La tour de Nonza - F.D. Guerrazzi

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Francesco Domenico Guerrazzi

LA TOUR DE NONZA

Traduction Petr’Antò Scolca

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Du même auteur Pasquale Paoli ou la déroute de Ponte Novu, Albiana, 2011

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Avant-propos

L’existence de Francesco Domenico Guerrazzi (1804-1873) s’inscrit entièrement dans l’époque de la création de l’unité italienne (1861), combat acharné de toute une vie, avec ses rares moments de gloire, notamment lorsqu’il accède au pouvoir le 8 février 1849 et devient pour quelques mois seulement tyran de Livourne, et ses nombreuses défaites au goût amer. Censure, emprisonnement, exil rythment l’existence du père du roman historique italien. En 1853, sommé de choisir entre le bannissement et l’incarcération, Guerrazzi s’installe en Corse, à l’entrée nord de Bastia, dans la villa Belgodere, juste au-dessus des flots. Emportant neveu et nièce, domestiques, bagages, bibliothèque, animaux en tout genre, l’écrivain rumine de formidables projets d’écriture afin de restaurer au plus vite sa situation financière. L’idée de rédiger des textes « corses » lui vient lorsque la famille Gregorj lui confie l’énorme masse documentaire accumulée par leur frère Giovan Carlo, récemment décédé, magistrat éminent et homme de lettres. De ce tas d’archives et de pièces originales, Guerrazzi extraira la forme fiévreuse et torrentueuse de son grand roman, Pasquale Paoli, mais également la matière de La Tour de Nonza, dont nous proposons ici la première traduction. De par ses dimensions relativement modestes, et le ton tragicomique qui l’anime, l’ouvrage n’est aux yeux de l’auteur qu’une fantaisie, sans commune mesure avec le Pasquale Paoli, L’Asino, L’Assedio di Roma, Isabella Orsini… et tant d’autres, qui constitueront par la suite des réalisations bien plus ambitieuses. Pour nous qui le découvrons aujourd’hui, ce jugement paraît bien sévère. Rédigé dès 1855, paru en 1857, La Tour de Nonza se fonde sur un épisode authentique de la guerre de 1768-1769 entre la France et la Corse, qui s’achèvera le 8 mai 1769 par la défaite sanglante de Ponte Novu. L’anecdote militaire, fort cocasse au demeurant et présentée 7

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dans un style léger qui dénote de l’écriture habituelle de l’auteur, bien plus lyrique, sinon tragique, n’est que le prétexte d’un ouvrage à portée polémologique. Guerrazzi, littéralement écœuré par l’évolution du monde, expose ce que doit être l’objectif européen majeur, à savoir la mise à bas des tyrannies par l’alliance des nations parentes. La France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Suisse sont les cinq doigts de la main colossale qui libérera les peuples et prendra les rênes de la destinée européenne. Sous couvert d’un dialogue entre amis, La Tour de Nonza appelle les Italiens à prendre les armes pour leur patrie. La réunification a un prix, qu’il faudra payer en idéaux bafoués, ou en existences sacrifiées, au nombre desquelles Guerrazzi se compte. Il ne s’attend à recevoir aucune gloire posthume, et se contente d’exercer avec scrupules l’office que lui a confié l’Histoire. Il est le parangon du fameux capitaine Casella qui défendit glorieusement seul la tour devant la troupe française, en sortit avec les honneurs militaires et regretta au final de n’être pas mort en martyr de la Liberté. La Corse dans l’œuvre de F. D. Guerrazzi est toujours sujette à exemple pour la péninsule, la littérature un viatique pour la révolution des esprits en attendant celle des gouvernements et le roman son outil privilégié. Flamboyant, divertissant, pédagogique, le combat guerrazzien est épique à tous les sens du terme.

Note de l’éditeur La Torre di Nonza a connu de nombreuses éditions au cours du temps. Les deux premières (1857 et 1864) publiées du vivant de l’auteur sont celles sur lesquelles le travail de traduction a porté, la seconde étant partiellement modifiée par Guerrazzi (ajouts de texte et suppression de notes). Nous avons, autant que faire se pouvait, inséré les notes de contextualisation ou de référence que nous jugions nécessaires. Elles sont cependant distinguées de celles voulues par l’auteur. Par ailleurs, nous avons ajouté des intertitres dans le fil de l’ouvrage dans le but de simplifier l’approche du roman pour le lecteur contemporain.

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De la France et de l’esprit révolutionnaire1 Car ta voix sera aigre Au premier goût, mais un nutriment vital Elle laissera, une fois digérée. Dante, Paradis, XVII.

« Je ne reviendrai pas sur mes paroles, reprit Eleuthère en s’adressant à Sévère, ce fut vraiment la providence qui entendit placer la France dans le nombril de l’Europe, afin que son agitation perpétuelle et inquiète, et son mode continuel de faire et de défaire formassent la matière du salut, à la façon des vents qui, tout en bouleversant l’atmosphère, la maintiennent saine. Parfois, comme l’escargot fait avec ses cornes2, elle semble se replier sur elle-même, comme si elle voulait revenir en arrière, et il doit sûrement en être ainsi. Mais cela n’advient que pour qu’elle puisse trouver le vent arrière qui la projettera d’autant plus impétueuse en une irrésistible poussée. Non, Sévère, non, je te le dis, la France est la vis d’Archimède de l’Europe : sans elle, la barque n’avancerait pas. » Sévère, la tête basse, en raison de la grande rage qui le rongeait, déchiquetait un buisson de sauge. Dès qu’il comprit au ton de la voix que le discours de son ami touchait à sa fin, il répondit avec émotion : « Ô Seigneur, pardonnez-le, Vous ! Moi, au contraire, je veux que tu saches ceci Eleuthère. Lorsque la Mort se sentant vieille a trouvé le compte bien lourd sur ses doigts osseux, elle a dit à la France : “Allons, partageons-nous la fatigue : pour ma part, je continuerai à tuer tous les corps, et toi, charge-toi de massacrer les âmes”. Ouvre maintenant les yeux et regarde : sur son front, il est écrit Erreur, et sur son dos Destruction. Son passage est celui de la harpie, comme sa crasse le manifeste à la vue et au regard : Et grand nombre d’étrons son ventre dispense, La France, barque folle de la Révolution 1

