

L'infirmière continuait ses soins sans réagir. Juste, elle regardait son patron avec morgue. Victor avait de l'empathie pour elle. Son oncle leur manquait de respect à tous les deux avec ses jugements. Le quarantenaire lança :

Tu es bien content de l'avoir en ce moment, toninfirmière,non ?Heureusementqu'onestlà,nous, pour soigner les gens comme toi.

Bien sûr que je suis content d'avoir Catherine. En ce moment et à chaque fois que j'ai besoin de ses services. Mais elle ne vient pas d'une famille qui a ses entrées au « Tir aux Pigeons » dans le bois de Boulogne, bon sang !

Vous avez une tension trop haute, calmezvous ! le somma sévèrement l'infirmière.

Albert arrêta de parler. Victor contenait sa colère autant que son oncle. Mais la présence d'un témoin le freinait dans sa réaction. Catherine ôta ses

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gants en latex et annonça : « Je vais à la pharmacie. Je n'ai pas tout ce qu'il me faut pour votre pansement à la jambe. Ensuite, j’irai directement à mon rendezvous avec le Médecin du Travail. J’en ai pour deuxtrois heures. Essayez de ne pas sur-solliciter votre cœur pendant ce temps, je ne pourrai rien pour vous à distance. Je compte sur vous. »

Elle s'adressa à Victor : « Bonne journée Monsieur. Au plaisir de vous revoir. » Son collègue lui répondit poliment avec un regard compatissant puis il la regarda partir. Il se concentra de nouveau sur la raison de sa venue au pavillon. Il décida d'écourter l'entrevue :

Bon, je pense qu'on s'est tout dit. Vingt ans d'absence et pas une once d'amélioration dans nos rapports. Je ferais mieux d'y aller.

En effet, tant que tu ne veux pas faire honneur à ta famille, tu ne mérites pas que je perde plus de temps avec toi. Et pas la peine de revenir tant que tu ne partageras pas les valeurs des Casenave.

Autant dire jamais alors. L'atelier de Maman est ouvert ?

Oui, Cédric et Bérangère ysont déjàdepuis 8 h ce matin. Ils emballent tout le bazar de ta mère. Et

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Dieu sait qu'il y en a ! Je te préviens : tout ce que tu ne prends pas, je le jette.

Charles est au courant qu'on doit se servir ?

Il veut récupérer des choses ?

Il s'en contrefiche de l'art, Charles. Il a d'autres chats à fouetter. C'était ton truc à toi, ça, la sensiblerie et les trucs de bonne femme. Lui, c'est un Monsieur avec un grand M. Enfin, sauf si tu retrouves les fameuses toiles que ton père a offertes à ta mère. Ça, ça pourrait intéresser Charles. De l'art rentable, d'accord. Mais pas les croûtes de ta mère.

Victor en avait assez entendu. Tant de méchanceté et de malveillance en un seul quart d'heure, c'était suffisant pour la journée. Ou l'année, même. Il se dirigea vers la porte du salon qui donnait sur la cour d'entrée. Il posa la main sur la poignée lorsqu'Albert lui lança : « Remarque, peut-être qu'en vendant les peintures de ta mère à des hôpitaux psychiatriques, tu pourrais devenir riche ! » Et il éclata d'un rire franc.

Victor tremblait de rage en serrant la poignée. Il se retourna vers son oncle avec l'envie irrépressible

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de l'étrangler, davantage pour stopper le fou rire que pour le punir. Le vieil homme ne contenait pas son fou rire. Il riait tellement fort que petit-à-petit, il se mit à laisser entendre le sifflement d’une respiration asthmatique. Il était rouge écarlate et pleurait de rire. Il avait de sérieuses difficultés à respirer maintenant. Il cherchait à prendre davantage d’air autour de lui. En tâtonnant calmement les poches de son fauteuil roulant,ilattrapasaVentoline,commeàsonhabitude. Il expira un long souffle comme il fallait le faire avant chaque pulvérisation. Puis il appuya sur la capsule de l'aérosol. Mais rien ne sortit par l'embouchure. Victor lit de l'étonnement dans le regard de son oncle. Celuici appuya encore sur la capsule mais le médicament était apparemment complètement vide.

