Pour un nouveau monde

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Jean-Yves Guengant

Pour un nouveau monde Les utopistes bretons au xixe siècle

Éditions Apogée


« L’éducation harmonienne observe les instincts, les goûts, les aptitudes diverses de l’enfant, afin de leur donner occasion d’éclore et de les employer avec sagacité, pour l’avantage commun de la société en même temps que pour le bien particulier, pour la satisfaction propre du jeune élève qu’elle doit former et instruire. » Jean-Charles Pellarin

À Matthieu, Clément et Emma.


Introduction

Bretagne, terre d’utopie ?

« La Bretagne est plus près de la bonne voie, plus disposée à y entrer, plus propre à l’exploitation agricole harmonienne que la Beauce et la Normandie ; il y a chez elle plus d’éléments de progrès, plus de germes d’association, plus de place où fonder l’avenir, que dans aucune autre province. » Émile Souvestre, Les Derniers Bretons

Ce livre est l’histoire d’une génération de Bretons, pour la plupart nés sous le Premier Empire ou au tout début de la Restauration. Saintsimoniens, fouriéristes, socialistes, ils rêvent de sociétés nouvelles. Ils veulent créer un monde plus fraternel, à partir d’entreprises agricoles ou industrielles collectives. Ces nouveaux militants que l’on nommera utopistes, ou socialistes romantiques, sont attentifs aux valeurs de l’association et à l’expérimentation sociale. Au contact de la société bretonne traditionnelle, ils pensent que la synthèse entre la paysannerie bretonne traditionnelle et une agriculture fondée sur la coopération est possible. Certains d’entre eux vont dans le même temps entamer un travail sur la langue et la culture bretonnes. La plupart de ces hommes et femmes adhèrent aux idées socialistes 1. Le monde industriel est en train de naître et les questions du travail et du bien-être sont centrales. Des questions sensibles à Brest où il existe une forte population ouvrière, liée à la marine royale, et dans son arrière-pays où une agriculture moderne essaie de se développer. La Restauration a créé des clivages importants entre les conservateurs et les libéraux ; la religion est au cœur de cet affrontement et 1.

Le mot « socialisme » est un néologisme apparu au début des années 1830 ; son inventeur serait Pierre Leroux (1797-1871). 5


chaque camp essaie de l’utiliser pour faire triompher ses idées. La position particulière de Brest dans la péninsule bretonne nourrit, dès le début du XIXe siècle, un mouvement avide de progrès et soucieux d’appliquer les nouvelles théories sociales. Nombre des personnes évoquées dans ce livre sont originaires de petites villes de la région brestoise. Elles se sont trouvées réunies le temps d’une quinzaine d’années, puis se sont dispersées ; c’est un temps court (1832-1848) pour l’essentiel de cette histoire. Pourtant, plusieurs d’entre ces hommes vont participer de façon plus visible à l’histoire de la pensée socialiste, mais aussi à l’affirmation du catholicisme social 2. À la confluence de plusieurs mondes, de plusieurs courants idéologiques, ils ont essayé d’imaginer un « nouveau monde ». Ils sont porteurs d’une protestation contre un ordre inégalitaire et violent, dont les bagnards brestois et les mendiants de Bretagne sont les témoins les plus visibles, et d’une volonté, celle de créer une société dont le socle serait le « travail attrayant » et la non-violence. Ils veulent participer à la fondation de cet ordre sociétaire qui peut changer la société 3. Leur foi est à toute épreuve, quasi-messianique. Mais ils refusent de s’enfermer dans un esprit sectaire ou partisan ; ils sont appelés utopistes par leurs détracteurs, mais se veulent ancrés dans la réalité de leur époque. Aujourd’hui, leurs interrogations et leurs réponses ne paraissent ni surannées ni extravagantes. En cela, ils ont une place singulière dans l’Histoire. La découverte du courant et son étude sont relativement récentes ; elles se produisent quand le modèle communiste se trouve contesté puis s’effondre dans les dernières décennies du XXe siècle. Comme toute découverte, on arpente d’abord les lieux les plus connus ; puis une géographie plus complexe se fait jour. Dans les déserts de l’utopie 4, la Bretagne, hormis Nantes et sa région, est en bonne place. 2.

