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Finance

Par DAVID BRUN-LAMBERT

La blockchain? Globalement, la plupart de ceux qui en ont enComment vous êtes-vous retrouvé à Genève? tendu parler, l’ont souvent mal compris ou n’ont pas complèJ’ai fait mes études d’ingénieur en électronique en 1997 à Guadalajara tement saisi l’étendue de son immense potentiel. Pour résuet suis venu faire mon MBA à HEC Genève en 2005. Mon diplôme en mer, disons que cette technologie est un protocole d’échange poche, j’ai alors intégré la société de conseil McKinsey & Company. de valeurs décentralisé capable d’enregistrer les transactions J’y travaillais encore quand la crise financière de 2008 a frappé. dans un seul grand livre numérique, public et distribué. Organisées en blocs, ces transactions sont reliées entre elles en utilisant Est-ce cet épisode qui vous a mené à vous intéresser à la blockcertains des algorithmes de sécurité cryptographiques les plus comchain? plexes jamais inventés. L’enregistrement de la transaction dans la Absolument. Il m’a d’abord forcé à regarder le monde différemblockchain? Impossible à modifier rétroactivement. Sa cryptograment. J’ai notamment pris conscience que les 20 à 30% des meilphie? Réputée indestructible. Ou presque. En effet, il a été estimé leurs niveaux socio-économiques au monde (pays industrialisés et que le «piratage» ou la rupture d’une sécurité du «wallet» blockchain tous les pays émergents) sont les seuls à pouvoir se permettre des nécessiterait 1000 ans de puissance de calcul! Mais tout cela mis services financiers formalisés offerts par de grandes banques et en œuvre dans quel but? Afin que des particuliers aient la possibides compagnies d’assurance internationales. Et puis il y a le bas lité de s’échanger de la valeur en «P2P» (de l’anglais Peer to Peer, de l’échelle, 20% environ, pour qui la vie est très différente. Chaque ou «pair à pair») sans intermédiaire», comme l’explique Rafa Jiméjour, les gens qui se trouvent dans cette catégorie sont confrontés à nez. Consultant et conférencier installé à Genève depuis 2005, le des problèmes durs et urgents, sont soutenus par des programmes natif de Tijuana étudie la blockchain depuis une dizaine d’années. d’aide, ne possèdent pas de compte bancaire. Enfin, il reste les Fondateur du réseau d’épargne sociale Alibre.io au Mexique, impli60% du milieu. Eux ne sont ni riches, ni indigents. Leurs problèmes qué dans plusieurs programmes innovants parmi lesquels le sont moins urgents que ceux des très pauvres. Ils ont besoin de fonds mondial d’impact technologique Bloc initié par la services, mais ne peuvent se payer ceux proposés par une banque. société de capital-investissement Bamboo Capital Dans le monde, c’est cette partie de la population qui grandit le plus Partners, Jiménez défend qu’avec cette techrapidement. nologie et ses applications infinies, dans quelques années «aucun secteur Comment la démocratisation des smartphones a mené à de l’économie ou de la sol’avènement de la blockchain? ciété ne sera épargné.» Après l’apparition des BlackBerry et la commercialisation de Rencontre. l’iPhone en 2007, il était clair en 2010 que les smartphones deviendraient vite omniprésents. Les chiffres d’alors prévoyaient près de six milliards d’unités en circulation dans le monde à l’horizon 2020. Nous y sommes! Les 60% de gens «ni riches ni pauvres» que j’évoquais possèdent justement dans leur immense majorité un smartphone. Et c’est grâce à cette technologie que l’avènement d’une finance «P2P», sans intermédiaire peut devenir réalité. Le Bitcoin (et la technologie blockchain) avait déjà été inventé et fonctionnait l’échelle nanométrique depuis 2009. En 2017, la blockchain et le Bitcoin (ainsi que les autres «altcoins») ont commencé à gagner du terrain «Nos et à prendre de l’ampleur. gouvernants ne comprennent pas encore la technologie blockchain, de la même manière qu’ils n’entendaient toujours rien au Web il y a une décennie.»