1. Les intertitres sont du traducteur (note du traducteur, NdT). 2. Enfer, c 25 (note de l’auteur, NdA). Dante, La Divine comédie, Vol I, chant vingt-cinquième, traduction de Lamennais, 1863 (NdT).

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Tant que l’on est forcé d’obturer ses narines Puisque l’on n’en peut supporter la puanteur immense3. Quelle foi ne se dessécherait devant ses souffles pestilentiels ? Que reste-til de sacré ou de saint à son contact si perfide ? L’âme de l’homme – organe véritablement divin – désire les doigts amoureux de sainte Cécile pour transmettre au ciel les hymnes qui sont le délice des anges eux-mêmes. Mais ici elle s’abandonne grossièrement tandis que son instrument gémissant d’angoisse tombe en morceaux. Les gardiens élus de la morale et de l’honneur des peuples, là, plus dépravés les uns que les autres – parce que leur nature fut vaincue par des mœurs corrompues, ou parce que la cupidité domine les esprits –, expliquent toute la boue qui souille les voies publiques, les châteaux des seigneurs, les taudis du peuple, et le nouvel antre, ou plus exactement l’antre retrouvé de Cacus4. Ils en barbouilleront les livres, d’où elle se répand pareille à la maladie de l’oïdium pour affliger le monde. Et ceci ne suffit pas. Les scribes de leurs éphémérides abhorrés (incroyable à dire, et néanmoins vrai) s’évertuent à maudire quiconque ne veut pas se vautrer dans cette même fange. Bel art à enseigner que celui-ci, par la foi de Dieu, et quel illustre devoir pour des écrivains, élèves des Grâces et des Muses ! En Italie – qu’ignorant tout ils vilipendent, ou qu’ils calomnient en la connaissant bien –, en Italie donc, l’homme n’est avant tout digne de mémoire que s’il s’emploie au bénéfice de la Patrie en s’épuisant dans les travaux guerriers ou pour les besoins de l’État, et, si on la lui dispute, en prenant la plume. Mais cette dernière n’a de vertus qu’autant qu’elle conspire à pourvoir à la plus grande des nécessités de la patrie, ce qui consiste pour nous, fils dégénérés du sens et des valeurs antiques, à bien employer la liberté dans et au-delà des armes. La meilleure règle de cet art est justement celle qui manque à la poétique d’Horace et ne pouvait se trouver chez ce courtisan d’Auguste. Par la grandeur des sentiments, des paroles et des gestes, toute l’esthétique de l’écrivain italien de valeur consiste maintenant à allumer dans les cœurs la haine de toute vilenie, les joies du débat contre l’erreur et la tyrannie, la volupté d’expirer en un cri de victoire et de mourir sur le corps de l’ennemi assassiné. Je comprends moi aussi que ces nécessités cruelles cesseront un jour, et même je le désire ; et alors nos écrits seront jetés par la fenêtre, tout comme les médicaments une fois la maladie guérie. Oh ! Que Dieu voulût qu’il en allât ainsi, et serait-ce même tout de suite, cela ne me paraîtrait pas encore assez tôt. Et qui sommes-nous en vérité pour nous sentir outragés par l’oubli ? Bien 3. Orlando Furioso, 33 (NdA), œuvre de Ludovico Ariosto (NdT) 4. Dans la mythologie grecque, le géant Cacus ou Cacos, mi-homme, mi-satyre, vomissait des tourbillons de flamme et de fumée. Il habitait un antre devant lequel étaient exposées des têtes humaines coupées (NdT).

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d’autres que nous, plus dignes encore, écrivirent sur le champ de bataille, le doigt teinté de leur propre sang, un testament de haine et d’amour tout à fait immortels, et que la mort abandonna tout entier à l’oubli, âmes, corps, noms et mémoires, tout. Cependant, la vertu des individus héritait d’un être qui ne meurt jamais, un être qui, dernier locataire de ce monde, en confiera les clés dans les mains de l’éternité, et qui se nomme Peuple. Les actions des individus sont remarquées par Celui qui, d’un regard, embrasse l’univers, Lui qui distingue une à une les voix infinies composant le flot des siècles, qui, en se brisant, meurt sur les marches de Son trône. Celui-ci n’oublie jamais, Il ne laisse personne sans récompense, ni sans châtiment : Il s’appelle Dieu. L’écrivain italien, au moment de prendre la plume, lève son regard et son esprit vers le ciel, pour prier : adsit Deus 5 ! Il l’invoque, pour que lui soit donnée la grâce de faire une œuvre en premier favorable aux intérêts de la patrie malheureuse, et puis belle, seulement dans un second temps. Voici en quoi notre art diffère de celui de la plupart des écrivains de France, dont l’unique but en vérité est de flatter le vice et, sous couvert de vertu, d’exciter les passions faciles à embraser et impossibles à éteindre, afin de distraire l’humeur sombre d’oisifs usés par leurs excès. Les lettres s’y font bouffonnes ou maquerelles, et s’honorent du culte des perruquiers et des faiseuses de mode. Mais ce ne sont pas les pires, car les coquins galonnés, les nobles putains et les tire-laine6 les dépassent de beaucoup. Je sais pour ma part que lors de la parution d’un de ces livres, Iliades d’infamie et de crimes, les mères honorables, dont il y a foule en France, ce que je ne conteste pas – encore qu’assez peu cependant dans l’égout principal que l’on distingue sur les cartes géographiques par le nom de Paris –, je sais que ces femmes de bien s’emploient à les prendre avec des pincettes, comme l’on fait des scorpions pour les jeter au feu. Si au moins, une fois l’âme humaine saisie entre leurs crocs, ces perdus ressentaient la pudeur ou la peur du loup, du renard, ou de tout autre bête qui se terre dans son gîte pour ronger sa proie ! Mais non, leur caractère impudent ne consent point à cela : ils montrent les dents à la manière de singes malins ; et comme si cela ne suffisait pas, ils maudissent celui qui passe sans les regarder, traînent dans la boue qui ne les imite pas, avancent plein de rage contre ceux qui les méprisent.

