La Faction

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La Faction



Jean-Paul Delfino

La Faction

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Chapitre 1

On était entré depuis quelques années dans le troisième millénaire. À Aix-en-Provence, rien n’avait changé. Il s’en était rendu compte dès qu’il était descendu du bus. Une sale journée de fin d’automne, aussi humide qu’un tas de feuilles mortes abandonnées dans une cour d’école. Ce jour-là, Léonard Lorenzi portait un sac de marin en toile bleue pour tout bagage. Sans oublier son agenda, son porte-cartes et un roman. Il remercia le chauffeur d’un hochement de tête. L’autre, un oiseau déplumé, l’ignora royalement et s’empressa de refermer la porte articulée. Léonard s’en mordit les lèvres. Il devait oublier cette foutue politesse. Ici, ça ne se faisait plus. Il devait se fondre dans la foule, ne pas se faire remarquer. Il contourna la poste, adressa un regard presque complice à la fontaine de la Rotonde, et s’engagea sur le cours Mirabeau. Des odeurs de café-crème montaient des terrasses de bars, enfilées comme des perles sur un collier de goudron. Une vieille Gitane remoulait La valse à mille temps sur son orgue de barbarie. À chaque tour de poignet, la sébile tremblait, les quatre roues du landau couinaient avec un bel ensemble. Seules, les filles semblaient d'une belle vivacité. À quinze, seize

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ans, elles trimbalaient déjà des corps de femmes épanouies. Leurs seins, nourris de lait survitaminé et de bifidus actif, bondissaient en avant. Elles remuaient sans malice des fessiers de madones moulés à la louche. La plupart suçaient indifféremment, avec une naïveté troublante, des Chupa Chups à la fraise ou des cigarettes mentholées. Les gamines d’aujourd’hui, avec leurs ventres nus et leurs semelles compensées, n’avaient peur de rien. Sans façon, elles vous détaillaient des pieds à la tête. Si vous ne leur plaisiez pas, elles affichaient ostensiblement un rictus de dégoût. Dans le cas contraire, elles bombaient le torse, souriaient à s’en décrocher la bouche. Léonard s’accorda une pause au bar de la Belle Epoque et commanda un café. Sur le fronton de la caisse enregistreuse, dans le cadre réglementaire, l’affichette de la Faction Nationale annonçait sa réunion hebdomadaire, salle Sabatier. Depuis cette longue période, rien n’avait changé. Ou presque. Face à lui, il observa les platanes du cours Mirabeau jouer aux épouvantails avec leurs branches vides. Ni feuille, ni oiseau. Moineaux, corneilles et corbeaux avaient fendu la Méditerranée pour griller de plaisir dans la douceur mauresque des palmeraies arabes. Il ne restait plus qu’un froid vif, piquant comme l’ortie verte promenée sur la peau. Les fontaines fumaient, les belles notables portaient des bas de soies sous des pelisses de louves. De l’autre côté, l’église Saint-Jean de Malte sonna sept heures. Il faisait déjà nuit. Sept coups de bronze. Ils résonnèrent dans son esprit comme sept coups de feu. Sept feux de joie. Aix-en-Provence, la vieille bourgeoise silencieuse repeinte en vertde-gris, ne se méfiait de rien. Comme prévu, un appartement l’attendait rue Goyrand, à deux pas des cinémas. Un rez-de-jardin spacieux dans un hôtel

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particulier en souffrance. Les plafonds étaient hauts, majestueux, dédaigneux des enluminures de plâtre et des gypseries finement ouvragées qui se décollaient par endroits. Arrachées par les précédents locataires, les cheminées de marbre avaient laissé deux trous béants par où le vent s’engouffrait avec des sifflements de plaisir. Au sud, trois grandes baies vitrées ne fermaient qu’avec une longue série de coups de pied. Les escaliers qui montaient à la mezzanine geignaient à chaque pas, des barreaux manquaient à la rambarde de pin rouge. Il y avait de l’espace. Trois cents mètres carrés répartis en huit pièces principales ainsi qu’une infinité de placards, de niches, de renfoncements biscornus, inattendus. Plus le jardin, bouffé d’herbes folles, enseveli sous des générations de bogues de marrons pourries. Sur le mur d’enceinte, un lierre famélique. Cet appartement lui allait bien. Vue de l’extérieur, la porte de bois lourd, sobrement vernie, patinée par le temps, faisait sérieux. Ses plaques en cuivre signalaient aux étages la présence d’un cabinet d’avocats et d’un courtier en assurances. La façade laissait imaginer des intérieurs tendus de soie, richement meublés. De ces appartements figés dans le temps, sertis de bibliothèques poussiéreuses, de bibelots surannés. Sans oublier les statues d’enfants nègres. Ces statues, rehaussées de rouge pour le turban, d’or pour les babouches. Les statues d’enfants nègres. Depuis des années, ça lui laissait un goût amer sur la langue. Dès que la fille trop apprêtée de l’agence immobilière eut quitté les lieux, il voulut défroisser son visage à l’évier de la cuisine. Il tourna sur la gauche le vieux robinet de cuivre. Soudain, une double détonation produite par la tuyauterie de plomb le fit sursauter. En une fraction de seconde, il se retrouva accroupi, les muscles tendus, les yeux accrochés dans le vide. Seul, le ruissellement dans l’évier de porcelaine lui répondit. Il secoua la tête, se redressa, maîtrisa un tremblement nerveux. Du col de cuivre, une eau rouge à reflets noirs s’écoulait avec des

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hoquets de noyé tiré sur la plage. Il attendit plusieurs minutes, le temps de purger la tuyauterie de ses années d’inactivité. Puis, il s’aspergea à plusieurs reprises de cette eau fraîche, venue du centre de la terre. Plutôt que de ressortir à la recherche d’un restaurant, il préféra s’allonger à même le sol, la tête sur son sac de marin. Trois jours et trois nuits qu’il n’avait pas dormi. Trop de peurs. Trop d’angoisses, aussi. Maintenant, il était dans la place. Il devait tenir. Par la fenêtre, les branches basses du marronnier se détachaient dans la pénombre. Leurs extrémités griffues avaient quelque chose de menaçant. Il les observa avec un sourire bizarre. S’il l’avait pu, il les aurait cisaillées sur le champ.

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Chapitre 2

La locale du quotidien La Tribune Libre faisait songer à une salle d’attente d’ANPE. Les années 1980 avaient laissé sur chaque meuble une empreinte de tristesse maladive. Tout était mastoc, brut. Une sale odeur de fer gris. Ça puait le café froid, les cigarettes brunes tétées jusqu’au filtre. Pas de livre, pas de dictionnaire. La crasse accrochait aux semelles. Une seule fenêtre aux vitres opaques ouvrait sa gueule de bois sur la rue d’en face, en chantier depuis des années. La lumière ne rebondissait dans cette venelle que par hasard. Les jours de chance. Léonard Lorenzi actionna la chasse d’eau. La cuvette lâcha un rot tonitruant. On était en novembre. Les scorpions et les blattes de l’été avaient disparu. Leurs masses grouillantes devaient dormir, quelque part dans les murs, au-dessus des toilettes, dans les plafonds, près des ordinateurs. Les blattes noires, rapides, comme dans un autre hémisphère. L’odeur de la pluie bouillante en moins. Il s’était tout de suite senti bien dans ce bureau. On était loin des halls capitonnés des majors de la presse écrite. Ici, pas de sourire à tous les étages. Pas de stress non plus. La locale ne se haussait pas du col. Elle était ce qu’elle était. Une déchetterie pour informations prémâchées. Un trou, un égout, un cul de bassefosse, une impasse crasseuse pour les plans de carrières.

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La porte d’entrée pivota sur ses gonds. Un bâillement d’ennui. - Bonjour. Une jeune femme de petite taille, environ 30 ans, venait d’entrer. Sa peau brune oscillait entre Hanoi, Osaka, et la banlieue de Shanghai, celle qui descend vers la mer où les paquets d’écume explosent dans le ressac. Vêtue d’orange. Les cheveux noirs raides. Quelques gouttes d’eau brillaient dans sa chevelure retenue par une pince d’or. Elle portait une enveloppe de papier kraft sous le bras. D’un sourire, elle aurait pu décrasser la pièce des rigoles de nicotine tatouées aux murs. Avec un rien de nervosité, elle répéta : - Bonjour, je voudrais parler à Léonard Lorenzi. D’un geste de la main, sans relever la tête, Pierre Coutances désigna dans le fond de la pièce le bureau demandé. Lui, c’était un petit homme ventru, perfusé au whisky, assagi aux benzodiazépines. Il partageait son temps entre les chroniques judiciaires et son goût immodéré pour les jeunes à la croupe tendue, garçon ou filles. Il les alpaguait dans les rues selon une technique bien à lui. Devant son apparence bonhomme, aucun ne se méfiait. Au bout de quelques secondes de flatteries maladroites, il écartait alors les pans de son pardessus. Les ambitieux poussaient souvent un soupir d’admiration. Sur le ventre de Coutances, hiver comme été, un Nikon bandait un objectif de vingt-cinq bons centimètres. Un sceptre magique, un viatique paradisiaque pour ces naïfs en friche rêvant de devenir top modèles. Ces jeunes gens ne l’accompagnaient pas toujours dans son appartement de la rue de la Mule Noire, reconverti en studio. Mais presque. L’inconnue en orange passa devant Coutances sans un regard. Elle volait. La crasse n’avait trouvé aucune prise sur ses semelles de crêpe blanc. Elle possédait une fierté naturelle. Un port altier. En d’autres circonstances, Coutances l’aurait sans doute entreprise. Mais il était onze heures. Un trop plein de whisky bavait déjà de ses commissures. 13


Et une étrangère, ça n’annonçait jamais rien de bon. L’enveloppe de papier kraft claqua sur le bureau d’acier. Léonard s’encastra un peu plus commodément dans son fauteuil. - Léonard Lorenzi ? - C’est lui, confirma Léonard. Qu’est-ce que vous lui voulez ? Le ton de l'inconnue était froid. Une lame bleue. - Ça fait déjà trois communiqués que je vous envoie. - Et alors ? - Depuis un mois, je n’ai pas vu une seule ligne dans votre journal. - C’est pas une obligation... Il s’alluma une cigarette. La fille possédait un charme ambré. Sulfureux. Il l’observa par en dessous et reprit : - De quoi il parle, votre communiqué ? - Ouvrez-le. Vous verrez bien. - Pas le temps. Elle planta son regard dans celui de Léonard. Ses yeux étaient couleur plume d’aigle : - Moi non plus. Il sourit et aspira discrètement le parfum d’interdit qui s’échappait de la fille. Avant, il l’aurait retenue. Dans un autre lieu, aussi. Mais pas ici. Pas en France. Trop de risques. Quelques secondes plus tard, la porte de la locale se referma sur l’inconnue avec son bâillement caractéristique. - Pour qui elles se prennent, ces connasses ? articula péniblement Coutances, à l’autre bout de la pièce. Encore ces sales cons de jaunes qui oublient de rentrer au pays. - Quoi ? demanda distraitement Léonard. - Rien. Et Coutances replongea sa trogne de photographe dans sa tasse de whisky. Pour lui-même, il ajouta : - Ces niacs, ça devrait porter un insigne. Sinon, comment tu veux

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qu’on les distingue des vrais français, ces gens ? La nuit qui suivit fut un véritable cauchemar pour Léonard. La soirée avait pourtant bien commencé. Un vernissage au Set Club, sur les hauteurs de la ville. Avant de s’y rendre, il était passé par son appartement de la rue Goyrand. En quelques semaines, l’intérieur avait changé. Par goût, plus que par nécessité, Léonard avait opté pour une décoration sobre. Deux gigantesques canapés en rotin occupaient l’un des murs du salon. D'autre part, il avait aménagé une bibliothèque et une male en osier pour ponctuer les espaces vacants. Un bambou et un palmier achevaient de donner l’illusion d’un intérieur vivant. Au centre de la pièce, sur une table basse en cèdre, le petit nègre en stuc, vêtu de rouge et d’or, souriait toujours. Léonard monta dans la mezzanine pour passer un costume un peu étriqué, plus vraiment de la première jeunesse. Dans sa chambre, aucun lit. Juste un hamac tendu et, posée sur le sol, une chaîne hifi. Bientôt, les premières conquêtes viendraient s’empêtrer dans sa resserre. Des femmes riches, des bourgeoises accouplées à des notables importants. Elles adoreraient le décor exotique du salon, la musique brésilienne en note sucrée, les teintes vertes et jaunes du hamac. C’était sûr qu’elles adoreraient. Une sieste crapuleuse avec un homme presque inconnu. Un journaliste, ça donne le frisson. Ils baiseraient avec délectation, agrippés aux filins du hamac. Des mouches bleues dans une toile d’araignée. Elles hurleraient à chaque coup de reins. Elles trembleraient en gamines vicieuses, en femmes mal mariées. Les femmes de notables, il les aurait, elles aussi. Léonard ralentit. À l’entrée du Set Club, un écriteau annonçait la couleur. Vernissage de Marie-Hélène Kipouros Lombard. L’épouse d’Eric Lombard, directeur du service propagande à la

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municipalité. Un gardien s’approcha de la Fiat rouge. L’œil fixe, la démarche autoritaire. Sans doute un ancien adjudant reconverti dans le service d’ordre de la Faction Nationale. La main sur son arme, il jeta à Léonard un regard suspicieux. Une cicatrice sur la tempe, un tatouage sur le bras, une voiture cabossée. Il n’appartenait sans doute pas au cercle des notables. Il faisait louche. Pas réglementaire. Alors que le vigile allait lui demander de décliner son identité, Léonard sortit sa carte de presse. Elle alluma dans le visage encrassé du gardien un sourire bleu. Tête droite, menton en avant, il actionna aussitôt la barrière. Léonard alla garer la voiture à l’écart. Entre un roadster gris acier et une voiture officielle arborant le macaron bleu blanc rouge, il coupa le contact. Dans le rétroviseur, il aperçut Franck Agronorias lui sourire d’un air méprisant. C’était le comptable de la Faction. Léonard l’avait déjà identifié lors d’une séance du conseil municipal. Il arborait ce soir-là une rosette volée à Paris, dans les couloirs des grenouillages. Elle lui saignait sur la poitrine. Il claqua la portière, rajusta machinalement son ensemble et inspira profondément. L’angoisse lui bloquait la poitrine. Dans ces pince-fesses de convenance, il lui était difficile de ne pas craquer. Sortir un flingue et balayer l’assemblée, au hasard, jusqu’à ce que l’équipe de sécurité le refroidisse à son tour. Dans la fumée de poudre chaude, tout serait terminé. Enfin. - Monsieur Lorenzi ! Quelle joie de vous compter parmi nous ! Venez vite, il faut absolument que je vous présente à MarieHélène... Joseph Leblansec accourait, la mèche bien plaquée sur le front. C’était un homme qui n’avait pas trente ans, au courant de tout et au service exclusif d’Eric Lombard. Avec son costume premier prix, ses lunettes à montures d’écailles et son menton imberbe, il

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ne payait pas de mine. C’était pourtant un informateur redoutable. La nuit, connecté sur le grand serveur de Nantes, il épluchait les casiers judiciaires, faisait des recoupements avec le Fisc, interrogeait les R.G. de la Faction, dressait des listes noires. Léonard le craignait. Jusqu’à présent, il n’avait encore rien trouvé sur lui, sur son passé. Il ne le connaissait encore que sous le jour où il s’était présenté : Léonard Lorenzi, célibataire, originaire de Avignon, journaliste, ancien collaborateur de Pessac Infos, venu à Aix pour reprendre en mains la locale de La Tribune Libre. Il le suivit entre les longues tables surchargées d’alcool. Dans le fond, près de la piscine, des musiciens massacraient Nuages de Django. Quatre ou cinq couples balançaient leurs fesses dans le rythme plat. - Marie-Hélène, laissez-moi vous présenter Léonard Lorenzi, responsable de La Tribune Libre à Aix. La femme d’Eric Lombard se retourna. Vêtue de strass, le chignon planté d’aigrettes, elle devait avoir dans les quarante ans. Pas franchement belle, pas franchement vilaine. Une rousse au regard triste. Malgré les phalènes qui grouillaient autour d’elle, elle avait l’air de s’ennuyer terriblement. Elle jeta sa cigarette par terre et tendit sa main lourde d’or : - Absolument enchantée, murmura-t-elle avec une voix rauque. - Tout le plaisir est pour moi, répondit Léonard. Joseph Leblansec, les présentations terminées, s’éclipsa aussitôt avec un rapide : - Je vous quitte. Je pense que le Préfet, monsieur de Savoie, ne va plus tarder maintenant. Cher Léonard, je compte sur vous pour faire un bel article sur madame Kipouros Lombard ! Et il disparut dans la foule. - Vous avez bien le look d’un journaliste... lâcha distraitement Marie-Hélène. Léonard sourit. Il était habitué à ce genre de remarques. Pour la

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forme, il enchaîna : - Et ça ressemble à quoi, un journaliste ? Elle descendit son verre de whisky. Ni grimace, ni chair de poule sur ses avant-bras. Sûr, elle buvait sec. Elle déposa son verre sur la table de cocktail et fit volte-face. Ses yeux détaillaient Léonard avec la malice gourmande des femmes délaissées. - Un journaliste, c’est plutôt pas mal. Ça porte rarement le costume, ça a des pellicules sur les épaules et c’est terrifiant de vulgarité. - Tiens donc... Elle ramena une mèche égarée sur son oreille. Avant de lui tourner le dos, elle ajouta : - J’oubliais : ça n’a aucune fierté et c’est persuadé d’être indispensable à la bonne marche du monde. Bref, ça n’a aucun intérêt. Comme elle s’éloignait, Léonard lui lança, malgré lui : - À vous entendre, j’ai cru un instant que vous parliez des politiques. Elle s’immobilisa. Le pied droit suspendu à quelques centimètres du sol. Une chienne à l’arrêt. Il s’en mordit les lèvres. À la manière d’une ballerine, elle opéra un demi-tour très lent. En deux pas, elle fut à nouveau près de lui. Ça faisait longtemps que personne n’avait répondu de cette façon à Marie-Hélène Kipouros, femme d’Eric Lombard. Elle ficha une nouvelle cigarette entre ses lèvres. Une brune, sans filtre. Elle sortit son briquet et aspira la flamme à plusieurs reprises. Elle devait téter les pétards avec avidité dans les alcôves refroidies de sa villa grand siècle. Elle recracha une épaisse langue grise, chaude. Sa voix grêleuse, parfumée de tabac et d’alcool, glissa sur le brouhaha : - Il y a longtemps que vous êtes arrivé à Aix, monsieur le journaliste ? - Suffisamment pour savoir que je viens de commettre une bourde. Mi-garce, mi-salope enivrée, elle reprit : 18


- Vous savez que si je voulais, je n’aurais qu’un mot à dire pour que... Léonard sentit le genou rond de la femme se frayer un chemin entre ses jambes. Elle était excitée, une gamine dans un champ de coquelicots au plus fort de l’été. Il devait réagir vite. Il embraya : - ... Qu’un mot à dire pour que je me retrouve au chômage. Je sais. La pression discrète se fit plus insistante. Léonard se dégagea et, dans le même mouvement, plaqua sa main sur le sexe de la femme. Marie-Hélène écarquilla aussitôt de grands yeux effarés. Un cri monta dans sa gorge. Puis, quand elle s’aperçut que personne ne pouvait voir leur manège, elle se mit à ronronner. Les doigts de Léonard caressaient son sexe trempé. Ils le flattaient doucement, en goûtaient les contours, éprouvaient sa consistance à travers l’étoffe de la robe. - Vous êtes fou... murmura-t-elle dans son cou. On pourrait nous surprendre, arrêtez ! Il continua pourtant sa manœuvre un court instant. Elle dégageait une odeur malsaine de solitude et d’abandon. - Arrêtez... Son souffle était court, sa respiration saccadée. Elle lui serra le poignet. Elle était forte. Il se laissa faire et se retourna doucement. Les yeux de Marie-Hélène brillaient d’incrédulité. Ses tempes étaient rouges et de minuscules gouttes de sueur brillaient sur sa lèvre supérieure. N’importe qui, à cet instant, l’aurait prise pour une sainte. Lui, il l’aurait juste prise, à la hussarde, avec un rien de dégoût. Il avala son cocktail, lui sourit, repartit sans un mot fendre la foule. Un long frisson parcourut l’échine de Marie-Hélène Kipouros Lombard. Comme s'il pouvait encore l’entendre, elle lâcha avec un soupir désabusé : - Et en plus, il est séduisant… Dans les haut-parleurs, une voix annonça avec emphase l’arrivée

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du préfet, Laurent de Savoie, en compagnie du maire de la ville. Une nuée de sympathisants de la Faction entraîna Marie-Hélène en direction de l’estrade. Elle chercha des yeux Léonard, mais ne vit que des gens qui applaudissaient à tout rompre une Mégane noire aux vitres fumées, macaron tricolore sur le pare-brise. Il était vingt-deux heures quand Léonard regagna son appartement. Avant toute chose, il passa ses mains sous l’eau. Pas tant pour éliminer la chaleur moite puisée sur le sexe de MarieHélène Kipouros Lombard que pour se purifier de toutes ces mains serrées. Celles de Leblansec, du préfet Laurent de Savoie, du chef des flics Salem, du maire d’Aix-en-Provence ou encore de tous les sympathisants de la Faction, obsédés par la joie de côtoyer le pouvoir en place. Pour Léonard, les pires de tous étaient ceux qui composaient la masse silencieuse. Pas les meneurs. Ceux-là savaient manipuler les foules. Ils savaient qu’ils jouaient au grand jeu de la démocratie. Ils savaient qu’ils pouvaient perdre ou gagner dans cette farce où le plus vicieux remporte le pouvoir absolu le temps d’un mandat. Non, les pires restaient les imbéciles désespérés, les naïfs qui obéissaient aux ordres venus d’en haut. Ils avaient signé un chèque en blanc à un candidat et répétaient les mots d’ordre officiels avec la ferveur de vieilles Provençales égrainant leurs chapelets en bois d’olivier. Ils constituaient le ventre mou de la Faction. Ils crachaient avec la même ferveur sur les Ritals, les Polacks, les Crouilles et les Sidis. Sans oublier les Bamboulas de tous les continents. En bonne conscience, ils tiraient des rafales de poncifs sur tout ce qui bougeait. L’Arabe était traître, surtout l’Algérien. Lubrique, fanatique, voleur, égorgeur de moutons dans les cages d’escaliers. Incapable de vivre en France à cause de sa religion. Après s’être lavé les mains, Léonard vomit jusqu’à se déchirer

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l’estomac, la gorge, les lèvres. Il n’avait plus rien à quoi se raccrocher. Les Arabes eux-mêmes crachaient sur les Juifs. Certains Juifs étaient membres de la Faction. La Faction frappait sur les Noirs. Les Noirs avaient perdu leurs racines. Les racines ne montaient plus jusqu’au ciel. Le ciel attendait toujours, profond, sonore comme le ventre d’une église abandonnée. Léonard ouvrit son portefeuille. Pour lui, la Faction ne valait pas mieux que le FIS, que les politiques de tous bords, que les Catholiques intégristes. Pas pire que la masse frigorifiée de la majorité silencieuse. Ni idéaliste, ni anarchiste. Il en avait juste assez de vomir sa trouille dans le silence de la Gironde. Une photo délavée sortit timidement une oreille cornée de ses papiers jaunis. Il l’observa à la lumière d’un briquet retrouvé dans la poussière de l’appartement. Le vieux Zippo puait comme une raffinerie sauvage.

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Chapitre 3

La journée du lendemain s’était passée sans heurt. Après l’interview insipide de Laurent Caballero, un chocolatier très en vue, Léonard était allé au journal. Il était onze heures et quart. Pierre Coutances, détrempé de whisky, passait et repassait devant ses yeux éteints les planches contacts de gamines dérisoires. Une cigarette tordue refusait de griller entre ses lèvres humides. Son regard âcre s’accrochait sur les courbes nerveuses de ces modèles d’un jour au travers d’un compte-fils graisseux. Les deux collègues ne se saluèrent pas. Dès que Léonard apparut, Coutances bava sur lui un regard maladif. Il balbutia : - T’es là ? Je vais faire un tour en ville. Quelqu’un à voir... Léonard ne répondit rien. Par la fenêtre, le chantier immobile déclinait ses parpaings en palettes régulières, sans aucune imagination. L’hôtel d’en face, déchiré dans ses entrailles par les dents des pelleteuses, offrait un visage désolant. Les tripes à l’air, l’établissement espérait une nouvelle décision de la municipalité. À trois reprises, il avait été détruit et reconstruit, au gré des désirs de la pègre respectable. À ce jour, ce coin servait d’abri à quelques SDF édentés. Une piscine centrale, excavée à la façon d’une molaire malade, faisait office de réceptacle aux canettes et aux bouteilles de tous poils. Machinalement, Léonard ouvrit l’enveloppe de papier kraft

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déposée par l’inconnue vêtue d’orange. Il repensa à ses cheveux noirs et à son regard perçant. À l’intérieur de l’enveloppe, un dossier presse mal fagoté annonçait une avant-première organisée par une association de quartiers. Trois feuillets fixés par un trombone. Pas de titre ni d’inter. Des coups de Typex assassins. Du travail d’amateur. Il parcourut les premières lignes. Aucun intérêt. Tout juste une suite de noms composant un comité d’animation. Par recoupement rapide, il reconnut l’identité de la mystérieuse étrangère : Elise Daniel. Ça sonnait clair, frais. Cette association Loi 1901 organisait des spectacles chorégraphiques et rythmiques, façon Tambours du Bronx, avec les gamins des quartiers. La Pinète, Beisson, la ZUP, la ZAC. Tous les Blacks, Viets, Beurs de seconde et troisième générations. Une sorte de West Side Story au pays de Cézanne. L’association avait pour nom : Du Monde Entier. Renseignements pris auprès de Laurence Ferraud, la stagiaire, c’était l’une des dernières à être tolérée par la nouvelle municipalité. Depuis deux ans, toutes ses subventions avaient été supprimées. Elle se mourrait aujourd’hui de sa petite mort dans un grand bain d’indifférence citoyenne. Alors qu’il allait balancer le tout dans la poubelle, une carte glissa d’entre les feuillets. Léonard la saisit et y jeta un regard furtif. Écrit à la main, il put lire : Monsieur le Rédacteur en Chef de la locale La Tribune Libre, Léonard Lorenzi, est chaleureusement invité à assister en avantpremière au nouveau spectacle de la troupe Du Monde Entier : C’est chaud, une ville la nuit… À choisir, il aurait préféré un rendez-vous en tête-à-tête avec la dénommée Elise Daniel. Soudain, Coutances posa ses grosses mains sur le dossier presse. Il titubait. Léonard reçut en plein visage l’haleine plombée d’alcool : - Laisse tomber, grand chef. Les asiatiques, c’est pas bon pour toi. - Quoi ? Coutances lui prit le dossier des mains, le déchira, et jeta le tout 23


dans la corbeille avide. - Laisse tomber, je te dis. Les asiatiques, c’est pas bon pour ce que t’as. Puis, sans un mot d’explication, il fit volte-face. Il vérifia la présence de son Nikon sur son estomac et disparut. Laurence Ferraud et sa silhouette élastique vinrent presque aussitôt le remplacer dans son champ visuel. La stagiaire était vêtue d’une jupe de cuir noir, très courte, mise en valeur par des talons aiguilles, noirs eux aussi. Elle déposa sans un mot le courrier du jour sur le plateau désert. Malgré le froid de décembre, elle portait un bustier ajouré qui laissait ses seins s’alanguir avec volupté au moindre mouvement. Elle lui sourit. Pas l’ombre d’un doute. Elle était prête à beaucoup de sacrifices pour réussir dans le journalisme. Même le plus miteux. Coutances, avec son foie pourrissant et son teint jaune, n’avait pas tort. La Faction prenait chaque jour de plus en plus d’importance. Il devenait dangereux de côtoyer des Noirs, des Arabes. Frayer avec ceux qui les défendaient relevait presque du suicide. Les lois s’enchaînaient sans que personne n’y trouvât rien à redire. La dernière en date venait d’interdire à tous les Français, ceux dont le nom de famille avait une consonance étrangère, de travailler dans le secteur public. Il existait cependant une exception. Ceux qui résidaient en France depuis deux générations au moins pouvaient conserver leur emploi s’ils acceptaient de transformer leur patronyme. Aaron devenait Caron. Lamberti se transformait en Lambert. Fassetta, en Fasset. Seul, le secteur public était concerné. Ils n’avaient pas encore osé toucher au privé. Cette seule pensée le fit grimacer. Pour rejoindre la rue Goyrand, Léonard décida de prendre le chemin des écoliers. Le journal était bouclé, il n’était encore que

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seize heures. Il avait le temps. En cette fin d’année, Aix-en-Provence sentait bon. Une maîtresse surannée, tendre, décoiffée de toutes ses feuilles mortes. Le parfum sauvage de la terre mouillée, apporté par un mistral gris, brouillait les pensées. Aux fenêtres des maisons bourgeoises, les premiers sapins lançaient leurs guirlandes électriques dans le ciel palissant. Noël approchait à grands pas. Parvenu sur la place des Prêcheurs, il croisa une bande de gamines giclant comme des fusées d’une ruelle adjacente. La bouche dévorée de rires et de confiance dans le présent, elles n’avaient aucun passé pour leur faire redouter les années à venir. L’une d’entre elles l’observa, des désirs mal formulés encore dans le regard. Puis elle rejoignit les autres au pas de course. Place du Palais de Justice, il ne croisa qu’un vol d’avocats, pesants et lourds. Enfin, pour contourner le Cours Mirabeau par sa partie supérieure, il prit la rue Manuel, derrière la place du marché. Cette travée sentait fort la bête morte. Faisant angle avec la place, une boucherie en gros vomissait ses quartiers de barbaque et ses crépines blanches, ciselées en dentelles de Calais, le tout dans un soleil cézannien crépusculaire. Zola aurait apprécié. Dans la lumière vacillante, il parcourut la rue d’Italie et s’arrêta un instant sur le parvis de l’église Saint-Jean de Malte. Plantée comme un poignard cathare à l’embouchure du quartier Mazarin, elle émergeait d’une mer de galets bosselés par les allers et venues des paroissiens des siècles. Ce parvis avait dû en voir des tristesses, des enterrements, des mariages et des révolutions. S’il avait pu parler, le monde entier se serait tu pour l’écouter raconter l’histoire de l’univers. Soudain, la lourde porte centrale du bâtiment s’ouvrit dans un grincement. Une lumière orange sautilla sur les trois escaliers et vint se diluer dans le mauve de la presque nuit. Derrière elle, lui bouchant l’espace, le drapeau des Intégristes de la Faction se déplia. Vêtus de noir, ils préparaient la procession de Noël. 25


Léonard leva les yeux au ciel, sans doute un réflexe millénaire. Les faces hideuses des gargouilles l’observaient de leurs yeux de pierre. Il reprit sa marche. La silhouette souple de Elise remonta à son esprit. Une musique familière. Elle était belle. Un peu trop, sans doute. Pour la chasser, il courut jusque chez lui en bravant un mauvais vent. Vers dix-neuf heures, il quitta sa rue, direction Le Cactus, une pizzeria où il avait déjà ses habitudes. Une pluie fine s’était mise à tomber. Il releva son col de pardessus, rentra les épaules et prit la rue Marcel Guillaume. Très vite, l’eau glacée nettoya les brumes souples que la fatigue avait tissées devant ses yeux. Quand il atteignit le cinéma, la sonnerie stridente de son portable retentit. Éric Lombard. Sa voix glaireuse grommela dans le combiné : - Léonard Lorenzi ? - Oui... - Éric Lombard. Vous êtes libre ce soir ? - Quand ? - Tout de suite. Rendez-vous à Marseille, bar Chez Michel, corniche Kennedy. - Pourquoi ? - Je vous attends là-bas, dans une heure maximum. Venez seul et ne soyez pas en retard. - Bien. Le clapet du portable claqua d’un coup sec. Éric Lombard, directeur du service propagande de la Faction Nationale, avait les pleins pouvoirs. À choisir, Léonard aurait préféré avoir rendezvous avec Marie-Hélène Kipouros, sa peintre de femme, juste histoire de voir jusqu’où elle était capable d’aller. Dommage.

