Jérôme Clément, La culture en soi

Page 1

PORTRAIT

La culture en soi A l’occasion des premières rencontres audiovisuelles France-Israël, Jérôme Clément, président-directeur de la chaîne franco-allemande Arte, évoque la bouillonnante créativité israélienne et parle de lui-même, un homme aux origines juives longtemps enfouies David Kanner

I

l y a comme une énigme. Affable, courtois, et pourtant un visage qui ne se livre pas d’emblée. A l’oral. Jérôme Clément, président-directeur de la chaîne franco-allemande Arte depuis sa création en avril 1991, préfère les mots à l’écrit, la preuve par soi, un raisonnement, une réflexion, une continuité aussi. Finalement, “un acte”, dit-il. Comme si par là, il posait les jalons de sa pensée, de son existence, une exigence vis-à-vis de lui-même. Ou une discrétion. Il faut remonter le cours du temps pour entendre l’homme aujourd’hui âgé de 65 ans raconter ses premiers émois devant les paysages d’Italie, où il allait enfant en famille. Les beautés du Lac de Côme, les villes de Sienne, de Padoue, d’Assise, de Venise, ou alors les peintures, “les villes et les musées”. C’est peut-être de cet endroitlà qu’il faut partir pour suivre le fil d’une vie entièrement dédiée à la culture, aux arts et à la promotion des artistes. C’est peut-être là, mais aussi dans la littérature, Balzac et Proust que Jérôme Clément puise jeune une délicatesse, une sensibilité, qui se transforme en nécessité pour que l’amour du beau ne devienne pas seulement une contemplation, mais un métier. Diplômé de l’Institut politique de Paris et de l’Ecole nationale de l’administration (ENA), Jérôme Clément s’ennuie ferme auprès des Préfectures. Il préfère déjà “parler aux artistes”.

Des mots aux actes Cela tombe bien, l’époque réclame l’imagination au pouvoir. La France de la fin des années 1960 et du début des années 1970 bouillonne sous la chape de conservatisme des années gaullistes, puis sous Pompidou, et Giscard. On combat la dictature de Pinochet au Chili, on s’oppose à la guerre du Vietnam, on milite pour la Révolution des Œillets au Portugal. Il faut changer le monde, le Parti Socialiste en France incarne ce mouvement, c’est là que Jérôme Clément ira pour donner corps à ce nouvel élan, ou cet espoir. Conseiller culturel de l’ambassade de France en Egypte, il découvre les civilisations étrangères, Louxor, Le Caire, le cinéma de Youssef Chahine, l’archéologie, mais aussi c’est là qu’il dispose de moyens d’agir importants. Une façon de voir les effets directs de l’action politique sur une population : une ouverture vers d’autres horizons. De retour en France, Jérôme Clément est engagé en 1981 auprès du Premier ministre de François Mitterrand, Pierre Mauroy, comme conseiller à la culture. Il y façonne une méthode de travail, y voit la possibilité de dépasser les rêves, d’entrer de plain-pied dans la réalité. François Mitterrand lui fait mieux comprendre “le rapport aux temps, la maîtrise des choses”. Le pouvoir encore dont il connaît les rouages, les contraintes, les forces, mais aussi les failles. Le suicide du Premier ministre Pierre Bérégovoy en 1993 l’ébranle profondément. Jérôme Clément questionne dans

Jérôme Clément, président-directeur de Arte : rencontre avec sa judéité. un livre Les lettres à Pierre Bérégovoy le douloureux mystère d’une fin volontaire de vie. “Le suicide est une interrogation pour les autres. Il laisse un sentiment de culpabilité aux vivants, mais aussi, il pose la question de sa propre responsabilité.” Une détresse, un sentiment de désillusion par rapport aux idéaux ? Au contraire, la création d’Arte incarne l’optimisme, la réalisation d’une utopie. La chaîne est née de la volonté d’unir deux langues, deux peuples, à travers la culture. “Là, il se passe quelque chose de différent. La télévision n’est plus le reflet d’une seule société, mais de multiples.” Et de poursuivre : “Arte fait l’éloge de la différenciation, de l’autre.” Un trait d’union unique à ce jour pour laisser la place à un imaginaire et donner la parole aux créateurs.