5. Que Dieu soit avec moi (NdT). 6. Avec un très grand plaisir j’ai souvent lu dans les écrits de monsieur Brofferio ce mot accolé à ceux qui s’exercent au jeu de la Bourse. En vérité, boursicoteur signifie coupe-bourses (NdA). Angelo Brofferio (1802-1866) poète et homme politique piémontais (NdT).

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Que faites-vous à la Santa Croce7, vous autres Italiens, avec vos défunts ? Un jour, Monsieur* Lamartine appela terre des morts8 notre patrie ; depuis, il s’est ravisé, et elle ne doit plus être la terre des morts, et sans doute ne l’a-t-elle jamais été. Autrefois, vous devez le savoir, Alphonse de Lamartine aima la Muse, et il n’était pas criblé de dettes ; satisfait alors de la seule gloire, on dit (ceux à qui les rimes françaises paraissent poésie) que les arts libéraux lui souriaient ; la Grèce lui fut donc un plaisir, et l’Italie aussi, sinon la moderne, du moins l’antique. Noyé aujourd’hui dans les hypothèques, il a fait du grand Turc d’Istanbul son Apollon et transformé sa lyre en yatagan. Pour vingt mille francs de pension annuelle, on le voit, les manches retroussées jusqu’aux coudes, furieux d’égorger la Grèce comme Agamemnon Iphigénie dans les Aulides. Semblables en scélératesse l’un et l’autre, quoique le Grec fût beaucoup moins indigne que le Français, car il était poussé par la cupidité de l’empire, non pas par un trouble besoin d’aumône – et puis le Grec a serré la main, tandis que le Français la tend. Le pape de Constantinople qui, à ce que l’on assure, est parfait pour les Turcs, et qui a en horreur toute forme de dithyrambe, et notamment celle de la bassesse, se vit contraint de lui expédier par voie de télégraphe une réprimande ainsi conçue : « Ô Monsieur* Alphonse de Lamartine, chrétien du christianisme parmi tous les royaumes chrétiens, je t’ai fait la charité parce que je te savais pauvre, et non pour que tu devinsses médisant. Il est bien vrai que les impostes manquent à ma porte, et que les montants vont tomber, elle ne se trouve pas cependant dans un état tel qu’elle ait besoin du soutien de tes paroles. Les cigales jouissent du droit d’énerver, pas de celui de calomnier. Calme-toi, et mange. Les vingt mille francs que je te donne suffisent à quatre familles modestes, et tu es seul, ô Fabrice français, fondateur de république9 ! » Maintenant, puisque grâce à cette dépêche télégraphique qui parle clair, il a été encouragé par la bourse du Sultan à massacrer la Grèce, notre Lamartine va, mendiant de nouvelles pensions auprès d’un autre puissant qui Lamartine, juge de Dante

7. On trouve une statue de Dante sur le coin gauche du parvis de la basilique Santa Croce de Florence, en signe de respect des Italiens envers leur grand homme ; un respect apparemment immérité selon Lamartine (NdT). 8. Sont indiqués en italiques, suivis d’un astérisque, tous les mots en français dans le texte d’origine (NdT). Guerrazzi fait ici allusion au poème de Lamartine, Le dernier chant du pèlerinage d’Harold (1825) qui fut jugé si insultant par les nationalistes italiens que l’un d’entre eux, Gabriele Pepe, provoqua le poète en duel, à Florence, le 19 février 1826. Comme Lamartine a perdu le duel, Guerrazzi s’amuse à penser que le Français regrette ses propos (NdT). 9. Alphonse de Lamartine reçut en cadeau du Sultan un vaste territoire dans les environs de Smyrne. Il rêva d’y faire monts et merveilles. Il y expédia des ingénieurs, des agriculteurs, et il ne fit rien, selon la paresse des Français, complètement incapables de quoi que ce soit de durable. Alors il supplia et il obtint de la munificence turque que le don de terres fut transformé en une pension de 20 000 francs par an, laquelle lui a toujours été payée par la Porte, malgré les difficultés du Trésor turc. De là viennent les nouvelles colères du poète chrétien et du Français républicain contre la Grèce ! (NdA).