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À pas pressés, il fendit la rue Villars et se dirigea vers le parking de la bibliothèque. Place de la Rotonde, une demi-mondaine ou une fausse pute faisait les cent pas. Son pantalon de Skaï noir lança un éclair. Léonard pensa à Julie, à Aurélie. Depuis son arrivée à Aix, il n’était pas allé les voir.

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Chapitre 4

Le bar Chez Michel semblait tenir par miracle à la corniche de pierre blanche qui borde le sud de Marseille. Il ressemblait à une arapède aux lignes cassantes, un coquillage têtu, dédaigneux des paquets d’écume qui battaient la grève, quinze mètres plus bas. Solidement arrimé à la roche, il faisait éclater ses néons azur dans la nuit, sans pudeur et sans honte. Il ne venait presque jamais personne dans ce bar. Les gens du quartier, notamment ceux du Vallon des Auffes, murmuraient volontiers que la mafia ou la camorra avaient dû planter leurs crocs, lancer leurs bras tentaculaires sur cette tête de proue marseillaise. Un petit parking protégé par des rambardes s’enfonçait encore plus avant sur la mer. Léonard y gara sa Fiat. Sur le mur faisant face à Chez Michel, il découvrit le visage géant de Zinedine Zidane, six mètres sur quatre, estampillé 100 % Marseillais, 100 % champion ! Léonard poussa la porte. Personne dans la salle principale, sauf un jeune homme rêvassant sans fin sur le portrait de Zizou derrière les vitres tatouées de pluie. Une lumière jaune laitait l’atmosphère humide. On se serait cru dans un polar noir. Ou au fin fond d’un verre de pastis.

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- Excusez-moi, dit Léonard. J’ai rendez-vous avec Eric Lombard... Le barman se contenta d’indiquer la volée d’escaliers s’ouvrant dans le sol, une bouche de bois creusée dans un galion. Il s’y engouffra et abandonna le serveur à sa mélancolie de Schpountz. Au centre du sous-sol, meublé façon marine, Eric Lombard était en grande discussion avec Benoît Salem, le chef des Polices Unifiées. Encore bel homme, Lombard trahissait déjà sa fonction de politique professionnel par un cou de pélican à peine esquissé et une peau blanche, une couenne de porc raclée minutieusement. Vêtu en VRP de luxe, il parlait très bas, comme si chacune de ses phrases relevait d’un secret d’état à cacher absolument au commun des mortels. Lui qui, en public, savait haranguer les foules, il se faisait avare de mots et de gestes dès qu’une discussion privée s’amorçait. À l’instant où il aperçut Léonard, il se redressa, interrompit de la main la réponse de Benoît Salem et, avec un sourire carnassier, intima au nouveau venu de les rejoindre : - Léonard, viens que je te présente ! Le tutoiement était de mise dans ce type de soirées entre décideurs majoritairement masculins. Les deux hommes se levèrent pour lui serrer la main. Celle de Lombard était moite et molle. Celle de Salem, sèche, cassante, puissante. Tout à fait à l’image de ce taureau trapu, quasiment muet en société, beuglard dans ses bureaux de la police où il régnait en maître. - Léonard Lorenzi, reprit Lombard, notre très cher et talentueux journaliste, responsable de La Tribune Libre à Aix... Il en faisait des tonnes. Léonard sourit et baissa la tête. Lombard désigna un à un les autres convives, d’un mouvement du bras trop théâtral : - Benoît Salem... Les hommes échangèrent une nouvelle grimace polie.

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- Laurent de Savoie, notre Préfet... À la table voisine, un homme malingre, noyé dans son pardessus en poil de chameau, lui tendit une menotte d’enfant. Malgré la chaleur des radiateurs, ses doigts étaient glacés. Avec son visage chafouin, toujours en mouvements, il faisait irrésistiblement songer à un rongeur malsain, agité de tremblements nerveux. - Robert Villepinte, directeur de la SEM des HLM du Pays d’Aix... Celui-là avait la poigne rugueuse du bricoleur du dimanche. Cigarette blonde au bec, moustache fine et jalousement entretenue, il pouvait avoir dans les quarante-cinq ans. Il aurait paru plus jeune si son goût immodéré de l’alcool n’avait tatoué des marques de mauvaise graisse jaune sur son visage de sanglier. - ... et Bernard Burago, qui représente ici l’un de nos partenaires… L’homme en question ne lui tendit pas sa main. Corse ou Italien, c’était un bellâtre aux cheveux de jais tirés en arrière. Costume cher et de mauvais goût, gourmette d’or au poignet, chemise blanche à col cassé, pierre porte-bonheur montée en chaton sur l’auriculaire gauche. Un mac ou une petite frappe sans réelle envergure. Ils ne restèrent Chez Michel que le temps de boire un verre. D’un convive à l’autre, les phrases se chevauchaient dans un brouhaha feutré, se percutaient mollement, à la façon d’un bateau qui ne parvient pas à prendre le large. Soudain, un « Bonsoir ! » tonitruant cisailla net l’atmosphère enfumée. Chacun se figea, les yeux tournés vers les escaliers. L’instant d’après, des applaudissements retentirent. Laurent de Savoie, oubliant sa morgue de Préfet, se fendit d’un coup de sifflet strident. Les notables se levèrent comme un seul homme. Yves Mezcal venait d’apparaître. Ancienne star du petit écran, chantre de la télévision tombé en désuétude publique, Mezcal était un homme trapu, élégant, avec

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des yeux plissés d’un bleu mêlé de gris clair. Les bras ouverts, sûr de son effet, il s’avança au centre de la pièce, sourire aux lèvres. Quelques gouttes de pluie tachetaient son imperméable marron. D’une voix de stentor abîmée par trop de brunes, il reprit : - Et alors, messieurs ! La valetaille de la politique ne salue plus ? Benoît Salem, d’ordinaire moins empressé, fut le premier à se lever pour lui tendre un siège. Yves Mezcal refusa d’un geste et préféra rester debout, les mains sur le dossier : - Votre humble serviteur vous prie de l’excuser. Mais en journalisme comme en politique, le monde est plein d’emmerdeurs dont il est souvent difficile de se débarrasser. Derrière lui, le garçon apathique apportait un double whisky. - Merci, petit. Mezcal l’avala d’une gorgée et alluma une Gitane sans filtre. Son âcreté fit taire les volutes sucrées des blondes délicates. Pendant quelques minutes, Léonard l’écouta parler. Il avait le charisme d’un tribun, sa voix imposait le respect. Il monologua avec brio, un mépris parisien teinté d’une flagornerie de bon ton. L’assistance était sous le charme. Plus tard, tous longèrent en cortège le front de mer de Marseille. À droite, au-delà des parapets qui bégayaient dans les phares des voitures, Léonard aperçut des lumières falotes flottant sur l’eau. Des pêcheurs taquinaient la murène ou le congre au lamparo. Il était vingt-et-une heures trente. Un crachin têtu battait le parebrise. Seul dans sa Fiat, il suivait la Mercedes noire aux vitres sans tain de Bernard Burago où Mezcal, Laurent de Savoie et Robert Villepinte avaient pris place. Salem et Lombard étaient derrière lui, dans un coupé BMW gris anthracite. Destination inconnue. Embrumé par la fatigue, Léonard manqua de percuter l’arrière de la Mercedes quand celle-ci stoppa mollement devant un portail de

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fer. Il avait conduit en apnée mentale, la conscience en berne. Perdu dans des pensées où Elise jouait un rôle trouble, sulfureux. Il n’aurait pas pu dire où il se trouvait exactement. Au nord-est de Marseille, c’était une certitude. La seule. Depuis son corbillard bourgeois, Burago prit une télécommande dans sa boîte à gants et actionna l’ouverture. Les deux ventaux se séparèrent avec un bel ensemble et trois hommes armés, en pardessus de cuir noir, apparurent dans la lumière des phares. L’un d’entre eux approcha et se pencha à la fenêtre de la Mercedes. Après un court conciliabule, il porta son talkie-walkie à sa bouche et s’effaça devant le passage des voitures. La propriété semblait immense. Une route en lacets serrés s’entortillait autour d’un morne et serpentait entre les massifs de fleurs et les arbustes. Quelques statues jouaient à cache-cache avec des palmiers et des mimosas géants. Elles se dévêtaient dans la lueur des phares et repartaient aussitôt se dissimuler au plus profond de la nuit, pudiques et glacées. Après deux cents mètres parcourus à un train de sénateur, une rotonde amputa la route. Un tapis moelleux de graviers crissa sous les pneus. Deux projecteurs tranchèrent dans le gras de la nuit. Les portes des véhicules claquèrent. Au sommet d’une montée d’escaliers de marbre, une silhouette apparut en contre-jour. C’était celle d’un homme taillé en pot à tabac, les mains dans les poches, un long cigare au bec fumant dans l’air électrique. Sans pouvoir lire dans son regard, on l’imaginait méprisant, sans Dieu ni maître sinon lui-même. Près de lui, une femme aux longs cheveux. La taille bien prise, elle le dépassait d’une tête. La lueur acide des projecteurs lui dessinait une silhouette sans pudeur, offerte aux yeux de tous grâce à une robe légère et vaporeuse. Le pot à tabac attendit une vingtaine de secondes. Parfaitement immobile, il toisait l’assistance avec dédain. Enfin, il aboya d’une voix forte : « Yves, mon ami ! Tu as fini par venir ? Mezcal grimaça un sourire et gravit lentement la volée de marches 32


en s’appuyant à la rambarde de pierre. Dans l’effort, il soufflait comme un vapeur asthmatique sur l’échine bien huilée d’un Mississippi de légende. Parvenu au sommet, il prit le temps d’essuyer ses doigts à son pardessus. Puis, il baisa la main de l’hôtesse muette et tomba enfin dans les bras de l’homme pour une accolade franche et virile. Léonard le reconnut dès que celui-ci fit face à la lumière. C’était François Leflamand. Assis sur une chaise en fer forgé agrémentée d’un coussin de soie rouge et or, Léonard observait la tablée. Dans cette villa froide, aux faux airs de château provençal, il assistait à cet instant précis à une grand-messe de fraternisation entre tous les pôles d’un pouvoir pourrissant. François Leflamand, sexagénaire estimé, trempait en fait dans des scandales qui fleuraient bon la blanche, la pute et le bandit manchot. Flibustier respectable puisque respecté, il naviguait dans tous les milieux qui se partageaient la côte. Il avait ses entrées dans la mafia sicilienne, chez les caïds de Marseille, les Gitans des Saintes et les intégristes arabes. Ami de l’ombre des politiciens en place, il avait tout de la vieille carpe moussue, toujours entre deux eaux, attentif et méfiant, quelles que soient les circonstances. Pour cette soirée, François Leflamand avait bien fait les choses. Entre chaque convive, des tapins de haute volée avaient pour mission d’égayer la soirée. Ils ou elles posaient des questions idiotes, riaient à tout bout de champ, se laissaient bêtement séduire. Léonard avait à sa gauche une métisse francovietnamienne dont les seins aigus tendaient avec bonheur la légère gaze d’un bustier noir. Sur sa droite, une latine aux longs cheveux bouclés, à la bouche pulpeuse, rouge sang, troublante de vulgarité. En préambule au repas, le Champagne avait coulé à flots. Au fil

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des minutes, les yeux des convives s’étaient allumés d’étincelles mauves. Une musique internationale, du type easy listening, dégoulinait des baffles. Des serveuses comoriennes veillaient à ce que les coupes de fin cristal soient toujours pleines. Lorsqu’il jugea le moment venu, l’incontournable Eric Lombard prit la parole. Il se leva, demanda le silence en tapotant son couteau d’argent contre son verre, et entama un discours : - Mes chers amis... Mes chers amis ! Avant toutes choses, je tiens à remercier notre hôte, François Leflamand, d’avoir bien voulu nous ouvrir toutes grandes les portes de sa maison somptuaire et pourtant si chaleureuse... Des applaudissements retentirent sous l’œil torve de ce dernier. - Mais je voudrais aussi rendre hommage à Yves Mezcal qui nous fait l’honneur de quitter un instant son Paris natal pour présider aux destinées de notre action caritative ! Les mains crépitèrent avec plus d’entrain dans l’air surchauffé d’alcool et de parfums capiteux. Lombard avala une gorgée de champagne et poursuivit son speech, longuement improvisé le matin même devant la glace de son salon. En écoutant le discours, Léonard comprit. Tous ces politiciens avaient créé une association Loi 1901 baptisée du nom d’Arche de la Solidarité. Le but officiel de cette structure était d’organiser des spectacles véreux pour réunir des fonds et venir en aide aux jeunes couples des quartiers défavorisés pouvant faire preuve de leur nationalité – et de leurs racines françaises. En fait, opérer un racket institutionnel sur les industriels et les gros commerçants du Pays d’Aix. Les dons de ces derniers seraient effectués en liquide. 20 % seraient redistribués sous forme d’enveloppes aux familles triées sur le volet. 20 % suffiraient pour faire pousser la chansonnette à de vieilles gloires ou à de jeunes louves dévorées d’ambition, sous la coupe de Mezcal. Et les 60 % restants iraient grossir les caisses noires de la Faction. Lombard fournirait, aux frais de la Municipalité, les outils de 34


communication et les espaces d’affichage. Le Préfet Laurent de Savoie assurerait le service d’ordre en bonne intelligence avec Benoît Salem. François Leflamand et ses amis prendraient contact avec les généreux donateurs. Grâce à Mezcal, la presse nationale et régionale couvrirait l’événement. Avec sa gueule de bienfaiteur de l’humanité, Eric Lombard conclut son discours par une envolée tonitruante, le bras tendu, la rosette flatulente : - La Faction Nationale, notre parti à tous, ne laissera personne sur le bord du chemin dans sa grande marche victorieuse vers le progrès. Toutes les Aixoises et tous les Aixois auront leur part dans la citoyenneté de cette action. L’Arche de la Solidarité sera un exemple pour tous. Les défavorisés, cet héritage indigne légué par l’ancienne majorité, sauront bientôt qu’ils peuvent compter sur nous pour accéder à une existence plus saine, plus droite, plus propre ! Vive l’Arche de la Solidarité ! Vive l’ordre nouveau ! Vive la Faction Nationale ! Lombard était en nage. Quand le calme fut revenu, Mezcal décolla à peine sa coupe de ses lèvres. Il lâcha de sa voix cassée : - Politicien de mes deux... On est entre nous, ici. Pas devant ton conseil municipal. Laisse-nous picoler tranquille et ferme-la. Tu nous fatigues... Personne ne réagit. Il n’y eut que Leflamand pour désamorcer la situation. Il ordonna d’un ton sec de servir le repas. Après le dîner, quelques personnes se mirent à danser toutes seules, fatiguées par les discussions à demi-mots échangés entre Villepinte, De Savoie, Salem et Lombard. Mezcal buvait en silence du rouge, un Côte du Rhône grenat, âpre comme une langue de chatte. Leflamand rêvait en tétant un énorme cigare cubain. Léonard, avec son costume fripé et son visage fatigué, n’intéressait personne. Il avait été invité au milieu de cette réunion de VIP car il était la courroie de transmission de la locale de La Tribune Libre. S'il acceptait de jouer le jeu, sa

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carrière serait assurée à Marseille, au siège. Dans le cas contraire, il serait viré. Assommé par l’ennui, le champagne, le Châteauneuf-du-Pape et les tournedos Rossini, Léonard se leva discrètement. Il s’éclipsa par le fond de la pièce et admira, au passage, une métisse tahitienne. Elle dansait les seins nus, une rose tatouée sur l’épaule, les yeux éteints de coke. Après un petit corridor, il s’engagea dans un couloir aux plafonds hauts. Les murs blancs étaient recouverts de gigantesques peintures hyperréalistes, façon Caillebotte. La première montrait François Lagrange, un Ministre très en vue de la Faction Nationale. Dans une pose martiale, ce vieil imbécile prenait des airs de paon, le regard suspendu sur la ligne bleue de sa réussite. Près de lui, Laurent Michaux, un autre dignitaire du Parti, posait dans un décor exotique, avec un oued en arrière-plan. Son sourire figé sentait la gégène et la mort. Ces peintures exhibaient sans pudeur des ministres de la Faction déchus, en poste ou à venir. Une galerie de portraits dont la suffisance et le mépris faisaient peur. Des crevures démocrates. Des salauds dangereux. Des politiques. - Ça te plaît ? La voix de Leflamand, et sa main brutalement posée sur son épaule, le firent sursauter. Derrière lui, cigare aux lèvres et orgueil bouffi, le maître des lieux souriait. - C’est très beau... s’entendit répondre Léonard. - Ça te plaît vraiment ? - Oui. C’est ressemblant. Leflamand réfléchit un instant. Il tira une large bouffée sur son cigare mouillé et lâcha d’une voix chauffée à l’Armagnac : - Tu as du goût. Viens avec moi. Ce que tu vas voir, aucun journaliste ne l’a jamais vu. Mais toi, c’est pas pareil. Tu es l’ami de mes amis. Léonard déglutit avec peine. Poussé dans le dos de façon virile, il quitta le couloir, franchit la baie vitrée et reçut en plein visage l’haleine glacée de la nuit. 36


Derrière, le visage de Leflamand rougeoyait dans la braise de son cigare cubain. Sans un mot, ils prirent un sentier pavé de dalles. Plus bas, le flot des voitures attardées fumait doucement au pied de la colline. Un ronronnement lisse, cotonneux, presque ouaté. Léonard ne pouvait s’empêcher d’imaginer que Leflamand allait le braquer, le coller contre un mur avec un Magnum sous la glotte, lui faire cracher sa véritable identité, les raisons de sa présence à Aix. Il se retourna discrètement mais ne vit qu’un petit homme balourd, simple, tranquille, qui soufflait une buée grasse dans le clair-obscur de la lune. Après avoir longé la piscine, Leflamand dépassa Léonard et s’arrêta devant le local technique : - On y est... Il fouilla ses poches et ajouta : - Ce que tu vas voir, ça doit rester entre toi et moi. Tu comprends ça ? - Oui... Il sortit alors de sa veste une clé énorme, d’une longueur démesurée, et la caressa de la main. Les yeux fixes, délavés à force d’en avoir trop vu, il répéta, comme pour lui-même : - Juste entre toi et moi... C’est clair ? D’un geste, Léonard le rassura. Leflamand fit pénétrer la grosse clé dans le pêne et actionna la serrure. Il observait son invité par en dessous. Celui-ci fit d’instinct un pas en arrière à l’ouverture de la porte. Éclairée dans le dos par une lumière halogène crue, une silhouette gigantesque, chevelue, barbue, vêtue de hardes, occupa alors tout l’espace. L’inconnu respirait vite. Ses mains tremblaient. Il avait peur. Leflamand aboya : - Igor ! Pas bouger ! Niet ! L’apparition se plia soudain en deux, les mains touchant presque terre, en signe de soumission absolue. Il se contenta de murmurer, avec un fort accent russe : 37


- Monsieur Leflamand, monsieur Leflamand... Igor, pas bouger... Pas bouger, Igor... À petits pas, à reculons, le visage tourné vers le sol, il libéra l’entrée du local technique. D’une bourrade, Leflamand poussa Léonard vers le fond de la pièce. - Entre, mon ami. Entre... L’espace aveugle pouvait faire dans les dix à quinze mètres carrés et Léonard se retrouva rapidement contre le mur du fond. Il fit demi-tour et découvrit alors le géant en pleine lumière. Dramatiquement maigre, il dépassait les deux mètres et portait pour tout vêtement une espèce de couverture grise et effilochée autour des épaules ainsi qu’un pantalon de flanelle, usé jusqu’à la corde, beaucoup trop court pour lui. Sa barbe grisonnante, filasse, pendait en mèches collées par la crasse. Il sortait d’un autre âge, celui des Hajduks peut-être. Ou celui des moujiks au temps des empereurs, tels qu’aimaient à se les représenter les responsables de la propagande bolchevique. - Comment tu t’appelles déjà ? - Léonard... - Léonard, lui c’est Igor. C’est ce grand singe qui a peint les tableaux que tu as vus. Tous ! - Enchanté, Igor... - Te fatigue pas. C’est un Russe, il parle pas un mot de français. Leflamand passa le bras autour de l’épaule de son invité et l’approcha d’un grand chevalet : - Là, c’est ma fille. Tu as vu comme elle est belle ? Sur la toile, une gamine de sept ou huit ans posait dans un décor salement provençal. Elle était mignonne. Une pauvre petite fille riche. Derrière elle, en arrière-plan, rien ne manquait : pins parasols, garrigue, soleil criard, grande bleue… - Il a beau avoir été communiste, il est quand même fort, reprit Leflamand, admiratif. À Moscou, c’est lui qui s’occupait des portraits officiels des dirigeants. Avant la perestroïka, bien sûr... Pendant que le monologue continuait, Léonard croisa le regard d’Igor. Soit il était réellement terrorisé, soit il jouait la comédie à 38


la perfection. Aucun signe de révolte, de tristesse, de désarroi. - Si je l’avais pas tiré de Moscou quand j’y étais, il serait en Sibérie en ce moment. Ou ailleurs. Mort, sans doute. Quand il m’a montré ce qu’il savait faire, je me suis dit qu’ici, il pourrait encore servir. Les membres de la Faction adorent se faire tirer le portrait. C’est mon action humanitaire à moi. Léonard esquissa un sourire amusé : - Bien sûr… - Mais attention : il ne travaille que sur photos ! Si les ministres savaient que c’est un communiste qui les barbouille sur les tableaux, ça ferait un joli scandale. Les cons… Jugeant que Léonard en avait assez vu, il le poussa doucement vers la sortie. Il alluma un nouveau cigare et lui dit, presque sur le ton de la confidence : - Si l’Arche de la Solidarité marche bien, je te promets qu’Igor fera ton portrait. Qu’est-ce que tu en penses ? Léonard s’imagina un instant croqué par le géant des steppes. Le tableau ferait un effet terrible dans le salon. Il inspira profondément et répondit juste : - Merci, monsieur Leflamand. - C’est rien, va… C’est rien. Viens, maintenant. Pendant qu’Igor disparaissait dans son local et qu’ils replongeaient dans les draps givrés de la nuit, Léonard entendit encore : - Et que ça reste entre nous ça. Les autres ne comprendraient pas. De toute façon, les politiques ça comprend rien à l’art... Quand ils revinrent dans la salle à manger, ils trouvèrent Mezcal ivre mort, le regard immobile, pendu dans le vide, la main serrée mollement sur une nouvelle bouteille de rouge. Il avait l’alcool pensif, éthéré. Presque triste. Sur la piste de danse, les autres s’en donnaient à cœur joie. La pudeur et les tabous avaient sauté en même temps que les cols de

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chemises, les cravates, les vestes de costumes et les bouchons de champagne. Sur du Johnny sale époque, celle des années 70, ils se trémoussaient, sueur aux fronts, ventres gavés, goitres tremblotants. Lombard, un temps refroidi par l’effet raté de son discours, ahanait, les yeux enfouis entre les seins d’une grosse blonde explosant de santé. À cet instant précis, il se foutait de la Faction et de l’Arche de la Solidarité comme du genre humain. Seule, cette blonde pulpeuse, emplissait la totalité de son esprit. Quand elle ouvrit son corsage sur un chorus braillant, il plaqua immédiatement les paumes de ses mains sur ces seins moites, offerts, gorgés de désir et de silicone. Le Préfet Laurent de Savoie avait lui aussi oublié le protocole. Il dansait comme un derviche fou, les yeux écarquillés, électrisé par l’alcool. Il ne portait aucun intérêt à ces femelles chaleureusement offertes. Il tournait sur lui-même à la façon d’une toupie saoule, ses quelques cheveux en épi sur son crâne d’Enarque gonflé de certitudes. Salem, grand chef des Polices Unifiées, restait, malgré sa soûlerie, semblable à un taureau trapu. Il rebondissait mollement d’un pied sur l’autre, toujours à contretemps, un sourire éclatant sur sa face luisante. Robert Villepinte, lui, se prenait pour Johnny. Cigarette au bec, chemise largement ouverte sur un torse tapissé de virilité, le Directeur de la SEM des HLM du Pays d’Aix, retrouvait son adolescence. Une bouteille de champagne vide lui servait de micro. Il hurlait comme un forcené dans le goulot. Ses lèvres enflées d’alcool baragouinaient avec rage, s’emmêlaient dans des mots, des rimes réinventées. De temps en temps, il tirait ses cheveux vers l’arrière, s’ébrouait à la façon d’un chien mouillé, observait ses biceps avec un sourire de matamore. Aucune des filles n’aurait à faire d’heures supplémentaires. Ces superbes barons de la démocratie allaient tous tomber, ivres morts.