Maintenant, c'était de la panique qui se dégageait du visage d'Albert. Il ne parvenait plus à respirer, complètement étouffé par son asthme.Victor lâcha la poignée de la porte et se tourna entièrement face au spectacle, pour ne pas en perdre une miette. Avec des gestes maladroits, l'octogénaire attrapa ses deux télécommandes et appuya plusieurs fois sur leurs boutons mais personne n'entra dans la pièce pour l'aider.

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Il empoigna alors désespérément son téléphone portable dans une autre poche de son siège mais il tremblait tellement et ses gestes étaient si grossiers que l'appareil lui échappa des mains pour atterrir sur le sol, à trente centimètres de son fauteuil. Il supplia alors son neveu du regard, les yeux écarquillés d'horreur et de souffrance, tout en étirant à la main le col de ses vêtements.

Victor s'approcha alors très lentement de son oncle. Trop lentement au goût du vieil homme, sûrement, car celui-ci faisait maintenant des efforts pour se laisser glisser du fauteuil afin d’accéder luimême au téléphone. Il était visiblement prêt à ramper pour attraper son seul moyen de communication avec l’extérieur.

Victor parvint le premier à l'appareil. Tel un zombie, sans réfléchir, il poussa le téléphone encore plus loin avec son pied, ôtant définitivement la possibilité à son oncle de pouvoir l'atteindre et d'appeler les secours. Puis, lentement, il repartit en marche arrière vers la porte de sortie extérieure.

Le vieil homme, à l'agonie, tenta de se hisser sur le tapis jusqu'à ce qu'il s'effondre complètement. Il ne produisit plus aucun bruit ni aucun mouvement.

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Victor attendit encore une longue minute, juste pour être sûr, puis il sortit sur les marches du perron et referma la porte derrière lui. Ensuite il se rendit à l'atelier de sa mère avec la ferme intention de ne divulguer à personne l'événement qui venait de se produire. D'après lui, son oncle ne serait pas découvert avant un moment donc personne ne réussirait le réanimer. C'en était fini de l'exécrable Albert Casenave.

Victor traversa la cour sans affect malgré

l’horreur de son geste, comme si son émotionnel était censuré. Par contre, dès qu’il ouvrit la porte de l’atelier de sa mère, il prit une claque de nostalgie en pleine face. Tout d’un coup, il se mit à percevoir des odeurs familières, des dizaines de flashes se succédèrent dans sa tête : des visages, sa mère qui souriait, des rayons du soleil qui pénétraient par la fenêtre, sa mère qui peignait… C’était confus et en même temps, cela semblait tellement réel, comme si ces scènes avaient eu lieu quelques minutes plus tôt.

Une phrase le tira de ses rêves : « Bonjour

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Victor. » Il vit alors le vrai décor : Bérangère, la femme de ménage et Cédric, l’homme à tout faire du pavillon, étaient en train de ranger et protéger les affaires de Mme Casenave. Leur grand sourire lui fit un pincement au cœur. Il ressentait enfin un fort sentiment de culpabilité. Il était accueilli chaleureusement par deux employés dont il venait de tuer le patron. Il se reprit et alla leur serrer la main comme à leur habitude. Cédric venait régulièrement faire des réparations ou des améliorations dans l’appartement de Victor et Bérangère avait fait plusieurs « extras » chez lui, surtout durant les premières années d’habitation ou bien quand Victor était célibataire. Les relations qu’ils avaient tissées, tous les trois, étaient sincèrement affectueuses. Victor avait été soulagé d’entendre que c’étaient eux qui l’aideraient à emporter les objets appartenant à sa mère. Il savait que le travail serait bien fait.