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serait intéressé par le massacre de l’Italie. Mais comme Lamartine l’a déjà assassinée vivante, croit-il, il s’exerce maintenant à l’assassiner morte. La hargne de la gent gauloise contre la latine ne s’est jamais montrée si évidente que dans ces derniers temps : d’abord, elle éleva au ciel les morts en outrage aux vivants, puis quand les vivants déclarèrent que les tombes italiennes étaient bien plus adaptées que les berceaux français au maintien sain et vivace de la Liberté, la voilà cette gent maligne qui, de la main droite ayant saisi notre Peuple à la gorge, l’enferme dans les sépulcres, et de la gauche profane les tombeaux de ses aînés. Débarrasse ce sépulcre usurpé, Vittorio Alfieri10, et disperse ton nom et tes cendres sous la condamnation d’imbécillité prononcée contre toi par Monsieur* Jules Janin11. Et qui est ce Monsieur* Janin ? demande le peuple en ricanant. Une sorte de fabricant de bibelots critiques, qui ressemblent beaucoup à ces noyaux de pêche et de cerise historiés, ces inepties de sculpture féminine que Leopoldo Cicognara évoque dans son Histoire12 ; une sorte de chimère trottinant dans le vide qui, à un âge avancé, fit savoir que ses œuvres de jeunesse n’étaient que des bagatelles, et ce, uniquement pour nous faire penser qu’il a acquis du bon sens à soixante ans. Imprudent ! Il ne sait pas ce que nous enseigne le proverbe italien : que celui qui n’a rien à vingt ans, n’attende rien de trente. Sors du tombeau que t’érigea le chevalier Rimbotti, Niccolò Macchiavello, éveille-toi de ton sommeil séculaire et présente-toi au tribunal de Monsieur* Lamartine, la corde au cou et la croix à la main : confesse-toi coupable qu’il n’ait pas su te lire ; confesse-toi en vain parce que, quand bien même il aurait su te lire, il ne possédait pas la cervelle pour te comprendre ; des méfaits qui sont l’un et l’autre pleinement de ta faute, et impardonnables pour l’impitoyable vanité française. Si tu veux que tes os dorment en paix sans crainte, que personne ne vienne les déranger jusqu’au jour du jugement, et encore moins après le jour du jugement, fais en sorte qu’ils soient ensevelis dans le même cimetière que celui où gisent la gloire et 10. Dramaturge, poète, philosophe et acteur de théâtre (1749-1803) (NdT). 11. Gabriel-Jules Janin, écrivain et critique dramatique (1804-1874), tenait une rubrique littéraire dans le Journal des Débats ». Il eut des mots si durs contre le chef-d’œuvre d’Alfieri, Vita (son autobiographie), que Francesco De Sanctis (1817-1883) le critiqua vivement dans son Histoire de la littérature italienne (1870). (NdT). 12. Je ne crois pas faire de tort à la plupart de mes lecteurs si je doute qu’il y en ait pour bien comprendre ce trait s’ils ne connaissent pas le paragraphe suivant de l’Histoire de la Sculpture du comte Leopoldo Cicognara, livre IV, chapitre VII, que lui-même tira de Vasari : « Celle-ci (il parle de la pauvre Properzia dei Rossi) était très belle, et elle chantait et jouait en son temps mieux que les femmes de sa ville, et comme elle possédait un esprit capricieux et très adroit, elle se mit à sculpter des noisettes ou des noyaux de pêche, qu’elle travailla avec tant de patience et si bien que ce fut une chose singulière à voir, non seulement pour la subtilité du travail, mais pour la finesse et la délicatesse des figurines qu’elle y faisait. À vrai dire, c’était un miracle de voir sur un noyau aussi petit toute la passion du Christ si merveilleusement gravée, avec une infinité de personnages, y compris la crucifixion et les apôtres » (NdA).

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les œuvres de Monsieur* Lamartine. Les mercuriales ne valent rien, ombre dédaigneuse de Dante Alighieri, dépêche-toi de comparaître devant le nouveau Minos Lamartine qui, pour ne pas déparer de l’antique, juge lui aussi avec la queue13. Résigne-toi à t’entendre dire qu’il est mal que des millions de générations mortes t’aient appelé père et que des millions de générations vivantes continuent à te nommer ainsi. Et si tu t’obstines cependant dans ta paternité, contente-toi d’être salué en tant que géniteur de la Gazette de Florence, ancêtre du défunt Pedani, du vivant abbé Casali, et rien de plus. C’est ainsi : « premier gazetier de Florence », décréta Monsieur* Lamartine à propos de Dante, et même en cherchant mieux, Monsieur* Lamartine trouva que pour une soixantaine de vers environ le poème sacré de la Divine Comédie serait sauvé de l’oubli. Siècles qui, en passant devant la tombe vénérée de l’Alighieri, avez incliné votre étendard, à la façon du porte-drapeau devant le capitaine, malheur à vous si vous n’avez pas trouvé refuge à cette heure dans le giron de l’éternité car, si Monsieur* Lamartine parvenait à vous mettre la main dessus, il vous jetterait en prison pour huit dont cin q14. Ô, concile de gens, qui en tremblant de chaque veine t’approchais du vénérable tombeau, rejette cette aveugle superstition puis, les marbres fracassés, convertis-les en mortiers, et détruis à l’intérieur l’idole mensongère. Par la croix de Dieu, quand un peuple vit dans le monde où de telles insanies sacrilèges peuvent se dire, sans qu’il n’en ait honte, ou même sans qu’il s’en émeuve, quand un tel possédé peut se déplacer au milieu de ce peuple, sans crainte d’être capturé et passé à la lessive dans une barrique d’encre, tu peux proclamer résolument : la fin du monde est proche, j’en reconnais les signes. » Sévère, la poitrine haletante, l’écume aux lèvres, se laissa tomber sur un banc de pierre. Eleuthère, après avoir laissé s’écouler un bon moment, ajouta d’une voix calme : « Si je pouvais me sentir ému par de telles misères, je voudrais grandement m’indigner avec toi, Sévère, coupable à mes yeux d’avoir douté que Dante Alighieri pût être outragé par Alphonse de Lamartine. Que Dieu te vienne en aide ! Dis-moi : si tandis que passe le Saint Sacrement, une bête, mettons un âne, en foulant d’une patte lourde la terre en faisait gicler une crottine qui irait précisément éclabousser le Saint des Saints, trouverais-tu convenable ou juste d’accuser de sacrilège ce malheureux âne ? Tu auras vu 13. Guerrazzi fait ici allusion à la représentation dantesque de Minos en démon, et donc pourvu d’une queue. Devenu juge des enfers, il pèse les péchés des damnés et rend sa sentence le temps d’un mouvement de sa queue (Dante, Enfer, chant V). (NdT). 14. Ceci est une expression en cours parmi les soldats, du moins, en Toscane, qui signifie huit jours de prison dont cinq aggravés au pain sec et à l’eau (NdA).

