Lettre de la Rédaction (2018, criticat 20)

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2018 / printemps . . . clore sur un compte rond une décennie d’aventure, d’écriture et de partage . . . régénérer sa réflexion en se rendant plus disponible pour d’autres projets . . . autant de signes de la reconfiguration accélérée du monde à l’aune de l’idéologie unique du marché omniscient . . . susciter et faire vivre un débat sur l’architecture , élargissant le cercle de ceux qui s’y intéressent . . . adoptant à l’occasion une position iconoclaste . . . tentant de faire sauter quelques verrous . . . en les instruisant par la production ou l’exhumation de documents . . . l’architecture reste hélas cantonnée au rôle de supplément esthétique, de valeur éventuellement ajoutée à certains secteurs du marché (immobilier, touristique) et de prodigue pourvoyeur d’images, notamment pour le marketing politique . . . l’humour forme essentielle de la critique pour exprimer quelques vérités et surtout, le faire sans pesanteur . . . s’il est une idée liée de manière intrinsèque, quasi génétique , à la naissance de l’architecture dans la modernité, c’est bien celle-ci . . . à l’heure où l’orgie d’images numériques, vendeuses parce qu’hyperréalistes, qui a marqué le début du siècle, semble lasser, y compris ceux qui en vivent . . . dans un type de figuration peu usité à grande échelle, la coupe, est aussi une incitation à retendre les liens consubstantiels entre dessin et utopie  . . .

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Lettre de la Rédaction

Ce texte sera le dernier article de criticat. La revue va en effet cesser de paraître, en tout cas sous la forme éditoriale qui a été la sienne depuis janvier 2008. Ce vingtième numéro vient clore sur un compte rond une décennie d’aventure, d’écriture et de partage : entre nous qui, au fil de nos comités et de nos discussions, avons pensé et fabriqué la revue, un semestre après l’autre, et toutes celles et ceux qui l’ont lue, soutenue et peut-être — nous l’espérons — débattue. Ni le manque de moyens (qui ont toujours été modestes mais suffisants), ni le nombre d’abonnés (qui n’a jamais faibli), ni l’obsolescence de notre projet éditorial (qui nous semble rester plus que jamais d’actualité) ne motivent la fin de ce cycle, mais plutôt le besoin ressenti par les membres de la rédaction de régénérer sa réflexion en se rendant plus disponible pour d’autres projets.

Depuis la fondation de l’association criticat en juin 2007, la situation de l’architecture et de l’urbanisme a évolué. À l’époque, la « starchitecture » était à son zénith, en France comme partout ailleurs, multipliant les projets et réalisations singuliers avec une audace qui frisait volontiers l’arrogance. La presse spécialisée se faisait l’écho de cette agitation sans vraiment la remettre en perspective, et encore moins discuter ce que recouvrait le triomphe de cette iconophilie : l’idéalisation béate des nouvelles technologies et de leurs promesses, la présentation de la globalisation comme un phénomène aussi désirable qu’irrésistible, la domination du faire-savoir

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et de la communication… Autant de signes de la reconfiguration accélérée du monde à l’aune de l’idéologie unique du marché omniscient. La crise déclenchée par les turpitudes immobilières que cachaient ces prodiges allait bientôt faire exploser cette bulle architecturale.

Convaincus que l’esprit critique n’est pas l’ennemi de l’imagination des concepteurs mais son aiguillon, et qu’a contrario la révérence mène au conformisme, nous avons alors décidé de lancer une revue. Notre objectif était de fabriquer un lieu alternatif où susciter et faire vivre un débat sur l’architecture, en élargissant le cercle de ceux qui s’y intéressent. Mû par des désirs plus que par une méthode, le projet de criticat s’est d’abord construit à vue ; il s’est précisé peu à peu d’un article et d’une livraison à l’autre, « en faisant ». En introduction du recueil en langue anglaise d’articles extraits de nos dix premiers numéros, Yours Critically (2016), nous avons enfin écrit noir sur blanc les grandes lignes éditoriales dont procédaient, chacun à leur manière, ces textes. Nous cherchions des moyens de rompre avec le journalisme de dossiers de presse et avec la critique d’approbation, stérilisante y compris pour les architectes concernés. Adoptant à l’occasion une position iconoclaste, nous prônions l’enquête comme moyen de relativiser les images par la description et l’analyse, la communication par les faits, le présent par l’histoire. L’architecture et plus largement les arts de l’espace (paysagisme, urbanisme, design…) nous apparaissaient comme point de départ d’un questionnement plus large des domaines qu’ils engagent, de l’esthétique à la politique, de l’économie à la technologie, et la critique comme un moyen de reprendre pied face à la prétendue fatalité des événements en cours. Nous voulions renouer avec la définition première de la critique, celle de mise en crise, en exposant et en dénonçant ce qui ne s’avoue pas, en dévoilant des processus sous-jacents, en tentant de faire sauter quelques verrous. En développant des analyses, des points de vue, voire des jugements, en les instruisant par la production ou l’exhumation de documents, nous avons imaginé pouvoir contribuer à la restauration d’un débat dont l’architecture et l’urbanisme devraient être les objets constants.

