LVS Mars 2014

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Opinions sans frontières

Lettre d’Israël

David Banon

Chers lectrices et lecteurs de la Voix Sépharade, Depuis juillet 2013, je me trouve en Israël où j’ai fait ma alyah. Je suis professeur invité à l’Université hébraïque de Jérusalem où j’enseigne au département de pensée juive. C’est une très belle expérience. Enseigner en hébreu les philosophes juifs modernes et contemporains, quelle joie mais quel défi. Toutefois je suis étonné – les Suisses disent « déçus en bien » – de découvrir la richesse inestimable de la langue hébraïque laquelle possède dans ses ressources de quoi créer ou élaborer les concepts les plus « in » de la philosophie. Bien entendu, ce développement impressionnant de l’hébreu philosophique a un antécédent dans l’histoire de la pensée juive. N’oublions pas qu’au Moyen-Âge, dans la péninsule ibérique, au cours de la période de ce que l’on appelé l’Âge d’Or, on décèle sous des relations tout à fait courtoises entre juifs et arabes, une sévère concurrence autour de la créativité linguistique. Ainsi au fameux adage populaire « comme le printemps est la plus belle des saisons, l’arabe est la plus belle des langues », Rabbi Yéhouda Halévi réplique par un célèbre vers d’un de ses poèmes profanes dont le lecteur – méconnaissant l’hébreu – peut néanmoins se laisser bercer par sa musique « ma yafite yéfate ha’ayine ouchekhourah vélo miyayine » que la traduction affadit car elle perd le rythme. Sur le plan philosophique, on doit à Rabbi Shmuel Ibn Tibbon de la fameuse famille de traducteurs patentés, les Tibbonides, d’avoir traduit de l’original arabe « Le Guide des Egarés » de Maïmonide. C’est lui qui a forgé, par exemple, les concepts d’intellect agent/hassekhel hapoèl et

d’attributs négatifs/hatéarim hashliliyim. Rabbi Yéhouda Ibn Tibbon a, lui, traduit de l’arabe à l’hébreu Le Kuzari de Rabbi Yéhoudah Halévi. Il a rendu le concept arabe al amr al ilahi par hainyan haélohi/l’ordre de D.ieu tout en soulignant qu’il ne s’agit aucunement d’union pure et simple avec Dieu, mais plutôt d’association/hith’abrout ou de proximité/hitqarvout.

de marque, notamment du monde de la culture, reconnues par l’ensemble de la société afin de réussir son intégration. Sans cela nous irons audevant de graves problèmes et nous risquons de rouvrir des plaies qui n’ont pas encore cicatrisé, car ce sont des blessures de l’âme.

A preuve, et pour terminer le débat incessant provoqué par un très long poème de La renaissance de l’hébreu a réacti- Ro’i Hassan, un très jeune Israélien, publié vé la créativité linguistique. Et aujourd’hui, dans les pages du supplément littéraire de il est courant de jongler avec les concepts Haaretz il y a près de deux mois. Ce poète, cuiphilosophiques surtout dans les universi- sinier de son métier, laisse éclater sa colère tés mais aussi dans le supplément littéraire contre les Ashkénazim dans une langue qui mêle du grand quotidien Haaretz. C’est ainsi que dans un savant mélange l’hébreu académique hitqavnout signifie intentionnalité, tofa’a  : et l’hébreu populaire. Sans prendre de gants, il phénomène et yéchoute/essence, pour ne don- n’épargne personne, depuis le gotha des poètes ner que quelques illustrations. Toute une termi- jusqu’aux dirigeants du pays en passant par les nologie qui ne cesse de s’accroître se met en place pontes qui se targuent d’établir les normes de et chaque jour apporte sa moisson. Signalons un ce que doit être la poésie ou la littérature israéphénomène intéressant dans le cercle des intel- liennes. Et vendredi dernier, 7 février, il en remetlectuels telaviviens. Le raffinement suprême est tait une couche pour répondre à ses détracteurs. de pouvoir étaler ses connaissances en montrant Cette poésie de protestation qui a mis une cinque l’on maîtrise les travaux des grands noms de quantaine d’années à éclore va, à n’en pas doula philosophie française : Lyotard, Derrida, Fou- ter, faire des émules. cault, Deleuze, Blanchot, Barthes, Bataille etc... C’est dire que dans ce pays tout, absoluLa plupart de ces penseurs sont d’ailleurs trament tout, est sujet de méditation. C’est sûreduits en hébreu et sont enseignés dans l’Académent pour cela que nos Sages disaient déjà : avimie. Ce qui ne laisse pas de surprendre car dans rah d’éretz israël mahkim/l’atmosphère du pays la bouche de très larges couches de la société d’Israël rend intelligent. israélienne, le mot « français » revêt une connotation négative pour rester dans les limites de la David Banon courtoisie. Professeur des Universités Membre de l’Institut Universitaire de France Autre sujet d’étonnement, porté par cette Prof. invité à l’Université hébraïque de Jérusalem. vague de francophilie, les Israéliens commencent à s’intéresser aux penseurs juifs français. Bien sûr Levinas a ouvert la voie à Néher, à Manitou, à Amado Lévy-Valensi, à Henri Atlan et à Stéphane Mosès, mais beaucoup reste à faire. Surtout si, comme le prévoit un sondage de l’Union Européenne, 50 % des juifs français s’apprêtent à quitter la France tout prochainement avec pour 30 % d’entre eux l’intention de s’installer en Israël. Or, il convient de ne pas répéter les erreurs commises lors de « l’intégration » désastreuse des Juifs marocains. Puisqu’Israël est un pays d’immigration, chaque nouvelle vague d’immigrés doit pouvoir s’identifier à des personnalités

magazine LVS | mars 2014 23


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