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parfois les araignées tramer l’odieuse toile sur les angles de la table représentant l’image de Celle qui monta au ciel avec les anges, et que le pinceau de Sanzio15 eut la vertu de reconduire sur terre. Maintenant, conte-moi ce que tu ferais ? Provoquerais-tu l’araignée en combat singulier ? Je ne le pense pas, mais bien au contraire, en frottant la saleté d’un balai, plus que jamais amoureux, tu vénérerais l’apparence divine. De la même manière, tu agiras avec Alphonse de Lamartine, s’il te plaît d’utiliser ton bon sens habituel. Mieux, si tu considères tranquillement les causes qui le firent agir et la fin qu’il s’évertue à atteindre, je suis aisément persuadé que, gentil comme tu es, tu abandonneras ton ire et que prendra place au contraire dans ton âme un sentiment de pitié infinie pour cet homme véritablement misérable. Aussi, tu retrouveras en lui à quelles angoisses si tristes peut se trouver conduit un cœur vil, envers qui la mort ne fut guère amicale. Alphonse de Lamartine, possédé par le démon de la vanité, proclame au monde dans ses Colloques littéraires16 d’avoir réduit en cendres sur le brasier – l’autel me semblerait un terme erroné dans ce cas – de son orgueil le patrimoine hérité et la pécune acquise, et d’avoir imposé sur ses biens domestiques des hypothèques supérieures au prix. Il lui revient donc l’obligation de se tourmenter afin de trouver de l’argent par tous les moyens, premièrement pour que ne soient point trahis ceux qui déposèrent leur confiance en lui, et ensuite parce qu’il ne lui semblerait pas possible de mourir content si, exproprié du château baronal, il ne pouvait plus dorénavant chauffer ses pieds aux chenets de ses ancêtres. Voilà un authentique et remarquable républicain, si je ne m’abuse ! – C’est pourquoi, ajoute-t-il, l’on ne doit pas faire attention à ce qu’il écrit (car on aurait tort), mais au mot en grosses lettres qui est écrit sur lui : respect. Que l’on ne le censure pas, que l’on use envers lui de miséricorde, comme envers celui que la nécessité condamne à écrire des feuilles à la manière du manœuvre qui casse les pierres sur la voie publique17… As-tu compris ? 15. Guerrazzi fait ici allusion au tableau La madone de Saint-Sixte de Raffaello Sanzio, connu sous le nom de Raphaël (1483-1520) (NdT). 16. Il s’agit des textes qui seront repris dans les Cours de Littérature familière que Lamartine publia de 1856 à 1869. Il se considérait alors comme astreint à des « travaux forcés littéraires » (NdT). 17. Afin que l’on ne me croie pas capable de tordre ou d’altérer le texte singulier de monsieur Lamartine, je le rapporte tel qu’il apparaît imprimé à la page 70 du premier Entretien du Cours familier de Littérature : « Tout ce qui me reste de vie est concentré dans quelques cœurs, et dans un modeste héritage. Et encore ces cœurs souffrent par moi, et cet héritage, je ne suis pas sûr de n’en être pas dépossédé demain pour aller mourir sur quelque chemin de l’étranger comme dit le Dante. » (Pour ma part je ne sais pas où Dante peut avoir dit cela. Mais monsieur Lamartine considéra comme modeste de se comparer alors à Dante, comme de le dédaigner peu après pour se faire croire d’un mètre au moins supérieur à lui). « Les chenets sur lesquels mon père appuyait ses pieds, et sur lesquels j’appuie aujourd’hui les miens, sont un foyer d’emprunt qu’on peut renverser à toute heure ; on peut les vendre, et les revendre au moindre caprice à l’encan, ainsi que le lit de ma mère et jusqu’au chien qui me lèche les mains de pitié quand il voit mon sourcil se plisser d’angoisse en le regardant. » (Mensonges ! On ne met pas d’hypothèque sur les bêtes, et le gage n’opère pas d’effet tant qu’il n’est

