LVS décembre 2017

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MONDE JUIF

Le besoin d'une éthique juive Maïmonide nous apprend que la teshouva, la réparation morale à la suite d'une faute commise passe par quatre étapes : l'aveu, le regret, l'abandon de la faute et la prise de responsabilité pour le futur. L’introduction de cet article se focalisait sur l’importance de l'aveu et du regret. Acceptons les faits, ne les fuyons pas. Une fois ces étapes franchies, tentons de dégager quelques grandes lignes pour une éthique juive responsable, nous permettant de ne pas retomber dans les affres du passé. a) Réalisme : les pulsions sexuelles n'épargnent personne C'est un principe essentiel dans le Talmud : nul n'est digne de confiance en ce qui concerne les pulsions sexuelles7. Lucides sur la nature humaine, les sages du Talmud estiment que le désir sexuel est si fort, qu'aucun homme, aussi grand soit-il, ne peut prétendre le maîtriser complètement. Bien loin de déculpabiliser les agresseurs, ce principe vient mettre en garde les hommes en leur rappelant leur faiblesse et, par conséquent, l'importance de prendre ses gardes et d'éviter toute situation ambiguë ou glissante. Pareillement, si nul n'est digne de confiance, cela inclut également les éducateurs, les rabbins, les maîtres, aussi charismatiques soient-ils. Le judaïsme ne croit pas à la sainteté intrinsèque des hommes et nous rappelle que tous peuvent fauter. Anticipant le concept freudien de sublimation, le Talmud nous enseigne déjà que « tout celui qui est plus grand que son prochain, son mauvais penchant est aussi plus grand.8 » Le pouvoir du savoir, de l'enseignement, n'est pas un garde-fou, c'est au contraire un créateur de passions qu'il convient de connaître et de gérer au mieux. b) Éloge de la responsabilité masculine Une pratique tristement répandue est l'accusation de la victime. Bien loin d'être anecdotique, le psychologue américain Melvin Lerner a prouvé que celle-ci était avant tout un biais cognitif visant à nous rassurer9. Appelé « l'Hypothèse du Monde-Juste », ce biais cognitif traduit en fait notre volonté de croire que notre société ne souffre ni d'injustice ni de violence gratuite. Dès lors, comment accepter qu'un homme lambda puisse subitement agresser une parfaite inconnue? Pour se défendre, notre psyché procède à l'inversement des rôles : plutôt que d'accepter qu'un homme « normal » puisse être un agresseur, n'est-il pas plus simple d'imaginer que la victime » l'a bien cherché » ? Là encore, le Talmud a bien des principes éthiques à nous livrer. Il n'y a pas « d'érection masculine involontaire » nous dit le traité Yévamot10. Les puritains s'offusqueront de ces mots, nous y voyons au contraire une exigence totale de prise de responsabilité masculine. Bien que « nul ne soit digne de confiance » en ce qui concerne les pulsions sexuelles, chacun est capable de prendre ses responsabilités et ne peut jamais s'autoacquitter en invoquant des circonstances atténuantes. Rien chez la victime, que ce soit son habillement, sa conduite ou la situation, ne peut être une circonstance atténuante. L'homme est responsable en permanence de ses désirs et de ses pulsions. c) Briser l'omerta Si le rôle néfaste de l'omerta n'est plus à prouver, la briser demeure souvent bien difficile pour les victimes issues des communautés les plus soudées. À la peur du hiloul hashem, la profanation du Nom divin liée à l'opprobre que subirait la communauté, s'ajoute les réticences à se tourner vers les instances civiles, pourtant les seules capables de juger et punir les criminels11. Si ce double bâillon ne suffisait pas, il faut lui ajouter la punition, inconsciente ou pas, que bien

des communautés font porter aux victimes. Là encore, l'Hypothèse du Monde-Juste n'est pas absente et on préfère accuser une victime de diffamation injuste plutôt que d'accepter qu'une figure respectable et respectée, peut-être même le leader communautaire, ait pu agir de la sorte. Les mécanismes de défense psychologiques sont nombreux et nous ne prétendons pas les régler en un simple article. Cependant, à l'omerta ambiante nous proposons d'opposer l'injonction biblique « tu éradiqueras le mal qui se trouve en ton sein » (Deut. 17:7). Face au danger que représente un prédateur sur ses potentielles futures victimes, le hiloul hashem consiste justement à le laisser agir impunément et à blâmer sa victime. Étouffer un témoignage, faire taire une victime, c'est participer directement au prochain crime de l'agresseur. Vu sous cet angle, briser l'omerta devient un impératif religieux et moral catégorique, quel que soit l'identité de l'agresseur. Pour conclure Un texte talmudique connu des Maximes des Pères (4:2) enseigne : « Fuis la mauvaise action, car une bonne action en entraîne une autre et une mauvaise action en entraîne une autre ». Dans le cas des agressions sexuelles, cette règle est une réalité confirmée : étouffer une agression, protéger un agresseur ou faire taire une victime ne protège pas l'image de la communauté, mais au contraire, entraînera inévitablement une détérioration de la situation. Ainsi, de la façon la plus littérale qu'il soit, une mauvaise action en entraîne une autre. Nous ne sommes pas dupes quant à la possibilité de vivre au sein d'une société totalement protégée et épargnée par les crimes sexuels. Mais dénoncer, agir, éduquer restent les meilleurs moyens de réduire le phénomène autant que possible. Plus les membres d'une communauté s'y adonnent, plus la protection augmente et ainsi, une bonne action en entraînera une autre12.

1 Les résultats ont été publiés dans le volume numéro 7 du journal Souguyot 'Havratiot

Bé-israel, pp. 46-65. L'article est disponible par le lien suivant : https://lc.cx/NQc2 2 Ce chiffre est fourni par le centre israélien d'aide aux victimes d'agressions sexuelles.

Lien : https://www.1202.org.il/centers-union/info/statistics/general-data 3 Les résultats ont été publiés sur le site de la Knesset et sont disponibles par le lien

suivant : http://k6.re/ye2OW 4 https: //www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.540216# 5 https: //www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.706623 6 https: //www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.734170 7 Traité Houlin 11b du Talmud de Babylone (T.B) 8 Traité Soucca 52a du T.B. 9 Melvin J. Lerner, Responses to victimizations and belief in a just world. Springer,1998. 10 Traité Yévamot 53b du T.B. 11 Notons le changement positif d'une partie du leadership ultra-orthodoxe, encourageant

les victimes à porter plainte. Le Rabbin Haïm Kanievsky, leader du monde lituanien israélien, a récemment souligné que porter plainte n'entravait en rien la loi juive. Lien : http://jewishcommunitywatch.org/blogSingle.php?id=124 12 Dans cette optique, à l'heure où nous bouclons cet article, nous avons le plaisir d'apprendre que la célèbre revue juive orthodoxe Tradition a consacré son dernier numéro aux agressions sexuelles. Le numéro peut être consulté en libre accès à : http://www.traditiononline.org/.

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DÉCEMBRE 2017

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