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- Alors, confrère... Ça te fait quoi de voir les grands de ce monde se déchirer le foie comme des gamins ? De la bave suintait des commissures des lèvres de Mezcal. Vautré sur le siège passager de la Fiat, il avait tenu à repartir avec Léonard sur le coup des quatre heures du matin. C’était venu d’un coup. En fin de léthargie, il avait subitement hurlé : - Vous me faites tous chier ! Bande de sales cons ! Je suis Yves Mezcal, moi ! Je suis une star, vous m’entendez ? Je suis Yves Mezcal ! Les danseurs avaient éclaté de rire. L’ancienne vedette du petit écran était réputée pour ses coups de colère. Quand les baisers acides du vin se faisaient trop violents, il fallait laisser faire. Le lendemain, il avait tout oublié. La latine à la bouche mouillée, les narines obstruées par la blanche, avait crû pouvoir lui venir en aide au moment où il s’était levé. Un sac de sable mort, dans l’atmosphère lourde d’un club de boxe repeint à la sueur et au sang. - Tu réponds pas, Léonard Lorenzi ? lança-t-il dans un souffle. T’as raison. Ce sont tous des glands. Il saisit avec peine une cigarette et arracha le filtre avec les dents. Sur les trottoirs, des derniers fêtards rentraient chez eux. Sans même tirer une bouffée, Mezcal reprit : - Mais toi, qu’est-ce que tu fous là ? - Question de fric… - Si c’est le pognon qui t’intéresse, qu’est-ce que tu branles en province. Aix, c’est pas mal. Mais pourquoi tu viens pas à Paris ? Cette question puait le piège, tendu comme une jupe en latex noir sur les hanches pleines d’une femme. Léonard ne répondit pas. La fenêtre grande ouverte malgré le froid et le crachin, Mezcal sourit : - Tu ne me dis pas tout, Léonard Lorenzi. Tu ne me dis pas tout... Soudain, il se pencha en avant et se mit à trifouiller les boutons de l’autoradio. Sans le faire exprès, il enclencha la musique. E luxo 41


so. La voix crayeuse de Rosa Passos réveilla l’atmosphère : « Olha, essa mulata quando samba E luxo so Quando todo seu corpo se embalança E luxo so... » Léonard jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Sa gorge lui piquait. La route se dédoublait parfois devant ses yeux. Une sacrée vicieuse. Cinq minutes plus tard, il le déposa devant les marches de son hôtel. En sortant, Mezcal se pencha pour l’embrasser. L’alcool continuait sa montée en puissance. Avant de glisser sur l’asphalte, il tendit son index vers Léonard et lâcha : - Toi, tu me dis pas tout. Mais je t’aime bien. Un portier endormi, les yeux bouffis et le costume froissé, le prit aux aisselles et le traîna vers l’entrée en grommelant. Sur l’autoroute du littoral, un épais brouillard était tombé. On n’y voyait pas à dix mètres. Dans les hauts parleurs, Rosa Passos continuait. Le compteur affichait cent dix. Léonard accéléra. « Olha, essa mulata quando samba E luxo so Quando todo seu corpo se embalança E luxo so... » Dans les antibrouillards d’un trente-six tonnes venant en sens inverse, Léonard revit l’incendie. Une sale histoire tombée dans les oubliettes. Elle resurgissait quelquefois. Une bulle de champagne amer.

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Chapitre 5

La période qui suivit fut étrange. Sur le plan matériel, Léonard n’avait pas à se plaindre. Loin de son salaire à la BNP ou chez Orange, c’était la première fois de sa vie qu’il gagnait autant d’argent en si peu de temps. Sa bonne prestation chez Leflamand avait porté ses fruits. Lombard l’avait appelé. Il lui avait passé commande d’un dossier presse pour le lancement de l’Arche de la Solidarité. La grand-messe aurait lieu fin juillet. Pas un instant à perdre. Le dossier lui avait été payé rubis sur l’ongle, en liquide. Il s’était aussitôt offert un voyage au soleil. Elise, elle, flottait toujours dans ses pensées. Dès qu’il parvenait à l’oublier, elle revenait, se frayait un chemin dans ses nuits de solitude, têtue, omniprésente. Une pousse verte de clématite qui s’insinue entre les pierres friables d’un mur gris. Ca n’était pas de l’amour. Il la trouvait juste souple, aérienne, différente. Une sylphide de chair vive, toute en courbes et en rondeurs. Malgré les conseils de Coutances, il avait écrit un papier sur la compagnie Du monde entier. Depuis Marseille, Giacalonne l’avait réduit aux trois quarts et supprimé la photo des gamins. Quand Elise avait vu le reportage transformé en brève, elle avait débarqué à la locale. Léonard était en train de fermer l’agence. La discussion avait eu lieu dans les escaliers. Ses yeux brillaient.

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Chaque mot qui sortait de ses lèvres oscillait entre la colère, la déception, la révolte, l’écœurement : - Les gamins ont été déçus. - Je sais. - C’était vital pour la prochaine demande de subventions au Conseil Régional. Vous m’aviez promis un vrai article. - J’ai rien promis. - Je suis sûre que vous l’avez écrit. Mais c’est eux qui l’ont interdit. - Possible. - Je sais que c’est eux… Dans sa bouche, « eux » ne désignait pas que Giacalonne et ses capos. Il pointait tout à la fois les dirigeants de la Faction, les militants de base, les Enarques aux idées brunes mais aussi les casse pattes colleurs d’affiches, les flics au garde à vous, les lâches du quotidien, les silencieux, les honteux, les dégoûtés de la démocratie. Sans oublier les représentants de la soi-disant opposition : un ramassis de politiciens, sans tripe ni âme, dont le gris des costumes trahissait à lui seul leur désir de tourner casaque pour intégrer enfin les rangs de la Faction au pouvoir. Les vrais opposants avaient été vaincus. Par la force ou de patientes tortures. Une chape de peur et de désillusion avait enlaidi le pays. Une grande vague de fond, portée par la majorité silencieuse. Puisque les démocrates n’avaient rien pu faire en cinquante ans de pouvoir contre la misère, le chômage, la violence, peut-être que cette Faction, elle, le pourrait. Un vote de désespoir. Le lendemain, le pays s’était réveillé comme après une noce trempée d’alcool : les idées brouillées, la tête douloureuse, l’âme taraudée de regrets. Le travail de fond de la Faction avait payé. Plus de 40 % des villes avaient passé l’arme à droite. L’extrême. Dans la lumière grise du plafonnier, elle avait balbutié : - Je ne vous en veux même pas. 44


Puis, elle avait ajouté : - Ca ne doit pas être facile, pour vous. Je préfère être à ma place qu’à la vôtre. Tout ce que je fais, ça a au moins le mérite d’être vrai. Après un instant de silence, elle lui tourna le dos et descendit les escaliers avec lenteur, les épaules cassées. Léonard lâcha un soupir. Au moment de donner le dernier tour de clé, une voix frêle, polie par les années, le fit sursauter : - Monsieur Lorenzi ? Léonard se retourna aussitôt. Il sourit. C’était Ange Di Caprio. Pas loin d’une centaine d’années, le dos voûté, les cheveux impeccablement coiffés. Un héros de publicité bien propret, réconfortant. Un journaliste de la vieille école qui finissait sa vie de reporter dans la locale de La Tribune Libre. - Monsieur Lorenzi, ça vous dérange si je donne un coup de téléphone ? C’est que je dois encore appeler Puyricard, Venelles, Lambesc, Coudoux... Ça n’a l’air de rien la rubrique de la pétanque, mais ça fait du travail ! - Allez-y, monsieur D Caprio. Prenez mon téléphone. Et n’oubliez pas de fermer à clés en partant... - C’est bien aimable. Vraiment bien aimable à vous, monsieur Lorenzi. Je n’en aurai que pour une minute, tout au plus... Mains dans les poches, Léonard descendit à son tour dans la rue. Il savait pertinemment qu’Ange Di Caprio, né avec le siècle dernier, utilisait la locale pour appeler sa maîtresse, une femme de quatre vingts ans encore verte et gourmande. Ange ne voulait pas faire de peine à sa femme légitime. Pour vivre sa dernière histoire d’amour et de fesses, il préférait la discrétion de la locale. Un gentleman chenu dans un monde décomposé. Une semaine plus tard, Marie-Hélène Kipouros Lombard appela Léonard sur son portable. Elle préparait une nouvelle exposition et voulait lui présenter son book. Il lui donna rendez-vous chez lui,

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le soir même. Elle accepta aussitôt. À croire que, depuis la scène du vernissage, elle attendait avec impatience le reste des caresses volées. Pendant qu’il faisait un brin de ménage, la sonnette retentit. - Bonsoir, dit-elle dans l’embrasure de la porte. - Vous avez fait vite. Elle était vêtue d’une robe de courtine grenache, pas vraiment sexy, avec de hautes bottines lacées. Elle respirait vite. Un mélange d’excitation et de trouille. Ses narines frémissaient à la façon d’un lapin coursé par les chiens. Sa chevelure rousse flamboyait dans la lumière avare du hall. - Je peux entrer ? - Si vous voulez… Marie-Hélène Kipouros Lombard était issue d’une famille aixoise noble, en tout cas bourgeoise jusqu’à la pointe d’un accent étonnamment parisien. Comme toutes celles de sa classe, elle aimait le sexe jusqu’à la déraison. Une espèce de Rose charmante, jouisseuse, lutine, coquine. Elle alla s’affaler sur le canapé de rotin, sans pudeur, la fente de sa robe murmurant à mi-voix la dentelle d’un porte-jarretelles trop serré. Sa mère, une Afrikaner pur jus, avait avant elle aimé l’amour plus que de raison. Puis, elle s’était rangée avec un jeune colon promis, semblait-il, à un bel avenir. Elle avait alors enterré ses pulsions sous son nouveau costume de femme mariée. Mais elle avait gardé cette belle sève brûlante dans ses veines avant de la léguer à sa fille, Marie-Hélène. - Vous voulez boire quelque chose ? demanda Léonard, encore debout devant elle. Elle avait murmuré de sa voix rauque et un peu traînante : - Je vais me servir. Le geste joint à la parole, elle s’était agenouillée devant Léonard et avait entouré ses hanches de ses bras. Puis, elle avait plaqué sa

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bouche sur son bas-ventre. Ses narines palpitèrent aussitôt de plus en plus vite. L’odeur du sexe à travers l’étoffe l’excitait d’une façon démesurée. Elle avait mordu à travers le tissu cette bosse étrangère, comme elle l’avait vu faire dans les films interdits. Lui, il s’était laissé aller. Juste pour exciter sa soif. Dans le clair obscur de la pièce, le petit nègre en stuc sur la table de teck souriait. Entre deux bouchées, elle murmurait des mots sans fin et le petit nègre, dans ses babouches d’or, souriait toujours. Un sourire assassin. Quand elle commença à dégrafer le pantalon de Léonard, il l’interrompit d’un geste las. Sans un regard, il s’approcha du meuble en rotin et mit sur la platine un vieil album remasterisé de Nara Leao. O barquinho dériva lentement dans la pièce : « Dia de luz Festa de Sol O barquinho desliza No verdinho azul do mar... » Juste une guitare, la voix fluette d'une gamine de la bossa nova. L’album avait près de quarante ans. Il n’avait pas pris une ride. Dès les premières mesures, Marie-Hélène s’était exclamée : - Mais c’est génial, Léonard ! C’est la musique de quelle pub déjà ? Sans la regarder, il avait tordu le cou à une bouteille de gin encore vierge. L’alcool des fous avait coulé dans deux méchants verres dépareillés posés sur la table basse. Il avait besoin de boire. « O barquinho vai A tardinha cai... » Assis sur le fauteuil de rotin, il laissa s'envoler le flot de paroles. Elle rêvait de prendre Paris d’assaut, d’imposer ses peintures dans toutes les grandes galeries d’art. Et elle y parviendrait, bientôt. Elle le savait, elle en était sûre. Dès que la Faction régnerait entièrement sur Paris, elle s’imposerait. Pour toute réponse, il avait juste lâché : - Bien sûr, vous allez réussir. Vous avez certainement du talent... 47


Lui, pendant ce temps, pensait à Elise. Il pensait aussi à Julie et à Aurélie. - Et comme ça, je te plais ? Elise devait être une fille des dunes, des hommes bleus, des Touaregs. Fière, distante, hautaine, sans partage. - Léonard ? Je te plais, comme ça ? Il adorait ses cheveux, plus noirs qu’une bière anglaise dans une nuit sans lune. Il reposa son verre vide. La voix reprit, avec un rien d’agacement : - Je te plais ? - Oui, s’entendit-il répondre. C’est mieux comme ça… Marie-Hélène Kipouros Lombard avait déboutonné le haut de la robe grenache. Sa peau de rousse, diaphane, était piquetée de son. Ses seins libres dans l’air du soir mélangeaient leur odeur à celle du gin. Une vraie gamine. Elle commença à se masser la poitrine à pleines mains, les yeux écarquillés dans le vide, les narines pincées plus que jamais. La situation l’excitait. Mais elle était tellement à l’opposé des amours étrangères de Léonard, qu’il n’eut même pas l’idée d’en sourire. Heureusement que le négrillon, immobile dans ses babouches d’or, était bon public. Elle se lécha les lèvres à plusieurs reprises. Puis, elle se remit à délirer : - Tu me plais, Léonard Lorenzi. Tu me plais… - Oui. - Prends-moi, maintenant... Deux heures plus tard, la passionaria était repartie dans le gel de la nuit. Sans un mot, il l’avait raccompagnée dans le grand hall d’entrée de l’immeuble. Elle titubait comme une guêpe saoulée de cidre blond. Il referma la porte et rangea sommairement ce qui trainait. Il l’avait assassinée à grands coups de sexe, de doigts, de langue,

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de main, jusqu’au plus profond de son être. Empêtrée dans les lianes du hamac, elle avait failli crever de jouissance, l’écume aux lèvres, une jument exténuée. Puis, il avait dû faire appel à son imagination pour franchir la barrière de la haine et du dégoût. Et jouir enfin. Avant d’être englouti par le sommeil, il prit le temps de sortir de son agenda une médaille des corps armés de la Faction. Il l’avait ramassée, le fameux soir de l’incendie. Elle portait l’inscription suivante : Faction Nationale. Aix-enProvence. 1994. N°811 - M. Le lendemain, le réveil avait surpris Léonard dans un demisommeil fait de doutes et de jouissance tiède. Il se sentait sale, souillé par l’odeur capiteuse de Marie-Hélène, l’estomac piqueté par les brûlures d'excès. Par la fenêtre, le soleil naissant s’était frayé un chemin entre les longues ramures noires du marronnier. Il caressait doucement sa main droite posée à plat sur la couverture. C’était bon. Il se leva et s’ébroua sur le bord du hamac. Une journée de plus. Encore une journée de simagrées, de sourires tendus par-dessus la haine de la Faction. Il passa sous une douche brûlante et prépara un thé. Pendant que la bouilloire chauffait, il fit disparaître les verres de la table basse. Il jeta celui de Marie-Hélène dans la poubelle. Il était marqué par l’empreinte de son rouge à lèvres. La sonnette scintilla alors dans le silence. Torse nu, une serviette nouée autour de la taille, il alla ouvrir. - Cher monsieur Lorenzi, je vous dérange ? - Oui. Face à lui, les cheveux plaqués par le gel, toute eau de toilette dehors, Joseph Leblansec, était impeccable dans son costume de balance institutionnelle.

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- Je peux entrer ? - Non. Les mains dans les poches et le sourire en lame de scie, Joseph Leblansec expliqua à voix très basse : - C’est Eric Lombard qui m’envoie. C’est très sérieux… Léonard fit un pas en arrière. Leblansec en profita pour s’interposer entre la porte et les montants. Appuyé contre le chambranle, il souriait acide, sûr de lui. Plus petit que Léonard, il le regardait par en dessous. - Je suppose que vous voyez à quoi je fais allusion, monsieur Lorenzi. Comme il ne répondait pas, il embraya de sa voix légèrement nasillarde : - Ça n’est pas très malin de recevoir ici, chez vous, la femme du directeur de la propagande. Monsieur Lombard n’apprécie pas du tout ces incartades, vous savez ? Pour lui interdire l’entrée, Léonard ouvrit ses bras et s’appuya aux montants. Joseph Leblansec respira la peau humide de son interlocuteur. Il souriait encore plus fort dans l’odeur de cet homme aux traits durs, marqué par une nuit de sexe, de qui émanait un charme pervers. - Qu’est-ce que vous voulez ? demanda sèchement Léonard. - Vous avez de la chance. Une véritable chance que monsieur Lombard fasse passer les affaires publiques avant celles qui le touchent au plus profond de sa vie privée. Il s’avança tellement près que Léonard fut obligé de reculer. Leblansec pénétra alors dans le vestibule. Les mains dans les poches, il marcha jusqu’au salon et arpenta la pièce en silence. Dans son dos, la porte était grand ouverte. - Avez-vous du café ? - Qu’est-ce que vous voulez, Leblansec ? Que j’aille voir Lombard et qu’on s’explique entre hommes ? Je me fous de sa femme. Je m’en fous complètement. Je ne veux plus la voir. Très sûr de lui, Leblansec revint vers Léonard. Il l’observa par en dessous. On n’entendait plus que sa respiration saccadée. Enfin, il 50


grinça : - Vous m’avez mal compris, monsieur Lorenzi. Vous pouvez continuer à la voir. Vous devez même continuer à voir madame Kipouros-Lombard. - Pardon ? - Ecoutez-moi... Elle est rentrée chez elle absolument enchantée. Je la crois volontiers d’ailleurs. Il toussota et reprit aussitôt : - En revanche, il vous faudra faire preuve à l’avenir d’un peu plus de discrétion. Vous savez comment sont les gens à Aix. Ils parlent. Et ici, quand on parle, on parle toujours trop... Léonard jouait avec son porte-clés en forme de trèfle, resté sur le meuble du vestibule. Leblansec poursuivait : - Vous savez, monsieur Lorenzi, le temps n’est pas au beau fixe entre les frères Lombard. Et si ça n’était pas un problème d’ordre politique, il y a longtemps que monsieur Lombard vivrait en célibataire. - Où voulez-vous en venir exactement ? Leblansec baissa à nouveau la voix : - À ceci, monsieur Lorenzi : votre aventure doit rester absolument secrète. Mais si vous acceptez de rencontrer madame KipourosLombard dans sa propriété de Saint-Paul-Trois-Châteaux, chaque vendredi, tout se passera bien. - Pardon ? - Le vendredi soir, à partir de vingt-deux heures. Tant que vous plairez à madame, vous devrez vous exécuter sans faute tous les vendredis soirs. Ces nuits-là, monsieur Lombard pourra ainsi vaquer à ses propres affaires en toute sérénité. - Et si je refuse ? Leblansec sourit de façon encore plus acide. Il franchit la porte, se retourna et grinça : - Quand le vin est tiré, monsieur Lorenzi, il faut le boire. Bon ou mauvais, il faut le boire.

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Chapitre 6

Une semaine plus tard, Léonard fut convoqué par Benoît Salem dans les locaux des Polices Unifiées. Les textes de la plaquette institutionnelle dataient d’avant l’arrivée de la Faction au pouvoir. Une réécriture, plus dans l’air du temps, s’imposait. Encore un moyen détourné pour graisser la patte au journaliste de l’Arche. Il était arrivé vers midi, à pied, pour le simple plaisir de marcher dans l’air fluide de janvier. Sur la Rotonde, il avait observé un instant le manège incessant des bus. Ils déboulaient à vide des quartiers périphériques et stationnaient deux à trois minutes, moteur en marche, porte ouverte. Aussitôt, la masse des collégiens et des badauds pénétrait dans leurs flancs, faisait claquer la langue de fer du composteur. Les filles prenaient d’assaut les banquettes du fond, se tenaient au plus profond des fauteuils, suppliaient en silence qu’un homme en uniforme ne vienne pas les accoster. Un flic, un contrôleur, un simple chauffeur. - Un euro. Par pitié, monsieur. Juste un euro pour manger... Léonard avait failli buter dans un tas de vêtements sales posé contre le mur de l’office du tourisme. Une main noire sortait et implorait l’aumône. Deux flics approchèrent, deux mêmes démarches lourdes, deux mêmes faciès, deux mêmes sourires. Léonard fit volte face et reprit sa route au milieu de la foule pressée.

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La Rotonde. La poste. Le bar du coin ouvert aux putains des nuits sans lune. Et, enfin, l’avenue des Belges. Une large esplanade bordée de platanes qui part d’un seul jet vers l’ouest. Des trottoirs soudain déserts, un monde piétonnier tranché par la chaussée hurlante et les coups de klaxons des voitures agacées. Au bout de l’avenue, une croix d’acier fichée sur un rond-point avec un Jésus noir et désolé, tagué de part en part. Léonard cracha par terre pour assassiner l’injure de la peinture et déroula rapidement jusqu’à l’hôtel de police. - Si c’est pour un vol, un viol ou une plainte : guichet de droite. Si c’est pour fournir des renseignements aux services compétents : guichet de gauche. Assise à une immense table de marbre rose et parme, une secrétaire acariâtre surmontée d’un chignon ridicule aboyait piednoir sur un ton supérieur. Elle trônait dans une atmosphère pesante, aseptisée, les yeux au fond d’un magazine. Dans ce hall de police, aucune odeur de drame, pas un plaignant ensanglanté ni la moindre tapineuse alpaguée dans la tristesse d’une repasse qui a mal tourné. Tout était propre et calme. À croire que la délinquance avait déserté la ville. Un argument en or pour les indécis en quête de certitudes. - Je voudrais voir Benoît Salem. J’ai rendez-vous, dit Léonard. - À quelle heure ? - Il ne m’a pas donné d’heure exacte. Il m’a simplement dit de passer dans la matinée. Elle jaugea avec mépris l’apparence du visiteur et siffla entre ses lèvres pincées de rouge incarnat. - Je vois… Mais monsieur Salem ne reçoit personne le matin. Jamais. - Je suis Léonard Lorenzi, rédacteur en chef de La Tribune Libre d’Aix. - Monsieur Lorenzi ? La Cerbère oranaise écarquilla alors ses yeux charbonneux,

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rendus immenses par une paire de faux cils confits de rimmel. Elle sourit à pleine bouche, replaça rapidement l’énorme accrochecœur qui pendait sur son front. Elle se désencastra de son fauteuil. - Vous êtes monsieur Lorenzi ? reprit-elle. - Oui. - Attendez un instant, je vous prie. Ça ne sera pas long... Elle composa fébrilement un numéro tout en multipliant les coups d’œil bienveillants et complices sur son invité. Comme le bureau de Salem tardait à répondre, elle plaqua le bas du combiné contre sa paume ouverte et interrogea à mi-voix : - Monsieur Lorenzi, vous auriez la gentillesse de m’accorder un instant avant votre rendez-vous, s’il vous plaît ? - Oui. Pourquoi ? Elle inspira profondément, cligna des yeux à deux reprises et couina : - C’est gentil à vous, ça. Vous êtes pas fier... Soudain, elle décolla sa paume du combiné et annonça d’une voix trop forte, mâtinée de fierté et d’un rien d’accent parisien : - Monsieur Salem ? Oui, c’est Gloria ! Monsieur Léonard Lorenzi, le rédacteur en chef de La Tribune Libre, vous attend dans le hall d’entrée... Bien, monsieur Salem... Tout de suite, monsieur Salem. Je vous l’emmène immédiatement ! Encore un sourire de connivence, un geste pour mettre de l’ordre dans la cascade de chaînes en or reposant sur son thorax, et : - Monsieur Lorenzi, si vous voulez bien me suivre... L’architecte responsable des nouveaux locaux de la Police n’avait jamais dû vivre au-dessous de Montélimar. L’immeuble était tout en rond, un escargot de béton blanc. Bardé de vitres fumées, il rutilait de l’extérieur. L’hiver, on y gelait. L’été, on y étouffait encore plus volontiers. Les escaliers recouverts de lino montaient ou descendaient en spirales irrégulières, de telle sorte que l’on ne savait jamais à quel endroit

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du gastéropode on se trouvait exactement. Léonard suivait la secrétaire qui remuait de son mieux un énorme fessier désespéré de ne plus séduire. - Vous savez, Monsieur Lorenzi, mon neveu il veut être journaliste. Et oui, comme vous ! Moi, je pouvais lui faire la place en or à la Police parce que ça fait presque vingt-cinq ans que j’y suis, vous savez ? Vingt-cinq ans, c’est pas rien ! Mais lui, non : c’est journaliste qu’il veut faire. Journaliste ! Allez comprendre les goûts des jeunes aujourd’hui ! Pendant trois minutes, il eut droit à tout. L’amour du petit pour la lecture et les récitations dès le cours préparatoire, les premiers poèmes publiés dans le journal du collège, les nouvelles éditées à compte d’auteur, et, pour finir, la question fatidique : - Par hasard, vous pourriez pas le faire embaucher dans votre journal ? Il lui sourit gentiment et s’engouffra dans le bureau de Salem dont les portes grandes ouvertes semblaient l’attendre. Le chef des Polices Unifiées marchait de long en large derrière son bureau. Sans se soucier de la présence de Léonard, il hurlait ses ordres dans un portable presque ridicule comparé à l’énormité de ses mains : - J’en ai rien à foutre ! Je veux pas le savoir, c’est clair ? Si ces petits cons recommencent leurs conneries, tu fais le nécessaire. Et en douceur, tu m’as compris ? Si y’a la moindre bavure, c’est toi et tes gars qui sautez ! Il fit claquer le capot du portable et le posa sur son bureau. Après avoir soufflé à la façon d’un taureau dans une mangeoire, il fit deux pas vers Léonard et lui serra la main avec force : - Désolé, Monsieur Lorenzi. C’est le quotidien d’un flic de province. - Je vous en prie... Les débordements de chez Leflamand et les pinces tirées à la déesse sino-vietnamienne n’étaient visiblement plus de mise. Le tutoiement non plus. - Vous désirez ? interrogea-t-il. 55


- C’est vous qui m’avez demandé de passer aujourd’hui pour... Salem s’immobilisa soudain. Il saisit un épais dossier sur son bureau et le tendit à son invité avec un geste brusque : - C’est vrai. Voici le bébé. Sans le faire asseoir, il poursuivit : - Réécrivez-moi ça de façon plus moderne, plus dynamique. Plus... au goût du jour, quoi ! - Au goût du jour ? - Oui. C’est votre métier après tout ! - Bien. Léonard feuilleta distraitement les premières pages. Comme il ne quittait pas le bureau, Salem interrogea froidement : - Quelque chose ne va pas ? - Non. Mais en venant, je me disais qu’il y aurait peut-être mieux à faire qu’un résumé de plaquette institutionnelle. - C’est-à-dire ? - Plutôt que de dépoussiérer ce document, pourquoi ne pas en profiter pour construire une plaquette plus valorisante ? Perplexe, Salem passa son revers de main sur sa joue hâve : - Expliquez-vous... - Pour remercier tous les cadres qui ont porté la Faction au pouvoir, pourquoi ne pas imaginer un livre d’or ? - Un quoi ? - Un livre d’or. Un trombinoscope, quoi... Dix photos par page, trois phrases sur chaque responsable, tout ça en deux couleurs. - Non. L’œil de Salem s’était glacé instantanément. Devant le regard étonné de Léonard, il répéta : - Non. On en reste au projet d’origine. - Mais... Il le coupa net : - Chez nous, on n’aime pas la publicité. Vous réécrivez les textes et vous me les envoyez par fax. Pour la facture, c’est Lombard qui paiera. C’est son idée après tout… - Bien... 56


