Destins de sable

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G R E G

L A M A Z È R E S

DESTINS

DE SABLE R O M A N


sommaire

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turban bleu et casque de cuir

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les planètes s'alignent

25

le sablier est retourné

33

à l'assaut du rif

45

un vol à payer le patron

53

graines de sésame

65

l e p l a n c h e r d e s va c h e s

75

plan de vol

91

paroles de patrons

101

l’art du bichonnage

111

les oiseaux de fer

121

le rallye s’élance

131

les touristes

145

les lignes de la main

157

la forêt des histoires

169

l e s c h a n t s d e l ’ h a r m a t ta n

177

l’œil du cyclone

187

naufrage dans le désert


197

carnet de cornel

211

des fusils sur la dune

223

l a p i s t e d e ta r f a y a

239

m o o n d a n c e à ta r f a y a

251

quarante nuits

261

l e v i e u x d e ta r f a y a

275

aux mains des maures

283 f o u r n a i s e 293

théorie du désert

299

ce que la soif nous fait boire

311

les alizés

325

baroud sur le reg

339 v i d e - g r e n i e r s 349

parole d’ancien

359

il faut croire au printemps

367

le manège

375

retour au bercail



les planètes s'alignent Les bureaux du journal se trouvaient sur un rond-point qui dominait la gare. Autrefois parking à ciel ouvert où s’emboîtaient R12, 2CV et autres 504, l’espace avait été transformé en un ensemble immobilier d’appartements et de bureaux aux structures apparemment sans queue ni tête. Des poutrelles d’acier, des briques taillées en usine, des touches d’un bleu incertain, des panneaux de bois qui ternissaient et se tachaient, des baies vitrées aux reflets changeants, des perspectives truquées par des architectes audacieux ou inconscients. L’immeuble en forme d’arche qui abritait l’entreprise de presse au rez-dechaussée était strié par de longs et étroits volets horizontaux qui donnaient l’impression d’avoir été moulés dans de la terre cuite ou du plastique, selon la lumière. Des sortes de lames de store, d’un store géant. « On dirait un radiateur », entendait-on parfois dans la bouche des touristes qui passaient par là et levaient la tête, intrigués ou consternés. Les autres s’étaient habitués. Les sociétés qui louaient le dernier étage et sa terrasse pour offrir à leurs clients des soirées mémorables bénéficiaient d’une vue imprenable sur la ville qui s’étalait vers l’ouest. Il y avait la croix formée par le pont sur le chemin de fer, coiffée au poteau par la ligne verte du canal et la statue toute blanche de ce Riquet qui avait mené à bien le projet faramineux de fil entre les deux

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mers. Au-delà, les allées qu’on rêvait de transformer en ramblas, comme à Barcelone, mais sans le barrio chino plein de mystère et de crimes ni la mer sillonnée par des voiliers et des cargos, et qui étaient sempiternellement en travaux, un jour le parking, un autre le métro. Les invités des cocktails au sommet de l’arche pouvaient apercevoir, une flûte à la main, les avions qui décollaient de Blagnac, parfois un Beluga ventru rempli de matériel, mais pas les appareils de tourisme de l’aérodrome de Lasbordes, situé à quelques kilomètres dans le dos de l’arche, vers l’est, de l’autre côté de la colline. La forte pente commençait au pied du

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rond-point, et menait à des gratte-ciel en béton rose qui tanguaient dans les bourrasques de vent. De là, on voyait d’autres quartiers, qui avaient été jadis des marécages hérissés de joncs, des roseraies ou un refuge d’immigrés espagnols qui soupaient tard, et, plus loin, l’Hers, la banlieue est, la rocade, l’aérodrome. Jérémy Cornel travaillait dans l’arche, quand ça le chantait ou lorsque son frigo était vide ou sa cafetière en panne, et que les machines vitrées lui servaient de bar et de garde-manger. Il présenta sa carte magnétique et entendit le bip caractéristique qui rassure celui qui a encore tous ses droits, fit craquer la porte qui s’ouvrait toujours à regret, et entra en sifflant un air du roi de la salsa, Héctor Lavoe à la voix d’or. Il n’y avait plus de standardiste depuis les supposés récents déboires économiques du journal et on pouvait s’accouder à la réception mais personne ne venait, sauf les secrétaires-comptables du bureau vitré qui, quand elles avaient le temps, se levaient et vous accueillaient avec une amabilité teintée d’ennui. Ce jour-là, l’une des deux racontait son week-end éprouvant, passé à chanter dans une chorale des tubes de Bruel et dans des disputes conjugales, à l’autre qui avait 18

l’air désolée et ne levait pas le nez de ses dossiers.


