Juste une pincée de sel, Clémence Burgun

Page 1

« Juste une pincée de sel » Clémence Burgun

Tu fermes les yeux et te laisses transporter. Vers un autre lieu, un autre temps, un autre toi. Cet air qui emplit tes narines, chargé d’effluves familières, caresse ta mémoire et te renvoie irrésistiblement en arrière. Tu ne luttes pas, tu ne luttes jamais. Il est si doux de se souvenir. Ce n’est pas ta mère qui a ouvert la porte de la maison et pourtant tu la voies, debout dans la cuisine, coiffée de son éternel chignon doré, un vieux tablier noué autour des reins. Tu es redevenu un enfant et tu te sens en sécurité près d’elle, dans son antre – son laboratoire, comme elle se plaît à l’appeler. Tu y descends tous les soirs, attiré par l’odeur du riz en train de cuire, le ronflement grave de la hotte, avide d’apprendre d’elle tous ces gestes qu’elle exécute avec un naturel désemparant. Soir après soir, elle t’initie à son art. Soir après soir, elle prépare un festin à faire pâlir les plus grands chefs ; des mets simples dont l’empreinte marquera à vie les papilles de ceux qui les auront goûtés. C’est sa façon à elle d’exprimer son amour. De donner au monde. De faire du bien autour d’elle. Là, près d’elle, dans la cuisine surchauffée, dans l’air saturé de vapeur, d’épices et de lumière, tu apprends la délicate alchimie sur laquelle tout repose. Une pincée de sel, un nuage de crème, une étoile d’anis. Un soupçon de paprika, un peu d’ail écrasé, un zeste de citron. La magie opère. Une simple odeur, tant de souvenirs. Ta sœur te sourit. Tu n’es entré que depuis quelques secondes, ton manteau n’a pas encore quitté tes épaules, mais tu te sens déjà chez toi. - Tu as retrouvé sa recette ? Tu aurais voulu poser la question d’un ton serein, comme un adulte raisonnable, mais ta voix te paraît trop aigüe, trop pleine d’une excitation difficilement justifiable. « Ce n’est que de la nourriture », pourrait-on te répondre. Mais non, ce n’est pas une simple histoire de nourriture. C’est de la magie. C’est une foule de souvenirs heureux. C’est une partie de ton enfance. - La semaine dernière, dans sa chambre. Tout un carton de livres de recettes. Tu pourras les prendre, si tu veux. J’ai déjà photocopié celles que je voulais garder. Ta sœur a déclaré cela d’une voix douce, comme si s’adresser à toi d’une voix normale pourrait te blesser. Tu hausses les épaules : - Merci.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
Juste une pincée de sel, Clémence Burgun by crous-strasbourg - Issuu