Contre la tendance à l’atomisation des rédactions, et du travail intellectuel en général, criticat s’est constituée en un collectif, affranchi des hiérarchies habituelles de la profession (rédaction en chef, secrétariat…) et indépendant de toute institution. D’emblée, pour parer aux contraintes commerciales que subissent tant de revues, criticat s’est aussi voulu libre de la publicité, du mécénat et, dans une large mesure, des subventions. Cette économie alternative aurait été impossible sans le bénévolat complet des membres du comité de rédaction, des auteurs et des graphistes. Le format de la revue, son apparence, le choix du noir et blanc, participaient également

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de la volonté de faire de l’économie le nerf de la guerre et de criticat une revue qui nous l’avons si souvent seriné !—« ne dépend pour vivre que de ses lecteurs ». Ils furent rapidement nombreux, si l’on en juge par les 1 100 exemplaires environ de chaque numéro vendus depuis le début, dont près de 700 sur abonnement.

À la différence d’autres revues fondées par des architectes dans la dernière décennie, criticat n’entendait pas s’adresser aux seuls spécialistes de la discipline, qu’ils soient gens de métier ou universitaires. Partant du constat que l’architecture et l’urbanisme façonnent l’environnement quotidien de tout citoyen, il s’agissait d’en élargir la critique pour la mettre en prise avec leurs enjeux les plus largement politiques. À la volonté d’ouverture de nos propres articles s’est ajoutée celle d’inviter à y contribuer des auteurs non-architectes, qu’ils soient danseurs, cinéastes, historiens, anthropologues, artistes, designers, mathématiciens, et bien sûr écrivains. De Jean Rolin à Maryline Desbiolles, de Michel Vinaver à Iain Sinclair, ils ont accompagné cette décennie éditoriale en désignant l’essentiel : le pouvoir des mots.

Criticat nous donnait la liberté de publier de longs textes qui ne trouvaient plus place dans la presse professionnelle, tout en les démarquant des codes de la littérature grise. La clarté d’écriture, la traçabilité des arguments, l’usage d’une langue exempte autant que possible de jargon mais forte de certains termes spécialisés sans lesquels une analyse perd toujours en précision et en saveur nous ont semblé le minimum des devoirs envers nos lecteurs. Grâce à cette exigence rédactionnelle, très chronophage et parfois source de malentendus avec certains auteurs, nous espérions pouvoir rendre plus accessibles les dilemmes et les possibles qui traversaient nos sujets.

Cette utopie de toucher un public plus large que celui des spécialistes a toujours été assortie du sentiment qu’elle peinait à devenir réalité. Avec le recul, la question reste entière en tout cas en France de la capacité de la critique d’architecture à intéresser d’autres lecteurs que les architectes, à susciter la discussion et à peser sur le cours des choses. Pour beaucoup de journalistes, de décideurs et même d’intellectuels, l’architecture reste hélas cantonnée au rôle de supplément esthétique, de valeur éventuellement ajoutée à certains secteurs du marché (immobilier, touristique…) et de prodigue pourvoyeur d’images, notamment pour le marketing politique.

Justement, tout occupés à écrire et soucieux de ne pas dépendre des documents graphiques et photographiques fournis par les architectes, nous n’avons pas toujours su donner une place et un statut à l’image, et plus largement expérimenter en matière iconographique. Ni le format,

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ni l’absence de couleur, ni les contraintes économiques et techniques de l’impression ne s’y prêtaient d’ailleurs vraiment. Au détriment peut-être d’un certain plaisir visuel, nous avons souvent préféré recourir à nos propres photographies, insérées comme des notes, ou des preuves dans une visite ou une analyse pour en appuyer l’argument. Considérant le dessin comme une forme d’écriture et un moyen de réflexion en soi, nous nous sommes en revanche entourés de dessinateurs. Mehdi Zannad, Diane Berg, Natalija Subotincic ou plus encore Martin Étienne n’ont pas seulement illustré certains textes avec leur regard particulier, ils ont développé et c’est peutêtre une petite invention de criticat de véritables « critiques dessinées ». Le dessin prenait alors le pas sur l’écrit pour assumer une narration, une analyse, un argumentaire, recourant volontiers à l’humour forme essentielle de la critique pour exprimer quelques vérités et surtout, le faire sans pesanteur.

Au-delà de cette approche très discursive du dessin, ce numéro 20 fait de la question de la représentation son thème d’ensemble. S’il est une idée liée de manière intrinsèque, quasi génétique, à la naissance de l’architecture dans la modernité, c’est bien celle-ci. Nous nous sommes demandé quelle était aujourd’hui son actualité, à l’heure où l’orgie d’images numériques, vendeuses parce qu’hyperréalistes, qui a marqué le début du siècle semble lasser, y compris ceux qui en vivent. Plutôt que de dresser la énième dénonciation de la tyrannie de l’image, nous avons voulu considérer la représentation sous l’angle de ses pouvoirs critiques.