La sonnerie entêtante du portable fissura l’atmosphère. Salem reprit ses grognements. Léonard franchit le pas de la porte et descendit les escaliers. La piste s’effritait. 1994 - 811 M. La médaille gardait son secret. Pourtant il n’était pas inquiet. Question d’instinct. En l’espace d’une seconde, les yeux de Coutances virèrent à l’orange vermillon. L’appel de son contact venait de le mettre en transe. En plein ventre mou de janvier, un véritable scoop. Une histoire comme il les aimait : sordide, tatouée de violet, la couleur de la misère au quotidien. Il passa sa veste militaire - un patchwork de poches assemblées entre elles - et avala une grande gorgée de whisky. Nikon sur la panse, il s’adressa un large sourire plein de promesses dans le miroir situé près de la fenêtre. Le temps de lisser ses cheveux en une mèche approximative et il tourna les talons. - Tu viens avec moi, chef ? Empêtré dans une tournure de phrase obsédante, les yeux piquetés par la fumée de cigarette, Léonard répondit d’une voix atone : - Non. Travail à finir... - Tu sais pas ce que tu rates, grand chef. Aujourd’hui, c’est de l’info version Silence des Agneaux. - Quoi ? - Une gamine retrouvée morte et violée dans une cave de la Pinète. Une bande de SDF, il paraît. Ou des crouilles. Les flics sont pas encore au courant. - Qu’est-ce que tu dis ? Déjà dans les escaliers, il cria d’une voix pressée : - À la Pinète, immeuble les Lilas blancs. Paraît qu’y a pas plus dégueulasse ! Le calme retomba avec le fracas d’un oreiller en plumes jeté sur un tapis afghan. Les scorpions bleus et les blattes n’eurent pas un sursaut, ne firent pas le moindre bruissement dans les cloisons

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friables ni au sein des plafonds creux. Sur les hauteurs d’Aix, la Pinète était considérée par tous comme une verrue urbaine, un membre pourrissant à trancher d’urgence. C’était une rangée de barres sans âme, construites à la va-vite dans le début des années 1970. Avec le temps, des ghettos s’étaient formés. Aujourd’hui, personne n’osait s’y aventurer. Même les flics, lorsqu’ils devaient intervenir, prenaient des précautions. Ils arrivaient en nombre dans des cars grillagés. Avant de poser le pied par terre, ils lâchaient d’abord les chiens, sans muselière. Lesquels ne revenaient pas toujours. On racontait de drôles d’histoires sur la Pinète. Toutes plus terrifiantes les unes que les autres. En centre ville, la Pinète n’était déjà plus un quartier mais avait atteint la dimension d’un mythe. On menaçait les enfants capricieux d’aller les abandonner là-haut, dans les caves noires des immeubles livides. Un croque-mitaine d’un nouveau genre. En fait, pour qui la connaissait, la Pinète était un creuset en pleine ébullition, un mélange détonant de Gitans, d’Arabes, de Polonais, d’Espagnols, de Roumains, de Portugais ou d’Italiens parlant tous un sabir unique, estampillé débrouille. Durant les nuits d’été ou les après-midi les plus douces, les pliants et les tables apparaissaient sur les halls d’entrées des immeubles. Une marmaille glapissait à bouche-que-veux-tu sous l’œil des mammas, des tantes et des grandes sœurs. Selon les humeurs, ça s’engueulait, ça s’embrassait, ça hurlait, ça grommelait, ça chantait, ça espérait les six bons numéros pour refaire le monde et repartir au pays, ça se crêpait le chignon pour trois fois rien et ça riait dans l’odeur du soda frais, du thé à la menthe ou des Petits Beurres Extras ! trempés dans un doigt de café. Entre deux recettes échangées, on parlait à mi-voix spiritisme et tables qui tournent. On se conseillait les meilleurs voyants, les rebouteux les plus efficaces et les moins chers. On pleurait

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quelquefois, on s’inquiétait du chômage, du RMI, de la CAF qui se faisait tirer l’oreille pour payer. Et on se taisait aussi quand l’un des petits se faisait prendre avec un peu de poudre ou un autoradio tiré à la roulotte. Ces gamins avaient poussé avec la haine au ventre. Beaucoup de leurs parents en avaient peur. Alors, il fallait bien laisser faire et commencer à préparer les visites à la maison d’arrêt de Luynes ou des Baumettes. Léonard savait qu’il n’y avait pas plus de haine et de violence ici qu’en centre ville. Elle s’exprimait différemment, c’est tout. Ici, on frappait et on braquait. Sur le cours Mirabeau, on méprisait. On dénonçait. - Qu’est-ce tu veux, toi ? Face à Léonard, se tenait une bande de sept ou huit adolescents. Crânes rasés façon Ronaldinho, Nike aux pieds et pantalons baggies. Un seul, le chef sans doute, portait un bandana noir sur la tête. Ils avaient seize ans, maximum. Certains étaient assis sur des Vespas. Les autres fumaient en silence, dos au mur, dans l’ombre maigre d’un acacia. - T’es sourd ou quoi ? répéta le gamin au bandana. Qu’est-ce tu fous ici, toi ? - Je cherche Coutances. - Qui c’est, ça ? - Un photographe. Les lèvres tordues de mépris, le gamin sourit : - Le fou du cul ? Il est là, dans la cave. Avec les rats comme lui. Toujours à fouiller, c’t’enculé ! Il cracha entre ses dents et conclut : - Cette fois, il va pas trouver la chair fraîche. - Je sais... - Comment ça : tu sais ? Tu photographies aussi les cousines ? - Non, je suis journaliste. - C’est un métier de pédé, ça…

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Léonard pénétra dans le hall des Lilas blancs. Il n’y avait pas de réel danger : les gamins allaient quitter les lieux très vite, dès que les premiers hurlements des sirènes de police se feraient entendre. Comme tous les escaliers des cités, celui-ci sentait l’urine fétide, la merde de chien, la crasse et la tristesse. Sur les murs délavés, des tags se disputaient l’espace de façon anarchique. Léonard descendit jusqu’en bas et se retrouva sur une travée de béton. Dans la pénombre, une dizaine d’entrées de caves aux portes fracturées. Il maîtrisa une bouffée d’angoisse naissante et marcha, presque à tâtons. Seuls, des vasistas minuscules laissaient couler une lumière grise jusqu’au milieu des murs. Soudain, une série de flashes rapprochés le fit sursauter. Ils provenaient du dernier local dont la porte arrachée pendait lamentablement par un ultime gond rivé au montant. - Coutances ? - Qu’est-ce que tu viens faire ici ? répondit la voix de Pierre. C’est pas un endroit pour toi, laisse-moi bosser ! Ça n’était un endroit pour personne. Encore moins pour la gamine qui y avait fini ses jours. Il ne vit d’abord que Coutances, à genoux, en train de shooter une armoire métallique. Presque encastrée dans la paroi du fond, elle surnageait au milieu d’une mer immobile de matelas crevés, de boîtes de bière vides et de bouteilles de mauvais vin fracassées sur le sol parmi des parpaings. À chaque éclair de flash, cette armoire droite surgissait comme un cercueil remontant à la surface. Ça puait la mort. Coutances mitraillait si vite qu’on aurait pu se croire dans une boîte de nuit décadente, sous l’avalanche éblouissante d’un stroboscope fou. Léonard l’interrogea d’une voix atone : - À quoi tu joues ? - Devine... Coutances l’observait, le teint plus cireux que jamais. Il lui désigna l’armoire métallique d’un mouvement de main : - Allez, ouvre... Ouvre la boîte de Pandore, monsieur le grand chef. Ça te changera de tes ronds de jambes avec les marionnettes 60


de la Mairie... Léonard fit un pas en arrière. Dans cette lumière sale, à peine ravivée par l’éclat d’un plafonnier crasseux, cette armoire tremblotait et lui faisait peur. Il savait ce qu’il y avait à l’intérieur. Il savait aussi que la réalité invente toujours plus que l’imagination. Il inspira profondément puis avança dans le silence. Ses pieds faisaient crisser des débris de bouteilles et s’enfonçaient quelquefois dans des masses molles et humides. Parvenu près de l’armoire, il entendit encore : - Ouvre, grand chef. Fais ton métier... La main moite, Léonard actionna le loquet de la porte. Elle s’ouvrit dans un grincement sinistre : - Non... Depuis sa discussion dans les escaliers de la locale, Léonard n’avait plus eu de nouvelles d'Elise. Il ne fut pourtant pas surpris quand elle lui rendit visite à son bureau de la rue du Bon Pasteur. C’était le lendemain du crime, un mardi matin. Laurence, la stagiaire, ne travaillait pas ce jour-là. Coutances, lui, cuvait comme à son habitude. Il était neuf heures. Il devait roupiller entre ses Nikon et ses planches contacts, dans son appartement de la Mule Noire. - Je viens vous voir pour le meurtre de la petite. - Vous la connaissiez ? - Oui. Elle faisait partie du groupe, de l’association... Elle avait pris une cigarette, avait tiré une seule bouffée, l’avait écrasée et avait demandé : - Les flics n’ont rien trouvé, pas vrai ? - Oui. Et vous ? Qu’est-ce que vous savez ? - Pas ici. Je vous expliquerai. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvaient sur le barrage Zola, route de Vauvenargues. À cette heure-ci, il n’y avait personne ou

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presque pour admirer la Sainte-Victoire. Elle était belle. La silhouette d’un chat allongé, sculpté dans du calcaire. Derrière eux, la garrigue d’un vert sombre bruissait doucement. Les dealers et les couples échangistes avaient plié bagage. Ils devaient finir la nuit à l’ombre de leurs scrupules. Elise était belle, juste ce qu’il fallait. Ils marchèrent un instant et s’accoudèrent au milieu du barrage, du côté de la chute. Sur le tablier gris, une large fissure faisait redouter le pire en cas d’inondation ou de petit séisme. Mais les techniciens de la municipalité avaient assuré dans leur jargon que cela n’était que superficiel. Tu parles... Si le barrage pétait, un mur d’eau d’une dizaine de mètres plongerait sur la ville, plus vite qu’un cobra. - Qu’est-ce que vous pensez de cette histoire de SDF que les flics ont arrêtés juste après le crime ? lança-t-elle. - Ceux qui ont buté la petite Dalila ? - Oui. - Je ne sais pas. D’après le légiste, ils l’ont violée avant de la tuer. - Vous avez vu le corps ? - Oui. Elle avait dix-sept ans. Ils l’ont abandonnée dans cette saloperie d’armoire métallique... - Vous y croyez à cette histoire de SDF ? - Pourquoi ? - Comme ça... Ça me semble bizarre. J’ai habité plus de vingt ans à la Pinète. Je ne vois pas comment des cloches pourraient faire ça, surtout aux Lilas Blancs, sans que personne se rende compte de rien. Ca tient pas debout. Léonard recracha un rond de fumée. Il se désintégra avec mollesse dans un coin de mistral. - D’après vous, ce serait un coup signé par les marlous de la Pinète ? Elise étouffa un soupir moqueur : - Les cousins ? Depuis que la Faction est passée, ils se tiennent tranquilles. Ils ont conclu une espèce d’accord tacite avec les flics. S’ils se contentent de leurs trafics de merde, les chiens de Salem 62


ne bougent pas. Puis même sans ça, ils n’auraient pas pu. Chez nous, on touche pas aux gosses. C’est trop dégueulasse. - Alors qui ? Elise lui tourna le dos et se remit à marcher. Sa seule réponse fut : - Fais ton métier... Ces mots étaient beaucoup plus profonds que la cicatrice sur le tablier du barrage. S’il les grattait, même du bout des ongles, sûr qu’un torrent de boue et de limon noir allait déferler sur la ville et empuantir le plus moindre interstice. - Une affaire de ballets roses ? hasarda Léonard. Elise catapulta son mégot à peine entamé dans le vide : - Peut-être... - Peut-être oui ou peut-être non ? - Fais ton métier. Pour la seconde fois, elle le tutoyait. Un mélange de mépris teinté d’une goutte d’encouragement. Il la laissa s’éloigner. Le meurtre de la petite Dalila faisait du bruit en ville. Salem, en personne, s’occupait de l’affaire. Il tenait le maire au courant, d’heure en heure. Depuis deux jours, son bureau ne désemplissait pas. Il hurlait, vociférait, donnait des ordres dans tous les sens et maintenait ses hommes sous une pression de plomb. Ça la foutait mal, un coup comme ça. Une jeune française qui disparaît à quelques mètres à peine de chez elle. Et encore, juste devant le Palais de Justice. Pas un témoin, pas une piste. Salem avait beau prendre ses balances et ses indics par les couilles, l’affaire n’avançait pas. Officiellement, Léonard n’avait pas été dessaisi du dossier par sa rédaction. Il devait continuer à enquêter mais il était interdit de papier. Toutes les infos qu’il pourrait trouver devraient être transmises à Eric Lombard en priorité. Le directeur de propagande ferait le tri et enverrait lui-même un compte rendu pré-rédigé au siège de La Tribune Libre, à Marseille. Ce dossier sentait la mort.

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Pour la Faction, le mieux était d’étouffer l’affaire. La mettre sur le dos des bandes de la Pinète aurait déclenché une véritable guérilla urbaine. Comme au plus beau temps du Far West, les tribus de tous les quartiers périphériques se seraient aussitôt liguées pour encercler le centre ville. Qui sait si les plus enragés d’entre eux n’auraient pas piégé les poubelles avec de la dynamite, des clous et des lames de rasoir ? La Faction Nationale, issue sur le double critère de la lutte contre l’insécurité et le chômage, n’y aurait pas survécu longtemps. - Fais ton métier, lui avait dit Elise. Cette phrase résonnait dans sa tête comme des coups de cloches lancinants. Une chapelle abandonnée au mistral, sur le silex tranchant d’un piton rocheux : - Fais ton métier... Léonard commanda d’un geste un nouveau café. Assis à la terrasse des Deux G., il n’en finissait plus de sucer et resucer toutes les circonstances de cette affaire. S’il se donnait tant de mal, ça n’était pas pour faire plaisir à Lombard, pas plus qu’à sa Rédaction. C’était autre chose. Ce crime possédait un aspect presque familier. Il se distinguait tout d’abord des assassinats classiques par de nombreux points. A priori, il n’y avait pas eu un, mais des violeurs. Pourtant, dans un quartier aussi explosif que celui de la Pinète, personne n’avait rien vu ni rien entendu. Une chape de plomb avait figé la cité. Ceux qui avaient massacré la petite Dalila n’étaient donc ni des SDF imbibés de Kiravi, ni des habitants des barres. Ils étaient puissants. Suffisamment en tout cas pour que les rebelles du quartier préfèrent se taire et la jouer profil bas. D’autre part, le crime était d’une atrocité hors du commun. L’autopsie avait rendu ses premières conclusions. L’adolescente avait été violée à de nombreuses reprises. Avant de la tuer, les criminels l’avaient défigurée. Comme si, en plus de sa réalité physique, on avait voulu effacer jusqu’à son souvenir. Le garçon apporta le café avec le sourire chafouin de celui qui a repéré le rédacteur en chef de La Tribune Libre assis à sa terrasse. 64


Il avait une sale tête de balance. Léonard repensa à l’armoire métallique, ouverte comme un cercueil infect. Marie-Hélène Kipouros Lombard avait accueilli Léonard avec une joie gourmande. A dix-sept heures, elle lui avait faxé au journal un plan sommaire. A vingt-deux heures pile, il était arrivé dans sa propriété de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Il s’agissait d’une maison ancienne, retapée sans amour, désormais plus proche du cube que de la vieille bastide. Derrière les crépis, on devinait pourtant la pierre noble, la caillasse volée aux restanques, de celle qui porte en elle les joies et les larmes des générations passées. Les huisseries de chêne brut avaient disparu au profit de larges ventaux d’aluminium anodisé, double vitrage. Tout autour, la végétation avait été impitoyablement rasée, certainement pour mettre en évidence la piscine et une volière déserte. Sur le toit, surplombant un œil-de-bœuf condamné, deux grosses paraboles jouaient avec la lune et déversaient une lumière opaline mêlée de bleu. Les têtes universelles bandaient sans pudeur dans des directions différentes. Elles avaient détrôné depuis longtemps les girouettes et les campaniles. Assis dans un fauteuil de cuir rouge sang, Léonard baillait. Il était près de trois heures du matin. Les jeux amoureux et l’alcool avaient épuisé Marie-Hélène. Allongée sur le canapé, les cuisses ouvertes, dans un désordre impudique, elle récupérait à courtes inspirations saccadées. Une lionne repue, gavée de plaisir. Par terre, les cuissardes vidées de leur chair luisaient dans les dernières braises de la cheminée. Çà et là, des bibelots divers, des statuettes héritées d’Afrique du Sud, de magazines froissés. Un tube de vaseline se recroquevillait de douleur près d’une télécommande...

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Léonard s’étira. Mal de crâne. Il porta une nouvelle fois la bouteille de vodka à sa bouche. De la Smirnoff à l’herbe de bison. C’était du bon. L’alcool lui tapissa l’estomac d’une crème de chaleur apaisante. Il n’avait été étonné qu’à moitié de découvrir Marie-Hélène dans cette tenue, sur le pas de la porte. Outre ses cuissardes à talons aiguilles, elle portait ce soir-là un loup de cuir, un bustier vinyle noir seins nus, les inévitables porte-jarretelles et un string en PVC mat. Le regard à terre, déjà soumise, elle l’avait accueilli avec une déférence presque comique : - Bonsoir, maître… Il avait failli éclater de rire et faire demi-tour. Elle l’avait pris par la main et l’avait conduit dans le grand salon aux meubles rouges. - Qu’est-ce que vous foutez, habillée comme ça ? - Ordonnez... Je vous obéirai. Soyez dur, exigeant. Je suis votre esclave pour la nuit. La suite avait été sensuelle et sordide. La détresse sexuelle de Marie-Hélène puait à dix mètres. Son politicien de mari la délaissait. Ses amants de passage ne la comblaient plus. Ils lui laissaient sur la langue et entre les lèvres le parfum décevant du sexe bâclé. La télévision ou une amie avaient dû lui ouvrir la voie douce acide des plaisirs originaux. Pour se sentir enfin vivre, elle y avait plongé, avide d’interdits à bousculer. Léonard était finalement entré dans le jeu. À un moment, il avait saisi un couteau volé dans la cuisine et promené sa lame sur son visage. Il dégoulinait de sueur dans les flammes de la cheminée. L’arme improvisée coupait comme un rasoir. Il avait eu envie. Elle avait compris, s’était crispée. Par bravade, elle avait souri. Et soudain, elle avait pressé sa joue contre cette lame bleue. Il avait détourné son couteau d’un geste vif, mais elle avait été plus rapide que lui : une larme de sang avait perlé sur la soie de sa lèvre supérieure. Elle l’avait léchée avec une jouissance mêlée de joie.

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Maintenant, elle reposait sur le canapé rouge. Ses fantasmes comblés, au repos. Léonard se leva sans un bruit et sortit de la pièce. Des escaliers en colimaçon montaient à l’étage. Il les gravit et parvint dans un couloir repeint à l’éponge dans les tons orangés. Très vite, il trouva le bureau d’Eric Lombard. Une longue pièce presque vide, avec des reproductions de toiles de maîtres et des appliques en stuc. Dans le fond, sous la fenêtre, un fauteuil de ministre et un bureau décoré d’un sous-main en cuir fauve. De part et d’autre, deux piles de documents divers : dossiers, lettres, journaux, dépliants publicitaires. Il était peu probable que le directeur de propagande garde des documents compromettants dans une maison aussi facile d’accès. Il se pencha et commença à examiner la première pile. Rien de très excitant. Les dossiers reliés ne traitaient que de média plannings, de résultats d’appels d’offres pour des campagnes de communication en cours, d’invitations à des salons divers. - Qu’est-ce que vous voulez ? Plus acide qu’une prune sauvage, la voix de Marie-Hélène le fit sursauter. - Qu’est-ce que vous cherchez ? reprit-elle. Léonard s’assit sur le rebord du bureau. Elle était presque touchante avec son maquillage défait, ses seins fatigués, son string tâché de sperme. - Rien de précis. - Alors, pourquoi vous êtes là ? - Déformation professionnelle. Je visite. Les journalistes, c’est curieux de nature. Elle croisa ses bras sur sa poitrine : - Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites à Aix ? Comment ça se fait que Leblansec n’a rien trouvé sur vous, sur votre passé ? - Parce qu’il n’y a rien à découvrir. Je suis juste un journaliste de province, c’est tout...

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Arrêtez de me prendre pour une conne ! On vous a vu à la Pinète... - Je faisais mon enquête. - On vous a vu aussi avec une jaune qui fait partie d’une association de danse ou de musique, dans les quartiers. - Et alors ? - Vous la baisez ? Léonard s’avança pour sortir de la pièce. Elle lui barra le chemin et répéta : - Vous la baisez cette sale asiat' ? Répondez-moi ! Comme il restait muet, elle le gifla avec violence. Elle était maigre, mais toute en nerfs. L’impact la fit reculer. Elle lui attrapa les poignets. - Salaud ! Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? Elle éclata en sanglots : - Mais qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que tu cherches ? Dis-le moi... Je t’aiderai. Je ferai tout ce que tu me demandes. Tout, pourvu que tu m’aimes... Léonard l’enjamba. La maison empestait maintenant le sexe et les larmes. Au volant de sa Fiat, il sourit dans la nuit. La femme de Lombard était dans la nasse. Et pas qu’un peu. Une vraie passion, telle qu’elle n’en avait sans doute jamais connue. Si Eric Lombard avait en sa possession les informations qu’il cherchait sur la Faction, elle les trouverait. Lui, ça ne lui coûterait qu’un peu de sperme et quelques claques. Pas cher payé.

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Chapitre 7

Dans les jours qui suivirent cette soirée de Saint Paul Trois Châteaux, Léonard se sentit paradoxalement aller de mieux en mieux. Avec Marie-Hélène comme taupe, il savait qu’il ne tarderait pas à mettre la main sur les renseignements qu’il voulait. Il avait tiré le bon bout de laine. Maintenant, il ne lui restait qu’à reconstituer la pelote, lentement, sans à-coups. Mais, pour pouvoir récolter, il devait d’abord semer. Le vendredi suivant, il la rejoignit dans son salon rouge et remit le couvert. Sans poser de questions, elle lui jura qu’elle trouverait les documents ayant un lien avec la médaille et qu’elle les lui remettrait au plus tôt, en signe de soumission totale. En cette fin février, le printemps revenait doucement, à coups de brises vertes et chaudes. L’air respirait à nouveau. Rue Goyrand, le marronnier voyait ses premiers bourgeons gonfler de sève. Les jours rallongeaient. Coutances avait abandonné son teint cireux. Il envisageait avec bonheur ce redoux presque providentiel pour la saison. Les jambes des gazelles n’allaient pas tarder à refleurir dans les rues et sur l’œil unique de son Nikon. Prises d’une subite frénésie de séduction, les femmes avaient envahi la ville. Jeunes et vieilles, brunes, blondes, châtains et rousses, notables et tapins, coquines et prudes, salopes affirmées,

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naines disgracieuses ou algues mouvantes, maigres ou musclées, de celles dont les cuisses de pouliches puissantes repoussent à chaque pas, de façon malicieuse, le tissu de la jupe vers l’aine : Aix-en-Provence explosait pour la première fois de l’année dans une débauche de silhouettes, d’odeurs, de rires, de désirs sensuels. Seule ombre au tableau : l’affaire de la petite Dalila. Malgré les doutes, elle avait été classée définitivement. Les SDF (deux Russes et un Arabe, précisait le communiqué officiel), coffrés près de Callas en parfait état d’ivresse, avaient tout avoué durant l’interrogatoire de Salem. Ils passeraient dans quelques mois devant le tribunal d’Aix. Sans doute la chaise électrique en retransmission télévisée payante. Une affaire exemplaire. Et tant pis pour la vérité. L’ordre public primait avant toute chose. Le maire, Salem, Lombard, de Savoie et les autres pouvaient recommencer à pérorer dans les banquets et les inaugurations. Il était dix-sept heures quinze lorsque Léonard rentra chez lui ce samedi-là. Après avoir flâné sur le Cours Mirabeau, il s’ouvrit une bouteille d’Antartica, une bière brésilienne douce et blonde, légèrement fumée. Elle avait un goût de fusillade. Il appuya sur la touche play du laser. À cet instant, son portable sonna. Il avait failli se détendre. Il décrocha avec un peu de colère : - Léonard Lorenzi, j’écoute. - Ça va, petit ? La voix écorchée de Mezcal. Il n’était plus descendu sur Aix depuis la soirée chez Leflamand. Léonard fut surpris de l’entendre. Cette voix lui faisait presque du bien, il n’aurait pas pu dire pourquoi. - Ça va. Je peux vous aider ? - Non, petit. C’est moi qui peux t’aider. - Pardon ? - Ça fait longtemps que tu cherches des infos sur la Faction, à

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Aix ? - Pourquoi ? - C’est Salem. Il vient de m’en toucher un mot. - Mais je... - C’est pas prudent, petit. Ca non, c’est pas prudent... Mezcal abandonna Salem et lui fit un point rapide. L’Arche de la Solidarité avançait vite. À Paris, il avait déjà fait signer plusieurs contrats à des rappeurs d’arrière-garde et à des choristes callipyges, étourdies par la perspective d’entrer un jour dans une major. À Aix, les dons emplissaient les caisses. Encore trois mois comme ça et les objectifs seraient atteints, sans doute dépassés. Mezcal conclut : - À mon avis petit, tu devrais laisser tomber. - Quoi ? - Tes conneries. Je sais pas vraiment ce que tu cherches et Salem non plus, si ça peut te rassurer. Mais je te promets que tu vas te foutre dans une merde sans nom. - De quoi parlez-vous ? La voix de Mezcal se fit plus dure : - Arrête de jouer au con avec moi. Je sais que tu enquêtes sur la Faction. Je sais aussi pas mal de choses à ton sujet... Comme Léonard ne répondait pas, il continua, à voix très basse : - Je sais tout de toi. Je sais que tu as habité à Bordeaux quand tu étais gamin, ton enfance et Minouche, je connais aussi ta scolarité au collège Diderot et ta peur du vide. J’ai appris aussi qu’il y avait eu une sale histoire d’incendie. Tu es ici sous une fausse identité… Je me trompe ? - Qui vous a dit ça ? - C’est pas ton problème. Alors, écoute-moi : je sais pas pourquoi tu fourres ton nez dans les affaires de la Faction. Et je veux pas le savoir. Mais dis-toi bien une chose : avec l’Arche de la Solidarité, je vais ramasser un paquet. Et toi aussi, par la même occasion… - Et alors ? Mezcal racla sa gorge. Un silence froid s’installa, puis il reprit : 71


- Que tu joues au con, c’est ton problème. Mais fais attention à ce que ça ne devienne pas le mien. J’ai besoin de ce pognon. Alors, règle tes comptes en solo, sans faire de vague. Un dernier truc, encore : arrête de fréquenter les jaunes. Surtout les femmes. C’est pas bon pour toi. Et il raccrocha. L’appel de Mezcal n’avait pas inquiété Léonard outre mesure. Mezcal était un vieux crocodile, un peu façon Leflamand. Ni de droite, ni de gauche. Sans parti, ni patrie. Juste l’amour du fric. C’était ce qui le différenciait des politiques. Ceux-là, les vrais, visaient le pouvoir et les honneurs. L’argent n’était qu’une conséquence. Mezcal n’était pas dangereux. L’Arche de la Solidarité se ferait, et en grandes pompes encore. Il prendrait son pognon et se tairait. D’ailleurs, que savait-il sur lui ? Quasiment rien. Quand il avait raccroché, Léonard avait descendu sa bouteille d’un trait. L’Antartica avait calmé son esprit. Son pouls s’était assagi. Maintenant, le jour s’endormait dans un grand éclat de jaune et de rouge liés. Il eut une soudaine envie de pâtes. De vraies pâtes, des numéros sept de Barilla. Épaisses, fermes, couleur coquille d’œuf. Des spaghettis d’Empereur romain. Avec une joie presque enfantine, il mit de l’eau à chauffer dans une cocotte en fonte et pela cinq gousses d’ail. Protégées par leurs armures de paille dure, fermes, piquetées de violacé, elles exhalèrent une brusque saveur de terre brunie de soleil. Il les broya, l’une après l’autre, dans un filet d’huile d’olive vierge et les fit revenir dans une poêle. - Quelques secondes ! Arrête le feu, Léonard ! Quelques secondes, je t’ai dit... La voix de Monique, sa mère, rebondit dans son crâne avec des accents cristallins. Elle lui avait appris la recette aglio i oglio alors que, tout gamin, ses yeux arrivaient à peine à hauteur des

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fourneaux. L’odeur de l’ail grillé, croustillant, embauma la pièce. Pour couper la cuisson, il vida une boîte de tomates pelées. - En cubes, les tomates ! Tu m’entends, Léonard : toujours en cubes ! Et prends les Cabanon, c’est les moins chères... Elle, y ajoutait toujours un sucre ou deux pour calmer l’acidité. Lui, non. Il entendit l’eau frémir dans la cocotte. Le grand appartement de la rue Goyrand avait presque l’air habité. Il ne manquait pas grandchose. Quelques feuilles de basilic frais. Un bouquet de fleurs, peut-être. Ou un parfum de femme. Dans un ramequin, il râpa du Reggiano. Pas trop frais mais pas trop sec non plus, pour qu’il ne farine pas les spaghettis. Une vraie poudre d’ange, à vous laisser sur la langue une caresse d’amour. Pour que le décor soit parfait, il déboucha une bouteille de vin de garde. C’était un Vieux Télégraphe 84, un Côtes du Rhône puissant et souple, élevé sur les galets brûlants. Il avait juste ce qu’il fallait de notes de fruits rouges, de châtaigne et de réglisse. La gastronomie, même la plus simple, séparait aussi sûrement que le rire l’homme de l’animal. - Léonard, ouvre... c’est Elise. Il était dix-neuf heures. Il la laissa sonner une seconde fois, juste pour le plaisir. Après avoir recouvert le plat fumant, il alla ouvrir. Le nez glacé par le froid de la nuit, les yeux écarquillés dans l’obscurité et son allure si fière, elle était plus que belle. Rien à voir avec les coups de reins désespérés de Marie-Hélène. - Je peux entrer ? Juste une minute, ce sera pas long... En guise de réponse, il ouvrit la porte en grand et s’effaça sur son passage. Elle sentait le chèvrefeuille, le musc. Peut-être aussi le parfum de l’orage. Elise portait de vieux jeans délavés. Ils épousaient ses cuisses et ses fesses comme une peau, l’abricot. Sous sa veste noire, une large ceinture de cuir prenait sa taille et un pull de laine, noir lui aussi, la rendait encore plus attirante.

