L'île des âmes perdues

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L’île des âmes perdues

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Vanina Noël

L’île des âmes perdues

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Bon anniversaire ThĂŠo !


Les convives s'en vont peu à peu, la soirée touche à sa fin. La nuit est calme, seules quelques bribes de conversation me parviennent encore, alors que je m'éloigne d'un pas fatigué. L'air frais qui me caresse le visage m'extrait un peu de ma torpeur ; il est tard. J'ai bien fait de venir à pied, je ne suis pas pressé , j'ai envie de prolonger encore cette plénitude qui me saisit peu à peu et m'enveloppe comme une bulle protectrice. Le chemin est long jusqu'à la maison ; par chance, le monde s'est endormi, j'ai tout le temps qu'il me faut, le matin ne me surprendra pas. Au bout de quelques centaines de mètres, j'éprouve le besoin de m'asseoir. Pas pour me reposer, juste pour respirer et grignoter un peu de cette nuit que je ne partage avec personne, cette nuit qui est toute à moi, et qui dans quelques heures sera morte sans que personne ne s'en inquiète, sans que personne ne remarque que je l'ai mangée. Assis en tailleur sur le bord du chemin, je hume profondément les parfums qui me parviennent, quelques rares arômes de fleurs, d'herbe coupée – peu, si peu. La nuit

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est trop fraîche et trop avancée, les senteurs se sont endormies avec le reste. Cela sent surtout la nuit et, plus loin, la vie qui dort sans un bruit. Je ferme les yeux, j'écoute. Quelques grillons, aux chants desquels quelques insectes qui me sont inconnus mêlent leurs propres chants, pour un récital discret qui ne s'adresse à personne. En unique auditeur, je suis tenu d'écouter. Mais bientôt un autre bruit vient se mêler à cette ballade. Une rumeur plutôt, un grondement sourd et lointain. On dirait l'océan... Bien sûr c'est impossible, bien sûr ce n'est que le fruit de ma fatigue et de mon imagination. Pourtant, plus j'écoute, et plus j'ai envie d'y croire. Et si c'était l'océan ? Ou juste un fleuve ? Un fleuve suffirait ; il me suffit, à moi, de savoir que l'océan se trouve au bout... Envoûté par l'écho de ce fleuve imaginaire, je me balance doucement, et le songe qui m'emporte charrie des plaintes de violon, des gémissements de cithares, des battements de cœurs. Si je rêve, tant pis ; qu'au moins ce rêve dure quelques heures encore...

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La barque était là, gracile, bombée comme une écorce de melon évidée ou un berceau de lune, et tanguait mollement, balancée par les lents remous d’un fleuve presque endormi. Tout autour de l’embarcation, l’eau s’étendait et formait une nappe sombre que l’on devinait claire par beau temps, mais qui, dans l’obscurité, laissait imaginer d’inquiétants mystères. Les deux enfants s’approchèrent calmement et restèrent silencieux un instant. Le clapotis de l’eau leur était une douce mélodie qu’ils entendaient, charmés, sans le chercher vraiment. La lune presque pleine semblait les couver d’un œil maternel et étendait pour eux sa lanterne de lumière, dont les reflets sur les eaux tranquilles du fleuve scintillaient en millions de débris d’étoiles. Tous les éléments s’étaient assemblés en cet instant pour une irrésistible invitation au voyage. Les enfants ne se demandèrent pas ce qu’était cette barque, à qui elle appartenait, ni pourquoi elle se trouvait là. Sans se concerter, ils posèrent un pied hésitant sur le frêle plancher de bois avant de s’asseoir et de se saisir chacun d’une rame. Ils constatèrent sans étonnement que l’embarcation n’était pas

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amarrée ; son immobilité ne les surprit pas. D’un mouvement synchronisé, ils se mirent à pagayer dans la même direction, comme mus par une force sur laquelle ils n’avaient aucun pouvoir. La barque ne résista pas, et se laissa emporter avec la légèreté et la souplesse d’un oiseau. Les oiseaux véritables, eux, s’étaient tus, et à peine si l’on entendait de loin en loin le cri d’un hibou, amplifié par l’écho que renvoyait la vallée encaissée qui servait de lit au fleuve. Les enfants sentirent peu à peu la fraîcheur de l’eau les envahir, tandis que les rayons de lune les enveloppaient maintenant d’une douce couverture de lumière. Ils ramaient lentement, sûrs d’atteindre la destination inconnue qu’ils ne s’étaient pas fixée, la destination mystérieuse qui les appelait à eux plus qu’ils n’allaient à elle. Au bout d’un instant qui sembla des heures – ou de plusieurs heures qui semblèrent un instant, ils virent se dessiner à l’horizon l’ombre fantasmagorique d’une île dont jamais auparavant ils n’avaient soupçonné l’existence. Comme ils accostaient, ils s’aperçurent qu’une multitude d’autres barques accostaient également, à différents endroits de l’île. D’autres enfants, de jeunes gens, à peine plus âgés qu’eux, en descendirent. On les distinguait à peine dans la pénombre, malgré la clarté de la lune. Ils semblaient eux aussi sûrs de leur but, but qu’ils ignoraient pourtant. Eux aussi avaient trouvé une barque, eux aussi y étaient montés sans savoir pourquoi, invités par le calme des ondes et la brillance de la lune. Peut-on avec autant de sérénité répondre aux attentes d’éléments immatériels ? Peut-on tout quitter pour partir à l’aventure simplement parce qu’une barque flotte sur le rivage, simplement pour la beauté du tableau ? Il faut croire que oui. Les deux enfants mirent pied à terre, n’attachèrent pas la 11


barque, visiblement peu soucieux de savoir comment ils rentreraient chez eux au cas où elle viendrait à dériver. Le plus grand aida le plus petit à descendre, en lui tendant une main fraternelle. Puis, ensemble, ils traversèrent la plage et entamèrent l’ascension de la colline que l’on apercevait et qui trônait au centre de l’île. Petit à petit, ils se perdirent dans la pénombre, et personne ne les revit jamais. Cependant, sur une autre barque non loin de là, une barque aussi frêle et aussi mystérieuse, une barque tout à fait identique à la première, deux autres jeunes personnes venaient elles aussi d’accoster. Le premier, Théo, un jeune garçon châtain clair qui paraissait avoir douze ans, treize tout au plus. Il n’était plus à proprement parler un enfant. De grands yeux bleus lui donnaient un air grave, et déjà quelques vagues soucis barraient son front de jeune garçon. Son visage allongé et ses joues pleines préfiguraient déjà l’apparence qu’il aurait vingt ans plus tard. Ses manches et ses bas de pantalon, en laissant à découvert les avant-bras et les mollets, accusaient une croissance trop rapide. Ce détail ne choquait pas, car l'adolescent portait en outre, et malgré la saison, un long manteau noir qui le faisait ressembler, de loin, à un inquiétant oiseau de nuit. L’autre, une fillette, Lison, était un petit ange de quatre ou quatre ans, aux pommettes hautes, au teint de miel, et aux cheveux roux. Comment s’étaient-ils rencontrés et que faisaient-ils ensemble ? Ceci n’est qu’un mystère de plus. Sans doute le savaient-ils, eux, et cela suffit. L'île paraissait assez petite, et couverte d'une végétation d'un autre continent. Lequel, je l'ignore, car les premiers arbres