Les partisans de Cabet, les Icariens, sont beaucoup moins présents dans le département du Finistère. En 1846, le Finistère est en 9e position sur la liste des départements phalanstériens et en 52e position sur celle des Icariens, présents surtout à Nantes. Le catholicisme social émerge autour d’hommes comme H.-F. Lamennais ou Louis Rousseau. 3. « Ce n’est pas une théorie abstraite que nous venons enseigner, c’est une fondation dont nous exposons les devis. Nous apportons un FAIT aux hommes avides de faits et de réalité ; aux théoriciens, intrépides chercheurs de vérité, nous présentons un résultat qui sans doute fera diversion à leurs préoccupations métaphysiques et mettra fin à leurs incertitudes. […] C’est à l’expérience et à l’épreuve que nous en appelons immédiatement et sans autre forme de procès. » Le Phalanstère, n° 1, juin 1832, p. 2. 4. Selon une formule de V. Robert, in « Géographie de l’utopie : Icariens et phalanstériens à la veille de 1848 », Cahiers Charles Fourier, n° 10, décembre 1999.

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Pourtant, les idées utopiques pénétrèrent la société bretonne, bien plus qu’on ne l’imaginait 5. Le rôle joué par Louis Rousseau et son exploitation de Keremma, dans le Nord-Finistère, était surtout mis en lumière. Keremma fut comme un aimant sur les premiers militants saintsimoniens ou fouriéristes finistériens. C’est à Keremma, lors de plusieurs visites, que le destin de Charles Pellarin, le futur secrétaire et biographe de Charles Fourier, se noua. À partir des années 1830, un groupe fouriériste s’est structuré en Finistère. Ce sont ces itinéraires que nous avons choisi de reconstituer, en s’attachant à quelques figures fortes du mouvement fouriériste finistérien. Ce sont aussi des lieux qui pouvaient inspirer ces hommes ; pas seulement les côtes déchiquetées ou les campagnes armoricaines, mais aussi le port et la ville de Brest, où l’utopie est loin d’être absente. Charles Pellarin, un médecin chirurgien de marine, sera notre fil conducteur en utopie. Saint-simonien puis fouriériste, il est connu pour avoir été l’un des collaborateurs les plus proches de Charles Fourier, un philosophe qui fonde l’École sociétaire et prône la création de villages idéaux, les phalanstères. Pellarin est le premier biographe de Fourier en 1839. Médecin et journaliste, il traverse le siècle, restant toujours un militant convaincu. Originaire des Côtes d’Armor, il est né en novembre 1804. Le grand-père paternel de Charles, Charles Rogon de Kertanguy 6, était de petite noblesse, sa seule richesse consistant en un manoir, en Coëtmieux, près de Lamballe. Partisan des Lumières, Rogon s’enflamme pour la cause des insurgés américains et écrit à Benjamin Franklin en 1778 pour s’engager dans l’armée américaine 7. Lorsqu’il veut faire entrer l’un de ses fils dans les gardes marines, la famille n’a plus les moyens d’assurer son statut nobiliaire, et il doit fournir une attestation prouvant « qu’il est issu d’ancienne extraction noble et que lesdits, sieur et dame (ses parents) ainsi que leurs auteurs, se sont toujours gouvernés noblement 8 », ultime humiliation qui le pousse 5. Les travaux de B. Plötner-Le Lay sur les saint-simoniens bretons et la tenue d’un colloque du Centre de recherche bretonne et celtique, de l’université de Bretagne occidentale, à Daoulas, en 2005, ont pu mettre en valeur cette découverte. 6. Charles Rogon de Kertanguy (20 mars 1743-6 décembre 1799) ; son père était capitaine de vaisseau dans la compagnie des Indes. 7. Papers of Benjamin Franklin, volume 25, Université de Yale, USA, 6 janvier 1778. 8. Charles Pellarin, Souvenirs anecdotiques, Paris, Librairie des sciences sociales, 1868, p. 217.