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- Tu veux boire un verre ? - Oui, répondit-elle. Un gin, sec et sans glace. - Bon... Elle avait l’air secouée. Chacun de ses gestes avait quelque chose d’un peu dramatique. Pendant qu’il remplissait les verres, il l’observa du coin de l’œil. Elle marchait de long en large, aspirait de courtes bouffées sur la blonde, époussetait la cendre à sept, huit reprises, à chaque passage. - Léonard, finit-elle par dire, il vient d’arriver quelque chose de grave. - Je vois. - Les SDF, ceux qui ont soit-disant tué la petite Dalila… - Et bien ? Elle tira nerveusement sur sa cigarette et avala deux gorgées de gin. Un frisson lui parcourut l’échine. - Laurent de Savoie, le Préfet, il vient d’avancer la date de l’exécution. - Et alors ? - Ils vont passer sur la chaise, dans moins d’un mois… - Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Et d’où tu tiens ça, d’abord ? Elle haussa les épaules : - Ca te regarde pas… Léonard la resservit. Elle vida son demi-verre d’une lampée et se tourna vers lui : - Tu vas intervenir ? - Pourquoi ? - Pour la vérité. Tu sais aussi bien que moi qu’ils sont innocents. - Possible. Mais c’est pas mon problème. Puis, qu’est-ce que ça peut te faire toute cette histoire ? Ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Toi, ça te regarde pas… - Si. Ca me regarde… - Pardon ? Elle prit une large inspiration, une plongeuse qui descend en apnée dans la coque rouillée d’un navire en détresse : 74


- Je connais l’un des trois SDF. Il s’appelle Ahmed Ben Chakri. Il est de la Pinète. - D’où tu le connais ? - Il y a encore deux ans, il me donnait un coup de main pour l’association. - Et alors ? - Je le connais bien. Enfin… Quand on était encore gamins, on a eu une histoire tous les deux. C’est pas possible qu’il ait fait un truc pareil. Pas lui. - Les gens changent… Qu’est-ce qu’il foutait avec des SDF ? Elise ne put dissimuler une grimace amère : - Tu sais bien : la coco et le reste… Elle s’approcha à petits pas rapides et vint s’asseoir prêt de lui. Ses yeux tremblaient de grosses larmes prêtes à exploser : - Tu veux bien essayer ? - Essayer quoi ? - De faire quelque chose pour lui. Tu connais du monde… - Oui. - Tu peux pas appeler Salem, le Maire, Lombard ? Comme il ne répondait pas, le regard d'Elise se fit plus acide : - Tu les connais, je crois ? Léonard se leva pour reposer son verre vide sur la table. - Oui. Mais je ferai rien pour lui. Pas dans ma situation. Toujours accroupie, Elise étouffa un rire nerveux. Elle était adorable dans sa veste de désespoir. Pendant un instant, le silence fut complet. Lourd, compact, plus ferme qu’une balle de caoutchouc. Elle se releva, lasse, et passa ses mains sur son visage. Elle se dirigea vers l’entrée. Pas de révolte, pas de colère. Elle avançait au-dessus d’un vide vertigineux. - Elise, écoute-moi... Léonard vint s’interposer entre la porte et la femme. Elle était sublime. Il la saisit aux épaules et murmura : - Ecoute-moi, je te dis. Je peux rien faire pour ton copain. Croismoi… 75


Ses yeux lancèrent un dernier éclat de défi, de mépris : - Salaud… Elle voulut actionner la poignée mais il la retint contre lui : - Ne pars pas. Pas comme ça. Tu sais pas tout… - Et qu’est-ce que je devrais savoir ? Que t’es aux ordres de la Faction, comme les autres ? Que tu lèches les bottes du préfet, de Salem, du maire et de sa meute ? - Arrête… - Que t’as peur ? Que tu trembles de trouille dans ton costume de journaliste ? - Tais-toi… Elle eut un autre rire. Bref. Mauvais. Froid comme la rage : - Tu me dégoûtes… Tous deux disparaissaient maintenant dans la vapeur d’eau. De larges nuages blancs crachés par la porte de la cuisine. Le petit nègre en stuc n’était plus qu’une ombre, une silhouette mouvante, presque animée. Léonard la tira vers l’un des canapés en rotin et la força doucement à s’asseoir. Il lui resservit à boire. Le gin était amer sans doute. Il la trouvait plus belle que jamais. Elle avait dans les yeux un bel accent de drame. - Alors, qu’est-ce que tu comptes faire pour Ahmed ? - Rien. - T’es le roi des salauds… Il sourit, s’assit près d’elle, la prit dans ses bras. Elle était plus glacée qu’un soir de blizzard. Il lui murmura à l’oreille : - Tu vas comprendre. Comme elle se raidissait, il l’interrogea soudain : - Tu aimes les spaghettis aglio i oglio ? Elle ouvrit de grands yeux : - Les quoi ? - Laisse-toi faire… Un quart d’heure plus tard, elle était assise à la table de la cuisine, un saladier fumant sous le menton. Le Vieux Télégraphe avait assoupli ses traits. Dans son pull noir, elle ressemblait à une 76


étudiante passionnée par un cours de philo. Léonard, lui, parlait sans discontinuer. Il savait qu’il ne devait pas le faire. Mais à cet instant précis, rien n’aurait pu l’en empêcher. Les premiers germes de la Faction, son enfance à Bordeaux, sa vie dans le sud, les flammes, puis les traces retrouvées et, beaucoup plus tard, la décision de venir à Aix les identifier. Il lui raconta, tout. Elle, elle l’écoutait et fumait et buvait et l’écoutait encore, ses grands yeux penchés sur son passé. Elle avait avalé sa colère et ses insultes. Lui, marchait en équilibre sur ses souvenirs. Le fil d’un rasoir tordu, un peu rouillé. Elle comprit. Ou peut-être, fit-elle juste semblant. Les spaghettis étaient parfaits. Des numéros sept al dente, arrosés de Vieux Télégraphe, ça vous rabibochait avec cette putain de vie.

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Chapitre 8

Trois jours plus tard, Léonard reçut enfin un message de MarieHélène Kipouros-Lombard sur son portable. Elle lui donnait rendez-vous dans son atelier de peinture, rue Marceau, à une cinquantaine de mètres du boulevard des Arts et Métiers. À quatorze heures, il abandonna Coutances, à moitié endormi sur le plateau de son bureau, et fendit la ville à grandes enjambées. Il faisait étonnamment chaud. Aux terrasses des bars, place de la Mairie, les minijupes faisaient la nique aux doudounes plumes d’oie. Dans ce soleil trop pur pour la saison, les seins pigeonnaient de tout leur volume, étonnés d’être tirés si vite de leur hibernation. Mais dès qu’on passait à l’ombre, les avants bras se couvraient de chair de poule et les noisettes bouillantes remplaçaient les demis glacés. Rue Marceau, Léonard trouva rapidement l’atelier de MarieHélène. Il s’agissait d’un grand immeuble ocre, à trois étages, avec des volets repeints d’un bleu vif, presque crétois. Un lierre sauvage rampait mollement sur la façade. Il sonna. Elle mit quelques secondes pour lui répondre, sans doute le temps de se refaire une beauté express. Enfin, l’interphone grésilla : - Monsieur Lorenzi ? - Oui. - C’est au troisième étage, porte droite. Je vous attends.

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- Bien. Un bourdonnement électrique. Le lourd ventail s’ouvrit sur un couloir sombre, humide, dont les plafonds disparaissaient dans l’obscurité. Puis, les escaliers avalés deux par deux. Essoufflé, il s’arrêta sous le regard brillant de Marie-Hélène : - C’est gentil d’être venu si vite... - Tu as les renseignements ? - Venez... Ils disparurent, aspirés par l’entrée chaude de l’atelier. Orienté plein sud, il était composé d’une pièce immense et d’un coin cuisine. Au fond, une baie vitrée s’ouvrait sur les toits de tuiles roses baignés d’un soleil tout neuf. Celui-ci déversait un flot de lumière ininterrompue, une véritable cascade de clarté qui rebondissait de façades en façades. Tout semblait pur, lavé à grande eau, net. En revanche, cette sensation de propre disparaissait à l’intérieur. Au sol, les toiles inachevées s’enchevêtraient dans un désordre incroyable. Posées à même les tomettes parme, elles s’entassaient dans toutes les tailles et toutes les teintes. À terre et sur une immense étagère, les accessoires se rassemblaient par tas : fusains, mines de plomb gris, spatules, pinceaux, brosses, flacons d’encre de Chine, plumes naturelles ou Sergent Major, papiersmatières et blocs de calque, tubes de peintures, palettes craquelées de couleurs oubliées. Dans un coin, un chevalet boiteux et famélique. Et partout, des tas de sable, de verre pilé, de terre noire et rouge, des bouts de bois, des lambeaux de collants, quelques rubans de soie et encore tout un fatras de ciseaux, pots en plastique, bouteilles de White spirit, bombes de colle, Exactos, feutres, pastels, cutters, livres, C.D., tasses à café, cristaux de sucre, cendriers bouffis de tristesse, bouteilles vides. Léonard jeta sa veste sur un matelas et se retourna vers MarieHélène, déjà occupée à remplir deux grands verres presque propres. Elle était en tenue de combat : caleçon noir et chemise col Mao, très ample, tâchée, ouverte jusqu’au sternum. Pieds nus, 79


les cheveux dissimulés par un foulard jaune, des perles de sueur au-dessus de sa lèvre supérieure et à fleur de tempes, elle en était presque attendrissante. Elle s’approcha de lui, un sourire salé aux coins des yeux : - C’est pour moi que vous êtes venu ? C’est gentil, monsieur le journaliste. - Tu as les infos ? Elle lui tendit son rosé : - Peut-être... Les verres en cristal lourd et dépoli firent un joli bruit mat. Ils déversèrent en une seule fois le liquide orangé entre leurs lèvres. Marie-Hélène retourna les remplir et les déposa cette fois sur le coin de l’étagère. Dans un lent travelling, elle avança vers Léonard. Ses seins, libres sous le tissu, ressemblaient à deux balles de coton ferme. Une vraie souris rousse. Sans retenue, sans tabou. La veille, il l’avait croisée au loto de bienfaisance du troisième âge, salle Sabatier. Elle trônait derrière la table d’honneur en compagnie de vieilles dames très dignes. La limonade et le jus de pomme coulaient au goutte-à-goutte dans l’atmosphère feutrée. On n’entendait que la voix grave du crieur et le vacarme des grains de maïs posés sur les cartons à chaque fois qu’un nouveau numéro était tiré. Elle n’avait pas eu un seul regard pour lui. - Qu’est-ce qui vous ferait plaisir aujourd’hui ? murmura-t-elle de sa voix légèrement rauque. Léonard tendit la main : - Donne-moi la liste. Elle recula d’un pas : - Tout de suite ? - Oui. - Vous ne voulez rien en échange ? - Non. Elle baissa la tête, les bras le long du corps : - Bien... 80


Les yeux à terre, son désir se cassait la gueule lamentablement. Il eut presque de la peine pour elle quand il la vit prendre son sac sur l’étagère et y fouiller avec nervosité. Elle était vraiment folle à lier. Ou simplement, triste et seule. Avec son physique et sa situation, elle pouvait se payer à peu près n’importe qui en ville. Mais non. C’était Léonard qu’elle avait choisi pour jouir dans l’interdit. Le temps de se dire ça, elle l’avait déjà rejoint. - La voilà, murmura-t-elle. Elle lui tendit une enveloppe de papier froissé. Il la prit de sa main gauche et souleva de l’autre, avec douceur, le menton de MarieHélène. Elle pleurait sans bruit. De grosses larmes salées roulaient sur ses joues, sa gorge, et disparaissaient dans le sillon soyeux de ses seins. - Merci, répondit-il. Maintenant déshabille-toi et allonge-toi sur le matelas. Caresse-toi, je ne veux pas t’entendre. Les yeux de Marie-Hélène se remirent à briller. Elle se dévêtit en un tournemain pendant qu’il s’asseyait sur le haut tabouret de bar disposé près de l’évier. Léonard sentit sa tête tourner, un grand vide lui dévorer l’estomac. Dans sa main gauche, l’enveloppe palpitait presque. La boucle serait bientôt bouclée. Il préféra attendre d’être rentré chez lui pour prendre connaissance de l’enveloppe. Durant toute l’après-midi qu’il dut passer à la locale, il la garda dans sa poche intérieure, côté cœur. Elle lui brûla la poitrine avec une chaleur délicieuse. Il tenait la Faction. Elle était là. A portée de haine. En moins de deux heures, Léonard pondit ses papiers de façon mécanique et envoya le tout via Internet au siège de Marseille. Dès qu’il reçut l’avis de réception, il abandonna l’agence, dévala

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les escaliers quatre à quatre et avala le cours Sextius jusqu’à la Rotonde. Malgré le froid vif de février, Il transpirait à grosses gouttes. Rue Goyrand, il s’enferma à double tour et s’assit sur le canapé. Il sortit enfin l’enveloppe, la déposa sur la table basse entre les reliefs de son repas de la veille. Le logo de la Faction, centré sur le papier, l’observait de son œil tricolore. Délavé par le temps, il faisait songer à l’huis d’une serrure qu’il suffit d’actionner pour replonger dans le passé. Léonard trouva une feuille. Il y avait quatre noms inscrits. Quatre adresses. Quatre signatures pour quatre casse-pattes. Et quelques informations sur chacun. En guise d’en-tête, grossièrement frappée à la machine, la phrase suivante : « Compte-rendu de ronde d’affichage : Aix-enProvence, le 26 septembre 1994. » Au-dessous, en corps plus petit et en italique : « Brigade sous les ordres de : 1994 - N° 811 - M. » Il inspira profondément. Au mur, les premières ombres crochues du marronnier commençaient à se dessiner dans la lueur falote des lampadaires. Il relut le feuillet et se laissa aller dans le canapé. Le premier casse-pattes se nommait Charles Lippi, 3 rue d’Entrecasteaux. Le second, Laurent Leblanc, immeuble Corail, avenue de la République. Le troisième, Francis Watcheck, cité Beisson. Le dernier, Abdel Issaoui, Place Allende - rebaptisée depuis square Drieu La Rochelle. Tous les quatre sous l’autorité du mystérieux « 1994 - N° 811 M. » Comme toutes les nuits, il s’était réveillé en sursaut, le diable au cœur. Trois heures du matin. Les yeux écarquillés sur un rêve infini, récurrent, malsain. Plus qu’un cauchemar, un souvenir. La nuit, ces saletés d’images se frayaient un chemin jusqu’à sa conscience. Il y avait des années, le 26 septembre exactement. Quartiers ouest de la ville. Des bruits de cavalcade. Les hurlements de Aurélie, sa

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soeur dans la chambre aux volets fermés. Les cris de haine de sa cousine, Julie, dans une odeur forte de peur, de poudre, de feu. Quatre hommes. Quatre casse-pattes armés, saouls, suants, crânes rasés. Juste pour faire un exemple dans ce quartier de bolcheviks et de bougnouls. Par-dessus tout cela, leurs rires repeints de gloire. La violence de leurs rires fusant entre des dents jaunes. Des jeunes et des vieux, juste pour faire un exemple. Et lui, gamin, caché dans un placard, les mains sur la bouche pour éviter de faire du bruit en vomissant sa peur. Pétrifié, glacé, atomisé. Par un interstice dans la porte du placard, le spectacle de ses proches sur la table de la cuisine et sur le canapé. Les coussins déjà tatoués de sang et de peur. Et le feu. Le dimanche matin, Léonard se rendit à la locale. Un crachin persistant, apporté par un mistral pas franc du collier, avait à nouveau glacé la ville. Le centre était désert, hormis quelques vieux de la vieille qui bravaient la pluie fine en direction du Corona, le seul débit de tabac ouvert ce jour-là. Il s’y arrêta pour prendre deux paquets de blondes, reçut en pleine gueule l’haleine anisée du bar et repartit aussitôt. Au bureau de Coutances, Léonard aperçut Ange Di Caprio. Sans doute en ligne avec sa maîtresse. Trop tôt encore pour les résultats des concours de boules. Et qui aurait eu l’idée de jouer par un temps pareil ? Le vieil homme lui adressa un signe amical de la main et continua sa discussion à voix basse. Avant l’arrivée de Coutances, de garde ce jour-là, Léonard avait deux bonnes heures. Il monta à l’étage et ouvrit la porte des archives. Au couinement douloureux de la clé dans la serrure, il comprit qu’il devait être le seul à venir ici depuis des années, sans doute depuis le remplacement des bons vieux Leïka par des appareils numériques

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connectés directement sur Internet. La porte pivota avec difficulté. Située sous les toits, la pièce devait souffrir de plusieurs gouttières car une odeur de papier et de bois pourris, lourde et froide, lui saisit la gorge et lui piqua les yeux. À tâtons, il trouva l’interrupteur, une vieille pomme de cuivre poli cerclé de porcelaine, et l’actionna. Devant lui, une bonne dizaine d’armoires en contreplaqué tapissaient l’ensemble des murs, aveuglant même les deux fenêtres qui donnaient sur la rue du Bon Pasteur. Reliées entre elles par des réseaux luisants de toiles d’araignées, elles débordaient de boîtes d’archivages aux formes hétéroclites. Sur le fronton de chacune, des étiquettes d’écoliers, remplies d’une écriture maladroite à l’encre bleue, donnaient une impression de classement. Léonard referma avec soin derrière lui. D’après ce que lui avait appris Coutances à son arrivée, le reporter photo précédent était un maniaque de la conservation. Un vrai passionné qui travaillait pour trois fois rien, pour le plaisir et le droit d’utiliser le labo photo installé dans la salle d’eau. De la fin de la guerre jusqu’au début des années quatre-vingt, il avait photographié et entassé là, par années, l’ensemble de ses clichés. Quarante ans de prises de vues amoureusement conservées et, finalement, abandonnées à une longue nuit d’oubli. C’était l’époque où les photos tout juste sèches voyageaient encore dans des pochettes de cuir marron. On les confiait en hors sac à un chauffeur de bus qui, contre une pièce et un journal du jour, les apportait jusqu’à Marseille. Léonard s’approcha des étagères. Sous ses pieds, la poussière moite lui donnait la sensation de marcher sur une pellicule de coton. Au hasard, il tira une boîte et la lâcha aussitôt : une colonie de scorpions noirs, tout engourdis de sommeil, s’était mise à gesticuler avec de petits cris métalliques. La boîte tomba sur le sol. Les clichés s’éparpillèrent à ses pieds. Il s’agissait de prises de vues en noir et blanc des années cinquante, sans grand intérêt. Elles venaient d’entrer dans le troisième millénaire d’un seul bond et présentaient tout un tas de 84


notables cravatés et costumés de sombre, petites moustaches, chapeaux d’apparat et regards brillants de démocrates comblés. Il commença à fouiller avec la frénésie d’un chercheur d’or. Une demi-heure plus tard, il mit enfin la main sur le carton portant l’étiquette 1994. C’était une longue boîte, peu épaisse, dans les vert anglais. Il la tira de son étagère et la posa sur le sol dans un léger nuage de poussière jaune. Dehors, la pluie continuait sa brumisation glacée. Une fuite gouttait comme un supplice chinois sur le couvercle ondulé d’une autre boîte. Léonard ne savait pas réellement ce qu’il cherchait. Un simple coup de flair, celui du journaliste. Les archives d’une locale sont tout à la fois la caverne d’Ali Baba et le miroir d’un pays. On y trouve tout. N’importe quoi. Et, vu sa position, c’était plus sûr que d’aller fouiner dans les archives de la municipalité pour savoir où habitaient désormais les quatre cassepattes. Dans la lumière grise, il s’accroupit et alluma une nouvelle cigarette. Les photos défilèrent lentement entre ses mains. Inaugurations en grandes pompes, inondations meurtrières, foires et défilés en costumes traditionnels, équipes d’athlétisme au garde à vous, congrès, portraits de vedettes, de noyés gonflés de vase, de brûlés vifs dans l’explosion d’une bonbonne de gaz, de voitures broyées, de frimousses d’enfants dans un parc, de radios crochets. Une pluie d’images, de sourires, de larmes, de joies, de détresses surgis du passé. CRS armés de gourdins, étudiants chevelus, pantalons pat’d’eph., chemises à cols pointus, velours peau de pêche, manifestations, gaz lacrymogènes, murs barbouillés de slogans, éleveurs de fromages en colère, défilés de mineurs gardannais tatoués de bauxite, paix au Larzac. - Qu’est-ce que tu fous là, grand chef ? Léonard sursauta et lâcha précipitamment le paquet de photos. Dans l’entrebâillement de la porte, Coutances. Trempé de whisky, la moustache tombante et l’œil torve, il reprit : - Alors, tu fais des heures sup. ? Tu cherches quoi, ici ? 85


- Rien. - C’est ça... Coutances partit alors dans une quinte de toux violente et grasse. Elle dura près d’une minute. Accroché au chambranle, plié en deux, il racla sa gorge à plusieurs reprises et finit par en expulser un surplus de glaire qui tomba à ses pieds. Il essuya sa bouche d’un revers de main et articula péniblement : - Ça, c’est de l’huître. Il recouvrit le crachat de poussière avec son pied. Dans l’air humide de la pièce, Léonard eut un frisson et fit mine de sortir. Coutances se mit aussitôt en travers de la porte. Les deux collègues étaient de tailles sensiblement égales, mais Léonard était plus jeune, plus puissant aussi. Il observa Coutances et tenta de le pousser doucement à l’épaule. Celui-ci ne bougea pas. Pour toute réponse, il grommela de la même voix : - Tu pars pas d’ici. - Quoi ? - Tu pars pas d’ici avant de m’avoir dit ce que tu fous là. Léonard sourit d’un air détaché : - Rien, je t’ai dit. Qu’est-ce que tu veux que je vienne chercher un dimanche, dans un bordel pareil ? - Tu mens. Léonard le poussa à nouveau, de façon plus ferme : - Allez, laisse-moi passer. T’as encore trop bu. - Non ! Coutances le vrilla du regard. Ses yeux étaient injectés de sang, ils puaient l’alcool : - Maintenant, tu vas arrêter tes conneries et tu vas tout me dire. - Qu’est-ce que tu délires ? Coutances frappa du poing contre la cloison. Un bruit sourd et sec dans l’atmosphère moite : - Je sais qui tu es ! Je sais tout, Léonard ! Tout ! - Arrête de débloquer... - Je sais que tu fricotes avec l’autre fille, la Elise Daniel ou autre chose ! 86


- Et alors ? - Je sais que t’es venu à Aix pour enquêter et que tes proches ont cramé dans un incendie, en 1994… Alors, qu’est-ce que tu dis de ça, grand chef ? Coutances transpirait maintenant, les poings serrés, l’haleine lourde. Une espèce de triomphe, un minable triomphe théâtral. Léonard s’adossa au mur, sans un mot. Il entrevit un instant la possibilité de le pousser dans les escaliers. Les marches étaient raides, les arêtes coupantes. Personne n’aurait pleuré la mort de Coutances. Tout le monde aurait conclu à une cuite qui aurait tourné vinaigre sur un coup de pas de chance. - Qui t’a raconté ça ? demanda Léonard. Coutances s’ouvrit d’un grand sourire victorieux : - Qui ? Mais personne ! Pour qui tu me prends, grand chef ? Coutances a besoin de personne pour trouver la vérité. Personne ! Il sortit une fiasque de sa poche et téta quatre ou cinq gorgées avides. Il fit claquer sa langue contre son palais et embraya : - J’ai vite compris que t’étais pas qui t’étais. Alors, j’ai cherché. - Quoi ? - La semaine dernière, je suis allé au siège. J’y suis resté toute l’après-midi, dans la salle des archives. J’ai fouillé jusqu’à la nuit. Et j’ai trouvé. Il sortit un vieux bout de journal de sa poche intérieure, glissé dans une chemise transparente. Le sourire hilare sur les dents bleues, il répéta : - Et j’ai trouvé... Léonard prit la coupure qu’il lui tendait. Pendant que Coutances allumait une cigarette, il la parcourut. Il s’agissait d’un quart de page avec une photo de lui, il devait avoir douze ans. En gros titre : Léonard Delaporte : capitaine courage ! C’était peu de temps avant la nuit du quartier ouest. Sur l’image sépia, il était rayonnant. Grâce à lui, son équipe de football était montée en division nationale. - Alors, grand chef... Léonard lui rendit la coupure : 87


- Alors, quoi ? - Ça t’en bouche un coin, non ? - Pas vraiment... Coutances cracha par terre et reprit : - On fait quoi, maintenant ? La bouche luisante de salive, il tenait sa vengeance. C’était lui qui aurait du être nommé rédacteur en chef de la locale. Pas Léonard. Quand il en avait fait la remarque au siège, le petit capo Giaccolonne lui avait ri au nez. Sans même l’écouter, il l’avait renvoyé à son Nikon, à ses photos plus ou moins artistiques, à son alcool noir. - Alors, je te balance aux condés ? - Pour quel motif ? - Dissimulation d’identité, par exemple. Je sais pas ce que tu es venu foutre à Aix, mais je suis sûr que Salem serait curieux d’apprendre qui tu es réellement. - Possible… - Je peux même lui balancer ton histoire avec la Kipouros Lombard… - Ça aussi, t’es au courant ? - Qu’est-ce que tu crois ? Je suis au courant de tout, moi ! J’ai beau frapper fort sur la picole, dis-toi bien que Coutances c’est pas la moitié d’un con ! - Qu’est-ce que tu proposes ? Il lissa sa moustache, l’air doucement songeur. Puis, il répondit : - J’ai bien une idée… - Annonce toujours… Après une dernière gorgée qui laissa la fiasque raide sèche, il approcha sa trogne du visage de Léonard : - J’oublie tout ce que je sais sur toi. En échange, tu te démerdes pour te casser du journal et pour me faire nommer à ta place. - C’est tout ? - Non. Je veux aussi dix mille euros. Et en liquide… - Impossible. - Arrête tes conneries. C’est à peu près ce que Lombard t’a payé 88


pour la plaquette de la police. - C’est vrai que t’es bien renseigné… - On est mi-février. Je te laisse jusqu’à mi-mars pour que tout soit plié. Un mois. Sinon, je te balance. Dans le regard de Léonard, la descente d’escaliers redevint tentante. Il serra les poings. Aussitôt, Coutances lui toucha la joue du bout des doigts : - Calme-toi, grand chef. Tu te doutes bien que j’ai un double de tout ça. S’il m’arrive quoi que ce soit, tout le monde saura que ça vient de toi. C’est bien compris ? - Ça va… Et il disparut dans la volée d’escaliers avec un grand rire mêlé de toux grasse. Le soir, Léonard se retrouva dans le studio d'Elise. Il s’agissait d’une pièce très sombre, tout en longueur. Un rez-de-chaussée minable qui donnait sur une cour aveugle, rue Leydet. Elle l’avait fait entrer sans lui poser la moindre question. Dans les baffles, une musique à vous flanquer un blues terrible : My lady d’Arbenville. Il s’assit dans le canapé clic clac. Devant lui, Elise finissait de laver la vaisselle dans un évier minuscule. Les deux convecteurs électriques tournaient à plein régime. Elle s’était habillée d'une jupe en jean et d’un t-shirt uni qui lui descendait à peine au milieu du dos. Il porta son verre à ses lèvres et l’observa. À chaque fois qu’elle devait frotter un peu plus fort sur une tache, ses fesses se tendaient, se balançaient de gauche à droite très rapidement sous le tissu léger. De temps en temps, elle remontait d’un mouvement du poignet une mèche égarée. Puis, elle recommençait. Appliquée. Sérieuse. Imperturbable. Presqu’une enfant. Enfin, elle étendit un torchon jaune sur la vaisselle humide, essuya