L’impact d’une télévision israélo-palestinienne Cet optimisme-là, Jérôme Clément souhaiterait le voir s’installer de ce côtéci de la Méditerranée. Lors de ces rencontres audiovisuelles France-Israël, il propose une télévision israélienne et palestinienne. “Il y aurait un fort impact”, assure-t-il. Un grand pas pour le rapprochement des deux cultures, des deux peuples, voire peut-être même pour la paix. D’Israël, Jérôme Clément connaît depuis déjà longtemps l’effervescence créatrice. “Elle existe forcément dans la littérature avec les grands auteurs, David Grossman, Amos Oz, Aharon Appelfeld, puis dans la musique. Mais avec le cinéma d’abord et les séries télévisées aujourd’hui,

on découvre de nouvelles forces, des talents riches.” Une énergie créatrice liée à la capacité des artistes israéliens de regarder sans concessions leur pays, sans fard. “Une lucidité qui manque à la France qui peine à vraiment ausculter son passé avec la décolonisation, l’Algérie. Quant au régime de Vichy, les tentatives, du moins pour le cinéma, restent minimes.” Cette énergie israélienne l’étonne par sa liberté de ton, sa franchise, sa crudité peutêtre. Elle défie la curiosité des Européens et suscite des envies de créer des ponts et des liens. La chaîne Arte, justement, contribue grandement au financement des créateurs israéliens avec près de 19 films au compteur. Grâce à elle notamment, le cinéma israélien bénéficie de cette reconnaissance et de cette bienveillance si particulière en dehors de ses frontières. Pour la télévision, l’élan prend, avec des coopérations vers des formats plus courts, de documentaires, de fictions, ou des adaptations. Des titres circulent, comme avec la série Tipoul grand succès de télévision en Israël qui relate dans chaque épisode l’évolution d’un patient avec son psychanalyste. En Israël, Jérôme Clément pose son œil vif et curieux sur la création. Il revient aussi dans ce pays découvert tardivement, en 2003, ce pays dont sa mère était fière, sa mère qui lui lègue à la fin de sa vie, le secret de ses origines juives.

L’identité juive, elle aussi C’est seulement à la mort de sa mère, en

19 – DU 7 AU 13 DÉCEMBRE 2010 – f r. j p o s t . c o m

1996, que Jérôme Clément s’interroge vraiment sur cette identité perceptible peut-être, mais laissée sous silence. Un secret longtemps gardé pour protéger, perpétuer peut-être un silence étouffé depuis la mort de ses grands-parents maternels exterminés à Auschwitz. Il revisite l’appartement de la défunte, revoit les objets et bibelots qu’elle collectionnait avec passion, remarque les détails, enquête sur ces blancs, ces questions, ces interrogations, jamais vraiment posées, toujours en suspens. Dans le livre, Plus tard, tu comprendras, publié en 2005, il explore ce passé, remonte aux sources d’une famille, avec pour cadre la Russie, puis la France refuge des émigrés du début du vingtième siècle qui octroie la nationalité française, puis la France, quarante ans plus tard, qui démunit, exclut, et finalement, qui livre aux mains des bourreaux nazis. Il remonte le fil pour raconter l’amour d’un fils envers sa mère, mettre des mots justement là où il y avait comme un interdit, parler d’une histoire, d’un judaïsme, d’une mémoire, anéantis brutalement. Jérôme Clément refait le voyage avec des mots simples d’une histoire tissée au fil du siècle. Le livre est une rencontre avec une autre identité, enfouie puis révélée, qui remonte à la surface lentement. L’écrit est une façon de comprendre ce qui ne l’a pas été tout du long, de réfléchir sur les paradoxes, de pointer une réalité qui ne s’embarrasse pas de l’effacement des morts quand il s’agit pour ses grands-parents paternels, catholiques, de choisir comme lieu de résidence après la guerre l’appartement de la belle-famille, les parents de sa mère, ceux qui ne reviendront plus de l’enfer des camps. De s’étonner aussi d’une éducation religieuse, des dimanches à la messe, et de sa première visite dans une synagogue bien plus tard au début de sa carrière professionnelle. Puis après, plus tard encore, en 2002, seul cette fois, à son initiative, un jour de Yom Kippour. L’écrit pour dire son émotion. Et poser là-bas son nom, son histoire, presque par surprise, par accident. Bien sûr, depuis, son regard a changé. Il comprend Israël, son histoire, ses réactions. Tout juste, dit-il, il se “sent membre de cette communauté”. Il n’est plus seulement le Français catholique imprégné de tradition française, de son excellence. Il est aussi un Juif émigré. Un homme précaire peut-être, malgré tout le bagage intellectuel, professionnel et social. Des fenêtres se sont ouvertes bien sûr. Des liens, des histoires qui s’amoncelaient, le rapport à l’autre, la différenciation, toujours ce sentiment d’une fragilité, qui trouvent peut-être là une résonance, ou une évidence : la double culture, la double identité. Ou même encore justement ce qui se met en place au fil des ans, le parcours d’une vie, et à défaut de trouver des réponses, s’inscrit dans un engagement, et dépeint un lien presque immatériel aux choses. Le judaïsme, pourquoi pas. Deux de ses filles portent des prénoms hébraïques. Son fils célèbre le Shabbat. Des pierres posées pour perpétuer, se rapprocher d’une vérité plus complète de soi. ■


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.