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à épouser dès 1789 la cause révolutionnaire. Officier municipal de Coëtmieux, Charles Rogon est capturé le 5 décembre 1799 par une bande de chouans. Le lendemain, il est retrouvé pendu, après un simulacre de procès. Le père de Charles Pellarin, Jean-Pierre, est un brigadier de gendarmerie, en garnison à Jugon-les-Lacs. Savoyard 9 venu s’engager en France dans les gardes suisses et affecté à la garde des Tuileries, il avait dû subir l’assaut des fédérés le 10 août 1792. Échappant à la mort, intégré dans l’armée républicaine, il est envoyé combattre la Vendée. Fait prisonnier par l’armée royaliste en juillet 1793, il est pendant un mois le témoin forcé de la retraite vers la Loire. Le général royaliste Bonchamps, avant de mourir, interdit l’exécution des quelques milliers de prisonniers que l’armée laisse derrière elle : Jean-Pierre Pellarin est sauvé une seconde fois. Après le décès de son épouse en juillet 1805, il se remarie rapidement. Le couple a quatre enfants, dont des jumeaux, Augustin et Constantin, qui suivront Charles dans la profession de chirurgien de marine et dans l’adhésion aux idées fouriéristes 10. La jeunesse de Charles se passe dans des gendarmeries puis dans la ferme des Salles à Saint-Alban, près de Pléneuf-Val-André, que Charles a héritée de sa mère. La famille a peu de ressources, mais Charles peut aller au collège, à Saint-Brieuc ; il sait qu’aux yeux de ses condisciples il est et restera un « fils de gendarme ». L’histoire familiale lui a apporté une méfiance du phénomène révolutionnaire, dans ses excès terroristes : pour lui « rien de bon n’a jamais germé dans le sang ». C’est pourquoi recherche-t-il très tôt l’harmonie entre ses idées de libération sociale et la tradition catholique de sa famille. Dans un discours qu’il prononce lors d’un banquet phalanstérien en avril 1846, il développe cette conviction : « Aux martyrs des saintes causes ! Aux courageux apôtres de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ! — Qu’ils aient procédé de Jésus ou de Socrate ; parlé, agi au nom d’une religion de charité ou bien au nom d’une philosophie amie du vrai et du juste (qui, du moment qu’elle éclaire, enseigne aussi par cela même le dévouement et 9. Jean-Pierre Pellarin naît le 21 avril 1770 près d’Annecy (Haute-Savoie) où son père possédait une ferme. 10. Augustin publie dans La Démocratie pacifique, journal des fouriéristes, un compte rendu du voyage d’exploration aux îles Marquises auquel il a participé en 1843 (Démocratie pacifique, tome 3, p. 187-200 (reproduit dans l’Almanach phalanstérien pour 1844)