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que dépassèrent les enfants semblaient appartenir à une espèce qu'aucun livre de sciences naturelles ne décrit dans ses pages. Leurs longues branches effrayantes, qui se divisaient en rameaux, arboraient toutes au moins trois types de feuilles différents. Était-il possible qu'une branche commence hêtre, croisse boulot et termine saule ? Quel arbre était capable d'un tel prodige ? Les enfants ne s'en émurent pas outre mesure, et continuèrent leur chemin. Alors, comme par enchantement, des quatre coins de l'île, des lumières multicolores apparurent dans l'air, et se mirent en mouvement. On put peu à peu distinguer les dizaines de sentiers qui montaient vers le centre, et qui à présent étaient balisés de ces mystérieux feux-follets. Des verts, des mauves, des pourpres, des jaunes scintillants, comme autant de petites lucioles indiquant le chemin, se balançaient joyeusement, en une longue procession qui gravissait lentement la colline. Les enfants les suivirent de loin sans comprendre, avant que la réalité ne reprenne le dessus sur le rêve : c'est de lampions qu'il s'agissait ; les premiers arrivés s'étaient munis de lampions pour éclairer leur chemin et l'indiquer aux autres. Certaines lumières étaient statiques et semblaient posées dans l'herbe ; Théo s'en approcha, laissant Lison derrière lui. La petite, anxieuse, attendit sans bouger le retour du plus grand, le regard tourné dans la direction où il venait de disparaître, et fixant avec impatience les lampions posés à terre. Bientôt, deux d'entre eux se mirent à bouger, se rapprochant, jusqu'à ce que Lison pût distinguer la silhouette de Théo, éclairée d'un côté par une petite flamme rouge, de l'autre par une verte. « Tu veux laquelle ? » interrogea-t-il lorsqu'il fut parvenu à 13


sa hauteur. « La rouge ! » Ainsi armés, ils partirent tous deux, et suivirent ceux qui avaient ouvert la voie. Ils marchèrent ainsi très longtemps, il leur sembla que le trajet était interminable, et la nuit, éternelle. Qui étaient ces enfants, et combien étaient-ils ? Des dizaines, des centaines plus probablement, et tous cheminaient ainsi, lentement, en file indienne, dans le plus grand silence, projetant derrière eux leur ombre, colorée de la teinte du lampion qu'ils avaient choisi. Depuis le fleuve, l'île ressemblait à un grand volcan dont les coulées de lave se seraient échappées pour prendre un bain de couleurs, avant de remonter au cratère, en rampant à reculons. Théo et Lison, lucioles parmi les autres, accordèrent un regard en direction du fleuve, et purent ainsi mesurer le chemin parcouru. Ils étaient haut déjà, mais ignoraient toujours la destination vers laquelle ils étaient appelés. Soudain le vent se fit plus fort, et la lune, dissimulée jusquelà par d'épais nuages, se découvrit et recommença à éclairer le paysage, dévoilant ce que nul n'avait pu soupçonner avant cela : la colline était surplombée d'un imposant château. L'énorme masse noire se découpait dans le ciel comme un monstre endormi ; on supposait une construction de type médiéval, avec ses remparts, ses tours, et – pourquoi pas ? – sa princesse prisonnière veillée par un dragon. En tête du cortège, les rubans lumineux s'enfonçaient lentement, mais avec une fluidité qui relevait du prodige, dans les remparts. Bientôt ce fut au tour de Théo d'y pénétrer. En passant la petite porte cochère, on s'attendait naturellement à pénétrer dans l'enceinte du château. Pourtant 14


il n'en fut rien, et, sitôt entrés, les enfants continuèrent leur périple dans l'épaisseur des murs. Les remparts étaient constitués de deux murs parallèles, espacés d'environ un mètre cinquante ; en circulant entre ces deux murs on avait l'impression d'être dans une ruelle moyenâgeuse, malodorante et mal famée. De puissantes torches accrochées très haut sur les parois éclairaient l'ensemble du passage, rendant inutiles les lampions colorés, que les enfants éteignaient et jetaient à terre. Bientôt les pavés furent jonchés de carcasses de cartons piétinées et désagrégées, comme des chrysalides vides. Lison, peu rassurée, prit la main de Théo. — Tu sais où on va ? — Je suppose que nous faisons le tour pour entrer dans le château par l'autre côté. Mais Théo se trompait, et ne tarda pas à comprendre son erreur : au bout d'un moment, les enfants se trouvèrent face à un escalier qui s'enfonçait dans la terre. La largeur des marches et l'étroitesse du passage ne permettaient pas de le contourner, aussi durent-ils descendre comme les autres. Quelques sanglots étouffés se firent alors entendre, les plaintes des plus jeunes, apeurés par cet endroit lugubre et cet escalier humide qui descendait sans fin et semblait vouloir s'enfoncer jusqu'aux enfers. Les enfants finirent pourtant par atteindre la dernière marche, pour se retrouver dans une gigantesque salle complètement vide, éclairée elle aussi par d'immenses flambeaux qui projetaient au sol des ombres fantasmagoriques. Lorsqu'ils furent tous entrés, le silence pesant dura quelques minutes encore, avant qu'une voix grave, surgie de nulle part, se fasse entendre.

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— Bienvenue à vous, chers enfants. La princesse et moimême vous remercions d'être venus aussi nombreux. Je suis le professeur Haubert. Avant de vous conduire à vos appartements, il me faut malheureusement effectuer un tri. Théo scrutait les murs à la recherche d'une loge ou d'un recoin qui pouvait dissimuler l'orateur. Mais la voix semblait provenir de tous les coins de la pièce, peut-être était-elle diffusée par des enceintes judicieusement situées. L'homme restait invisible. Après une courte pause, la voix reprit : — Certains enfants sont beaucoup trop jeunes. Nous ne pourrons malheureusement les accueillir. Vous allez à présent vous diriger en file indienne vers la sortie, où des gardes vous indiqueront où aller. Les enfants se mirent aussitôt en route, avec une discipline et une organisation étonnantes. À l'extrémité de la pièce se tenaient deux gardes, de part et d'autre de la porte. À chaque enfant qui passait devant eux ils indiquaient une direction, que l'enfant suivait sans mot dire. Le tout se faisait en silence et avec une telle précision que le cortège n'avait nul besoin de ralentir. La foule glissait comme de l'eau. Lison marchait devant Théo, un peu effrayée par ce qui allait lui arriver. À quelques pas devant eux, une fillette d'environ sept ans suivait un garçon plus âgé qui semblait être son frère. Ils se tenaient par la main. Lorsqu'ils passèrent devant les gardes, ceux-ci indiquèrent une direction au grand, et une autre à la petite. Le grand frère s'y opposa, et pour la première fois le silence fut rompu. — Gwenaëlle reste avec moi. Je ne la laisserai pas toute seule. — Tu dois obéir, ordonna le garde. Elle est trop petite, elle