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ses mains sur ses hanches, éteignit le néon du coin cuisine et se retourna. Les flammes de deux bougies posées sur une étagère en pin faisaient trembloter sa silhouette. - Ça te plaît chez moi ? - Oui. - T’es pas difficile. Ici, y’a jamais de soleil. L’hiver tu gèles et l’été, tu étouffes. Elle vint s’asseoir près de lui. Elle sentait la menthe sauvage et le tabac blond. Ses doigts effilés saisirent le verre de Léonard. Elle le termina d’une seule gorgée. Une gerbe d’étincelles s’alluma dans ses yeux : - Qu’est-ce que tu viens faire ici ? - Je sais pas. - Tu t’es perdu ? - En quelque sorte, oui… Cat Stevens en remit une couche. Morning has broken like the first morning. - Tu veux faire l’amour ? La voix d'Elise venait de rouler comme une orange sur le soleil. La pièce prit alors une odeur de miel, d’alcool, de café et de cire brûlée. - Tu veux bien ? Il sentit son sexe durcir entre ses cuisses. Comme il ne répondait toujours pas, Elise retira son t-shirt uni. Les pointes de ses seins se contractèrent dans les vapeurs de la pièce. Elle était d’une beauté sauvage. Elle appartenait à ce genre de femmes entières, sans concession. Ce soir-là, elle avait envie de faire l’amour. Rien n’aurait pu l’arrêter. Pendant que l’ombre de la Faction s’alourdissait sur la ville, pendant qu’Ahmed pourrissait en prison avec deux autres SDF paumés, pendant que les casse-pattes se croyaient encore intouchables, ils ouvrirent ensemble une véritable parenthèse de chair, d’amour, de confidences, de hurlements, de tendresse, de coups de griffes, de coups de dents, de coups de langues, de sueur, de nudité, de colère froide, d’abandon, de résignation, de lascivité. 90


Aucun des deux ne demanda à l’autre s’il l’aimait. C’était une question superflue, une question de riche. Quand il se rhabilla, presque à tâtons, elle resta assise sur le lit défait. Elle le regarda faire un moment avant de l’interroger d’une voix presque craintive : - Qu’est-ce que tu as décidé pour les quatre salauds ? Il repensa à l’enveloppe de Marie-Hélène. Elle avait bien fait les choses. Un feuillet sur chaque casse-pattes avec adresse, CV et quelques informations supplémentaires. Sur les quatre, un seul était mort. Charles Lippi. Il avait disparu dans des circonstances plus ou moins claires, les pieds dans le béton, destination les calanques de Cassis. Coup du milieu ou mari jaloux. Aucune certitude. Mais il avait payé. Gonflé d’eau noire avec un banc de poissons pour dernier sacrement. - Alors ? s’impatienta Elise. Qu’est-ce que tu vas faire ? Il répondit d’une voix neutre : - Tu connais la réponse. - Bien… Elle se leva en silence. Il s’aperçut qu’elle avait volé sa prestance et son élégance, le moindre de ses mouvements, à une panthère, à un jaguar ou à un ocelot souple, élastique, dont les muscles saillaient sous la peau brune. Pendant qu'elle disparaissait dans la salle de bains, Léonard repensa aux trois autres. Laurent Leblanc croupissait depuis douze ans à Montperrin, l’hôpital psychiatrique de la ville. Du jour au lendemain, il avait plongé dans la folie dure. Là encore, pas d’explication. Peut-être que, dans les brigades de la Faction, ses yeux en avaient trop vu. Aujourd’hui, il terminait ses jours dans une cellule capitonnée, sous haute surveillance. Sa veste de costume s’attachait dans le dos. Léonard se redressa et acheva de boutonner sa chemise. Toujours

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nue, Elise revint près de lui. Elle lui tendit un objet étrange. Audessus d’un manche de bois grossier, une espèce de sabre noir terminé par une pointe acérée portait sur toute sa surface une multitude de dents tranchantes. - Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. - Un pique-mer, répondit-elle avec fierté. Ça vient d’un poisson des îles, je sais plus lequel. Quand ça rentre dans le ventre, ça ne s’enlève plus. - Pourquoi ? - À cause des dents. Elles sont plantées de telle manière que, si tu tires quand même, les boyaux viennent avec. Elle enveloppa l’arme dans une couverture et la lui tendit : - Fais attention… - Ne t’inquiète pas pour moi. Il l’embrassa une dernière fois, sur le front. Pendant qu’il disparaissait de la pièce, elle eut le temps de souffler : - Tu me plais… Dans la ville transie de froid, Léonard marcha d’une traite jusqu’à sa rue. Il repensait à François Watcheck et à Abdel Issaoui, les deux derniers casse-pattes. Il irait voir le premier le lendemain. L’autre suivrait. Coutances lui avait laissé un mois. Largement le temps.

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Chapitre 9

Devant le lycée militaire, boulevard des Poilus, Léonard croisa un peloton de moineaux frigorifiés hurlant au pas de course des chants guerriers. Sous les platanes, ils dégageaient une buée dense, froide. À leur tête, un chef de meute beuglait sous sa moustache rase. Une ! Deux ! Une ! Deux ! Il s'écarta sur le passage des élèves officiers. Ces pioupious aux jambes de hérons pataugeaient dans la boue, les flaques et les feuilles mortes. Au bout du boulevard, il tourna à droite, longea les cyprès du stade Carcassonne et s'arrêta devant la porte grillagée du cimetière municipal. Francis Watcheck, d'après les informations fournies par Coutances, était fossoyeur depuis quatre ans environ. Violent, buveur, il avait été mis sur voie de garage par la Faction. Depuis que celle-ci avait pris le contrôle de la ville, tous les casse-pattes les plus durs avaient été embauchés par la Municipalité et relevés de leurs fonctions militantes. Le hold-up démocratique des élections avait fonctionné. Il lui fallait présenter désormais un visage politiquement correct. Un fascisme rose à l’extérieur, avec des représentants bouffés d’ambition, sortis en droite ligne de Sciences Politiques, de HEC ou de l’ENA.

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Le cimetière d'Aix ressemblait à tous les cimetières des grandes villes. Glacial, sordide, anonyme malgré les armées de croix et de regrets éternels. De longues allées de gravier tiraient droit entre les tombes oubliées. Pour les morts enterrés récemment, des gerbes somptueuses aux rubans délavés finissaient de brûler dans le gel. Pour les autres, il n'y avait plus que des marbres fendus et moussus, des plaques de céramique piquetées par la rouille. Ou rien. Plus rien. Les croix de granit sur les caveaux cossus avaient perdu leurs arêtes dures. Le temps les avait lissées. Des galets verts dans des lits d’eaux vives. Il ne restait sur ces frontons que deux mots, à peine lisibles : Famille Untel. Léonard enfonça profondément ses mains au fond des poches de sa veste. Il arpenta les allées désertes pendant quelques minutes, tentant d'apaiser les bouffées d'angoisse qui lui montaient à la tête. Au bout d'une travée, il vit un gamin vêtu en bleu de travail assis sur un tas de terre fraîche. Il fumait comme un terril après les pluies. Léonard s'approcha. Le garçon pouvait avoir seize ou dixsept ans, pas plus. Un apprenti, avec une acné tenace sur le front et les ailettes d'un nez démesuré. - Salut, dit Léonard. - 'Jour m'sieur, répondit l'autre. - Qu'est-ce que tu fais là ? Le gamin essuya un peu d’eau qui coulait de ses narines. Puis : - Rien m'sieur… On décave juste. - Quoi ? Une voix grave, sortie du trou, donna l'impression de faire vibrer toutes les croix alentours. - On décave... Une tête rougeaude et vissée sous un béret noir apparut derrière l'épaule du gamin : - C'est pour quoi, monsieur ? L'homme avait près de quatre-vingts ans. À croire qu'il creusait luimême sa propre tombe. - Pour rien, répondit Léonard. 94


- Qui vous êtes ? - Léonard Lorenzi. Journaliste, responsable de La Tribune Libre d’Aix. - Et vous cherchez ? - Que voulez-vous que je cherche ? L'homme saisit une brune sans filtre papier maïs, posée sur son oreille. Il l'alluma et bougonna : - Je sais pas, moi... - Je fouille, je cherche, je gratte. J’ai besoin de sujets neufs. - Et c’est ici que vous cherchez ? Il doit pas être bien gai, votre journal ! Léonard écrasa une motte de terre fraîche sous son pied : - Vous préparez un enterrement ? L’homme cracha par terre et s’essuya la bouche d’un revers de manche : - Non, je vous l’ai déjà dit : on décave. On vide un caveau parce qu’une famille vient de disparaître. Plus de descendants. Alors, on vide la concession. - Je croyais que les concessions, c’était à perpétuité… - En règle générale, oui. Mais qui va se plaindre ? Ils sont tous morts. Puis, c’est les ordres de la mairie. - Et les os, les restes ? L’homme cracha une nouvelle fois dans ses mains. Il reprit la pelle et ajouta : - Ça, il faut demander à Watcheck. C’est lui, le fossoyeur. Moi, je suis juste entrepreneur. - Francis Watcheck ? - Ouais, vous le connaissez ? - Si on veut. C’est une vieille histoire. - Ca fait longtemps que vous l’avez pas vu ? Devant Léonard, le champ de tombes roulait sa mer hérissée de croix. Il s’entendit répondre : - Depuis 1994… - Sa maison est au fond. Mais faites attention, il tourne pas rond en ce moment. 95


- Pardon ? Déjà dans son trou, l’homme ajouta : - Frappez bien à sa porte avant d’entrer. Il est armé. Et quand il est bourré, il tire pour rien, cet abruti… Située dans un renfoncement du cimetière, côté nord, la baraque où vivait Watcheck était minuscule. Cachée derrière une rangée de cyprès, elle se recroquevillait sur elle-même, presque gênée d’être là. Une seule fenêtre crevait sa façade d’un volet passé au brou de noix. Sur le perron, un géranium anémique achevait de crever dans un seau de chantier fendu de bas en haut. Sur la gauche, un appentis en planches grossières découvrait une forêt de manches de pelles, de pioches, de truelles rouillées, de barres à mines, de marteaux, de haches. Punaisés aux cloisons, des posters de femmes plus ou moins nues, arrachées des pages centrales de magazines. Des Messaline délavées elles aussi par le vent, le soleil et la pluie. Il grimpa les deux escaliers du perron, frappa trois coups secs contre la porte de la maison. Pas de réponse. Il frappa à nouveau. - Qu’est-ce c’est ? meugla une voix endormie. - Léonard Lorenzi. - Je m’en fous ! - Je suis le rédacteur en chef en chef de La Tribune Libre, à Aix. - Et alors ? - Je voudrais vous interviewer… Léonard pensa à Aurélie et Julie, quelque part, au creux d’une tombe. La voix de Watcheck reprit : - Attendez ! J’ouvre… Cette voix puait le vin et la solitude. Rauque, grave, obstruée de glaires têtues. Pire que celle de Coutances. - Bougez pas, j’arrive… Léonard n’avait aucun plan. Peut-être allait-il le saigner comme un poulet, lui fracasser le crâne à coups de pioche, le noyer dans une flaque. Ou, pourquoi pas, foutre lui aussi le feu à sa baraque.

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Il n’avait pas de plan et un seul objectif : le buter sans être repéré. Il avait encore besoin de temps pour éliminer Abdel Issaoui et remonter jusqu’au mystérieux 1994 – N°811 – M. - Alors, c’est vous ? Un homme au crâne rasé, habillé d’un bleu de travail raidi par la crasse, l’attendait. Les lèvres humides, il répéta de sa voix cassée : - C’est vous, le journaliste ? - Oui. - Et pourquoi vous voulez m’interviewer ? - Une idée qui m’est venue. Vous êtes d’accord ? Watcheck gratta sa joue mal rasée, les yeux au sol. La cinquantaine, il était gros et large, massif, sans taille ni cou, d’un bloc. Après un instant de réflexion, il finit par lui tourner le dos et baragouiner : - Interview… Ma foi, c’est comme vous le sentez. Et il disparut dans la maison. La pièce sentait le chou, la bière et la mort. Par-dessus ces odeurs, celle du formol d’ordinaire fadasse prenait à la gorge. Dans un coin, un lit souillé. Sur la table de formica, un bout de saucisson, deux couteaux, un reste de flageolets figés dans la graisse, un quignon de pain et deux bouteilles vides de mauvais vin. Au milieu de ce désordre, le seul signe de confort venait d’une télévision grand écran, allumée et muette. Posée sur une caisse, elle ouvrait sa gueule colorée sur un sit-com dérisoire. Watcheck s’assit sur une chaise en paille. D’un geste du menton, il invita Léonard à en faire autant et s’alluma une cigarette brune recroquevillée au bord d’un cendrier. - Alors, qu’est-ce vous me voulez ? Encadrés par des faisceaux de rides noires, ses yeux brillaient dans la lumière avare du plafonnier. - Je cherche des sujets d’articles pour mon canard. - Et alors ? - Je me suis dit que le cimetière, ça pouvait intéresser les lecteurs.

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- Le cimetière, ça finit toujours par intéresser tout le monde. Tôt ou tard, qu’on soit balayeur ou Président de la République. Quand l’heure est venue… - C’est vrai. - Qu’est-ce vous voulez savoir ? Léonard sortit un calepin et un stylo de sa poche intérieure. Puis : - Commencez par ce que vous voulez. Moi, je prends des notes. L’homme se leva péniblement. Il alla ouvrir une autre bouteille de rouge étoilé posée près de l’évier. Dans le silence, il remplit deux verres et en posa un devant Léonard. Sans croiser le regard de son invité, il commença : - En ce moment, on décave… - L’entrepreneur me l’a dit. Je l’ai croisé en venant. - Qui ça, Cubertas ? C’est un con, Cubertas. Il faut pas l’écouter. Lui, il comprend rien au boulot. Il fait que desceller les caveaux. C’est un travail de gamin, pas un travail d’homme. - Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Watcheck vida son verre d’un trait. Il ralluma sa brune et répondit, les yeux toujours dans le vague : - Moi, je réduis. - Pardon ? - Je réduis les morts. C’est pour qu’ils entrent dans les caisses de 60x80. C’est la loi. Dès qu’une concession est plus payée, la mairie appelle Watcheck. Et Watcheck réduit les morts. C’est la loi. Il lâcha avec joie un rot grave, profond, et reprit lentement : - Dans cette putain de vie, y’a pas d’éternité, tu peux me croire. On meurt deux fois. Une fois avec le curé et tout le tremblement. Et une autre fois avec moi. C’est la vie… Dehors, la pluie s’était mise à tomber avec application. Watcheck reprit : - Mon boulot, c’est de découper les cadavres. J’en suis pas fier. Je fais ça dès que la Mairie me demande. Il faut obéir aux ordres. Puis, y’a pas de sots métiers. Y’a que de sottes gens, comme on dit. 98


Poussé malgré lui par la curiosité, Léonard poursuivit son interrogatoire : - Vous faites comment ? Je veux dire : pour les réduire ? - Les cadavres ? - Oui. L’homme sourit et ouvrit dans la lumière ses deux énormes mains : - Avec ça. Et un marteau et un burin aussi. Parce que les morts qui ressemblent à des squelettes avec des toiles d’araignées, c’est bon pour les films à la con. En fait, les morts qui ont cinquante ou cent balais, c’est comme toi, c’est comme moi… Il frappa soudain des deux poings sur la table et hurla : - C’est dur ! Tu comprends ça ? Et il faut y descendre dans le trou ! Service-service ! C’est pas un boulot de gamin ! Watcheck grimaça, vida un verre de vin couleur brunâtre, et répéta : - C’est pas un boulot de gamin… - Je vous crois. Le fossoyeur continua à parler de façon quasi-mécanique : - Il faut y descendre dans le trou, avec les odeurs et le reste. Il faut les découper. Il faut que tout tienne dans les caisses. 60x80. Pas un millimètre de plus. Léonard se leva et aspira un grand coup. La porte mal jointe laissait passer maintenant des odeurs de terre fraîchement retournée. Devant lui, Watcheck se recroquevillait sur sa chaise. Son vieux mégot pendu aux lèvres, il regardait sans voir l’avalanche de publicités muettes gicler de l’écran et percuter ses prunelles. Un véritable zombie. Endurci au vin rouge et à la mort. - Tu te souviens de 1994 ? Léonard avait posé la question malgré lui. Sans lever les yeux, l’homme répondit : - Quoi ? - Et les quartiers ouest, tu t’en souviens ? Watcheck eut un sursaut nerveux : 99


- Qu’est-ce tu dis ? - Un soir, le 26 septembre 1994. Les pauvres Aurélie et Julie. Le fossoyeur délaissa l’écran extatique et cligna des paupières à plusieurs reprises, comme s’il se retrouvait subitement en plein soleil de midi. Avec lenteur, il se resservit un nouveau rouge et le descendit cul sec. D’un geste fruste, il repoussa le verre entre les détritus. - Qu’est-ce tu débloques ? grommela-t-il. - C’était un soir sur les coups des onze heures. Tu y étais avec Charles Lippi, Laurent Leblanc et Abdel Issaoui. Watcheck tressaillit et, cette fois, releva la tête. D’instinct, sa main droite saisit l’un des deux couteaux sur la table. Il se mit debout avec difficulté et renversa sa chaise sur le sol. Le trop plein d’alcool le faisait frissonner, de lourdes gouttes de transpiration suintaient de son front. - Qui t’es, toi ? Léonard appuya ses mains sur le dossier de sa chaise. Il répondit froidement : - Tu devines pas ? Watcheck gueula soudain comme un forcené : - Dis-moi qui t’es ! - Léonard… - Qui ? - Léonard Delaporte. Un proche de Julie et de Aurélie. Les deux personnes que t’as faites crever comme des rats un soir de septembre. Semblable à un gamin qui fait un caprice, Watcheck commença soudain à brailler. Il frappa des pieds à plusieurs reprises sur le sol. A chaque fin de phrase, sa voix se mit à déraper dans le suraigu. - J’ai rien fait, moi ! Rien ! C’est pas moi ! C’est les autres ! Léonard ne bronchait pas. Pris de convulsions nerveuses, Watcheck renifla bruyamment et tenta de riposter : - Et d’abord, qu’est-ce tu peux savoir, toi ? Y’a pas eu de témoin. - J’étais là, dans le placard. J’ai tout vu. 100


- Et qu’est-ce t’as vu ? Nous, on a rien fait. Une bousculade, rien de plus. Pas plus. C’est loin, maintenant. C’est du passé… Les vieilles images de flammes, de sang et de peur recommencèrent à tournoyer dans la tête de Léonard. Il souleva la chaise des deux mains et la claqua par terre à son tour. - Non ! C’est pas du passé ! Vous avez torturé ces gens innocents ! Et pour rien, des personnes innocentes ! Rien ! Lui aussi, il s’était mis à hurler comme un gosse. La télévision continuait à bégayer ses spots publicitaires dans le silence revenu. Des écharpes de buée sortaient à cadence rapprochée des bouches des deux adversaires. Le couteau toujours bien en main, Watcheck contourna la table et s’immobilisa à deux mètres de Léonard. Il essuya son front et articula à voix très basse : - C’est pas nous. Charlot, Abdel, Lolo et moi, on devait juste les bousculer. Pour rigoler un peu et leur foutre la trouille. C’est tout. - Pour rigoler un peu ? - Pour faire l’exemple dans le quartier. Mais ce qu’on savait pas, c’est que ces deux-là, ça intéressait le chef. - Ma famille ? - Ouais. Et comme on allait partir, le chef est arrivé. C’est là que tout est parti en vrille. Léonard serra le dossier de la chaise de toutes ses forces. La paille craqua entre ses doigts : - Quel chef ? - Je peux pas te le dire. J’ai fait le serment. Quand le chef est entré, il nous a dit de les tenir. - Quel chef, Watcheck ? - Nous, on a obéi. Service-service, tu comprends ? - Dis-moi qui c’était, répéta Léonard avec une rage froide au creux de l’estomac. Watcheck posa son couteau sur la table. Le regard perdu dans le noir de la pièce, il continua son monologue : - C’était le chef, il avait tous les droits. Il a frappé. - Arrête ça… - Pour les achever, le chef a sorti le cran d’arrêt. 101


- Arrête, je te dis ! - Il leur a fait le sourire sous le menton. Il leur a fait des sourires sur tout le visage. Nous, on pouvait rien dire. C’était le chef. Service-service, tu comprends ? Avec la puissance incontrôlable de la haine, Léonard souleva sa chaise et, dans un hurlement, il l’abattit sur le visage de Watcheck. Celui-ci la reçut de plein fouet. Ses os craquèrent, il fut projeté en arrière et alla finir sa course dans le poste de télévision. L’écran éclata sous l’impact de son crâne. Aussitôt, la lumière se mit à bafouiller dans la pièce tandis que des étincelles mauves parcouraient le corps de Watcheck tétanisé. Il n’eut pas le temps de crier. Ses yeux virèrent instantanément au rouge, au bleu de sang. Puis, ils se figèrent, gris comme ceux des poissons bouillis. Dans une odeur de viande brûlée, le poste émit encore quelques grésillements. Puis, il s’éteignit tout à fait. Trempé de sueur, les tempes bouillantes, le ventre figé par la glace, Léonard porta ses mains à sa bouche pour ne pas vomir. Au sol, le visage criblé d’éclats de verre, baignant dans une mare noirâtre, le crâne fendu jusqu’à la hampe du nez, Watcheck souriait. Un vrai sourire de soulagement, presque de bien-être. Les cadavres jaunes et durs qui venaient le hanter dans ses rêves, ces saloperies de macchabées qui tournoyaient dans son âme, tous ces morts réduits un à un au fil des années et qu’il devait, à chaque instant, repousser à grands coups de rouge étoilé ; tout était désormais fini. Watcheck venait d’être délivré de l’enfer. Grâce à son assassin. Léonard murmura pour lui-même : - Surtout, ne pas laisser de traces… Pour commencer, il cassa le verre de Watcheck, puis celui dans lequel il avait bu - sans oublier la bouteille. Pas question de

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faciliter l’enquête de Salem et de sa meute de chiens en laissant des empreintes. Aussitôt après, il descella le détendeur de la bonbonne de gaz située sous la cuisinière, dans un placard aux portes mal jointes qu’il laissa entrebâillées. Enfin, il alluma une bougie à l’autre bout de la pièce. Un dernier regard sur le cadavre béat. La porte d’entrée refermée avec précautions. Une course rapide dans les allées du cimetière. Parvenu près du trou où il avait croisé l’entrepreneur, une détonation violente suivie d’une lumière bleue. Léonard s’arrêta, hors d’haleine. À ses pieds, presque entièrement souillée par la boue, il lut sur une plaque de céramique les noms de Julie et Aurélie. Avec leurs dates de naissances respectives et la même année qui clôturait leurs vies : 1994. Léonard s’écarta pour vomir dans l’allée. Et il sauta par-dessus la murette. À cette heure-ci, avec la pluie et le froid, il ne croisa personne jusqu’à la rue de la Mule Noire.

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Chapitre 10

Deux jours s’étaient écoulés et Léonard ne décolérait toujours pas, furieux contre lui-même. Avec Watcheck, il s’était conduit comme un morveux. Il l’avait buté sur un coup de folie, un coup de sang. Et ce salaud était reparti dans la mort avant d’avoir craché qui était le Chef, le mystérieux N° 1994 – 811 – M. Une faute de débutant. Dans la locale empuantie par la fumée de Coutances, il rédigeait ses papiers avec un goût amer dans la gorge. Dehors, la lente pluie de février tombait mollement contre la vitre de la fenêtre. À son bureau, Laurence Ferraud aiguisait ses ongles comme on affûte des couteaux. Toute vêtue de PVC bleu turquoise, elle portait un tailleur avec jupe courte et veste décolletée jusqu’à l’indécence. Elle se leva et marcha en direction de la cafetière, une antiquité qui crachotait près de la bannette à courrier. Il l’observa dans le silence. Sûr qu’elle avait dû rêver de devenir top modèle ou mannequin. Chacun de ses pas mettait en évidence sa chute de reins cambrée et nerveuse. Apparemment insensible à tout ce qui pouvait se passer autour d’elle, elle concentrait toute son attention à se sentir désirable. Elle servit le café dans un verre et vint le déposer sur le bureau de Léonard : - Du sucre ?