« Mesdames », fit-il poliment mais en un éclair. Trop tard, il était rattrapé. « Tiens », dit la petite bavarde en agitant une enveloppe de papier kraft. On la soupçonnait d’être l’oreille de Moscou pour ce qui concernait les allées et venues du personnel de la boîte. « C’est arrivé ce matin. Un monsieur m’a demandé si tu venais aujourd’hui. J’ai répondu que je n’avais toujours pas compris quels étaient tes horaires. Il m’a dit qu’il ne manquait aucun de tes articles et qu’il admirait ton esprit, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Il m’a confié ce paquet pour toi. Il a dit que ça pouvait

l’enveloppe, l’air songeur. Puis il l’ouvrit d’un coup d’ongle. Elle contenait un manuscrit assemblé à la perforeuse à spirale et titré : Ma vie sur la Ligne. L’autre comptable dissimulait mal qu’elle était scandalisée par la curiosité de concierge de sa collègue. « Oh, encore un de ces bouquins autoédités. »

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« C’est quoi ? » fit la comptable d’une voix flûtée, l’air de rien.

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Cornel hésitait entre gentille et perfide. Il soupesa et évalua

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t’intéresser. »

Cornel feuilletait distraitement le manuscrit. Ce n’était pas mal écrit et il semblait y avoir nombre d’épisodes romanesques, tout en disant la vérité d’un homme. Un genre de Papillon. Il y avait un numéro de téléphone sur la page de garde. « L’auteur pense probablement que je vais pouvoir l’aider à le publier quelque part ou en tranches dans le journal. – Les gens ont confiance en toi. – Difficile de ne pas les décevoir. J’appellerai ce monsieur. » La rédaction était déserte, à l’exception du journaliste des faits-divers qui tripotait les boutons de sa radio branchée en direct sur le réseau de la police, comme un trafiquant qui veut tout

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savoir pour éviter les mauvais coups. Lui, il les attendait et les espérait, pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent et à rédiger en mille mots maximum. « Salut, fit Cornel, de la bonne came aujourd’hui ? – Rien du tout, dit le reporter en réajustant son gilet de photographe dont les poches étaient déformées par un talkie-walkie, des carnets, des stylos de toutes les couleurs, des paquets de chewing-gum et des barres chocolatées. Je me fais suer. – Ça va venir. Il y a toujours un fada qui se lève le matin pour faire disparaître sa famille, décimer une brigade au et de sexe. – J’en rêve, s’anima le collègue. Un bruit court en ce moment,

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j’attends confirmation. – Bon courage. »

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lance-flammes ou inventer des histoires louches de politique

Jérémy Cornel leva le nez, aperçut le patron dans sa tour de verre et de fer, bras croisés dans le dos, pour une fois seul, sans son armée de Mexicains, et monta les marches quatre à quatre. « En forme, Cornel ? – La patate. Où sont les dix rédac’ chef ? Le journal ne va pas s’en sortir sans eux. – À la visite médicale, on vérifie qu’ils ont encore toute leur tête. Trêve de sarcasmes, Struxio est coincé à Bordeaux. – Qu’est-ce qu’il est allé faire là-bas ? – Montagnes russes en l’air. Un vol parabolique dans un Airbus. Une expérience d’apesanteur. Il s’est fait mal au dos en négligeant de se tenir à une rampe pendant les quelques secondes où les pilotes atteignaient le palier où la gravité est celle de la Lune. – Pas possible ! Quel couillon.

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– Il avait un pied entortillé dans le filet de sécurité.


– Je l’imagine flottant dans la cabine comme une bulle de savon, la main sur les reins. – Je ne sais pas comment il s’y est pris, ça n’arrive jamais. Enfin, on le connaît et, bon, ils le gardent un moment. À vue, j’allais dire. – Et donc ? – Il devait faire une série sur le rallye Toulouse - Saint-Louis du Sénégal qui part de l’aérodrome de Lasbordes dans une semaine. J’en ai besoin. C’est une course tranquille mais il y a des enjeux d’image et de représentation pour la ville et nos élus, et ça vend.

– C’est ça. Beaucoup de personnages à interviewer, certains hauts en couleur, des paysages grandioses, des lieux de mémoire, le rôle de cette ville dans des exploits fondateurs, de l’aventure, – Ne manque qu’un soupçon de sexe… – Tu vas t’éclater. Ça va te changer de tes pièces de théâtre que personne ne comprend et des stars de la muzak qui nous

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et les relations internationales.

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l’Aéropostale ?