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ne te suivra pas. — Où est-ce que vous l'envoyez ? — Elle est trop petite, répéta l’homme, nous la renvoyons chez elle. Il prit fermement la petite par l'épaule et la força à suivre la direction indiquée. Tandis qu'elle tentait de ravaler ses pleurs et de dissimuler son angoisse, son frère lui cria : — Ne t'inquiète pas, Gwenaëlle. Rentre à la maison, je te rejoindrai bientôt. Puis il disparut dans le sens opposé. Comme Théo s'approchait des gardes, il saisit instinctivement Lison par le bras, et eut juste le temps de la dissimuler entre les pans de son grand manteau.

*** Un peu grisé par l'étonnante rêverie qui m'obsède, je me lève, m'étire et époussette vigoureusement mes vêtements, sans savoir si c'est pour me réchauffer ou pour détacher quelques bribes de songes qui y seraient restés accrochés. Il fait jour, de ce jour timide que l'on croise parfois très tôt le matin, un jour nouveau-né qui prendra de l'assurance au fil des heures, mais qui pour le moment n'est qu'une lumière pâle et tremblotante, que l'on craint malgré soi de voir s'éteindre subitement, comme la flamme vacillante d'une bougie exposée au vent. Un peu hagard, je reprends ma route. Le timbre métallique d'une cloche d'église dans le lointain

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me rappelle à la réalité et me donne conscience de l'heure qu'il est. Je regarde autour de moi ; ce village m'est inconnu, je crois que je me suis égaré. Un chien solitaire vient me saluer. Je n'en fais aucun cas et me dirige vers un petit bar devant lequel un homme est affairé à dresser une terrasse. Je m'attable, commande un thé. Quelques oiseaux viennent briser le silence, et l'écho porte au vent de joyeux babillages, sans que la citadine que je suis ne puisse déterminer s'il s'agit de chants de mésanges, de rouges-gorges ou de rossignols. Le thé est trop chaud, et sa fumée s'élève légère dans le paysage ressuscité par le jour. Je pose le sucre dans la cuillère, l'immerge lentement, le regardant fondre petit à petit et se disperser dans le breuvage noir qui l'engloutit. Sans que j'aie rien demandé, on dépose sur ma table les nouvelles du jour. Les gros titres mentionnent un massacre d'adolescente, un crime innommable qui dépasse l'entendement. Pourtant, le style de l'article dissimule mal l'exaltation dont fut saisi le journaliste en le rédigeant. Je passe la main sur mes yeux fatigués, pousse le journal d'un mouvement du poignet. L'homme est un loup pour l'homme.

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Théo suivit la petite galerie troglodyte que le garde lui indiquait, en tentant du mieux qu’il pouvait de conserver une démarche naturelle, malgré la présence de Lison, engouffrée dans son manteau. Bientôt, de chaque côté du couloir, on put deviner un certain nombre de portes ouvertes, quatre de chaque côté pour être exact, et une fermée tout au bout. La pièce dans laquelle débouchèrent Lison et Théo était vraisemblablement un dortoir. Plus petite que la première, elle était néanmoins très spacieuse, et contenait six lits à baldaquin, sur lesquels étaient jetés de riches couvre-lits de brocard finement brodés. Les têtes de lits étaient sculptées d'étranges bestiaires en bas-relief ; tout respirait le luxe et le raffinement. Entre chaque lit était posé un paravent, en appui contre le mur, et qui, une fois déplié, garantirait un minimum d’intimité, et délimiterait le dortoir en six petites chambres d’environ deux mètres cinquante de largeur. Sans doute les sept autres dortoirs étaient-ils meublés d’une façon similaire, et organisés de telle sorte qu’on se trouvait d’un côté du couloir devant quatre chambres de garçons, et de l’autre, devant quatre chambres de filles. Lorsque Théo était

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entré dans la sienne, trois adolescents s'y trouvaient déjà ; deux avaient choisi leur lit, un autre hésitait. Théo se dirigea d'instinct vers la couche la plus éloignée de l'entrée, à l'autre bout de la pièce, tout contre le mur. Profitant de ce moment de surprise qu'avait provoqué chez chacun la découverte de ce lieu inattendu, il réussit à aider Lison à se glisser sous le lit sans que personne ne remarquât sa présence. Puis, sans prendre la peine de se déchausser, il s'allongea nonchalamment. Sur le lit à côté, son voisin avait fait de même. C'était un garçon aux cheveux châtain, aux yeux vert intense qui semblaient perdus dans le vide. — Hé ! s'écria Théo en se redressant, je te reconnais ! C'est ta petite sœur qu'ils ont emmenée tout à l'heure ? L'autre lui jeta un regard curieux, mais ne répondit pas. — Tu t'inquiètes pour elle, c'est bien normal. Mais tu ne devrais pas. Ils ont dit qu'ils la reconduisaient chez vous. Demain matin elle sera à la maison. Tes parents devaient s'inquiéter de toute façon. Théo fut surpris par sa propre phrase. Avant de la prononcer, il n'avait même pas envisagé que ses propres parents aient pu remarquer son absence. Il parut alors s'éveiller d'un long rêve, ou plutôt d'un état de transe inexplicable. — Tu sais ce qu'on fait là ? Comment es-tu arrivé ici ? — Comme toi, sur une barque. Je m'appelle Amaury. — Enchanté, répondit Théo en lui tendant la main. Soudain, un tintement de cloche résonna dans le couloir. Intrigués, les jeunes se levèrent l’un après l’autre pour voir de quoi il retournait. Bientôt, tous se retrouvèrent devant la dernière porte, celle qui était close quelques minutes plus tôt, et qu’on venait d’ouvrir. Puis des hommes, des femmes,