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- Toujours pas… Une goutte de café gonflait sur le rebord du verre. Elle la cueillit du bout de l’index et la porta à ses lèvres. La goutte disparut entre les lèvres incarnates, gonflées de sang. Satisfaite, la secrétaire lui tourna le dos et regagna son bureau. Elle marchait comme une funambule sur son fil, dédaigneuse et appliquée à ne rien perdre de son élégance calculée. À cet instant, Elise franchit la porte d’entrée. Les deux femmes se croisèrent dans un silence de cristal. Ferraud retourna sur sa chaise, jambes croisées, menton en avant, et reprit son travail de manucure désabusée. Habillée d’une longue jupe de laine noire, d’un pull de cachemire et d’une paire de baskets de toile blanche, Elise vint s’asseoir sur le bureau de Léonard. La locale sembla moins sale. - Ça va ? - Si on veut… - Qu’est-ce que tu fais ? Léonard repoussa le clavier de l’ordinateur. Il avala une gorgée de café. Il y avait le goût infect du recuit. - J’écris la nécro de Watcheck. C’est mon boulot, après tout. - On l’enterre quand cette ordure ? - Je sais pas. Après-demain, je crois. La porte claqua alors derrière Coutances : - Non, monsieur ! C’est demain qu’on enterre Francis Watcheck, le pauvre fossoyeur… Elise descendit aussitôt du bureau et resta immobile, debout, les yeux baissés. Trempé de pluie, les yeux collés par la fatigue des nuits d’alcool, le pardessus crasseux et l’appareil photo en bandoulière, Coutances vint s’affaler sur sa chaise. - Alors, grand chef ? C’est pas de chance pour ce pauvre vieux, hein ? Léonard se gratta nerveusement le nez : - C’est vrai… - Quoi que… Ça dépend pour qui, après tout. 105


- Oui. Ça dépend pour qui… Coutances ralluma son mégot avant de se servir une tasse de whisky. Avec le goulot de la bouteille, il désigna Elise. Elle avait l’air d’une élève de sixième, au garde à vous devant le directeur d’école. L’air mauvais, il demanda : - Et elle ? Qu’est-ce qu’elle fout ici ? Léonard ne répondit pas et serra les poings. - Alors, gazelle ? reprit Coutances. T’es bien, là ? Elise adressa un clin d’œil furtif à Léonard. Il ne fallait pas répondre. Ne pas faire d’esclandre. Pas avec Coutances. Il en savait trop sur elle, trop sur eux. Trop sur tout. La bouche humide, les yeux réchauffés, Coutances continua son manège. Dans son coin, Laurence Ferraud n’en perdait pas une miette. Elle souriait de plaisir. - Dis-moi, la muette, ça te dirait pas de venir chez moi, dans mon studio ? Je pourrais te prendre en photo. T’es presque mignonne pour une jaune… Elle grinça des dents : - Sale con Coutances se redressa d’un bond et manqua renverser sa tasse de whisky. Deux plis mauvais au bord des lèvres, il cracha : - Qu’est-ce que t’as dit ? - Elle t’a dit d’aller te faire voir. - Quoi ? Léonard se leva et écrasa Coutances du regard. À cet instant, le fracas d’un claquement fit sursauter la stagiaire dans son tailleur bleu. Benoît Salem venait d’entrer. - Bonjour tout le monde… Le taureau était nerveux. Le visage rendu livide par des nuits de veille à répétition. Le cou tendu, le regard noir, il ignora la présence d'Elise et Coutances et se planta devant Léonard. Il lui serra la main : 106


- Ça va ? - On fait aller. Sale temps, hein ? - C’est le moins qu’on puisse dire. Et avec ce con de Watcheck qui s’est fait sauter la gueule, ça simplifie pas les choses. Et vous, vous en êtes où ? Léonard écrasa sa cigarette et répondit sur un ton neutre : - Rien de spécial. Service-service, comme on dit. Puis, il ajouta : - Et pour Watcheck, qu’est-ce que ça dit ? - Accident. D’après les premiers indices, le tuyau ou le détendeur étaient pourris. On en saura plus dans une dizaine de jours… Ils s’observèrent un court instant. Salem esquissa un sourire et sortit un paquet de brunes de sa poche intérieure. Léonard entrevit le flingue du chef des Polices Unifiées. La crosse était noire, massive, polie, bien protégée dans son étui de cuir fauve. - Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il. - Je sais pas. Je suis passé au hasard, juste pour savoir si vos indics vous auraient pas refilé un tuyau. - Non, j’ai rien. - Ca m’étonne pas. Salem retourna une chaise et s’assit lourdement. Il posa ses avantbras sur le dossier et attendit. On n’entendait plus que les gouttes de pluie grossir dans les gouttières avant de s’écraser à intervalles réguliers, plusieurs mètres plus bas, sur le bitume brillant. Sans regarder Léonard, Salem lâcha : - Et elle ? Qu’est-ce qu’elle branle ici ? Tous les muscles d'Elise se contractèrent. La tension était devenue subitement presque palpable. La fumée des cigarettes stagnait à hauteur d’homme, figée dans l’air froid de la locale. Salem répéta la question, ses yeux fichés sur Elise : - Dis-moi, c’est pas un endroit pour toi ici. Qu’est-ce que tu fous là ? À cet instant, Coutances se redressa derrière son bureau comme un diable jaillit de sa boîte : - Vous inquiétez pas, chef ! C’est une copine, une gazelle que j’ai 107


shootée y’a deux jours ! Il avait réagi avec une sincérité et une spontanéité désarmantes. Salem se retourna à moitié vers lui : - Des photos… Des photos de jaunes ? Il fronçait les sourcils, pas vraiment convaincu. Pendant ce temps, Coutances fouilla rapidement l’un de ses tiroirs. Il en tira une planche contact qu’il tendit au Commissaire : - Regardez, chef. Je viens juste d’aller les chercher au labo. Elles sont encore toutes chaudes… Salem saisit la planche et commença à détailler les diapositives dans le maigre contre-jour de la fenêtre. Derrière lui, Coutances adressa un bref signe de connivence à Léonard. Elise, elle, restait silencieuse, transie par la trouille du gendarme. - Hé ! s’exclama Salem avec un rire grossier. Pour être chaudes, elles sont chaudes tes photos ! - Je vous l’avais pas dit ? - Ouais… On s’en douterait pas à la voir comme ça. Mais elle a un cul d’enfer, pour une asiatique. - C’est juste des essais, précisa Coutances. Disons que c’est une première approche artistique… - Artistique ? Mais tu sais que rien qu’avec ça, je pourrais te foutre en taule pour outrage à la pudeur ? Il reposa la planche sur le bureau de Léonard. Ses yeux porcins se froncèrent un peu plus. Il tira une large bouffée sur sa cigarette : - Dommage que tu sois une grise. Dommage aussi qu’on ne voit que ton cul et tes nichons sur les photos. Jamais ta tête. T’es pourtant mignonne… Elise se rassit sur le plateau du bureau et adressa à Salem son plus beau sourire : - Je crois que ce n’est pas ce qui intéresse le plus monsieur Coutances… - Je le comprends… Soudain plus poli, il enchaîna sur un ton presque flatteur : - Permettez-moi en tout cas de vous féliciter pour votre… Je veux dire, pour… 108


- Mon cul ? - Si on veut. Disons, pour l’ensemble de votre anatomie. Elise fit une nouvelle moue adorable, mi-enfant mi-putain. Puis, elle conclut avec un grand sourire : - Il faudra féliciter mes parents. Mais ils sont retournés au pays. Ici, on ne voulait plus d’eux. Ce fut au tour de Salem de se raidir. Il n’avait pas un grand sens de l’humour. Surtout pour tout ce qui touchait aux étrangers. Il se leva avec une grimace et s’approcha d' Elise. À cet instant, Coutances intervint à nouveau en riant : - Heureusement qu’ils sont rentrés chez eux ! Avec ce que les gris ont piqué aux Français comme Assedic et allocations familiales ! Les salauds, ils ont tout compris, eux ! Salem se força à sourire. Il reboutonna son pardessus et adressa un salut du menton à Coutances. Puis, il se retourna vers Léonard : - Si vous avez des tuyaux, vous m’appelez, comme d’habitude… - Ok. - Et toi, le photographe, démmerde-toi pour que ces photos restent dans tes tiroirs. La Faction n’aime pas ce genre d’art. Surtout quand c’est des culs de jaunes qui ont plus de gueule que de cervelle… De son pas lourd, Salem quitta la pièce. Avant que Léonard ne puisse dire un mot, Coutances lui glissa à voix basse : - C’est pas pour toi que j’ai fait ça. C’est pour le pognon et ce que tu m’as promis. Il te reste dix jours. Magne-toi. Et je veux plus que cette connasse foute les pieds ici, c’est clair ? Trouver Abdel Issaoui ne fut pas un problème. Il passait le plus clair de son temps sur le bord des terrains de football en stabilisé, stade Carcassonne. De taille moyenne, gras, empestant le parfum, la moustache abondante et le double menton soigneusement entretenu, il suivait tous les entraînements de l’Association Sportive Aixoise, des poussins à l’équipe première. Responsable de la voirie à la

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municipalité, il s’était fait nommer membre d’honneur du club. Le dimanche, il n’apparaissait pour les matchs qu’accompagné de son loukoum de femme, une marmite décorée comme un arbre de Noël. Léonard rencontra Abdel Issaoui au sommet des tribunes, vêtu d’un survêtement Nike rutilant. Le cigarillo aux lèvres et le bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles, il suivait le matche avec fébrilité et notait de temps à autre des observations sur un calepin. L’équipe cadet de l’ASA recevait l’Olympique de Marseille. Le match de la saison. Debout, le cigarillo trempé de salive, les jurons et les cris rentrés dans la gorge, il trépignait comme un gamin, donnait des coups de pieds dans le vide, accompagnait chaque action d’encouragements ou de lamentations, serrait les poings, implorait silencieusement les dieux du football. Sa femme, emmitouflée dans du renard rouge, ne regardait le terrain que rarement, absorbée à rechercher les improbables élus de la Faction dans les tribunes. À la fin de la première mi-temps, Aix perdait trois à un. Et encore, un but de raccroc marqué sur un pénalty litigieux. - Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Léonard, tout à trac. Issaoui ouvrit des yeux ronds de gamin en colère. De minuscules gouttes de glace pendaient à chaque extrémité de ses moustaches noires. Il désigna d’un doigt la pelouse déserte : - De quoi ? De ça ? - Oui. - C’est une honte, monsieur. Une véritable honte ! C’est pas des joueurs, ça. C’est des gonzesses. Des tantouzes. Parfaitement, monsieur : des tantouzes ! Trois à un… Et encore, sur notre terrain ! Il avait un accent pied-noir indescriptible. Léonard lui tendit la main et se présenta : - Léonard Lorenzi, journaliste, responsable de La Tribune Libre d’Aix. Issaoui cessa d’observer le terrain l’espace d’un instant. Il dévissa 110


son cigarillo d’entre ses lèvres et s’ouvrit d’un grand sourire : - Journaliste ? Mais je suis enchanté, monsieur. Positivement enchanté… Abdel Issaoui, secteur affaires sociales à la Mairie d’Aix. Et voici ma femme, Ginette Issaoui… Le loukoum se redressa avec difficulté, les membres engourdis par le froid vif du matin. C’était une femme basse de hanches, à la permanente impeccable, bijoux en sautoir et rouge à lèvres pompier. Elle lui tendit une main frigorifiée et baissa avec juste ce qu’il faut de flagornerie ses faux cils contractés en pattes d’oiseau. - Vous faites un reportage ? Vous êtes bien mal tombé, monsieur… déplora Issaoui. - Oui. C’est pas brillant. Abdel ralluma son cigarillo avec un Dupont marqué à ses initiales : - Cette génération, c’est tous des nuls je vous dis. Si vous aviez connu l’ASA, il y a vingt ans, quand Depatureaux et Malacrida les entraînaient… Mais c’étaient des génies, monsieur. Des génies ! - Vous exagérez… - Moi ? Alors moi, j’exagère ? Il commença à compter les vieilles gloires une à une sur ses doigts : - Ecoutez ça… Arrus la flèche italienne, Fernandez le gaucher magique, Skippy la tour de contrôle, Naouri le feu follet… - Mais… - Attendez. Il y avait aussi Soler l’homme aux trois poumons, Pascuale le renard des surfaces, Arstanian le canonnier, et je vous parle pas de Kadour le magicien ! Léonard ressentit un mauvais pincement au creux de l’estomac. A l’époque, des gamins italiens, espagnols, arabes, arméniens. Tous venus des quartiers. Aujourd’hui oubliés, tenanciers de bars, vendeurs de voitures, pensionnaires des Baumettes, macs à la sauvette, endettés sur trente ans pour acheter une maison de lotissement et élever des gosses. Ou bien célibataires, simples alcooliques. 111


Le match reprit. A la fin des quatre-vingt-dix minutes réglementaires, l’OM s’imposait six à un. Une débâcle. Il était midi. Abdel invita Léonard à boire l’apéritif. Il refusa, par politesse. Ginette se fendit d’une œillade suppliante. Il accepta. L’ennui avec les salauds, c’est que certains sont sympathiques. En public, ils savent se montrer aimables, séducteurs, presque agréables. Abdel et sa femme faisaient partie de ces salauds-là. Des fleurs plein la bouche, ils conduisirent Léonard chez eux, dans un appartement situé route de Nice. L’immeuble était récent, entouré d’espaces verts. Dans l’entrée, du marbre chic, rosé, et deux grands miroirs plaqués aux murs moquettés. L’ascenseur sentait encore le neuf. Devant la porte de l’appartement, au dernier étage, Ginette tira un énorme trousseau de clés de son sac. Pendant qu’elle ouvrait les verrous les uns après les autres, avec méthode, de haut en bas, elle expliqua : - Monsieur Lorenzi, dans les HLM, on n’est jamais trop prudent. Ici, ça va. Y’a pas d’Arabes. Mais vous savez, il faut rester vigilant. Ils s’installent dans les HLM pour Français plus vite que la vérole. Les HLM, ça les attire. Tout ce qui est français, ça les attire… Le dernier verrou sauta dans un bruit agréable de bain d’huile. - Ici, vous ne craignez rien, monsieur Lorenzi. Y’a pas d’Arabes, y’a pas de Bamboulas. Y’a même pas de Jaunes, c’est vous dire ! Allez, entrez. Ce n’est qu’une petite HLM de rien du tout mais c’est coquet, vous allez voir… L’appartement des Issaoui était si prévisible que Léonard ne put retenir un sourire. Tout y était. Le canapé cuir croûte de porc avec accoudoirs en chêne, la table basse en fer forgé et plaque de verre fumé, le lustre en cristal, la photo du mariage sur le buffet de la télévision 16/9ème, les cendriers de porcelaine avec scène de chasse peinte, une sale

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reproduction au pochoir du minaret de Marrakech, les rideaux, les doubles rideaux, les pots, les cache-pots, les dessous de pots. - Asseyez-vous, monsieur Lorenzi. Pas de manières avec nous, allez ! La voix de Ginette était grave et grasse. Elle sentait l’Algérie perdue. Celle des riches. Celle des boys, des Aziz et des grandes propriétés blanches plantées dans le rouge du désert. Léonard s’assit dans un fauteuil recouvert de dentelles. Au mur, le drapeau français et une aquarelle : trois soldats de la république portant secours à des colons en détresse attaqués par des Arabes sanguinaires, armés de cimeterres. Ecrit en gros, sous forme de signature : Pieds noirs, cœurs purs ! Sur la table basse, un cendrier de vague inspiration mauresque. Imprimé dans le fond, le drapeau français couronné des trois mots d’ordre : Liberté, égalité, fraternité. Léonard y écrasa son chewing-gum avec plaisir. Entre la kémia, l’anisette et le whisky, faute de vodka, la discussion fut charmante. Au début, en tout cas. Les Issaoui jouissaient à blanc de recevoir un journaliste, un vrai. Très vite, ils se mirent à parler d’eux et de la grande nouvelle : la veille, un papier de la Préfecture leur avait annoncé que leur demande de francisation du nom Issaoui était acceptée. Claquettes aux pieds et cigarillo roussi au bord des lèvres, Abdel avait souligné : - C’est important pour nous, monsieur Lorenzi. Très important. Pour nous et pour les enfants ! A son tour, Ginette avait ajouté d’un ton criard et plein de morgue : - Il faudrait pas non plus qu’on nous prenne pour des Arabes, quand même ! Après tout ce qu’ils nous ont fait ! Pour ajouter du poids à la grande nouvelle, elle sortit le papier timbré ainsi que la liste des nouveaux noms proposés. Depuis hier, ils ne parvenaient pas à trancher. Issa, Issard, Issat, Hissat,

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Issaud… Un vrai dilemme. Pendant que le couple reprenait ses chamailleries, Léonard sentit une vague de haine familière, mêlée d’écœurement, se cristalliser dans son ventre, juste à la base du plexus. D’après les informations transmises par Marie-Hélène Kipouros Lombard, les Issaoui formaient un tandem sulfureux, veule et lâche, pingre, sournois. Lui, sous ses airs bonhommes, occupait un poste obscur de chef de service à la municipalité, section affaires sociales. Président de l’association des associations du Pays d’Aix, il jonglait avec les subventions des unes et des autres, récompensant les plus méritantes, éliminant les moins coopératives et renflouant les caisses noires de la Faction au gré des volontés dictées par les élus. Elle, était sans aucun doute pire que sa moitié. Toute puissante à l’office de la SEM des HLM du pays d’Aix, elle était connue pour racketter les demandeurs de logements. Ceux qui payaient voyaient leur dossier atterrir sur le haut de la pile. Les autres attendaient jusqu’à dix ans pour une fin de non recevoir. Mais elle n’était pas regardante. Quand les demandeurs ne pouvaient pas payer, elle se servait. Sur la bête. Une chaîne en or, un bracelet, une bague, une montre. Ou un rendez-vous privé, lorsque l’homme était jeune et viril, ou la femme douce et excitante. Pendant que Ginette partait en cuisine préparer une salade au jambon et trois côtes de porc, Abdel continua à parler sur son thème favori : - Je vous le dis, m’sieur Lorenzi : tout va à vau-l’eau… Tout ! Et quand les jeunes savent plus taper dans un ballon, quand ils ont plus l’amour du maillot, c’est que la fin est proche. Croyez-moi, j’ai l’expérience… Il engloutit son verre d’anisette et fit claquer sa langue : - Tenez : quand on a quitté l’Algérie, même l’équipe première elle est descendue en deuxième division ! C’est pas un signe, ça ? Et 114


pourtant, ils étaient doués les Ben Bakri, les Mohammedi, les Tlili et les autres… Il goba une poignée de cacahuètes et se resservit un Cristal Anis. Ses yeux noirs brillaient. Deux pointes de quartz dans une motte de terre sèche. Léonard ne parvenait pas à détacher son regard de ce bon père de famille. Toujours vêtu de Nike, explosant d’une fierté malsaine, ce casse-pattes minable avait pourtant tenu ses proches, durant cette nuit de septembre 1994. Avec ou sans plaisir, il avait entendu leurs cris de terreur, il avait senti l’odeur de la peur et de la mort. Et il vivait aujourd’hui, en toute tranquillité, avec ce secret terrible enfoui au fond de lui. Mal à l’aise sous l’œil mauvais de Léonard, Abdel Issaoui reremplit le verre de son invité avec une petite mimique crispée. Comme le silence pesait de plus en plus lourdement, il cria soudain vers la cuisine : - Ginette ! Viens nous rejoindre, tu feras cuire tout ça après ! - Non ! C’est pas grand-chose, mais je veux que ce soit réussi pour monsieur Lorenzi ! Qu’est-ce qu’il va penser de moi après, si c’est pas bon ? Abdel esquissa à l’attention de son visiteur un petit geste gêné : - Les femmes… Vous savez ce que c’est, pas vrai ? Léonard descendit son verre en deux gorgées. Dans la lumière froide qui inondait la pièce, il se pencha vers Abdel. Celui-ci se rétracta dans son fauteuil. Sa bouche se tordit dans un sourire forcé : - Qu’est-ce qu’il y a, monsieur Lorenzi ? - D’après vous ? Issaoui fit un mouvement pour se lever et rompre la tension. Léonard le repoussa sur le cuir vernis d’une main ferme : - Attendez… - Mais qu’est-ce que vous me voulez ? - Vous allez comprendre… Comme Abdel essayait à nouveau de quitter son fauteuil, Léonard prononça un seul nom : 115


- Watcheck. - Quoi ? - Francis Watcheck, ça ne vous dit rien ? Issaoui lissa ses quelques cheveux du plat de la main et bredouilla : - Le fossoyeur ? Celui qui s’est fait sauter, y’a trois jours ? - Oui. - Et alors ? J’y suis pour rien, moi ! C’est triste pour lui, mais c’est à peine si je le connaissais… Léonard se leva. Il s’approcha un peu plus d’Abdel Issaoui, le saisit au menton et le força à le regarder dans les yeux : - Et Laurent Leblanc ? Et Charles Lippi ? Et la nuit du 26 septembre 1994 ? Les yeux extatiques, écarquillés sur le passé, le chef de service se mit à pâlir. La mort et la violence remontèrent à la surface dans cet appartement trop propre, trop rangé. Il ne fallut que quelques secondes pour anéantir des années d’oubli, d’erreur de mémoire. La panique alluma des reflets bleus sur son visage. Julie et Aurélie, le visage lacéré et couvert de brûlures, lui souriaient par-dessus le temps. - Tu es Léonard Delaporte ? C’est toi qui a buté le pauvre Watcheck ? - Oui. - Qu’est-ce que tu veux ? - Le nom du chef, de celui qui a ordonné tout ça. - Le chef ? - Celui qui a tués mes proches, pendant que vous les teniez… Celui qui signait N° 811 - M. Je veux son nom ou je balance tout. Moi, j’ai plus rien à perdre. Les yeux toujours chevillés au passé, Abdel Issaoui mit un doigt sur sa bouche : - Ne dis rien, Léonard. De son autre main, il désigna la cuisine. Les yeux embués de larmes, il bredouilla : - Elle sait rien… 116


LĂŠonard ne rĂŠpondit pas. Il alluma une cigarette. Elle avait bon goĂťt. Il les tenait.

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Chapitre 11

Elise sortit nue de la salle de bains. Ses cheveux retenus par une serviette-éponge d’un blanc pur, le corps encore frémissant des baisers de la douche, elle marcha jusqu’au lit. Le menton haut, les épaules tendues vers l’arrière, les fesses cambrées dans l’air moite de la chambre, elle possédait le port altier d’une reine. Chacun de ses gestes était mesuré, harmonieux. Une chatte du quotidien, sans atours superflu. Léonard la regarda évoluer dans l’espace avec une joie saine. L’appartement témoin des Issaoui, quitté deux heures plus tôt, était loin. Pendant que Ginette préparait le café en cuisine, Abdel avait écrit sur un Post-it le nom du fameux chef. Pour cette ordure, la fin était proche. Encore deux ou trois détails à régler. Une mission de kamikaze, de fou de dieu. Si Léonard pouvait le flinguer et s’en tirer sans casse, ce serait du bonus. Sinon… Elise finit par s’asseoir au bas du lit, face à lui. Belle dans son impudeur, les jambes écartées, elle ne faisait rien pour protéger son sexe du regard de Léonard. Celui-ci, allongé sur le dos, fumait doucement une blonde sucrée. Rickie Lee Jones fredonnait à la radio My funny Valentine de sa voix éraillée. - Qu’est-ce que tu comptes faire ? interrogea Elise. - Pour ?

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- Le chef. Qu’est-ce que tu vas faire ? Léonard se racla la gorge. Par la fenêtre entrouverte, des bouffées de tilleul se frayaient un passage dans l’air cotonneux de la nuit. Ca sentait le miel, les fleurs fraîches et les nouveaux bourgeons du printemps. - Tu réponds, dis ? Il ne voulait pas penser à tout ça. Pas encore. Léonard Lorenzi remontait dans l’estime de Léonard Delaporte. Et c’était bon. En sortant de chez les Issaoui, il avait pris sa décision. Tout se passerait le lendemain, lors de la conférence de presse donnée pour le lancement de l’Arche de la Solidarité. Pour une fois, les journalistes de la région ne se déplaceraient pas pour rien. - Alors ? C’était dit. Il ne retournerait plus à la locale de La Tribune Libre. Il ne verrait plus Coutances se déchirer la gueule à grands bols de whisky, dès le matin. Il oublierait la crasse de nicotine plaquée au mur, le café recuit, les pattes des blattes et des scorpions dans les cloisons creuses. Il rentrerait enfin chez lui. C’était sûr. Qu’il se termine bien ou pas, le voyage était sur le point de finir. Il répondit enfin : - Comme pour Watcheck. C’est ça que je vais faire. Le front d'Elise se barra de rides d’inquiétudes : - Bon. Et Issaoui ? - Je m’en fous. - Pourquoi ? - Il a déjà reçu sa punition. Elle ouvrit de grands yeux de surprise : - Quoi ? - Il a épousé sa femme… Les traits d'Elise se détendirent aussitôt. Elle saisit un coussin et le lui lança au visage dans un éclat de rire : - T’es bête ! Lui aussi, se mit à rire : - C’est vrai ! Il a sa femme, ses matches de foot pourris, ses 119


angoisses… Il meurt doucement. Il sait que je le tiens. Quand je suis parti de chez eux, il était déjà gris. Il a peur de son passé, peur de ses souvenirs, peur que je le balance, peur que sa femme apprenne, peur que la Faction le fasse buter… Subitement plus sérieuse, Elise l’observa intensément, les mains croisées sur ses cuisses ambrées : - Et toi, t’as peur ? - Aucune importance. - Pourquoi ? - J’ai déclenché des choses. Maintenant, elles sont là. Je peux pas faire marche arrière. Avoir peur, ça sert plus à rien… Dans une heure, il quitterait Elise, sans doute pour toujours. Vengé ou non, il devrait quitter Aix. Peut-être même le pays. Sa tête serait mise à prix. Partout. Il partirait en Turquie. Mettre des couleurs et des formes sur ce coin de planète qui le faisait rêver. - Je veux pas que t’y ailles, prononça-t-elle d’une voix faible, presque enfantine. Avant ça, il fallait jouer le dernier acte. La veille, il avait acheté un flingue d’occasion, un 357 parfaitement révisé. S’il ne manquait pas son coup, le chef aurait la tête arrachée ou un trou béant en pleine poitrine. Aucune chance qu’il en réchappe. - T’entends ? Je veux pas que t’y ailles… Par instinct ou par vice - il ne savait pas bien encore - il avait décidé de passer sa dernière nuit aixoise avec Marie-Hélène Kipouros Lombard. Elle lui donnerait sans doute deux ou trois infos de premier choix. Toujours utile de savoir ce qu’il se passerait après la conférence de presse. Et la baiser, serait un dernier pied de nez. Soudain, il ressentit une douleur violente au niveau du mollet. Elise venait de le pincer de toutes ses forces. Elle hurla : - Je veux pas que t’y ailles ! - Quoi ? - Je veux pas ! 120


La princesse avait maintenant les larmes aux yeux. Elle réalisait soudain que Léonard partait au suicide : - N’y va pas, je t’en prie… Y’a déjà eu assez de dégâts comme ça… La grâce naturelle d'Elise s’était évaporée, éparpillée. Une cendre de cigarette emportée par le vent. Il ne restait à cet instant qu’une gamine retournée, la peur au ventre. Une gamine qui perd pied et se noie. Pour elle, tout allait trop vite. Léonard était un mécanisme fou, désordonné et glissant, sans aucune prise possible. Une espèce d’électron libre. À quatre pattes, elle progressa vers lui. Elle n’était plus cet ocelot aux reins tendus comme deux mangues fermes. Elle avait perdu sa grâce de féline, sa magie un peu hautaine du quotidien. Elle progressait sur le lit en tremblant, la bouche tordue par des larmes qu’elle peinait à retenir. - N’y va pas, prononça-t-elle encore d’une voix très faible, à peine audible. Dans son dos, la radio jouait maintenant No milk today. Au moment où elle allait le toucher, Léonard rejeta le drap sur le côté, se dressa d’un bond et commença à s’habiller. Il n’aimait pas Elise. Mais il avait du respect pour elle. Abréger la scène, c’était ce qu’il avait de mieux à faire à cet instant. Il l’entendit s’écrouler dans son dos, face au mur vide. Les larmes avaient franchi la barrière de sa pudeur. Couché sur le côté, en chien de fusil, son corps était secoué dans la lumière des bougies par des hoquets de détresse silencieux. Par la fenêtre, des éclats de rires frais firent trembler les flammes. Des gamins en chasse, insouciants, avec des libidos aiguisées par l’air froid du dimanche soir. Sans se retourner, Léonard sortit. La porte claqua derrière lui. Ni amour, ni remord. Juste le dernier acte à accomplir. Flinguer le chef. Et disparaître.

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D’une façon ou d’une autre. Avant de se rendre chez Marie-Hélène Kipouros Lombard, Léonard avait fait un détour par son appartement. Pas de grand cérémonial pour le départ. Il avait jeté ses affaires dans son sac de marin, sans oublier son agenda, son porte-cartes et un roman. Un dernier coup d’œil au marronnier. Il garderait ses branches griffues. Des doigts de sorcière bouffés d’arthrose qui craquaient au moindre souffle de vent. Une caresse sur le crâne du petit nègre en stuc. Et la présence du 357, bien calé dans son dos, à même la peau. La route en lacets étroits qui l’emporta vers Saint-Paul-TroisChâteaux semblait goudronnée de nausée. Les phares de la Fiat rouge laissaient des empreintes luisantes comme de la bave d’escargots. Un sale vent glacial les solidifiait sur le bitume amer. Léonard sentait sa gorge brûler. Un tuyau de chair sur une braise bleue de sarments de vignes. Trop de souvenirs remués, rentrés dans le larynx à grands coups de silence. Léonard appuya plus sèchement sur l’accélérateur. À chaque virage, les pneus crissaient. Des chats à la queue broyée par un talon aiguille assassin. Il évita de justesse un parapet somnambulique, en promenade en plein milieu de la chaussée. Il pesta contre la voirie et rectifia in extremis sa trajectoire. Les visages de Julie et Aurélie crépitaient dans sa mémoire. La haine, cette putain sans âme, n’en finissait plus de grossir. Une vieille truie obèse, difforme, engraissée aux souvenirs et aux larmes. - Cette fois, il faudra m’en donner plus si tu veux que je parle… avait lancé Marie Hélène Kipouros Lombard, sur un ton de défi. - Comme tu veux. Il resserra un peu plus la pression de ses doigts autour des

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poignets maigres de la peintre. Elle hoqueta : - Salaud… Tu sauras rien ! Tu sauras rien tant que tu m’auras pas dit qui est le chef que tu veux tuer ! Léonard s’en foutait. La haine, la perspective du lendemain et l’odeur d'Elise sur son corps avaient enflammé son sang. Même s’il ignorait les détails de ce qu’il se passerait après la conférence de presse, dans les coulisses, il en savait largement assez pour coincer le chef et lui faire éclater la tête ou vomir les entrailles dans une bonne odeur de poudre brûlée. - Tu sauras rien, t’entends ? Sans prévenir, il la gifla. Un bruit sourd, celui que produit la chair contre la chair dans l’air surchauffé d’une nuit crue. Marie-Hélène Kipouros Lombard eut le souffle coupé. - Tu vas parler ou je continue ? Dans les yeux de la femme, la terreur prit alors le dessus. Elle comprit qu’il allait la tuer, qu’il devait l’éliminer afin de ne pas laisser de trace derrière lui. Elle se mit à respirer très vite. Léonard s’approcha d’elle. Il lui releva le menton, cette fois avec douceur : - N’aie pas peur. Elle ne répondit pas et continua à le fixer avec une intensité de démente. Il lui caressa la joue et ajouta : - Tu ne risques rien. On va arrêter. Je vais te détacher et t’enfermer ici, au moins jusqu’à demain. Tu ne risques rien, faismoi confiance… Marie Hélène Kipouros Lombard tremblait maintenant des pieds à la tête, les cheveux collés sur le front en queues de rats par la sueur de la peur. Doucement, très doucement, il la porta dans ses bras jusqu’au grand canapé de cuir rouge. Elle frissonnait. Un moineau malade. On n’entendit plus alors que le crépitement des flammes dans l’âtre noir et le claquement des dents, quelquefois interrompu par la matière tendre et élastique des lèvres.