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Lamartine écrit comme le manœuvre casse les pierres : donc, quand tu passes près de lui, porte la main à ta tempe et presse le pas. Certes, je ne veux pas le taire, on pourrait noter beaucoup de choses sévères à propos de ces confessions déplorables, telles à titre d’exemple : que celui qui ne sait pas gouverner ses affaires familiales présume à tort qu’il peut gérer le sort d’un Peuple ; qu’il n’est pas d’un homme, comme le pensait Caton l’ancien, mais d’une veuve décatie de porter atteinte à son bien ; et encore, que nous pouvons difficilement tenir pour ami le fournisseur de l’argent s’il assure son crédit par une hypothèque sur nos biens, puisqu’il ne nous a jamais été donné de lire dans Cicéron, ou dans tout autre moraliste antique, que ceux qui étaient liés par une amitié véritable prenaient des assurances entre eux, ou bien se portaient caution ; au contraire, de même qu’ils mettaient en commun leurs âmes, ils réunissaient leurs biens, la raison voulant que ces derniers de par leur nature vile et accessoire suivissent celles-là qui sont nobles et principales. Enfin, je voudrais prévenir l’imprupas consigné au créancier, et ceci mis à part, quel cœur de roc [littéralement, né d’une roche dure, par allusion au vers de Busenello, pour l’opéra de Monteverdi Le couronnement de Poppée (NdT)] pourra séparer ce fidus Achates des chiens du pius Aeneas Lamartine . [Achatès est le fidèle compagnon du pieux Énée, gardien et sauveur des dieux troyens (NdT)]. « Je dois compte de tout cela à d’autres ; ils y ont déposé, sur la foi de mon honneur, et de mon labeur, l’héritage de leurs enfants, le fruit de leurs propres sueurs. Si je ne travaillais pas tous les jours pour eux, que dis-je ? Si je donnais mes nuits pleines, ou si une maladie (que Dieu me l’épargne avant l’heure !) venait à arrêter un moment ma plume, l’outil assidu que j’use pour eux, ces braves amis péricliteraient avec moi ; ils seraient obligés de chercher dans mes cendres leur fortune, ils la retrouveraient tout entière sans doute, mais ils ne la retrouveraient que sous ma démolition. » Ici, ensuite dans un tel amas de contradictions, on ne comprend goutte. Ou les créanciers de Lamartine sont garants de la valeur de ses biens, ou ils ne le sont pas. Si oui, pourquoi se condamne-t-il aux travaux forcés de la littérature ? Il lui resterait entière la pension du Grand Turc de 20 000 francs qui devrait suffire à n’importe quel républicain de bien, il y en aura même de trop ; et s’ils ne le sont pas, alors comment retrouveraient-ils leur argent sous les cendres et sous les ruines de monsieur Lamartine ? Ah dans les tombes des morts (le cadavre fut-il celui du demi-dieu Lamartine), ce n’est pas de l’argent que l’on trouve. J’ai renoncé à résoudre cette charade du Lamartine, en me renforçant dans l’opinion qu’en lisant de nombreux livres français, notamment ceux de monsieur Lamartine, il ne sert à rien de s’obstiner à vouloir comprendre, quand il m’est apparu que l’unique fil d’Ariane pour sortir du Labyrinthe était celui-ci : les sbires dépassent les prêtres sur le patrimoine de monsieur Lamartine, ou bien encore, les dettes vainquent de beaucoup le capital. « Hommes inconséquents dans vos reproches, que ne reprochez-vous aussi au casseur de pierres sur la route d’obséder la voie publique de sa présence, pour rapporter le soir à la maison le salaire qui nourrit la femme, le vieillard et l’enfant ? C’est ainsi que je vis ; et cependant, faut-il tout dire ? Je vis quelquefois heureux de vivre quoique attaché à ce pilori du travail forcé », p. 76. Ceci n’enlève rien au fait que le même Lamartine a écrit au-dessus : « La vie ne m’est plus rien », p. 73, et qu’il n’a pas envié les défunts de mâle mort : « Heureux les hommes qui meurent à l’œuvre, frappés par les révolutions auxquelles ils furent mêlés ! La mort est leur supplice, oui ; mais elle est aussi leur asile ! Et le supplice de vivre donc le comptez-vous pour rien ? » Dans toutes les terres des cinq parties du monde, les gens diraient au pauvre homme qui serait parvenu à une telle condition de parler ou d’écrire ce que murmuraient les Juifs quand, selon ce qui se raconte au chapitre II des Actes des Apôtres, ils sortirent par les rues de Jérusalem en parlant toutes les langues : musto pleni sunt isti [ces hommes sont pleins de vin (NdT)]. Nonobstant ceci, et même pour cela, Lamartine fut autorisé en France à gaspiller le siècle et maintenant il gémit comme un chien battu. Dans d’autres Entretiens, il se montre dévot dans le bon sens, et il peut se faire que je l’aime, mais de la même manière toutefois que les damnés aiment Dieu.

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dent rimailleur : prends garde à suffisamment affermir ton bien pour solder ta dette, de manière à ce qu’elle ne soit pas rejetée par la suite, soit par manque de valeurs des choses consignées, soit par une autre hypothèque passée sous silence. De ceci, l’obligation te revient non pas devant les yeux des hommes, mais devant ceux de la loi qui qualifie de telles actions de criminelles et poursuit les auteurs en tant que stellionataires18. Fais attention : de tels concepts ne sont ordinaires que pour les cervelles des hommes perdus, et extraordinaires pour ceux qui sont restés probes : il est stupéfiant, pour le dire vite, de les retrouver dans des Conversations littéraires. Maintenant, mon petit Sévère, comment voudrais-tu ou pourrais-tu, dans ton ardeur généreuse, imposer à ton ennemi humiliation plus grande que celle à laquelle ce malheureux se condamne par lui-même, et devant le monde ? D’au-delà les mers, l’empereur du Brésil jette Lamartine, le Fabrice mendiant un os de cent mille francs à notre républicain français, et l’autre s’en saisit, grand bien lui fasse19. Je ne puis arriver à concevoir ensuite que le collège auguste des empereurs européens n’ait pas imité l’exemple de leur empereur de frère ultra-marin : en vérité, l’art se perd de plus en plus. Car, le fondateur de la république de France tapi sous les tables des despotes en train de ronger les reliefs de la tyrannie, voilà un spectacle à faire crever de rire le diable lui-même. Sois sûr en tout cas, comme de ce qui vient d’être confessé spontanément par lui, que le Lamartine écrit non pas pour les lauriers mais par nécessité : il a faim ! Depuis que l’écume de cervoise de sa cervelle s’est évanouie et que son cœur est devenu pierre ponce, ne pouvant plus dire de belles choses, il en vomit de folles. Mais en quoi, de tout ceci, le peuple de France est-il concerné ? Tu accuses à tort si tu crois que ce peuple qui déteste toute vilenie ne se lamente pas sur le déshonneur de ces hommes, qui pour être les plus fameux ne sont pas les meilleurs, et partout, je vois des millions de Sem et de Japhet s’approcher à reculons de Lamartine, qui avec un drap, qui avec un tapis, pour camoufler cette partie honteuse de la France, et puis étendre vers nous les mains, comme s’ils priaient, en s’exclamant : pardonnez à l’ivrogne. »