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– Le rallye sur les traces de Saint-Exupéry, de Mermoz et de

font bâiller. – Inutile d’insulter mon gagne-pain, hein. Je sais bien que mes articles sont en queue de peloton des pages lues dans ce journal, mais il reste un noyau de lecteurs cultivés et la mission de la presse… – Cornel, je plaisante, épargnons-nous une discussion sur ce que nous devrions faire pour élever les âmes, sur les créateurs qui peignent la cité de couleurs neuves et malaxent les esprits racornis. Aujourd’hui, je m’en fous. Je veux des aventuriers, des as du manche, du tourisme et des rappels historiques. OK ? – Ouais, je ne sais pas si cette proposition…

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– Ce n’est pas une proposition mais un ordre. – Je vois. Je n’ai pas trop le pied aérien mais bon. » Le patron fit pivoter son fauteuil en skaï pour aller farfouiller dans la partie basse de l’armoire qu’il avait dans le dos. Il en sortit une bouteille de bourbon d’un air de triomphe en disant : « Au moins, tu n’auras pas à subir le traitement de bétail qu’on réserve aux voyageurs dans les aéroports, à faire la queue dans la cohue, à allumer des portiques et à te désaper devant des agents de sécurité recrutés on ne sait pas où ni par qui. Une aventure à taille humaine, quoi. Et pourquoi pas un peu de – Seigneur ! fit Cornel. Son rédacteur en chef entrechoqua deux verres et servit de

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bonnes rasades. – Ah, c’est pas le mezcal que tu as caché une semaine dans ton

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fesse, en effet.

caisson à ton retour du Mexique. Pas du poison, ça. Goûte et dism’en des nouvelles. » Cornel siffla une gorgée et fit claquer sa langue contre le palais, en connaisseur. Il n’était que 11 heures du matin mais ça valait bien une aspirine pour dilater les artères et aider à y voir plus clair. « Tous frais payés, sauf les extra, précisa le patron en revenant au sujet. – Quels extra ? – Tu trouveras bien. Allez, merci, bon vent. » Cornel se retira après avoir avalé d’un trait le fond de son verre puis il fouilla ses poches à la recherche d’un briquet, non pas pour mettre le feu à la maison mais parce qu’il essayait de devenir fumeur, à un âge où la plupart ont des sueurs froides en

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essayant d’arrêter de s’empoisonner.


Il songea que, parfois, les planètes s’alignent. Ce n’était pas grand-chose mais l’arrivée simultanée du manuscrit et de la mission devait être considérée comme un signe et lue comme un présage. De quoi ? Sans doute de rien, mais Cornel aimait la nouveauté, parfois les défis, même s’il y allait à reculons. Déjà, des idées, des phrases infusaient dans son esprit, avant même d’avoir recueilli le moindre fait et la moindre impression, et cela faisait palpiter les veines de son cou. Une nouvelle fois, il ouvrit le manuscrit au hasard. Il lut un chapitre, debout dans la rédaction, tandis que les jour-

Des pilotes tombaient, des barbares fondaient sur eux, il y avait du courage et de la peur, des carnassiers et des héros, un énorme et rapide nuage jaune, un tourbillon de sable, de la tôle tordue. Il tragique, d’un courrier important qui se perd et d’un objet qui passe de main en main. Il tourna quelques pages, revenant vers le début. La descrip-

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était question d’un interprète berbère du nom de Zaraf, au rôle

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pâtes et de pots de yaourt, le récit d’un naufrage en plein désert.

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nalistes rentraient, les bras chargés de sandwichs, de boîtes de

tion de Toulouse dans les années 1920 avait la valeur des témoignages de première main. La secrétaire le héla : « Tu vas te cogner dans un pilier comme ça. Où tu vas ? – Dis que j’ai fait fortune et que je suis parti m’asseoir sur mon trône : un banc laissé vacant par les alcoolos de la place qui sont allés chercher ailleurs un peu d’air, d’accord ? » Mais des agents municipaux étaient en train de déboulonner les bancs et il n’y avait plus un endroit où se poser. Cornel se dirigea vers la rue du 10-Avril où, à la date anniversaire de la bataille de Toulouse entre les armées de Napoléon et

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de Wellington, des amateurs de reconstitution historique venus de toute l’Europe se réunissent en uniforme, bottes, shakos, plumets, sabres, tout le tintouin, défilent et bivouaquent dans l’ancien théâtre des opérations militaires. « Trop de balles perdues et pas assez de bals costumés », a écrit Patrick Besson, songea Cornel. Un historien aux lunettes cerclées de fer qu’il suivait dans la colline avait suggéré que les restes des fantassins tombés au combat dans les tranchées et des hussards abattus alors qu’ils brandissaient sabre et baïonnette étaient enfouis dans les parages, à une profondeur difficile à évaluer. combat flottaient toujours autour de nous. À une autre époque, les enfants du quartier dévalaient la pente sur des luges de for-

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tune. Aucun téléphérique n’étant disponible, Cornel atteignit le sommet en soufflant comme un phoque et trouva enfin re-

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Il était persuadé que les âmes envolées des soldats morts au

fuge dans les jardins de l’Observatoire, sur un banc à l’ombre d’une coupole. Il se mit à lire.


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