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Dans la salle de bains, Léonard se passa la tête sous l’eau glacée. Il s’ébroua à la façon d’un chien et arrangea de son mieux ses cheveux sur son crâne avec un peigne noir et argenté. Il n’était pas beau à voir. La fatigue avait inscrit de méchants cernes violines, presque bleus, sous les yeux. Sa peau avait viré au gris, des veinules apparaissaient sur les arêtes du nez. Il regarda sa montre. Deux heures trente-sept. La conférence de presse avait lieu à dix heures, dans l’amphithéâtre principal de la bibliothèque Méjanes, tout près de la Rotonde. Pour être opérationnel, il lui fallait dormir. Il descendit les marches de bois qui menaient au séjour et s’arrêta soudain. Entre deux barreaux de la rambarde, il aperçut Marie Hélène Kipouros Lombard, le téléphone à la main, pleurnichant sur le combiné. Son cerveau se mit à bouillonner. Elle téléphonait sûrement à la police. Non, impossible. Pas dans sa position. Ce devait être à son mari, Eric Lombard. Il n’allait pas tarder à rappliquer. Seul, ou avec quelques casse-pattes. Léonard se retint avec violence de dévaler les escaliers et de buter Marie-Hélène. Ça n’aurait servi à rien. Son correspondant, quel qu’il soit, était sans doute déjà au courant de son identité. Fuir était encore possible. Mais pour aller où ? Et faire quoi ? Julie et Aurélie n'auraient pas leur vengeance. Il aurait fait tout ça pour rien. Il inspira profondément, à plusieurs reprises. Du bout des doigts, il toucha le 357 dans son dos, comme on caresse un talisman, pour y puiser du courage et de la force. Enfin, il maîtrisa un tremblement nerveux et se racla la gorge à plusieurs reprises, de façon à être entendu par Marie Hélène Kipouros Lombard. Celleci raccrocha aussitôt. Pendant plusieurs minutes, ils ne se parlèrent pas. Elle s’était entortillée dans un plaid à carreaux rouge et noir et buvait à même la bouteille de vodka. La tension était presque devenue physique,

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pareille à une outre pleine de vin, élastique, charnelle, amère. Le moindre mouvement de Léonard la faisait sursauter. Ils étaient en zone franche, entre deux frontières, sans savoir lequel des deux tenait l’autre. Les yeux collés au sol, Marie Hélène Kipouros Lombard murmura enfin : - Léonard, je t’ai donné. - Quoi ? - Tout à l’heure. J’ai téléphoné et je t’ai donné. - À qui ? - Mon mari. - Et alors ? - Il va arriver. - Seul ? - Oui. Il m’a dit qu’il était armé, qu’il avait besoin de personne. - Pourquoi tu me dis tout ça ? Elle eut un sourire bête : - Je sais pas. Tu m’as fait peur. Il s’étira vers l’arrière et fit craquer son cou. Si Eric Lombard venait seul, tout n’était peut-être pas encore perdu. D’une voix neutre, il lâcha : - Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? - Tu n’as pas peur ? - Non. J’ai déclenché des choses. Avoir peur, ça sert plus à rien. Il sourit. L’histoire balbutiait sévère. Ils entendirent les pneus d’une voiture crisser sur les graviers. Marie Hélène Kipouros Lombard se leva et enfila un peignoir de soie bleue. Léonard se cala plus profondément dans son fauteuil. Le 357 lui entra dans les reins de façon rassurante. Elle se précipita vers l’entrée, farouchement ridicule dans son déshabillé. La porte claqua. Quelques éclats de voix fusèrent dans l’air. Il allait falloir la jouer serré… Eric Lombard pénétra dans le séjour. À cette heure de la nuit, le

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fier directeur de la propagande portait plutôt à sourire. Lui, d’ordinaire si soigné, avait enfilé à la va-vite un pantalon de jogging noir élimé, des chaussures de ville et un gros pull anthracite au col de camionneur. Immédiatement, il apostropha Léonard d’un ton sec : - Qu’est-ce qu’il t’a pris ? Tu es devenu fou ? Toujours assis dans son fauteuil de cuir rouge, Léonard prit le temps avant de répondre : - Non. C’est un jeu. Rien de plus… Les mains croisées dans le dos, Eric Lombard se mit à marcher de long en large : - Un jeu… Un jeu… C’est vite dit, ça ! Et si tu l’avais tuée ? Tu y as pensé, à ça ? - Oui. Mais je t’ai déjà dit que c’était qu’un jeu. Un jeu entre elle et moi… - Alors, pourquoi elle m’a appelé ? - Elle a eu peur… - Cette demi pute ? - Faut croire… Le directeur de propagande n’était visiblement pas satisfait. Les poings sur les hanches, sourcils froncés, il l’interrogea d’une voix mauvaise : - Et cette histoire de mec à buter ? C’est quoi, ça ? Léonard fixa Marie-Hélène, les mâchoires serrées comme un étau. Entortillée dans son peignoir de soie, elle regardait dans le vide. Sur sa lancée, Lombard continua : - Elle m’en a touché un mot tout à l’heure, au téléphone. Tu veux tuer qui, exactement ? - Personne… - Je te préviens qu’ici, on ne veut pas de vague. Si tu as des comptes à régler avec quelqu’un, tu me le dis. J’ai deux ou trois types sûrs qui pourront te débrouiller. - Oui ? - Des mecs de la Faction, d’anciens casse-pattes, des colleurs d’affiches pas très futés, mais ils sont tout ce qu’il y a de sûrs… 126


Dans le dos de Léonard, la morsure du 357 se fit plus insistante. Rien n’avait changé et rien ne changerait jamais. Les méthodes restaient les mêmes. Si on était du bon côté de la Faction, et si on représentait un intérêt pour elle, on avait le droit de vie et de mort sur tout le monde. Léonard ricana : - C’est bon, merci. Mais je préfère m’occuper de mes affaires moimême. Lombard remonta son pantalon de jogging avec un sourire suffisant : - Comme tu veux. Mais si tu as besoin, appelle-moi… À cet instant, la voix rauque de Marie-Hélène résonna. Une cigarette à la main, la bouche tuméfiée par la gifle, elle lâcha : - C’est toi qu'il veut buter, pauvre con… On n’entendit plus qu’un silence lourd, badigeonné de peur. D’une voix mal assurée, entre le rire et la trouille, Lombard s’adressa à Léonard : - Tu veux me tuer ? Moi ? C’est une plaisanterie… - Non, continua Marie-Hélène. Il est armé. Il a un Magnum dans sa ceinture. Regarde, si tu me crois pas. - Mais pourquoi il voudrait me tuer ? On fait partie de la Faction, tous les deux ! D’un pas lent, elle vint s’interposer entre les deux personnages : - Il a déjà eu Watcheck. Toi, t’es le prochain sur la liste… Lombard déglutit avec un rien de douleur dans la gorge. Un rat dans un labyrinthe. Il ne savait plus qui croire. Sa femme était folle. Mais elle avait parlé d’une voix calme, sûre d’elle. Et il ne savait pas grand-chose sur Léonard. Il se retourna vers Marie-Hélène et la saisit aux épaules : - Tais-toi ! Tu sais pas ce que tu dis ! Watcheck est mort dans une explosion ! C’était un accident ! Elle le repoussa brutalement : - Et le numéro 811 M, ça te dit rien ? Une certaine nuit de septembre 1994 ? Avec Watcheck, Issaoui, Lippi et Leblanc ? Je l’invente, ça aussi ? 127


Le chef de la propagande laissa ses bras retomber contre son corps. Ces mots avaient suffi pour que sa mémoire ne soit plus étanche. Une eau boueuse remontait maintenant dans son crâne. Un limon fait d’angoisse, de sang et de mort. À l’époque, il avait la trentaine à peine effleurée. Cette ronde d’affichage, il ne pouvait pas l’avoir oubliée. C’était lui qui avait servi d’alibi au fameux chef. Après la bavure, celui-ci était venu échouer chez lui, les mains encore tachées de sang. Benoît Salem était en poste à l’Evêché de Marseille. Il avait pu étouffer l’affaire de justesse. Les journaux en avaient à peine parlé. Puis, les sables mouvants de l’oubli s’étaient posés avec douceur sur toute cette histoire sordide. Il se tourna vers Léonard, les yeux mouillés : - Qui tu es ? Aucune réponse. Juste le bruit entêtant des dents qui frottent l’une contre l’autre dans le silence. - Qui tu es ? questionna-t-il à nouveau. Qu’est-ce que tu veux ? Tu sais très bien que c’est pas moi, le chef ! - Si, c’est toi ! hurla Marie-Hélène. Tu t’en es assez vanté, à l’époque, non ? Tu me l’as racontée des dizaines de fois, cette histoire ! - Mais je mentais ! C’était pour t’impressionner… - Non ! Tu étais avec tes colleurs d’affiches et tu as participé au massacre ! Avec plaisir ! C’est toi qui me l’as dit, tu t’en souviens pas ? Léonard eut la sensation qu’une aiguille glacée lui perforait le coccyx et remontait lentement dans sa colonne vertébrale. Il fallait que ça cesse. Vite. Mais déjà, Marie-Hélène Kipouros Lombard reprenait : - Souviens-toi, salaud ! - C’est pas vrai… C’est pas moi ! - Souviens-toi, je te dis ! Tu les appelais tes petites merdes ! Tes moins que rien ! - Je mentais… - Non ! Tu as tué tout le monde ! Et t’as foutu le feu à la baraque ! 128


Éric Lombard tomba à genoux sur le tapis. Le regard hébété, il continuait à nier. Bien sûr, il s’était servi de cette histoire pour se faire valoir. Il avait rapporté à sa femme tous les détails. Il avait même enjolivé certaines scènes, pour se vanter, pour passer pour un vrai dur. La voix cassée par les souvenirs qui refluaient, il s’entêta encore : - C’est pas vrai… Moi, j’ai servi d’alibi, rien de plus… C’était pas un meurtre grave. C’était juste des gens inconnus… Un coup de feu claqua. Net. La tête de Lombard explosa. Des débris giclèrent dans tous les sens. Marie-Hélène se retrouva instantanément mouchetée de sang, de grosses gouttes qui formaient sur son peignoir de soie des constellations de mort. Elle se mit à trembler comme une possédée. Elle hurla. Une seconde balle lui déchira le ventre. Il fallait que ça cesse.

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Chapitre 12

Léonard gara directement sa Fiat dans l’enceinte de la bibliothèque Méjanes. Il était dix heure trente. De son Iphone, il avait prévenu Joseph Leblansec que Lombard et sa femme auraient du retard. Une histoire de famille à régler, avait-il ajouté. Excité par la conférence de presse, Leblansec n’avait rien dit. Il s’en foutait, probablement. Franchi le grand hall d’entrée, Léonard eut un brusque haut-lecœur. Trop de violence et d’angoisse venaient subitement de se solidifier dans son ventre. Une masse molle, du mauvais lait caillé qui menaçait de sortir par sa bouche. Malgré la fraîcheur, il claquait des dents. Il respira à fond à trois reprises, les poumons ouverts au maximum pour libérer sa cage thoracique. Il essuya son front avec une serviette en papier chipée sur une table de cocktail, puis il vérifia pour la millième fois la présence rassurante du 357 dans son dos. Il alluma une cigarette et se mêla à la foule. Vêtus de costumes sombres, l’œil rivé à la grande scène, les partisans de la Faction étaient venus nombreux. De la haute ou du caniveau, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, ils étaient tous unis par la même chaîne rassurante : celle de faire partie d’un groupe, d’une famille, d’une tribu. La Faction était généreuse, avec les honneurs. Presque tous les membres portaient sur leurs

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poitrines des médailles aux trois couleurs, signes distinctifs de mérites quelconques. La salle puait le déodorant bas de gamme, le parfum de luxe, la cigarette et la joie imbécile des poulets parqués dans des batteries. Il se fraya un chemin dans la foule compacte et atteignit le premier rang. Sur l’estrade, confortablement installés derrière une lourde table de chêne cérusé, les leaders de la Faction arboraient l’air grave et sérieux des défenseurs de l’humanité. Sur la gauche, Benoît Salem se morfondait. Puis, venaient en rang d’oignon, Joseph Leblansec, Robert Villepinte, quelques chefs d’entreprises, généreux donateurs et, à l’extrême droite, Abdel Issaoui. Au milieu, le maire écoutait avec la ferveur d’un gamin Yves Mezcal haranguer la foule de sa voix de tribun éraillée de nicotine. Debout, de part et d’autre de la scène, des couples politiquement corrects se dandinaient d’un pied sur l’autre. Ils étaient les bénéficiaires de l’Arche de la Solidarité. À la fin du protocole, ils toucheraient autant de fois mille euros que ce qu’ils avaient d’enfants. Une tape dans le dos fit sursauter Léonard. Il se retourna aussitôt et croisa les yeux parcheminés de Coutances. Moins saoul que d’habitude, celui-ci avait troqué sa veste militaire à poches multiples contre un blazer presque présentable. - Alors ? il demanda de sa voix cassée à coups de 40°. T’en es où ? - Quoi ? - Si t’es à Aix, c’est que tu veux venger tes proches, je me trompe ? - Possible… - T’as trouvé qui c’était ? À cet instant, les applaudissements crépitèrent dans la salle. La conférence de presse s’achevait en apothéose par la remise des chèques aux familles françaises nécessiteuses. Cerise sur le

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gâteau : le maire de la ville profitait de cette occasion pour introniser son successeur, celui qui reprendrait le flambeau de la Faction dès les prochaines échéances électorales. Dans une débauche de spots bleu, blanc et rouge, au son de L’Hymne à la Joie, toutes personnalités debout, le nouveau numéro un de la Faction Nationale fit son entrée. Léonard le désigna à Coutances d’un geste du menton. Puis, d’une voix froide : - C’est lui… À la tribune, les mains jointes au-dessus de la tête en signe de victoire, affublé de l’écharpe tricolore et les cheveux maigres soigneusement peignés sur le crâne, Laurent de Savoie, le préfet, venait de faire une entrée triomphale. Coutances marqua un temps d’arrêt : - C’est lui qui a tué… - C’est lui, coupa Léonard. - Merde… Il se gratta le crâne et, pendant que les vivas de la foule continuaient à rugir : - T’es sûr de toi ? - Certain. C’est Issaoui qui me l’a balancé. Coutances étouffa un rire mauvais : - Lui ? Il sait même pas reconnaître sa main gauche de sa main droite ! Il a beau travailler à la mairie, ça reste un crouille… Moi, j’ai pas confiance. Ça fait plus de vingt ans que ça s’est passé. Il a pu oublier… - Moi, pas. Léonard se rapprocha de Coutances. D’une voix sourde, il murmura : - Écoute, je me suis arrangé pour ton poste à La Tribune Libre. Giaccolonne va te convoquer demain. Dès lundi, c’est toi le nouveau rédac chef de la locale. Soupçonneux, Coutances fronça les sourcils : - Si vite ? Ça veut dire que tu comptes buter le préfet aujourd’hui ? 132


- C’est pas ton problème. Moi, j’ai tenu parole. La Tribune Libre est à toi. Tout ce que je te demande, c’est de fermer ta gueule jusqu’à ce que je disparaisse. - Et le pognon ? Léonard tira de sa poche intérieure une enveloppe jaune. Il la lui remit discrètement : - Tiens, y’a huit mille. - On avait dit dix. - J’ai pas pu. Je t’enverrai le reste plus tard, quand je les aurai. - Je le veux maintenant ! Léonard passa sa main sur la nuque de Coutances et la serra de toutes ses forces. Avant que celui-ci ne se mette à hurler, il lui glissa à l’oreille : - Écoute bien, connard. Ou tu me fais confiance, ou je te bute toi aussi. C’est clair ? - Oui… Mais arrête ! Tu me fais mal ! Coutances grimaça et empocha l’enveloppe. Sur ses tempes, ses veines dures battaient un rythme anarchique. Il se massa la nuque pendant quelques secondes et lâcha : - J’en veux pas de tes dix mille. Si De Savoie a tué ceux que tu aimais, il doit payer. Moi, je suis un mec réglo, pas un profiteur. Fais ce que t’as à faire. Je veux pas d’embrouilles… Léonard ne put s’empêcher de sourire. Tout juste une grimace d’amertume. Sur la scène, le protocole continuait. L’éternel déballage de déclarations solennelles piquées de bons mots entendus. Il remit ses mains dans ses poches et disparut dans la foule, direction les coulisses. Dans son dos, le 357 commençait à brûler sa peau. Avant que les membres de la Faction ne se jettent sur le buffet, Léonard y fit une halte rapide. Il avait besoin d’un coup de fouet bien sec. Il saisit une bouteille de soda et en but d’affilée deux flûtes pleines sous le regard interdit de l’extra.

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Le sucre dégringola dans son estomac et s’écrasa sur les restes précédents. Il tituba un instant, et le tout trouva sagement sa place. Comme s’il avait fumé un peu d’herbe, Léonard se sentit alors incroyablement léger, aérien, lucide. Il savait maintenant avec exactitude ce qu’il avait à faire. Chaque détail matériel trouvait une place dans son plan suicidaire. C’était jouable. Il pouvait réussir son coup et s’en tirer sans trop de casse. Dès que De Savoie serait plombé, il trouverait le biais pour sortir de cet enfer, de cette ville, jaune à l’extérieur, mais pourrie jusqu’au plus profond de ses fondations. Il s’en tirerait, sûr. Et il partirait avec Elise, du côté d'Istanbul. Ça aussi, c’était sûr. Dans les coulisses, un petit lunch attendait les invités VIP. Rien à voir avec le cocktail Banga-cacahuètes destiné à la grande foule. Ici, les canapés venaient de chez Béchard et les fleurs étaient fraîches. Les coupes à champagne étaient en cristal et le whisky avait sagement attendu vingt ans dans ses barriques de chêne irlandais. Mezcal fut le premier à quitter la scène. Toujours aussi classe, toujours plus saoul, il apostropha Léonard avec un chaleureux : - Alors, confrère ! J’ai été bien ? Compte tenu de l’assistance, la question était idiote, incongrue. Il se retint de rire et répondit sur le même ton : - Comme d’habitude, Yves… Tu as été tout simplement parfait ! - Merci, petit. Les deux individus se servirent un verre. Mezcal éclusa le sien d’un coup de gorge. Il se resservit aussitôt et alluma une brune sans filtre. Puis, il demanda d’une voix très amicale : - J’avais pas raison ? - Pardon ? - L’Arche de la Solidarité, j’avais pas raison ? On a fait un tabac ! Tous les trous du cul ont craché au bassinet, même les

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institutions ! On s’est gavés sur ce coup-là ! Et encore, c’est rien comparé à l’année prochaine… Tu vois, ça c’est du business facile et qui rapporte chaque année… Deux tons plus bas, il ajouta : - Tu vois, t’as bien fait d’abandonner tes conneries avec la Faction. Aujourd’hui, c’est eux qui ont le pouvoir. Demain, ce sera les autres. Nous, on a juste à prendre ce qu’ils ont à nous donner. Mais on s’engage pas politiquement. Jamais. Ça nous casserait les ailes… Léonard acquiesça. Pendant que Mezcal continuait à boire, à fumer et à parler de l’avenir, il observa les lieux avec froideur. Il n’y avait que deux entrées dans cette pièce. La première donnait sur une petite cour intérieure, exactement à l’endroit où il avait garé sa Fiat en arrivant. L’autre permettait d’accéder à l’amphithéâtre. Hors de question de faire le coup ici. Il se serait fait descendre avant même d’avoir pu enclencher son 357. Devant chaque porte, un vigile en civil montait la garde, les mains croisées dans le dos, prêt à dégainer au moindre mouvement suspect. Ceux-là n’avaient rien à voir avec les casse-pattes de base. C’étaient de vrais professionnels, surentraînés. Ils ne buvaient que de l’eau et des jus de fruits. Reliés entre eux par des micros bracelets, ils quadrillaient le lieu, depuis le portail de l’entrée principale jusque dans les coulisses. - Ca va pas, petit ? T’es tout pâle… Cigarette au bec, Mezcal l’observait par en dessous, l’air vaguement inquiet. Léonard respira profondément et esquissa un sourire : - C’est rien. J’ai trop veillé, hier soir… Mezcal lui remplit aussitôt son verre. Avec une vraie gentillesse, il lui confia : - Je connais ça, petit. Tiens, bois. Ça te remettra à niveaux… Pendant que Léonard descendait son verre, Mezcal eut une légère grimace d’écœurement. Laurent De Savoie venait de pénétrer dans la pièce. Luisant de fierté, auréolé de gloire, le futur maire 135


d’Aix-en-Provence avait réussi son entrée dans les arènes électorales. À sa vue, Léonard ne put réussir à maîtriser un nouveau tremblement nerveux. Mezcal le prit par le bras. À voix très basse, il murmura : - Je te comprends, petit. - Quoi ? - Méfie-toi de lui. C’est une vraie pute. - Je sais… - Le coup des Lilas blancs, la dénommée Dalila… - Et bien ? - Y’a des choses qui se disent autour de cette affaire. Méfie-toi de lui… Entouré par une armée de chefs d’entreprises sur leur trente et un, De Savoie vint les saluer. Dans son costume bleu horizon, épinglé par l’œil rouge de la légion d’honneur, il était à vomir de suffisance, d’orgueil, de mépris, de certitudes. Léonard prit la main froide du préfet dans la sienne et balbutia quelques mots de félicitations. M 811, c’était ce petit homme souriant, frêle, presque perdu dans son costume. Pour ne pas déconnecter, Léonard chassa de son esprit la fameuse nuit de septembre 1994. Il s’appuya dos contre le mur pour sentir encore la masse chaude du 357 contre ses reins. Puis, alors que Mezcal et le préfet se congratulaient, il but un autre verre. Le dernier. Il savait que, s’il continuait à ce rythme, il ne tiendrait pas le coup longtemps. L’alcool avait ses lois. Il les connaissait suffisamment pour ne pas les transgresser. Surtout à cet instant. Une heure plus tard, il ne restait plus sur la table que des plats en argent vides et des cadavres de bouteilles. Il était midi, l’heure à laquelle les pique-assiettes retournent chez eux et où les déjeuners s’organisent.

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Mezcal, De Savoie, Salem, Villepinte et Léonard iraient manger chez Gu, rue Frédéric Mistral, là où se retrouvaient toutes les stars de passage à Aix-en-Provence. - Tu me prends avec toi, Léonard ? demanda gentiment Mezcal. - Ok. C’est parti… Au moment de quitter les lieux, le portable du directeur des Polices Unifiées se mit à gémir. Benoît Salem décrocha. En moins de cinq secondes, son visage vira au gris. Il bredouilla quelques mots rapides et referma le clapet de son cellulaire. Discrètement, il donna un ordre bref à tous les vigiles en civil à l’aide de son micro-bracelet. - Qu’est-ce qu’il se passe ? interrogea Mezcal. Personne ne répondit. Une minute plus tard, Salem quittait les lieux accompagné de ses chiens, toutes sirènes hurlantes. Léonard comprit que les cadavres des époux Lombard avaient été découverts. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Les vigiles étaient partis, la voie était libre. C’était le moment. Aucun doute. Il passa sa main dans son dos, sortit son Magnum 357 de la ceinture et courut vers De Savoie. Tout se passa comme dans un rêve. L’atmosphère enfumée. Les extra débarrassant les tables avec des gestes lents. Un éclat de soleil sur le canon. Deux femmes qui poussent des hurlements stridents. Le regard affolé de Mezcal. Le déclic très net du 357 qui arme sa gueule. La masse molle du préfet entre ses doigts. Le canon bouillant plaqué sur la tempe. Une éternité de silence. Et le sourire de Léonard. A l’instant de rendre la mort. Trois détonations. Des lambeaux de chair roussie sur les plateaux en argent. Et la jouissance. Sans lâcher son arme, Léonard courut alors vers sa voiture. À la fois acteur et spectateur de chacun de ses gestes, il pénétra dans sa

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voiture, donna un tour de clé et fonça droit devant lui. Bloqué en première, il parcourut dans une fumée noire de gomme brûlée les cinquante mètres qui menaient au portail. Dans le rétroviseur, la foule s’agglutinait déjà autour du Préfet. Il évita de justesse le ventail de gauche et percuta de plein fouet celui de droite qui vola en éclats. Au moment de tourner en direction de la ZAC, il aperçut un camion de police qui venait à sa rencontre. Il braqua et s’enfonça droit dans Sextius Mirabeau. Déjà, les sirènes hurlaient dans son dos. En nage, les yeux aveuglés par l’angoisse, le sang et la peur, Léonard passa la seconde, laissa la gare routière sur sa gauche et trancha le rondpoint par le milieu. À plus de 120 km/heure, il prit en trombe le mini-tunnel et donna un coup de patins rageur devant la gare SNCF. Montant des Facultés, une voiture de flics banalisée venait à sa rencontre. En criant, il ré-enclencha la première, tourna à fond sur sa gauche, grilla le feu rouge et déboula sur le boulevard Victor Hugo en sens inverse. Devant lui, les voitures s’écartèrent dans des aboiements de klaxons et de sirènes mêlées. Il savait qu’il était déjà presque mort. Mais il y avait encore une dernière chose à tenter : semer les flics dans les rues piétonnes. Parvenu sur la Rotonde, il traça droit devant lui, contourna le bar du Festival, emboutit une Fiat Topolino par l’arrière, se dégagea d’un coup de volant et avala le plus vite possible la rue de la Couronne. À chaque ralentisseur, la Fiat s’envolait et retombait sur l’asphalte avec des gerbes d’étincelles rouges. Les flics arrivaient maintenant de toutes parts. Sur la place des Chapeliers, il braqua sur sa droite, remonta en quelques secondes la venelle, tourna encore à droite et atteignit enfin la rue Bédarrides qu’il prit en sens inverse. Dans le virage, la tôle crissa contre le mur et la vitre arrière explosa sous la pression. Comme un robot devenu fou, Léonard tourna à gauche dans la rue du Maréchal Foch et fonça droit devant lui, au milieu de la dernière foule du marché. 138


Place de la poste, une rafale sèche de pistolet-mitrailleur percuta le flanc droit de la voiture rouge. Un détonation insoutenable lui vrilla les oreilles. Dans les cris et les hurlements des sirènes, il sentit une odeur de roussit. Il eut encore le temps d’écraser l’accélérateur de tout son poids. Place de l’Hôtel de Ville, la Fiat reprit sa course folle entre un camion benne et les restes du marché aux fleurs. Quand la voiture s'éloigna, il eut encore le temps de penser une dernière fois à Julie et à Aurélie. Puis, ce fut les vastes étendues de Turquie qui les remplacèrent. Une étrange sensation de bien-être envahit alors Léonard Delaporte. Il sourit à la vie.

Sur la façade de la mairie, le drapeau tricolore avait pris feu…

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