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Concrètement, que change cette technologie? Avant elle, permettre à chacun de prendre part au système financier, d’envoyer de l’argent ou de payer ses achats d’une façon simple et sécurisée était impossible sans transiter par un service qu’il fallait payer. Maintenant avec un simple smartphone et la blockchain, tout le monde peut profiter d’un business viable et de services adaptés, sans intermédiaires.

La blockchain est-elle parvenue à maturité? Certainement pas! L’état dans lequel elle est aujourd’hui est comparable à celui d’internet en 1994, à l’époque où AOL était encore un acteur clé du Web. Ce que l’on pressent, c’est que la blockchain va tout changer et profondément modifier le fonctionnement de nos sociétés dans les années à venir. Comment? Moi-même, en tant qu’expert qui consacre toute mon énergie à cette question, je n’arrive à envisager que 10-20% environ des mutations que cette technologie va engendrer.

Quel regard portez-vous sur la Libra, la crypto monnaie que veut lancer Facebook? Je suis heureux que Facebook veuille franchir ce pas. Car je crois que c’est la seule façon d’amener un nombre conséquent de gens à utiliser la blockchain dans un temps court. Je considère que cette technologie sera vraiment lancée quand elle aura entre 300 millions et un milliard d’utilisateurs. Ce sera alors le début d’un nouveau paradigme mondial dans le système financier. Pour le moment, nous sommes dans une période de gestation.

Comment interprétez-vous l’extrême prudence des gouvernements face à la Libra? Nos gouvernants ne comprennent pas encore la technologie blockchain, de la même manière qu’ils n’entendaient toujours rien au Web il y a une décennie. Pour le moment, on voit que le projet Libra pourrait être stoppé par le gouvernement américain, suivi par d’autres. Si suffisamment de pays appartenant au G20 s’y opposaient, la Libra pourrait en effet ne pas être en mesure d’être lancée. Ce qui serait dommage car cette monnaie a un potentiel élevé (par rapport à l’accès financier actuel et au coût des transactions) d’influencer la vie de milliards de personnes dans la classe moyenne émergente. Mais à cette heure, qu’une société comme Facebook dise: «On se positionne sur la blockchain», pousse le mainstream à s’y intéresser, rendant la crypto monnaie «réelle» pour les États et les banques centrales qui sont forcés d’y réfléchir.

Pensez-vous que l’avènement de la blockchain pourrait, à terme, bouleverser les équilibres économiques et politiques existants? Le pouvoir politique et les équilibres géopolitiques sont toujours étroitement connectés aux ressources financières. La démocratisation de l’information a aidé, dans une petite proportion, à rééquilibrer le rapport entre les pays. Avant, il n’existait que quelques centres de production de la technologie répartis sur quelques territoires. Aujourd’hui, RAFA JIMÉNEZ. Entrepreneur, consultant et spécialiste mondial de la blockchain

l’innovation est partout: en Chine, en Inde, au Brésil, au Mexique, en Israël… Cela a été notamment rendu possible grâce à internet qui entraîné une démocratisation de l’accès à l’information. Désormais, plus possible de conserver l’information pour soi. C’est elle qui permet de créer plus de richesses, et donc plus de pouvoir. Avec la blockchain, il n’est plus possible de concentrer la richesse générée par la démocratisation de l’information. Le vieux modèle centralisé que l’on connaît aujourd’hui avec ses banques et intermédiaires innombrables va s’écrouler, laissant place à un système financier global.

Quel rôle joue la Suisse dans cette révolution? La Suisse est le meilleur pays au monde pour la blockchain. D’autres pays comme Malte par exemple, travaillent à promouvoir cette technologie. Mais pour capter de gros projets et attirer l’attention internationale, il faut qu’un pays comme la Suisse, politiquement stable et riche en terme de capital par habitant, soutienne ouvertement son développement. Ce n’est donc pas une coïncidence si Facebook a décidé de baser en Suisse la Fondation Suisse Libra Association. C’est d’ailleurs ici, à Zoug (surnommée «Crypto Valley»), que se concentrent tous les acteurs majeurs de la blockchain aujourd’hui.

Rafa Jiménez Conférence Blockchain & Cryptocurrencies: Novembre 2019 et janvier 2020, Nomades Advanced Technologies, Route des Acacias 24, Genève. Renseignements: T. 022 328 0770, info@nomades.ch