18. Guerrazzi qui est avocat use ici d’un terme spécifique, dont le Trésor de la Langue française (édité par le CNTRL) précise l’usage : stellionataire : coupable de stellionat, c’est-à-dire une « manœuvre frauduleuse qui consiste à vendre un bien dont on sait ne pas être propriétaire, à vendre un même bien à plusieurs personnes, à présenter comme libre un bien hypothéqué ou à minorer les hypothèques qui grèvent un bien » (NdT). 19. Les journaux ont annoncé que l’empereur du Brésil ému par le cri de détresse de Monsieur Lamartine l’a secouru de 100 000 francs en acompte de souscriptions au Cours de Littérature qu’il est en train de publier (NdA).

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Eleuthère avait maintenant perdu son souffle, si bien que les esprits étant revenus à Sévère avec le repos, ce dernier, fumant des narines comme le cheval barbe qui a couru le palio20, se mit à combattre les arguments du premier : « Maudite soit la vertu couarde qui qualifie de sagesse civile les partis médians qui ne finissent jamais rien, mais exacerbent au contraire les haines enracinées entre les peuples. C’est le signe exprès d’une décadence inévitable dans la société humaine lorsque le langage même est frappé de stupeur face au vice et au crime et que, s’étant fait le triste flatteur de ceux-ci, il commence à les rendre supportables aux oreilles afin qu’ensuite le cœur compatisse à leur égard. De là viennent la confusion des notions morales, l’indifférence envers les faits les plus ignominieux, l’apathie du bien, le doute de la vertu, les saints dédaignés et ridiculisés ; n’est désormais louable que celui qui, en s’enlisant dans chaque bourbier, arrive à se procurer des richesses, que ce soit dans les affaires privées ou principalement dans les publiques. À titre d’exemple, personne ne brûlera de dire “va-t’en catin !” à la femme qui avance, effrontée, en portant l’adultère sur son visage comme s’il s’agissait d’une couronne. Bien au contraire, elle sera traitée de “femme galante ou légère”. Les personnes bien élevées se garderont bien de qualifier de “voleur” celui qui a fait banqueroute et a réduit à la misère les familles de ceux qui lui faisaient confiance. Ils loueront plutôt la chose en parlant d’affaires “pas toujours honorables” ou “quelque peu délicates”. J’ai appris que même les officiers préposés par la loi à la poursuite des délits, se prêtant à la confusion universelle, se montrent courtois en paroles avec ceux qu’ils s’efforcent d’envoyer en galère, en substituant le gentil mot de “soustraire” à celui plus primitif et brutal de “voler”. Plus que tu ne le penses, Eleuthère, j’ai vu la Prudence invitée au repas de l’Imprudence et là, dans sa maison, s’enivrer d’un vin vendangé dans les vignes de la Présomption. Dans les affaires publiques, un gredin, ennemi de Dieu et des hommes, trahit ses serments, égorge la liberté et s’installe en tyran sur son corps ; toutefois, Monsieur ne veut pas qu’on le haïsse en tant qu’assassin. Non, non, il n’a pas commis de trahison, mais un coup d’État. On ne lance pas ouvertement de telles paroles à la face du tigre couronné : quoi qu’il arrive, les peuples parents des miséreux que tu lacéras autrefois te haïront à mort. Au contraire, lui conseilleront-ils de rentrer un peu ses griffes – tous les chats savent le faire, c’est l’art antique des tigres – et ils exhorteront le peuple à se considérer heureux de n’être pas dévoré d’un seul coup, mais démembré en plusieurs fois. Tel autre en vertu de ses desseins cupides incite d’abord le peuple, puis le jette en pâture au requin royal, et il ne se trouve personne pour lui cracher à la face en criant : hypocrite ! Ils viennent tous au contraire la fleur 20. La célèbre course de chevaux qui se tient sur la place du Palio, à Sienne (NdT).