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venus d'on ne saurait dire où, investirent la pièce pour y dresser des tables. Le mobilier était à la hauteur du luxe environnant : tables en chêne massif aux pieds sculptés, chaises assorties, nappes de brocard, vaisselle de porcelaine fine, verres en cristal et couverts en argent. Sans se poser plus de questions, les adolescents prirent place et attendirent. Le personnel revint rapidement, surgissant de derrière un large rideau de velours rouge qui dissimulait un passage, et traînant des chariots recouverts de plats gargantuesques — une dizaine de plats : salades, viandes en sauce, accompagnements, coupes de fruits, et même quelques bouteilles d'un élixir étrange. Après avoir entamé leur repas, les convives commencèrent à discuter. — Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ici on a le sens de l'hospitalité, commença une jeune fille. — Vous avez entendu ? Le professeur a dit qu'il y avait une princesse ! Si vous voulez mon avis, on a remonté le temps, et on se trouve dans un vrai château au Moyen-âge ! — Pour l'instant je dirais qu'on est plutôt dessous... — C'est vrai ça, pourquoi on nous loge ici ? Il doit bien y avoir des chambres au château ! — Elles sont peut-être déjà occupées : ils ont emmené mon frère, pourtant il n’était pas trop jeune, je ne pense pas qu’ils l’aient reconduit à la maison. Il loge peut-être au château. — Ils m’ont séparée de ma sœur également. Elle va pourtant avoir dix-sept ans. Théo restait silencieux, et se demandait par quel mystère aucune des personnes présentes ne s'interrogeait sur sa venue ici, ni sur les buts de ceux qui les y avaient attirés. Car enfin, il devenait évident qu'ils étaient attendus, rien n'avait été improvisé. Des dizaines d'enfants qui arrivent en même temps, suivent le même chemin, pour découvrir que leur 21


chambre est prête et leur repas dressé, et personne n'est surpris. Selon ses calculs, ils étaient une cinquantaine de convives ; cela correspondait avec le nombre de lits de disponibles – où étaient passés les autres ? Selon toute vraisemblance, on avait pris soin de séparer les fratries. Ses yeux se posèrent soudain sur un jeune homme taciturne assis en bout de table. Il logeait dans son dortoir. Il n’était pas particulièrement grand, très brun, le front dégagé, le teint mat. Ses petits yeux noirs semblaient scruter ses compagnons un par un. Il semblait à l'aise et ne disait rien. À ses côtés, une jeune fille du même âge, environ seize ou dixsept ans, aussi brune, jolie, regardait Théo de ses yeux noirs et mystérieux. Tous deux semblaient vraiment se démarquer des autres, ils paraissaient plus calmes, plus matures, plus réfléchis, et ne se laissaient pas aller à cet enthousiasme étrange qui s’était emparé des autres. Face à Théo, Amaury était prostré, s'inquiétant sans doute pour sa sœur. Ce fut pourtant lui qui, regardant Théo d'un air entendu, fit choir quelques restes de son repas sur ses genoux, en désignant la direction du dortoir d'un discret mouvement de tête. Théo sourit. Il savait donc. Il avait vu Lison se glisser à terre, et avait tenu le secret. Le repas s'attarda plusieurs heures, puis on vint débarrasser et chacun regagna sa chambre. Le voyage, la bonne chère, le bon élixir, avaient fatigué les adolescents, et certains somnolaient déjà. Théo déplia le paravent, attrapa Lison par le poignet, la hissa jusqu'à son lit, où il la camoufla sous ses couvertures en lui tendant de quoi manger. Au-dehors, le matin révélait le paysage que les enfants

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n'avaient pu distinguer dans l'obscurité. Le territoire n'était pas très étendu, et une journée eut suffi à en faire le tour. Hormis la colline qui recevait le château, et les sentiers qui y menaient, le reste était très boisé. Posée au milieu du fleuve, l'île ressemblait, de loin, à un gros nénuphar flottant dont la fleur s'épanouissait au ciel, le château offrant ses créneaux comme de lourds pétales, flanqués de deux grosses tours qui semblaient guetter une improbable invasion. La végétation particulière ne ressemblait à aucune autre, et au bord des chemins s'exhibaient des fleurs invraisemblables, comme si un pâtissier fou utilisait l'île comme une vitrine pour exposer des gâteaux fantaisistes. De temps en temps un mouvement agitait les feuilles, et l'on voyait détaler un animal, parfois seul, parfois non. Les arbres étranges, dont les feuilles étaient dépareillées, abritaient sur leurs branches une quantité inhabituelle d'oiseaux de différentes espèces. Cet endroit était un musée de créatures vivantes plus ou moins identifiées. Si l'on avait pu survoler le château, on n'y aurait sans doute pas vu grand monde. Quelques animaux dans la basse-cour, quelques fenêtres éclairées peut-être, mais aucun homme à l'extérieur ; tous semblaient affairés en cuisine ou ailleurs, aucune trace du professeur ou de la mystérieuse princesse. Sur le fleuve, quelques dizaines de barques allaient à la dérive, s'en retournant par où elles étaient venues, des quatre directions cardinales : certaines dans le sens du fleuve, d'autres à contre-courant, et l'on ne saurait dire comment c'était possible. Tout semblait probable dans ce lieu hors du temps. Les étranges pensionnaires de cet étrange endroit dormaient

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profondément. Aussi n'entendirent-ils pas les quelques cris provenant des entrailles du château. Les auraient-ils entendus qu'ils les eussent pris pour les hurlements d'animaux nocturnes – il faisait jour, il est vrai, mais, endormis dans leurs chambres troglodytes, avaient-ils conscience du temps qui passait ? Ils s'éveillèrent en début d'après-midi, sans savoir davantage ce que l'on attendait d'eux. Un groupe décida de sortir ; on les laissa faire. Ils n'eurent aucun mal à trouver un escalier, puis à suivre les murs intérieurs du rempart pour trouver la sortie. Théo était de ceux-là. Amaury le précédait de quelques pas, surveillant d'un œil vigilant l’éventuelle arrivée de gardes qui auraient pu trouver l'enfant que Théo dissimulait dans son manteau. La sortie se fit sans encombre, et les jeunes gens eurent vite fait de fausser compagnie à leurs semblables. Après quelques mètres d'une marche prudente, Lison fut jugée hors de danger et s'aventura à l'air libre. Amaury et Théo s'assirent tous deux au pied d'un arbre, tandis que la petite s'éloignait un peu pour rattraper les heures de jeu qui lui avaient été défendues, sans toutefois perdre un mot de la conversation. — D'où est-ce que tu viens, toi ? demanda Amaury. — De Rouen. Comme toi, je suis venu en barque. — Il y a donc des fleuves à Rouen ? Théo n'y avait même pas songé. Que s'était-il passé cette nuit-là ? Quel chemin avait-il parcouru pour arriver à cette barque ?