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l’amour), — nous les réunissons, tous ces généreux ouvriers de l’œuvre humanitaire, dans un même sentiment de respectueuse gratitude. Soldats de la même cause sous des drapeaux différents, tous ils ont obéi au même mot d’ordre donné d’en haut ; ils ont suivi la même impulsion, impulsion vraiment divine ; ils ont été animés, ils ont brûlé du même amour. Nous saluons en eux les ancêtres directs, les glorieux précurseurs des socialistes, c’est-à-dire de ces hommes (parmi lesquels nous tenons à honneur de nous compter) qui poursuivent aujourd’hui l’accomplissement de la justice, la réalisation de la charité fraternelle dans les rapports sociaux ! » 11 Émile Souvestre, écrivain prolixe, est morlaisien. Son père veut donner à Émile une carrière scientifique : Émile fréquente donc le lycée de Pontivy, où il rencontre ses amis Guieysse et Guépin. Étudiant en droit à Rennes, il publie des poésies dans la revue Le Lycée armoricain de Camille Mellinet, un imprimeur proche des milieux républicains. Émile souhaite alors s’installer dans cette ville, mais, de santé fragile, doit revenir sur Morlaix 12. Il tente ensuite une carrière littéraire à Paris, mais son séjour y est de courte durée ; en février 1827, il est de retour à Morlaix, blessé par l’accueil qui lui a été réservé. « Paris est un amas de crottes, de marchands, mal bâti, habité par des hommes qui n’en savent pas plus long que nous et qui ne nous valent pas », affirmera-t-il. En 1829, il trouve une place d’enseignant à Nantes, où il acquiert une expérience dans la direction d’un établissement scolaire, le pensionnat des demoiselles du Camp. Attentif aux nouvelles pédagogies, il crée avec son ami Guépin la Librairie industrielle, dont l’objet est de publier de nouveaux manuels de pédagogie. Ils résument leur philosophie en 1829 : « Que l’émancipation intellectuelle se répande des classes ouvrières dans les campagnes, que le peuple cesse d’écouter et de répéter, pour regarder par lui-même et chercher car tout est là-dedans. » À l’été 1831, il s’est porté acquéreur du Lycée armoricain, qui devient La Revue de l’Ouest et il s’engage dans le soutien à la tournée des propagandistes saint-simoniens en Bretagne. Les morts de son épouse et de son fils l’anéantissent. Remarié au printemps 1832, il décide de venir s’installer avec sa nouvelle épouse Nanine à Brest. Il y retrouve des amis de lycée, dont Eugène Guieysse, et 11. Allocutions d’un socialiste, Capelle, Paris, 1846, p. 20. 12. Françoise Bastit-Lesourd, « Émile Souvestre et Édouard Turquéty, correspondance 1826-1852 », Les Cahiers de l’Iroise, n° 205, p. 55-79, 2007.

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fréquente immédiatement le réseau saint-simonien. Il trouve auprès des enseignants de la pension Faure où il est employé des soutiens. Pellarin et Souvestre ne se sont pas rencontrés à Brest ; Pellarin quitte Brest au printemps 1832, Souvestre y arrive à l’automne ; leurs amis communs vont assurer la transition. Tous deux ont aussi fréquenté Louis Rousseau, qui s’essaie à fonder sur les dunes de Tréflez un domaine agricole moderne, Keremma. Pellarin a été son compagnon dans l’aventure saint-simonienne. Pendant sa période brestoise, Souvestre invite plusieurs de ses anciens amis de lycée à passer des vacances dans la propriété que la famille possède à Taulé, près de Morlaix. Il connaît Rousseau, dont il relate l’expérience dans sa Description du Finistère. Émile Souvestre est marqué par les événements révolutionnaires 13 et la misère populaire. À Brest, il écrit dans L’Échelle des femmes 14 la misère sociale qui accable les femmes de toutes conditions sociales : le livre s’ouvre sur le Pont-de-Terre, un ravin en plein centre-ville, abritant une population misérable. Son héroïne y naît, à quelques pas du quartier bourgeois qui surplombe cette véritable cour des miracles brestoise, « enfer dont les damnés ont le paradis en perspective, avec la certitude de ne jamais y entrer ». Souvestre est frappé par la misère qui se transmet de génération en génération. Le briochin Charles Lucas fait le même constat, lorsqu’il analyse en 1826 le système pénitentiaire français et s’insurge contre la peine de mort, supplice suprême des miséreux. Dans son roman Riche et pauvre (1837), Souvestre met en scène l’histoire d’un jeune rennais, Antoine, dont le père, un modeste armurier, a sauvé le fils d’une riche veuve. À la mort du père d’Antoine, la dame prend l’enfant sous sa protection et lui offre des études au collège de Rennes. L’histoire débute le jour de la distribution solennelle des prix ; à la fin des études des deux enfants. Antoine se rend alors compte qu’il a revêtu la tenue du riche qu’il ne sera jamais. Lors de la sortie de ce roman, Souvestre acquiert une réputation d’auteur subversif, et on ne manque pas de le classer parmi les écrivains socialistes.