Nous revenons en premier lieu sur l’histoire de ces mutations récentes, examinées dans leurs tenants économiques, techniques, sociaux et leurs aboutissants : des représentations graphiques alternatives voulues en phase avec la conception de l’architecture promue par leurs auteurs, qui peuvent tour à tour les charger de références picturales ou historiques, débusquer des possibilités créatives autres dans les logiciels numériques ou opérer un retour, littéralement réactionnaire, au dessin dans son acception la plus classique. Il fallait aussi aller voir du côté des écoles d’architecture, là où, en théorie, la recherche sur la représentation devrait pouvoir se déployer le plus librement. Le récit d’une immersion pédagogique dans un type de figuration peu usité à grande échelle, la coupe, est aussi une incitation à retendre les liens consubstantiels entre dessin et utopie. Si la représentation a toujours à voir avec ses destinataires, elle est aussi affaire de sujets. Le peintre, le dessinateur, le photographe enregistrent avec leurs motivations et construisent avec leurs techniques propres le regard qu’ils portent sur le monde. Il est symptomatique que celui-ci se pose sur des lieux ordinaires barres de logement des années soixante, édifices de la ruralité

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Dessins (pages 118, 124) de Martin Étienne

en crise, paysages de la France d’aujourd’hui , tous produits par des politiques auxquelles les architectes et les paysagistes ne sont pas étrangers. Espérons que ces représentations parviennent, avec celles qui émaillent ce dernier numéro, à déstabiliser nombre de certitudes acquises, et avec elles des réalités qui ne doivent cesser d’être interrogées. P.C., V.D., F.F.

De 2008 à 2018, le comité de rédaction a été animé, de manière permanente ou éphémère, par Jean-Didier Bergilez, Pierre Chabard, Joseph Cho, Valéry Didelon, Marie-Jeanne Dumont, Martin Étienne, Françoise Fromonot, Stefanie Lew, Bernard Marrey, Félix Mulle, Émilien Robin, Stéphanie Sonnette, Ariane Wilson.

Tous les numéros ont été mis en page par l’agence new-yorkaise de graphisme Binocular (Joseph Cho et Stefanie Lew), conceptrice en 2007 de la maquette de criticat, et leurs relectures assurées par Joëlle Bibas.

Criticat remercie chaleureusement tous les auteurs qui ont contribué à son succès : Guillaume Aubry, Olivier Bastin, Julien Bastoen, François Béguin, Yves Bélorgey, Diane Berg, Pierre Bernard, Stéphane Berthier, Frédéric Biamonti, André Bideau, Lionel Billiet, Patrick Bouchain, Salwa Bouchareb, Olivier Boucheron, Simon Broniatowski, Gilles Clément, Lorette Coen, Alan Colquhoun, Tony Côme, David Cousin-Marsy, Maryline Desbiolles, Julie Desprairies, Jean Dethier, Lionel Devlieger, Brigitte Donnadieu, Simon de Dreuille, David Edgerton, Peter Eisenman, David Enon, Deborah Feldman, Robert Fishman, Michaël Ghyoot, Maarten Gielen, Bénédicte Grosjean, Avideh Hachemi, Cyrille Hanappe, Patrick Henry, Simon Hermelin, Stefan Hertmans, Hans Ibelings, Jacques Ignazi, Sam Jacob, Marie Jorio, Patrick Keiller, David Knight, Rem Koolhaas, Marilena Kourniati, Douglas Kremer, Raphaël Labrunye, Bertrand Lamarche, Andrew Leach, David Leclerc, J. M. G. Le Clézio, Anderson Lee, Vladimir Léon, Joachim Lepastier, Jean-Baptiste Lestra, Thierry Lévy, David Liaudet, Michel Lussault, Dominique Lyon, Mary McLeod, Gabriele Mastrigli, Clément Masurier, Robert Maxwell, Tricia Meehan, Flavien Menu, Stéphanie Mesnage, Joël Onorato, Manuel Orazi, Philipp Oswalt, Philippe Panerai, Alexis Pernet, Gaël Pilorget-Brahic, Josep Quetglas, Frédéric Reynaud, Jean-Paul Robert, Jean Rolin, Alexis Roy, Irénée Scalbert, Aurore Schaeffer, Denise Scott Brown, Nasrine Seraji, Iain Sinclair, Łukasz Stanek, Sladjana Stankovic, Antoine Stinco, Natalija Subotincic, André Tavares, Christopher Thompson, Olivier Thuault, Jeremy Till, Wouter Vanstiphout, Adrien Verschuere, Michel Vinaver, Adrian von Buttlar, Stanislaus von Moos, Finn Williams, Albena Yaneva, Mehdi Zannad.

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