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— Cette petite, c'est ta soeur ? — Lison ? Non, c'est... je ne sais pas. Je l'ai rencontrée sur le chemin de... le chemin... Théo faisait de réels efforts pour réfléchir. Sa tête lui semblait lourde. Ce qui était frappant chez ces garçons, c'est que quelles que pussent être leurs interrogations, aucun ne semblait regretter sa venue, ni ne s'inquiétait de ce qu’il trouverait là. C'était comme si la pulsion qui les y avait conduits avait été si forte qu'ils savaient que, de toute façon, ils n'auraient pu lutter, et qu'ils auraient fini par venir, quoi qu'il leur en eût coûté. Petit à petit, Théo se mit à parler de choses insensées, décousues, se lançant dans d'innombrables récits anecdotiques, jetant sans pudeur des bribes de son enfance au visage d'Amaury, qui l'écoutait sans mot dire. Lui-même ignorait la cause de cette frénésie soudaine, c'était comme s'il sentait une espèce d'urgence à raconter. Il raconta sa ville, Rouen, sa mère, aide-soignante au chu, Lapinou, évoqua même Julie, Marie et Matthieu, sans savoir pourquoi. Lorsqu'il marqua une pause, comme hébété par le flot de paroles qu’il venait de déverser, ce fut Amaury qui prit le relais, et imita son compagnon. Ils se confièrent ainsi l'un à l'autre jusqu'à ce que s'ensuive un sentiment d'apaisement, comme s'ils venaient de se délester d'un énorme sac trop lourd, et dont ils espéraient tous deux se partager la charge en en confiant la moitié à l'autre. Pourtant, parmi leurs souvenirs, nul traumatisme, nul de ces cataclysmes qui chamboulent une vie et la laissent à jamais estropiée. C'était leur vie, leur vie toute simple d'enfants grandissant qui leur paraissait soudain de trop, et qu'ils

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laissaient s'échapper en l'air comme des papillons colorés tenus trop longtemps épinglés sur du liège, et à qui l'on rend une liberté inespérée. Lison avait interrompu ses jeux et se tenait tranquille, assise dans l'herbe. Peu à peu, sous ses yeux émerveillés, quelques animaux vinrent se masser près de l'endroit où elle se reposait. Des animaux de toutes sortes, et qui ne se côtoient habituellement pas : il y avait là un chat, un lapin, un daim, et outre l'incongruité de leur présence, on était surpris surtout par leur assurance et leur absence totale de peur. Presque simultanément, une chouette vint se percher sur une branche toute proche et il fallut un moment à Lison pour comprendre que l'oiseau lui-même n'était pas à sa place dans ce paysage diurne. En fin de journée se posa la question de savoir si Lison rentrerait avec les ados dans cet espace qui lui était interdit. Puisque l'île ne semblait présenter aucun danger, et que le temps était clément, il fut décidé qu'on lui trouverait un abri de fortune en attendant de lui construire peut-être une cabane perchée, suffisamment à l'écart du château pour ne pas être découverte. En arpentant la côte, ils découvrirent une grotte assez peu exposée ; avec des feuilles et des rameaux, ils aménagèrent un petit coin confortable en promettant à Lison de venir la chercher dès le petit matin. Loin de s'inquiéter de laisser un enfant si jeune coucher à la belle étoile, les jeunes garçons étaient étrangement rassurés par la présence des animaux, qui les avaient suivis et semblaient témoigner un attachement particulier à Lison. Théo fut étonné par une jeune biche dont les grands yeux doux et l’air intelligent l’intriguèrent singulièrement. On

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pouvait supposer que les animaux avaient grandi en captivité avant d’être relâchés sur place, car ils n’avaient pas l’air farouche de bêtes sauvages. La soirée se passa sans évènement particulièrement notable, mis à part un incident qui survint entre adolescents d’un dortoir mitoyen : pendant le repas, une dispute avait éclaté entre deux groupes ; celui qui avait été considéré comme le fauteur de troubles avait été transféré dans le dortoir de Théo et Amaury. Il s'agissait d'un jeune homme d'une quinzaine d'années, de petite taille, au regard hargneux, qui se prénommait John. Il avait fait irruption dans la pièce sans dire un mot, escorté par l’un des deux gardes, qui le maintenait fermement par le bras. Le garde avait avisé un lit, vraisemblablement au hasard, en avait chassé l’occupant d’un signe de tête, et John avait pris la place et s'était allongé sans que personne ne vînt le saluer. Le jeune locataire ainsi expulsé ne chercha pas à protester, et alla naturellement prendre la place laissée vacante dans la pièce voisine. Le lendemain matin, ainsi qu'ils l'avaient promis, Théo et Amaury étaient allés porter un repas à Lison, puis avaient exploré les environs des remparts. Ils avaient fini par trouver un arbre assez accueillant et évasé pour y recevoir une petite construction en bois assez rudimentaire, bâtie dans l'urgence avec les moyens du bord. Lison se sentait rassurée d'être tout près de ses compagnons, tout en restant dissimulé à la vue du plus grand nombre. Plusieurs jours passèrent ainsi, dans une atmosphère étrange où l'insouciance enfantine se mêlait parfois à une vague

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inquiétude. Les adolescents passaient le plus clair de leur temps en plein air, à la découverte de l'île, et déjà plusieurs groupes s'étaient formés, des clans de filles, d'autres de garçons, quelques-uns mixtes. Théo et Amaury ne se mêlaient que peu aux autres, essentiellement pour les repas et les soirées au dortoir, préférant ne pas prendre le risque de confier à des gens peu fiables la présence de Lison. De plus, ils semblaient se suffire à eux-mêmes, et passaient l'essentiel de leurs journées à bavarder comme ils l'avaient fait la première fois, si bien qu'au bout de quelques jours ils en avaient tant appris l'un sur l'autre, qu'ils avaient l'impression de se connaître depuis toujours. Cependant, leur solitude les marginalisait aux yeux des autres, et leur isolement les faisait remarquer bien malgré eux. Ils avaient bien créé quelques liens de convenance avec leurs camarades de chambrée, mais ces liens étaient assez superficiels. Victor avait toute leur sympathie, il semblait un garçon intelligent et bien élevé, tandis qu’Ethan, un peu simple, voire naïf, ne les intéressait que sommairement. John, quant à lui, était d’une antipathie et d’une nervosité qui les exaspéraient parfois, même si chacun parvenait à garder son calme. Le garçon qui occupait le lit le plus proche de la porte, celuilà même qui avait intrigué Théo lors de leur premier repas commun, ne se mêlait jamais aux autres, restait muet comme la pierre, et n’avait pas même daigné se présenter. Lui et la jeune fille qui l’accompagnait souvent témoignaient d'une curiosité particulière à l’égard de Théo et d'Amaury. Non qu'ils eussent été indiscrets ou particulièrement inquisiteurs, mais souvent, à table par exemple, leurs regards et ceux de Théo s'accrochaient et paraissaient exercer une fascination mutuelle. Leurs comportements à eux aussi 28


étaient différents des autres : la fille s'était mêlée à un groupe restreint, dans lequel les filles étaient majoritaires ; quant au garçon, il passait le plus clair de son temps à lire, ne sortant que rarement, généralement seul, parfois accompagné de la fille. Plus que des frères, Théo avait acquis l'intime conviction, à force d'observation, qu'ils étaient jumeaux, et cela le surprenait d’autant plus que toutes les autres fratries semblaient avoir été séparées. Comme des animaux sauvages se scrutent et se reniflent pour savoir s'ils devront se battre, les deux binômes s'observaient avec un mélange de curiosité et de complicité tacite, comme s'ils cherchaient à s'apprivoiser. Ils ne se parlaient jamais, ne se regardaient qu'à la dérobée, mais même au plus profond de la nuit, quand les autres adolescents s'étaient endormis, Théo ne pouvait se défaire de la désagréable sensation de devoir soutenir le poids d’une paire d'yeux noirs pesant sur lui, transperçant les paravents, et venant scruter les plus sombres recoins de son âme.

