Édition du 12 septembre 2017

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opinion

Coloniser le colonisateur L’appropriation culturelle est une nécessité, et un devoir pour tous. auguste rochambeau

J

e dois avouer ma perpétuelle perplexité, mon incompréhension désespérée devant l’Amérique du Nord. Elle qui se targuait autrefois d’être le chantre de la liberté dans le monde occidental, discute aujourd’hui de ce qui est acceptable d’arborer comme vêtement, ou coiffure. Par exemple, il est ainsi de plus en plus fréquent de reprocher à des mannequins blancs de porter des dreadlocks. Contrevenir à ce type d’interdit conduit à se faire accuser d’«appropriation culturelle», définie comme l’adoption ou l’utilisation d’éléments d’une culture minoritaire par les membres d’une culture dominante. Elle serait irrespectueuse et constituerait une forme d’oppression et de spoliation. Au mois de mai de cette année éclata le cas de l’«Appropriation prize » : un journaliste proposa de récompenser les meilleurs écrits traitant d’une culture différente, puis subit l’ire générale. On vit marteler le même discours : «l’appropriation culturelle, c’est mal». Au vu de l’ampleur de la réaction publique, cette affaire témoigne du changement des mœurs; il me semble donc temps de dire tous les dangers de la direction que

blackface n’est pas une appropriation culturelle; pour paraphraser Conor Friedersdorf, si une femme noire dit à un ami «Je vais te faire découvrir ma culture», elle lui montrera peutêtre une église historiquement noire, elle lui fera écouter un morceau de jazz, ou de blues, mais à aucun moment elle ne lui dira «Maintenant, mettons-nous du noir sur le visage!». Il n’y a, ici, aucun élément culturel. De la même manière, mettre un chapeau vaguement asiatique, et imiter l’accent chinois pour faire des blagues racistes ne cherche aucunement à s’approprier la culture — et donc à la faire sienne — au contraire, elle est soulignée, et pointée du doigt comme culture étrangère, l’objectif est simplement de se moquer de celle d’un autre. Pour être tout à fait clair, mon argumentaire ne concerne pas non plus un vol de culture ou de savoirs, c’est-à-dire un effort délibéré par un groupe de changer la paternité d’un élément culturel. Par exemple, si les Européens clamaient avoir inventé le taboulé, ce serait non seulement faux, mais en plus d’un ridicule consommé. D’autant que les motivations derrière de tels actes d’effacement volontaire sont souvent

«Qui décide des modifications que peut subir une culture? Qui est le modificateur légitime?» nous prenons. Le sujet est délicat, bien que souvent traité à coups de fainéantise intellectuelle. L’exemple le plus récurrent de cette dernière, mais aussi le plus efficace à provoquer l’indignation générale, est de mélanger caricature raciste et appropriation. La différence est pourtant simple à comprendre : en s’appropriant un élément d’une culture étrangère, on lui donne un sens à nos yeux. Cet élément gagne une signification intrinsèque, différente ou non de celle d’origine ; il cesse d’être uniquement «l’élément des autres» et devient également «mon élément». À l’opposé, une caricature souhaite utiliser et conserver le caractère étranger de l’élément culturel en question. Appropriation et moquerie : la confusion La différence est très facile à saisir avec un exemple : une

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critiquables. On peut par exemple citer des femmes scientifiques cachées dans l’ombre du paternalisme, ou encore l’effort du gouvernement allemand sous Hitler d’effacer toutes les traces de scientifiques juifs. Toutefois ce n’est pas le sujet ici. Non seulement personne n’essaie de faire croire qu’il a inventé le taboulé, mais en outre, ce genre de réattribution lourdement condamnable ne s’applique pas aux cas que l’on suspecte être de l’appropriation culturelle. Nous pouvons donc aborder maintenant le cœur du problème, la véritable appropriation culturelle. Si l’anti-appropriationisme m’apparaît largement comme une vaste fumisterie intellectuelle, je dois toutefois reconnaître que des questions intéressantes sont abordées, la première de toutes étant la suivante: Qui décide des modifications que peut subir une

culture? Qui est le modificateur légitime? Une culture sous contrôle : le mythe La réponse la plus facile serait de considérer que personne n’ait cette légitimité ; à ce moment, la culture devient un élément inaliénable — comme la liberté par exemple, que l’on ne peut vendre — ce qui en ferait un élément non-partageable et immuable. De la même manière que personne n’a le droit de vendre sa liberté, les autochtones ne pourraient ni partager leur culture ni la modifier. Seulement, cette position est terriblement bancale; elle impliquerait que si un autochtone souhaitait inventer un produit, ou tourner un film (devenant ainsi une composante de la culture autochtone), il ne le pourrait pas, car ceci modifierait la culture autochtone. Abandonnons donc cette idée, autrement nous serions pour l’éternité de simples esclaves bornés s’acharnant à suivre avec une ferveur aveugle des clichés du passé. La question néanmoins reste alors entière, une culture a-t-elle un maître? Un processus démocratique — un vote ou quelconque consultation populaire — est impossible sans se transformer en totalitarisme. Supposons que les Québécois votent afin de déterminer s’il est acceptable d’incorporer ou non de la viande dans une poutine, il y aurait plusieurs problèmes à régler. En premier lieu, qui a la légitimité de voter? Les Québécois, y compris ceux qui n’ont jamais touché une poutine de leur vie? Ou peut-être tout le monde en ayant déjà fait, y compris des non-Québécois? Ou peut-être juste les inventeurs de la poutine? Outre la légitimité, quid de l’application de la décision prise? Que se passerait-il si un Québécois ne reconnaissait pas la légitimité du vote et allait à l’encontre de l’issue du suffrage? Serait-il interdit de poutine? La police le surveillerait-il, serait-il jeté en prison s’il en mangeait? Vous avez compris l’idée; contrôler ce qui est culturellement faisable ou non est fondamentalement autoritaire, et nécessiterait une police du comportement qui aurait le droit de s’introduire même dans la sphère privée de chacun, imposant une observation monolithique de la culture.

le délit · mardi 12 septembre 2017 · delitfrancais.com


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