13. Emile Souvestre publie dans la Revue des deux mondes, une nouvelle en deux parties «La terreur en Bretagne» (juillet 1838 et février 1839). Son ouvrage Les Mémoires d’un sans-culotte bas-breton est publié en 1841. 14. L’Échelle des femmes, Paris, Charpentier, 1835.

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Pellarin et Souvestre ne se croisent que quelques années plus tard, à La Démocratie pacifique, le journal des fouriéristes, lors de la parution en 1844 du feuilleton de Souvestre, Les Réprouvés et les élus. Mais l’histoire avait débuté à Brest au début de la monarchie de Juillet. Les utopistes finistériens se sont implantés essentiellement dans le nord du département 15. C’est un territoire fracturé en plusieurs espaces antagonistes. La ville de Brest est un port de guerre puissant qui domine l’arrière-pays, une campagne riche où s’est développée une caste paysanne, puissante et entreprenante, un littoral, riche à l’est, pauvre et délaissé à l’ouest. Au début du XIXe siècle, la ville de Brest est une forteresse et un arsenal 16 qui développe ses ouvrages d’art de part et d’autre de la rivière Penfeld. La ville est une colonie militaire. Sur la rive droite de la Penfeld, dans le quartier de Recouvrance, les habitations ont du mal à trouver un espace libre entre les installations militaires. Le pouvoir royal s’est installé sur la rive gauche ; les quartiers sont mieux construits, plus aérés. Un bagne rend célèbre la ville ; objet de fascination et de répulsion, il reste l’un des symboles de la modernité de la ville. C’est un édifice construit pour permettre la sécurité en isolant rapidement les bagnards, tout en cherchant à favoriser l’hygiène et l’accueil d’une forte population carcérale. On le montre aisément aux visiteurs. Des jardins, d’abord créés pour des usages médicinaux, puis pour acclimater les plantes exotiques ramenées par les expéditions scientifiques ou les navires du roi, se sont développés au XVIIIe siècle. Après Rochefort 17 (on y crée en 1697 le premier jardin botanique de la marine), Brest s’est doté d’un jardin, lequel est devenu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle un véritable espace de conservation et d’enseignement. Ainsi, l’esprit des Lumières imprègne une ville reliée au monde scientifique européen. Les grandes expéditions maritimes ont accentué ce caractère singulier. 15. En 1844, le groupe fouriériste finistérien ne compte qu’un militant originaire du Finistère sud : Jérôme Louis Kernilis (1805-1851) originaire de Pont-l’Abbé et notaire à Plonéour-Lanvern. 16. Sur l’arsenal, voir Olivier Corre, Brest, base du Ponant, structure, organisation et montée en puissance pour la guerre d’Amérique (1774-1783), thèse de doctorat, histoire, Rennes, université de Rennes 2, Haute-Bretagne, 2003, 4 volumes, CRBC. 17. C.-Y. Roussel, Arièle Gallozzi, Jardins botaniques de la marine en France, Coop Breizh, 2004.