*** Quelques heures ont passé, je suis toujours à cette terrasse. J'ai longtemps observé la course du soleil ; à présent qu'il est presque à son zénith, j'estime qu'il n'est pas loin de midi. Le village est désert, on y voit peu de monde, tout au plus quelques vieux qui prennent le temps d'arpenter le pavé de leur pas traînant, comme pour creuser un sillon indélébile, marquer le sol de leur empreinte en prévision du jour où ils ne seront plus.

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Le village tout entier a quelque chose d'irréel, c'est un village minuscule où le temps ne passe plus, le temps a dû rester à la gare voisine ; même le clocher ne sert qu'à effrayer les vivants et à ajouter au paysage un aspect vertical qui le rapproche de Dieu. Je rêve d'un parfum d'orange et de chocolat, la chaleur du chocolat et l'acidité de l'orange. Je suis bien, je suis comme en vacances de ma vie. Il me faudrait pourtant rentrer chez moi ; je devrais demander qu'on m'indique ma route, je devrais demander le chemin. Je n'en ai pas envie. J'aimerais laisser mes pas le connaître d'eux-mêmes ; si mes pas s'égarent encore, alors tant pis. Je ne partirai pas, pas encore. La force qui me retient dans ce décor est la même que celle qui m'y a attiré. Je ressens un besoin de quelque chose, quelque chose de flou et d'immatériel, comme une création qui serait en moi et attendrait sa délivrance. Je crois entendre au loin les cloches d'un troupeau. Le vent, sans doute, nous apporte un peu des pâturages. Les rayons du soleil m'enveloppent et me caressent, et je me sens ému de tant de sollicitude. Je me remémore la soirée d'hier, ce tourbillon de bruit, de conversations, de sarabandes, ce vertige de lumières, de paillettes et de féerie. Dans un sursaut je réalise que je ne me suis pas changé. L'incongruité profonde de ma tenue dans ce paysage bucolique a quelque chose de kafkaïen. L'ourlet de mon pantalon a traîné dans la boue, mes chaussures sont crottées, je ressemble à un personnage de Perrault, lorsque le conte est terminé et que la lumière se rallume.

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On ne pouvait pas dire que les pensionnaires eussent à se plaindre d'une autorité supérieure ou d'une intrusion étrangère dans leur vie quotidienne. Les seuls adultes avec lesquels ils étaient en relation venaient aux heures des repas, pour les servir et les desservir, sans un mot la plupart du temps, et l'on aurait pu croire qu'ils étaient sous leurs ordres plutôt que le contraire. On ne savait pas vraiment combien ils étaient ; une poignée, toujours les mêmes, ponctuels, assidus à la tâche, mécaniques. On se demandait quelle pouvait être leur vie. Des vêtements avaient été mis à la disposition des adolescents, et une salle leur avait été ouverte, au bas d’une volée de marches attenant au même couloir, qui renfermait quantité de livres et de jeux de société ; tout était fait pour le plus grand confort des résidents – ajoutée à cela, la parfaite liberté dont ils avaient jouissance. Il ne leur fallut pas longtemps pour s'adonner à une sorte de torpeur, fruit d'une oisiveté constante qui semblait vouloir ne jamais prendre fin. L'accès au château demeurait interdit, et personne n'avait jamais vu le visage du mystérieux professeur Haubert qu'ils

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tenaient pour leur hôte. La prison dorée qui les recevait semblait leur convenir, et les timides questionnements des débuts avaient cédé la place à une vague résignation. On avait cependant assisté à d'autres scènes de violence, comme si l'engourdissement qui frappait le plus grand nombre était devenu insoutenable à certains ; ceux qui dès le départ avaient montré un tempérament anxieux ou nerveux ne pouvaient s'empêcher de craquer les uns après les autres. Dès la première manifestation de violence, quelqu'un venait chercher le perturbateur, et il devait probablement être changé de dortoir, comme cela avait été le cas pour John quelques jours auparavant. Théo ignorait si des cas similaires s’étaient présentés dans les dortoirs des filles ; il il n'était pas très curieux, et n'avait donc pas fait attention à ce genre de détails. Il avait juste remarqué que certaines filles, et une en particulier, montraient parfois des signes de nostalgie, voire de désespoir, et cela l’attristait un peu. Johanna était de celles-là. Johanna était une petite fille, aux cheveux châtains, d’une timidité excessive, et dont les joues se teintaient de rouge sitôt qu’on lui parlait. Elle devait avoir douze ans. On la voyait toujours triste aux heures des repas ; en quittant la table elle paraissait apaisée. Sans doute sa famille devait lui manquer beaucoup ; elle avait besoin d’être entourée. Elle partageait le dortoir de la mystérieuse jeune fille aux yeux noirs, et celle-ci semblait lui témoigner un intérêt particulier, lui parlant beaucoup, veillant à table à ses moindres besoins, anticipant ses attentes et même, parfois, la dévergondant un peu, en lui servant de généreux verres d'élixir que Johanna n’osait pas refuser. Pourtant on ne pouvait voir dans ces attentions les prémisses d’une amitié : la jeune fille paraissait utiliser Johanna comme un faire-valoir, et l’on ne 32


pouvait s’empêcher de songer qu’elle trouvait un quelconque intérêt à passer auprès d’elle pour une bienfaitrice. Lison, isolée des autres, restait étrangère à cette ambiance étrange, occupée par les nombreux animaux parmi lesquels elle s'était fait des amis, en particulier un petit chat qui avait élu domicile dans sa cabane et qui ne la quittait jamais. La nouvelle tomba un matin : il allait enfin se passer quelque chose ! Une fête avait été prévue le soir même, dans l'enceinte du château. Il s'agissait d'une fête costumée, et chacun reçut à cet effet un petit paquet nominatif qui contenait un déguisement. Il ne fallut pas plus pour créer une petite effervescence parmi le groupe. La journée se passa à peu près comme à l'accoutumée, avec, en plus, une petite touche de bonne humeur. À la tombée de la nuit, quelques hommes vêtus de noir vinrent à la lueur de flambeaux chercher les différents groupes pour les conduire au lieu où l'on préparait la réception. Les longues galeries prisonnières des remparts s'ouvrirent devant leurs pas en quantités de dédales insoupçonnés, escaliers, portes dérobées, véritables labyrinthes troglodytes. Enfin ils arrivèrent dans un corridor d'une largeur étonnante, dont les murs recouverts de miroirs démesurés donnaient une impression d'immensité. Ce couloir était au niveau du sol, dans l’enceinte même du château, et s'ouvrait sur une salle gigantesque au mobilier restreint, dans laquelle on avait dressé quelques tables. Complètement à l'opposé de la porte, tombait un lourd rideau de velours pourpre, dont les pans s'écartèrent bientôt pour dévoiler un orchestre qui se mit aussitôt à jouer. Au

