DECEMBRE 2017 1.
C’était le 24 décembre. Les coupes de champagne fleurissaient. Les petits fours disparaissaient peu à peu de la table. Chacun s’était mis sur son trente-et-un ou presque.
Nina, l’adolescente de treize ans ne voulait certainement pas répondre aux attentes de ses parents ringards, Christophe et Karine. De toutes façons, Nina était contre toutes les obligations sociales en général : jeter son chewing-gum en entrant en classe, saluer quand on rentre dans un magasin, laisser son téléphone portable dans le salon avant d’aller se coucher, demander l’autorisation à un adulte pour sortir le samedi soir avec les copines… Alors lui demander de mettre une jupe pour le repas de Noël, autant rêver ! Un bon jean de tous les jours ferait l’affaire, celui avec les trous, pour choquer Mamie si possible.
Son petit frère, Théo, attendait d’ouvrir ses cadeaux avec impatience. Du haut de ses dix ans, il ne croyait plus au Père Noël depuis longtemps mais il aimait quand même cette ambiance magique que sa famille continuait de donner à cette date : les décorations de Noël dans la maison et dans le jardin, les chants de Noël qu’il écoutait sur sa chaîne HI-FI, les films sur le thème qui passaient en boucle à la télévision pendant les vacances… Même s’il savait que c’était impossible, il se régalait à s’imaginer qu’il
y avait de la magie partout autour de lui durant cette courte période.
Comme chaque année depuis l’arrivée des enfants, Christophe et Karine s’étaient occupés de tout ce soir-là. Ils avaient préparé un repas chic mais pas trop, ils avaient essayé de remettre en ordre leur maison plutôt laissée à l’abandon le reste de l’année à cause du travail et des activités, ils avaient été choisir ensemble les cadeaux pour tout le monde en s’obligeant à rester sages sur les montants. Sauf pour un, celui qui était dans l’enveloppe rose, celui pour Lison, la sœur de Christophe.
Lison avait amené le vin pour le repas. D’ailleurs, comme chaque année, elle en avait profité pour offrir de belles bouteilles à son frère et son père. Que pouvait-elle bien offrir d’autre à son père, d’ailleurs ? A cet âge-là, on a déjà tout. Noël était un moment qu’elle appréciait aussi, Lison, car c’était l’occasion d’essayer de faire plaisir aux gens qui l’entouraient. Mais c’était aussi une date qui lui rappelait qu’elle était célibataire, que les seuls cadeaux qu’elle recevrait seraient ici car elle n’était plus en couple. Elle chercha à s’enivrer un peu grâce au champagne pour ne plus y penser et surtout, elle sourit, elle posa des questions aux personnes à côté d’elle, car elle avait conscience qu’elle était observée. Elle savait que depuis presque deux ans, les membres de sa famille s’inquiétaient pour elle et son moral, depuis que son ex-fiancé l’avait quittée, en fait. Alors elle souriait presque tout le temps,
elle maîtrisait parfaitement l'art de faire semblant d’aller bien, elle en avait l’habitude.