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aux lèvres, le flatter, le cajoler pour qu’il ne devienne pas leur ennemi. Mais que Dieu les damne, quel mal pourrait-il leur faire de plus que ce qu’il leur fait ? Quand l’outrage place l’épée dans les mains de deux Peuples, et qu’ils en arrivent à croiser le fer, laisse-les agir, car ils ne se massacreront pas pour autant : et même, une fois donnée et reçue une bonne correction, ils apprendront à avoir des égards l’un envers l’autre, ils s’estimeront, et s’aimeront peutêtre. Si ceci arrive dans les duels entre particuliers, il est d’autant plus à croire que cela se produise entre les Peuples chez qui les rancœurs prennent beaucoup d’importance mais ne durent pas, si une cause permanente ne les excite ou ne les attise pas. Maintenant, la distinction que tu as faite entre Peuple et homme singulier, tout comme celle entre gouvernement et gouverné, sonne artificielle et trompeuse, et pour cela je la rejette promptement. En vérité, j’avoue qu’il existe des manifestations qui ne peuvent se produire sans les gouvernements, et d’autres, qui ne sont faites que par les individus, sans pour autant que les unes ou les autres manifestent de manière exacte les concepts de l’universalité. Cela fait bien longtemps que la majorité des écrivains de France, tant prosateurs que poètes, a pris l’habitude de blâmer en abondance notre Italie : à les entendre, le poignard est l’emblème unique de nos coutumes, et il semble, à en juger par leurs paroles, que l’on n’assassine point en France, et que les loups restent dans les étables garder les agneaux, tandis que les brebis vont au marché vendre leur lait, ainsi qu’il en va de toute chose habituelle dans ce siècle d’or. En vérité, pour parvenir à être enfin persuadé et édifié, il suffit de jeter un œil sur les tableaux annuels des sentences criminelles que publie là-bas le ministre des Grâces et de la Justice. C’est ainsi, les Français l’ont dit, la trahison fut créée en Lombardie, la fraude en Toscane, les poisons dégouttent des sept collines de Rome, la vilenie, la bassesse et l’esclavage pullulent en compagnie de la ciguë dans les champs des Pouilles et de la Sicile. Tu lis, sur nos hommes et nos affaires, des jugements toujours ignorants, le plus souvent téméraires21, et souvent malins. Partout, ils reprochent le dégoût et l’effroi que tu inspires, ton défaut absolu de conscience, ta vanité infatuée, ton animalité pétulante, ton orgueil démesuré et fou. Si, en considérant notre histoire avec subtilité, Municipe italien et État français il entrait un sou d’intelligence dans le cerveau des Français, ils reconnaîtraient que la colère du Seigneur a ordonné que le génie italien et son amour immodéré de la Liberté devaient nous être funestes, car en empêchant qu’une main forte nous réunisse, nous demeurons dans 21. L’adjectif est ici à prendre au sens du XIXe siècle, usité dans les milieux catholiques où un jugement téméraire se dit d’un « jugement défavorable que l’on porte contre le prochain, à partir d’un soupçon, sans preuves certaines » (NdT).

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la faiblesse. À l’inverse, sais-tu ce qui a toujours été bon pour les Français ? L’instinct immortel pour la servitude, et les dos si faciles à courber. Louis XI et les autres rois, ou ministres, qui lui succédèrent dans le gouvernement de la France, en expérimentant la capacité française à obéir et à payer passionnément, et en la travaillant, la pétrirent en un corps grand aujourd’hui de trentesix millions d’hommes, qui ne pensent pas plus qu’ils ne sentent, ou, s’ils le font, ceci ne les empêche pas de payer et de combattre selon ce que commande leur patron. Aujourd’hui, trente-six millions d’hommes posés sur la balance de la Liberté possèdent la vertu impie de la précipiter dans les enfers. Chez nous, la vie du municipe s’est démontrée si tenace, tant elle jetait profond ses racines, que les avides du pouvoir en dilapidèrent les forces dans les disputes domestiques. Pour cette raison, quand ils pointèrent le regard hors de chez eux pour élargir l’État et le mettre au niveau de ceux qui se formaient en France ou en Allemagne, ils trouvèrent nos forces internes équilibrées, et pour notre immense malchance aussi les stratagèmes de nos gouverneurs. J’estime pour ma part que si tu étudiais les cervelles des Médicis de Florence, des Aragonais de Naples, des Doges de Venise, des Sforza de Milan, tu ne verrais pas un grain de différence entre elles. Celle des papes paraissait quelquefois bien diminuée mais la révérence de la religion dissimulait leur carence. Tous des serpents pour dévorer, aucun n’est oiseau pour être mangé. C’est pourquoi l’augure – tel celui qui précéda l’assaut contre Troie – ne parla pas pour nous22, et l’Italie est demeurée et demeure toujours en morceaux, à la manière du vase de myrrhe tombé des mains du prêtre au moment de célébrer Jupiter. Je ne veux pas aller dans les détails qui seraient nombreux et fastidieux, mais sur ma foi d’homme honorable, je te jure que depuis de nombreuses années, il m’est impossible de lire à propos de l’Italie un livre français qui ne la calomnie pas vilement, ou ne la condamne en toute ignorance. Comme nos âmes tremblent contraintes dans la forme que lui imposèrent nombre de nos recteurs, à l’exemple de celle du pauvre Lycaon dans le corps du loup en lequel l’avait transmué la colère d’Apollon, nous pouvons nous laver les mains bien sûr de ce qui concerne ensuite les actes de gouvernement, – mais les Français, non. Il n’en est pas de même pour eux : à la fin du dix-huitième siècle, les voici qui descendent des Alpes en se drapant de l’étendard républicain, et ils blessent mortellement le cœur de la Liberté, accomplissant en son nom, devant une population terrorisée, des horreurs telles qu’elles n’étaient jamais venues à l’esprit des tyrans – ou bien les avaient-ils oubliées. En 1831, 22. L’augure des huit passereaux, de leur mère et du dragon qui les mange, qui selon l’interprétation du prêtre Calchas, signifiait que la guerre de Troie durerait neuf années, et que la dixième, Troie tomberait, Iliade, chant II (NdA).

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