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travers d'une fenêtre on pouvait voir, au-delà des remparts, le soleil se coucher sur le fleuve, projetant dans la pièce non encore éclairée une avalanche d'or qui, en se déposant comme un calque sur les dalles de marbre qui recouvraient le sol, magnifiait la pièce et donnait l'impression de se trouver dans une caverne d'Ali Baba. Les violons gémissaient des mélodies déchirantes à s'en fendre l'âme, crissant sous les frottements d'archets comme des écorchés vifs, et leurs plaintes insupportables semblaient être les cris de douleur de ce grand astre rouge, ce soleil mourant que l'on regardait se teinter de sang à mesure qu'il tombait dans le paysage, comme un général vaincu qui contemple le monde une dernière fois avant de s'éteindre. Dans le cœur des enfants se mêlaient l'éblouissement de la somptuosité du cadre, et une vague impression de présence funeste qui ne les avait jamais atteints jusque-là, et dont l'ombre subitement semblait planer au-dessus d'eux comme un lugubre présage, ou les ailes noires d'un oiseau de malheur. Théo, enveloppé dans la cape rouge qu'on lui avait fait revêtir, portait un masque à bec d'oiseau qui faisait songer au Polichinelle de la Commedia Dell Arte, tandis qu' Amaury s'enveloppait dans les frusques d'un moine franciscain. Les convives étaient tous méconnaissables, et à part les quelquesuns que Théo avait vu s'habillant, il n'aurait su dire lesquels il connaissait. Le soleil en eut bientôt fini d'agoniser, et des centaines de flammes s'allumèrent alors comme par enchantement, des flammes de bougies que l'on avait placées sur différents supports : candélabres d'argent, chandeliers champlevés ou simples bougeoirs, dispersés un peu partout dans la pièce, parfois suspendus, parfois posés à même le

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sol. Alors la fête prit des allures plus joyeuses, et l'orchestre joua des mélodies enjouées, comme si la vie reprenait ses droits après un enterrement. Quelques danseurs investirent la piste, tandis que d'autres se repaissaient des différents mets qu'on avait mis à leur disposition, et dont la délicatesse était un enchantement aux palais les plus exigeants. Théo, qui commençait un peu à s'ennuyer, remarqua une jeune fille grimée en Colombine, dont le masque méticuleusement peint recouvrait le visage entier. Pensant reconnaître instinctivement la jeune fille qui depuis plusieurs jours l'observait, il s'enhardit à lui demander la faveur d'une danse, qu'elle lui accorda. Elle le suivit sur la piste, et, après quelques pas maladroits, ils se mirent à valser de concert, avec une grâce inattendue qui fit l'admiration des autres. Il paraîtrait sans doute un peu naïf de dire qu'une valse suffit à deux jeunes cœurs pour se rencontrer et tisser des liens indéfectibles ; pourtant c'est bien ce qui se passa. La valse en elle-même — aussi belle et interminable fut-elle — la valse n'y est pour rien. Le courant qui ce soir-là circulait dans l'air était plus probablement lié à la magie de l'instant, à ce moment de grâce, savante alchimie entre un décor de contes de fées, une mascarade de personnages anonymes, un mélange de senteurs exotiques et la voix mélancolique d'un violon. Entre les danseurs s'était immiscé un invité que l'on n'attendait pas, et c'est bien l'amour qui valsait avec eux. Ils n'échangèrent aucune parole, n'eurent aucun geste audacieux, seules leurs mains se mirent en contact, et la mousseline de la robe de la jeune fille qui effleurait parfois le pantalon du garçon. Les regards se cherchaient sous les

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masques, les réponses se donnaient elles-mêmes aux questions qui ne posaient pas. Théo touchait sans la presser cette main qui lui semblait irréelle, d'une texture particulière, presque inhumaine ; un épiderme d'ange. La danse étourdissante qui les emportait sembla durer des heures, et tous deux souhaitaient ne jamais la voir s'achever. Dans le courant de la soirée, une dispute éclata, pour d'obscures raisons. Deux garçons se prirent à partie violemment, avant qu'un autre n'intervienne et ne vienne les sommer de continuer leur dispute à l'extérieur. Ils sortirent dans la cour et nul ne se soucia de ce qu'ils se disaient. On entendit seulement quelques éclats de voix un peu violents, vite couverts par la musique, puis l'un des deux protagonistes retourna à l'intérieur, suivi quelques minutes plus tard par le second. Alors qu'on le croyait calmé, celui-ci arracha son masque – c’était John – et attrapa rapidement un candélabre, dont il se servit pour asséner un violent coup sur la nuque de son adversaire. Le jeune homme s'écroula sans connaissance. On entendit quelques cris, puis comme un mouvement de contestation ; l'orchestre s'interrompit. Enfin, un garde vint ramasser le blessé, tandis qu’un autre se saisissait de l'agresseur et l'emmenait vers une destination inconnue. L'émotion resta vive quelques minutes, le temps nécessaire aux convives pour analyser le spectacle dont ils avaient été les témoins, puis les esprits s’apaisèrent, aidés en cela par les accords lents de la musique qui venait de reprendre. On ne revit ni l'un ni l'autre des deux garçons, et l'on ignorait où ils avaient été conduits. La fête battait son plein, les