On parla de tout : les derniers résultats sportifs, les aventures croustillantes des voisins, les bulletins scolaires… Puis, vint le moment des cadeaux. Ce ne fut pas forcément Théo, le plus jeune, qui se montra le plus excité. Les adultes étaient pressés eux aussi de voir s’ils avaient fait mouche. Théo était mandaté pour faire la distribution. Avant qu’il commence, sa mère lui glissa un petit mot à l’oreille. Théo acquiesça et démarra. Chacun reçut son ou ses cadeaux, de taille et de forme différentes. A la fin, Théo tendit une enveloppe rose à Lison et repartit rapidement sur le lieu où il avait déposé ses propres cadeaux. Les enfants étaient occupés à déballer leurs paquets mais tous les adultes avaient les yeux rivés sur Lison. Les femmes affichaient même un large sourire en la regardant. Martine, la mère de Lison, se lança et lui annonça fièrement que c’était un cadeau offert par toute la famille. Lison était d’abord un peu déçue de n’avoir qu’un seul cadeau mais quand elle vit tous ces visages encourageants tournés vers elle, elle se demanda ce qui pouvait bien les réjouir ainsi. Elle ouvrit donc cette enveloppe, non sans quelque méfiance, et lut à haute voix :
Agence « Il était une fois »
Bon pour un an de rendez-vous et de conseils pour trouver son prince charmant
Valable de décembre 2017 à décembre 2018
Lison sentit des fourmis dans ses jambes. Ses mains devinrent moites. Elle avala sa salive. Elle tourna et retourna l’enveloppe arborant un sourire figé. Elle ne savait que répondre à tous ces gens qui la regardaient et qui attendaient une réaction de sa part. Comme un instinct de survie, un tonique « Eh bien merci ! » sortit de sa bouche sans qu’elle s’en rende compte. Elle entendit une exclamation générale puis sa mère s’écria : « J'étais sûre que ça lui plairait ! » S’ensuivit le bruit de papiers déchirés, de cris, de questions, de remerciements... Lison ne s’en rendit pas compte mais elle sourit encore pendant quelques minutes, sans que personne ne la regarde. Ce n’était plus vraiment un sourire, en réalité, mais plutôt un rictus. Nul ne le remarqua, tout le monde était affairé. Et la soirée se poursuivit tranquillement, dans une ambiance joyeuse, au moins officiellement.
J’en reviens pas. Mais comment peut-on offrir ça à quelqu’un ? Je savais même pas que ça existait. Un an de prise en charge par une agence matrimoniale. Mais c’est pas possible ! J’ai beau lire et relire ma carte, j’arrive toujours pas à y croire. Famille de fous ! On n’a pas idée d’offrir ça. Ni de l’inventer d’ailleurs. Je préférais largement mon abonnement au centre aquatique de l’année dernière. Là, je comprends oui ! Il y a une piscine, un hammam, un sauna, des tarifs d’entrée et un règlement intérieur. Mais à l’agence « Il était une fois », à quoi ai-je droit ? Un dîner aux chandelles, un strip-tease et un massage érotique ? Par combien de mecs en même temps ? Et puis qu’est-ce que c’est que ce nom, « Il était une fois » ? A qui veulent-ils faire croire que les couples sont des contes de fées ? A partir du premier râteau au collège, on a tous compris que les relations amoureuses, c’est tout sauf une histoire de gentils, de méchants, de gens parfaits et courageux et de coïncidences salvatrices. Quand l’acné est là, la naïveté s’en va. Elle est louche, cette agence. Non, ce doit être une blague ce cadeau. Mais quand même, Mamie avait l’air très émue quand elle m’a dit « Un petit coup de pouce à Cupidon ». Je crois bien que c’est un vrai cadeau. Je vais vérifier sur leur site internet. Eh ben, jamais je n’aurais pensé qu’un jour, j’allais cliquer sur la rubrique « bon cadeau » d’une agence matrimoniale. C’est pathétique. Oh la vache ! Six cents euros pour « un an de rendez-vous et de conseils » ! Mais c’est de la folie ! Et ils se sont ruinés pour
ça ! Pauvre Mamie qui arrive tout juste à ne pas être dans le rouge à la fin du mois. Je vais être obligée de le faire. Rien que pour rentabiliser.
Ah, je suis blasée. Moi qui ai toujours dit que jamais j’en arriverai là. Ni site de rencontres, ni agence matrimoniale. Laissons faire la nature. Mais bon sang, pourquoi faut-il toujours que les gens se mêlent de tout ? Mais qu’est-ce que ça peut leur faire que j’aie pas de mec, hein ? Ils s’inquiètent pour leur descendance, c’est ça ? Ou alors pour payer leur maison de retraite peut-être ? Et si à moi, ça me plaît d’être célibataire ? On n’a pas le droit de choisir d’être célibataire dans cette société ? J’ai dit que j’attendrai le temps qu’il faudrait pour me mettre de nouveau en couple. Je veux prendre mon temps pour bien faire le tour de l’homme cette fois, déjouer ses stratagèmes, repérer ses failles, faire tomber le masque pour savoir à qui j’ai vraiment affaire. Je tomberai plus dans le panneau. La dernière expérience a été fort instructive. Je devrais lui dire merci, d’ailleurs, à ce salaud. Grâce à lui, j’ai appris tant de choses sur la nature humaine que je pourrais écrire un livre. Et lui, il pourrait donner des cours de théâtre tellement il a bien joué son rôle du fiancé parfait. Remarque, moi qui adore les surprises, on peut dire que j’ai été servie. C’est sûr qu’annuler le mariage quatre mois avant la date et annoncer qu’il va être bientôt papa, il ne pouvait pas faire mieux comme surprises ! Bravo ! Difficile à battre, le bougre. Ceci dit, ce doit être faisable. On peut peut-être annuler le mariage le jour J en déclarant au
micro : « Je t’ai toujours aimée » à la belle-sœur. Ou se faire surprendre le jour de son mariage dans les toilettes, en pleine copulation avec le témoin. Oui, ça doit exister des gens comme ça. Allez, de quoi je me plains ? Il y a toujours pire ailleurs, c’est ce qu’il faut se dire.