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La ville est en forte croissance, mais sa structure sociale est déséquilibrée ; l’élite, militaire et civile, est peu nombreuse, le monde artisanal est important, la population ouvrière connaît des conditions de vie rudes. La topographie vallonnée empêche la réalisation de la ville idéale voulue par Vauban ; on y trouve des vallons laissés à l’abandon, véritables plaies dans l’agencement de la ville et des taudis où s’entassent les garde-chiourmes et leurs familles et les prostituées. Des réseaux de sociabilité sont solidement enracinés : des clubs de lecture, des sociétés maçonniques, des librairies, qui entretiennent la circulation des idées. À la Restauration le combat pour l’éducation gratuite est une priorité des édiles brestois. Les idées de progrès social ne sont donc pas étrangères à la ville ; elles ont nourri son essor, Ville remuante, quelquefois rétive, mais qui sait qu’elle ne doit pas rompre avec le pouvoir central. L’exercice a forgé des hommes politiques habiles et prudents ; éduqués à l’idée de progrès et tentés par la fraternité, ils cherchent à étendre leurs libertés, sans fâcher outre mesure le pouvoir royal qui tient leurs destinées en main. Plusieurs villes, Landerneau, Landivisiau, Morlaix, relaient et diffusent dans les bourgs et les campagnes les théories nouvelles. Cependant dans les familles nobles du pays léonard, on cherche également à marier tradition et essor agricole et à faire du catholicisme le moteur de la modernisation de la société rurale. Il ne faudra pas s’étonner de voir se fréquenter et s’apprécier même, des partisans des idées socialistes et des légitimistes, des républicains épris de progrès et des militants culturels qui veulent sauver la langue et la société bretonne.


Chapitre 1

La forteresse

En octobre 1823, Charles Pellarin, alors âgé de dix-neuf ans, quitte les Côtes-du-Nord pour rejoindre le port de Brest. Il doit y suivre les cours de l’école de santé navale, préparant le métier de chirurgien de marine. La diligence met une quinzaine d’heures pour parcourir les 19 lieues qui séparent Lamballe de Brest. Il rejoint la ville par la porte de Landerneau, seule ouverture dans les remparts à l’est de la ville intra-muros. Des redoutes et un glacis protègent la place forte ; matin et soir, les portes se referment sur les habitants de Brest. Il n’y a dès lors plus aucune possibilité, y compris à pied, de franchir les murs. Aucun pont n’existe sur la Penfeld ; ainsi le soir est-on condamné à rester dans son quartier, ou dans son faubourg, quelles que soient les circonstances. Pendant l’épidémie de choléra de 1832, un médecin, parti soigner un malade dans les faubourgs, se voit refuser l’entrée de la ville par le commandant de la place. Cette contrainte pèse si fortement que le désir d’abattre les murs et de rendre la circulation avec les faubourgs libres est l’une des revendications constantes des édiles locaux. En août 1834, Victor Hugo, rejoignant Juliette Drouet, décrit son arrivée à Brest, très semblable à celle de Pellarin : « J’arrive. Je suis encore tout étourdi de trois nuits de malleposte, sans compter les jours. Trois nuits à grands coups de fouet, à franc étrier, sans boire, ni manger, ni respirer à peine, avec quatre diablesses de roues qui mangent des lieues vraiment quatre à quatre qu’elles sont. Je t’assure, ma pauvre amie bien-aimée, que la tête est lasse, quand, par une aube de vent et de brume, on descend au grand galop dans Brest, sans rien voir que la vitre abaissée sur vos yeux contre la pluie. […] Je n’ai encore rien vu de Brest. Point de monument qu’une grande église du style Louis XV le plus Saint-Sulpice