Pour l’instant, Victor avait envie de tout emporter chez lui. Il ne voyait pas quand il aurait le temps de se remettre au dessin ou à la peinture, mais il n’était pas encore prêt à faire le tri. Il s’était organisé avec son voisin : Victor s’occuperait du chat et des plantes de son voisin pendant l’année de

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voyage de celui-ci en Asie et en contrepartie, il pourrait déposer toutes les affaires de sa mère dans le salon déserté. D’ici l’année suivante, il aurait sûrement eu le temps de décider ce qu’il garderait, ce qu’il mettrait dans la chambre de sa mère et ce qu’il offriraitàdes associationscaritatives.Peut-êtremême contacterait-il son frère pour lui proposer de se servir dans lessouvenirsmais cela,il n’enétait vraiment pas certain.

Il y avait des outils plus ou moins propres, des tableaux sur toile sans encadrement, d’autres déjà ornés, prêts à être accrochés à un mur. Certaines peintures étaient roulées, des dessins étaient jetés en vrac dans des caisses. C’était essentiellement des croquis sur des brouillons ainsi que des toiles qu’il fallait charger dans le fourgon. Victor eut un grand plaisir à découvrir certains ouvrages de sa mère ainsi qu’à retomber sur certaines œuvres remplies de souvenirs. Il retrouva même son propre carnet à dessins. Bérangère demanda si elle pouvait gardait quelques tableaux, Victor accepta avec fierté envers sa mère. Il proposa aussi à Cédric d’emporter une ou deux œuvres si certaines lui plaisaient.

Ils avaient commencé à charger le véhicule

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lorsqu’ils entendirent un hurlement qui leur glaça le sang. Victor avait tellement plongé dans la bulle de l’art qu’il en avait oublié son oncle décédé ! Il fut aussi surpris que les deux autres. Cédric et Bérangère partirent en courant vers la villa, Victor continua de remplir le fourgon. Après tout, il n’était plus chez lui dans cette demeure, il n’était pas censé vouloir s’immiscer dans les évènements qui pouvaient s’y dérouler.

Il eut le temps de charger plusieurs cartons lorsque Cédric revint lui annoncer la triste nouvelle : M. Casenave était décédé. Le S.A.M.U. avait été appelé, ce n’était plus qu’une question de minutes avant son arrivée. Victor feignit la surprise mais il ne voulut pas tricher au moins sur un point : ses sentiments envers son oncle. Il réagit en haussant les épaules : « Oh,voussavez,nousn’étionspasproches, lui et moi. Encore aujourd’hui, il m’a provoqué et insulté. C’est certainement la méchanceté qui l’a tué. » Et il continua sa besogne. Cédric avança jusqu’au portail d’entrée afin de signaler aux secours que c’était dans ce domaine-ci qu’ils étaient attendus. L’ambulance et les gendarmes arrivèrent en même temps. Tous les intervenants se ruèrent dans la

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maison pendant que Victor poursuivait son chargement. Un peu plus tard, un gendarme vint le rencontrer alors qu’il entassait son dernier carton. Victor lui raconta la convocation de l’oncle Albert ainsi que leur conversation houleuse. Il omit juste un détail : la non-assistance à personne en danger ! Il affirma êtredirectement passéde l’étape « Alorsnous ne nous reverrons plus » à la sortie du salon en direction de l’atelier. Il précisa ce dont il était sûr : la secrétaire Fanny et l’infirmière Catherine étaient toutes deux parties vaquer à leurs occupations avant qu’il quitte son oncle en vie. Albert avait dû faire appel aux soins de l’infirmière pendant leur entrevue, il était mal en point ; sans doute avait-il eu un problème de santé lorsqu’il s’était retrouvé seul. Victor n’avait entendu aucun bruit suspect ni aucun appel à l’aide après son départ du salon. Il faisait en sorte de ne pas trop s’épancher car il avait peur de ne pas être crédible s’il en disait trop.

L’inspecteur libéra Victor. Le neveu endeuillé quitta le domaine tranquillement, pas fâché de pouvoir cesser son rôle d’acteur. Il se demanda cependant s’il serait de nouveau importuné par les forces de l’ordre, il n’était pas vraiment serein.

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