Alors, revenons-en à mon pseudo conte de fées. Ça pourrait s’écrire « compte de fées » pour le coup, vu le prix que ça coûte. Bon, en quoi ça consiste-t-il réellement ? Un an de rendez-vous, mais avec qui d’abord ? Qui les choisit, les types ? Apparemment, c’est moi qui donne les critères et la gentille madame trouve les hommes qui s’en rapprochent le plus. Oui, enfin, elle va me filer ceux qui l’arrangent, ceux qui sont défraîchis, ceux dont personne n’a voulu depuis leur inscription et elle va essayer de me faire croire qu’ils sont tous mon homme idéal. Et est-ce qu’il y a une limite du nombre de rencards ? Non, c’est autant de « tête-à-tête » que nécessaire. J’espère qu’elle a un catalogue fourni alors parce que, quitte à rentabiliser, je peux en voir deux par semaine, ce qui me ferait une bonne centaine de candidats. Oui mais que se passerait-il si, par le plus grand des hasards, je trouvais chaussure à mon pied avant la fin du contrat ? Ah ! « Le trop-perçu par l’agence sera reversé à la fleuriste "Bouton d’or" pour le mariage. » Bien pensée, la combine. Tout se recycle, rien ne se perd. Et si on ne se marie pas ? Faudra que je demande si les fleurs pour un enterrement, ça marche aussi. Ah ! Intéressant : « Les candidats peuvent changer de critères et de genre au cours de l’année». C’est pas mal ça ! Je pourrais
alterner un gars et une fille chaque semaine ! Après tout, si mon ex a engrossé sa collègue, c’est peut-être parce que je suis trop sage, trop fade, trop classique. Ouais bon, je vais quand même pas me forcer à vivre des choses qui ne m’attirent pas du tout, juste pour être plus funky.
Et les conseils personnalisés alors ? Ça se passe comment ? Par internet, à coup d’un article par mois. Donc ils ne prennent même pas la peine de me les dire en face.
Vachement personnalisés, les conseils ! Pas pour six cents euros en tout cas. Il aurait fallu deux cents euros de plus pour un coaching en chair et en os. Ben dites donc la famille, on est radin sur les conseils ? Il faut peut-être prendre ça comme un compliment : ma famille penserait que je n’ai pas besoin de conseils conjugaux mais que je suis juste mal tombée jusqu’à présent. Cool ! J’adore l’idée de ne pas être du tout responsable de mes échecs !
Eh ben voilà, on a fait le tour là. Finalement, il y a des tarifs et un règlement intérieur là aussi, c’est comme au centre aquatique. Ça sert à rien de râler. De toute façon, c’est payé. Et j’ai rien à perdre, à part du temps, mais ça, j’en ai. Et puis, si les candidats me plaisent pas, ils auront peut-être un frère ou un cousin célibataire. En tout cas, c’est original comme cadeau. Un peu violent pour le moral mais avec une bonne intention à la base. « Avant d’être périmée », comme l’a dit délicatement Mamie. Et puis, vu que c’est un contrat d’un an, ce sera Noël toute l’année finalement. Enfin, j’ai la pression quand même. J’ai un an
pour me trouver un mec sinon, en plus de faire de la peine à mes bienfaiteurs, j’aurai l’impression de les avoir volés. Original comme cadeau, c’est sûr.