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qui soit. Pas de vieilles maisons sculptées. Je crois qu’il faudra se résigner au bagne et aux vaisseaux de ligne 18. » La place Saint-Louis est l’arrivée de la diligence. Tout de suite s’imposent aux yeux du visiteur les deux pouvoirs de la ville : la marine — avec son hospice et en retrait, les bâtiments du bagne, et l’Église catholique. Le port de la Penfeld et le Cours d’Ajot, qui suscitent l’intérêt des écrivains, ne se découvrent pas immédiatement : il faut traverser la ville ou longer les remparts pour accéder au belvédère sur la rade, où enfin on peut ressentir ce qu’éprouva Chateaubriand, jeune garde-marine : « Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l’extrémité de la péninsule Armoricaine : après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s’embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d’artillerie. Ici des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements ; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. » Ville surpeuplée, mal ravitaillée en eaux, Brest dépend de la marine royale, qui gèle les terrains à bâtir, rationne l’eau, impose des poudrières en pleine ville, vexe inutilement les civils, à qui on rappelle sans cesse leur condition. En mars 1823, une rixe dégénère entre des Brestois et le régiment suisse de Hohenlohe, stationné à Brest. Le 8 avril, le maire, Kerros, qui avait pris le parti de ses concitoyens, est révoqué. Le 10 septembre de la même année, le marquis de Foresta, préfet du Finistère, installe le nouveau maire et doit 18. Victor Hugo, « En voyage, France et Belgique—Bretagne et Normandie, (1834-1836) ». Carnets de voyage.

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rappeler aux Brestois « quelle magique puissance en si peu d’année a pu l’élever au rang des cités les plus superbes ? Interrogez vos annales, promenez vos regards sur les somptueux monuments qui nous entourent ; ils vous raconteront la gloire de nos rois ; ils vous rediront la munificence des Bourbons : votre opulence est leur ouvrage ; vous leur devez comme nous tous l’insigne bienfait d’un gouvernement toujours paternel, plus encore que nous tous l’heureux avantage d’une administration vivifiante, toujours créatrice… » Pellarin est étonné du brassage des populations. Émile Souvestre parle d’une « colonie maritime composée de transfuges de toutes les provinces de France, dans laquelle s’est formée je ne sais quelle race douteuse, sans caractère propre et sans aspect spécial » : civils et militaires se mélangent ; les bagnards, reconnaissables à leur casaque rouge, sont employés à des tâches de voirie ou utilisés comme maind’œuvre aux travaux d’aménagement des bassins, sur les chantiers de la Penfeld. La chiourme en 1826 regroupe près de 2 800 forçats 19 ; elle est à la fois une menace pour les habitants et une concurrence pour les ouvriers libres.

Le bagne Aussitôt arrivé, Pellarin assure ses premières gardes au bagne. Le voici en pleine nuit dans la salle des blessés. « Me voyant seul au milieu de tous ces gens sur lesquels il court, non sans motif, tant de sinistres histoires, j’étais loin de me sentir rassuré ! » Le bagne est un lieu d’apprentissage pour les futurs chirurgiens de marine. La visite des grandes salles et l’achat aux prisonniers de quelques objets font partie des étapes nécessaires des voyageurs dans le tour de la ville. « C’est un spectacle vraiment pénible que celui de ces salles garnies de tous leurs hôtes. Groupés autour de leur lit, les uns debout et travaillant à mille petits objets dans la confection desquels ils excellent ; les autres accroupis ou dormant ; ceux-ci causant, riant, jouant ; ceux-là sombres et taciturnes. C’est le moment pour le curieux de faire sa visite et de jouir du coup d’œil dans toute sa splendeur. La 19. Registre des délibérations du conseil municipal, décembre 1826 [1D2/13-vue 68/207], tableau dressé pour connaître la portion de bénéfice que la garnison procure à l’octroi de Brest. Sur un total de 37 518 habitants, la population représente 28 000 personnes, la garnison de la forteresse, 2 815 hommes, et les marins 3 592 hommes.

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Table des matières

Introduction Bretagne, terre d’utopie ?

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Chapitre 1 La forteresse   13 Chapitre 2 Le Tartuffe

35

Chapitre 3 Horizons lointains, étranger proche

55

Chapitre 4 Un dimanche à Keremma

79

Chapitre 5 Les messieurs du Faou

109

Chapitre 6 Paul de Flotte, le rebelle

141

Chapitre 7 Les militants de l’utopie

169

Chapitre 8 Les temps difficiles (1849-1880)

211

Épilogue « Propagation morte, doctrine vivante »   239 Références bibliographiques

253

Lexique fouriériste

259

269



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