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langues un peu enivrées par l'élixir et l'inexpérience de l'alcool se déliaient, souvent pour tenir des discours peu pertinents, qui permirent du moins à beaucoup de jeunes de se rencontrer, depuis des jours qu'ils se côtoyaient sans se connaître. Amaury en avait profité pour tenter d'approcher le mystérieux jeune homme aux yeux noirs, mais il ne put en tirer un mot, sinon d'obséquieuses politesses surfaites. Théo, qui s'était éloigné pour aller prendre deux verres sur la table, ne sut retrouver, à son retour, sa jolie danseuse. Elle s'était comme évaporé. Il la chercha en vain quelques longues minutes, avant d'apercevoir un pan de sa robe parmi la foule. Il eut grand mal à l'approcher – y parvint cependant, mais comme il l'empoignait par la main, elle le considéra avec des yeux étonnés, avant de dégager doucement son étreinte. Théo reconnut bien la jeune fille aux yeux noirs, mais elle avait soudain quelque chose de différent, la texture même de sa main lui semblait moins douce ; il comprit alors que la danseuse n'était à l'évidence pas celle qu’il croyait. Désemparé, il sortit dans la cour, tenant toujours les deux verres, et s'en alla faire quelques pas sous la lune. Alors qu’il ressassait les mille pensées qui s'agitaient dans sa tête, il se surprit à observer l'architecture du château. Dans l'aile Est, celle où avait lieu la fête, toutes les fenêtres étaient éteintes, hormis celle qui servait de lieu de réception. Mais dans l'aile Ouest, plusieurs étaient éclairées, et de grandes ombres trahissaient une intense activité. Comme il s'approchait davantage, Théo sursauta en voyant distinctement la jeune fille qu’il cherchait derrière une des fenêtres du troisième étage. Elle faisait de grands pas dans la pièce, comme pour extérioriser une nervosité latente et peut-être réfréner une colère qu'elle ne pouvait laisser éclater. Dans un coin de la pièce, un homme, de petite taille, au front dégarni, semblait 37


lui faire des remontrances ; sans doute s'agissait-il du professeur Haubert. La demoiselle, toujours grimée, ôta subitement son masque d'un geste rageur et le jeta à terre. Théo put alors découvrir son visage. Il lui sembla qu'elle était encore plus belle que ce qu’il avait imaginé. S'il était vrai qu'elle ressemblait à l’étrange fille aux yeux noirs, de par sa stature et sa chevelure, elle avait néanmoins le teint beaucoup plus clair, les traits plus finement dessinés, comme si l'autre n'avait été qu'une pâle copie de celle-ci. Théo était perplexe : qui pouvait être cette fille ? Et s'il s'agissait de la princesse en personne ? Au bout d'un certain temps, il fallut bien que l'homme se sentît observé pour se précipiter aussi soudainement à la fenêtre et la dissimuler à l'aide d'un épais rideau noir, qu'il tira d'un geste vigoureux. Théo regagna la salle de danse. Il devait être tard déjà. Les tables si joliment préparées n'étaient plus qu'un vaste témoignage du festin qui s'y était tenu, encombré de verres renversés, de bouteilles vides, de reliefs de repas dans des assiettes sales bordées de liserés d'argent. Quelques convives s'étaient endormis dans un coin. Certains musiciens les avaient imités, d'autres avaient disparu ; un violoncelle et un hautbois se livraient à un duel plus qu'à un duo, chacun cherchant à survivre à l'autre aussi longtemps que la fatigue le lui permettrait. Lorsque les adolescents regagnèrent leurs dortoirs, il faisait matin, et ils eurent juste le temps d'admirer la résurrection de l'Astre avant de poursuivre leur chemin souterrain.

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*** Je ne peux me résoudre à partir. Parce que j'ai été troublé par un rayon de lumière sur le bord d'une des tables du café, parce que je me suis laissé gagner par le silence et la solennité de l'instant, parce que le vent dans les saules fait s'agiter des centaines de petites feuilles scintillantes. Je ne suis pas à proprement parler dans un village, je suis au cœur du printemps, là où l'humanité s'efface pour contempler la nature. J'ai besoin de faire une pause. J'ai avisé un petit hôtel non loin de la grand place. Je suis entré. Un petit hôtel vide, construit exprès pour moi, là, à la dernière seconde, au moment même où je prenais la décision d'y entrer. J'imagine qu'on me tendra la clé de l'unique chambre en me faisant croire que c'est la seule de libre. J'ai l'impression d'investir un vieux décor de film en carton-pâte, tant la présence d'un hôtel dans ce village fantôme sonne faux. Quel prétexte peut pousser un voyageur à s'arrêter ici ? La petite chambre est coquette et rudimentaire. Un lit, une petite table de bois, un lavabo. Mais le couvre-lit est imprimé de fleurs, la table porte des inscriptions au canif qui racontent son histoire, et le lavabo apporte le réconfort d'une eau fraîche et pure. Il s'agit sans doute d'une petite chambre de bonne, mais de bonne de roi. Je m'allonge sur ce grand lit, les bras en croix. Je me sens chez moi. Combien de voyageurs ont occupé cette chambre par le passé ? Je n'arrive pas à imaginer les raisons qui peuvent 39


pousser quelqu'un à séjourner ici. Faut-il que le visiteur en question y ait de la famille, qu'il y ait été invité, et que l'on n'ait pu le loger ; faut-il qu'il se soit égaré en route, faut-il qu'il soit pèlerin ou colporteur... Les faits sont là : si cette auberge existe, c'est qu'il y passe parfois quelqu'un. Et si... Et si d'autres passants distraits s'étaient laissés troubler par un rayon de lumière sur le bord d'une table de bistrot, s'ils s'étaient laissés gagner par le silence de l'endroit, si les feuilles du grand saule avaient pu les émouvoir ? Cette idée me fait perdre mon originalité, et me vexe un peu. J'inspecte les coutures de ma chemise. Si je reste quelque temps, il me faudra trouver de quoi me changer. Je suis surpris de ne voir aucun étonnement dans les yeux des gens que je croise. On me dévisage certes d'un œil méfiant, comme on le ferait, je pense, pour chaque étranger, mais personne ne fait cas de ma tenue défraîchie. C'est comme si j'étais un personnage, dans le rôle de l'étranger qui vient de la ville, et l'on me considère dans mon ensemble. Mes habits ne sont pas plus remarquable que mon visage ou mes cheveux. Je suis un tout. Je vais ressortir, et me mettre en quête d'un endroit où manger, d'un autre où acheter des vêtements, ce qui me paraît une mission délicate. Mais rien ne m'est impossible, et je ne suis pas pressé.

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Dans les jours qui suivirent, Amaury ne reconnut plus son ami. Théo se découvrait une efficace faculté de synthèse, qui saisissait ses pensées au vol, les triait, et les dispersait lorsqu'elles n'étaient pas en rapport avec l'ordre du jour. L'ordre du jour était la jeune danseuse mystérieuse. Théo explorait un endroit secret, caché dans un coin de l'âme, qui donne des accès de fièvre et que l'on nomme amour. Il peinait à ouvrir son cœur à Amaury, ses mots sonnaient creux à son oreille, et paraissaient toujours trop fades pour décrire ce qu’il ressentait. Ce matin-là, quand ils rejoignirent Lison, l'enfant était soucieuse. Elle n'était pas bien sûre, mais il lui semblait, la nuit précédente, avoir entendu le hurlement d'un loup. Les adolescents se moquèrent d'elle gentiment. S'il y avait eu des loups sur l'île, ils l'auraient découvert sitôt leur arrivée. Et on ne les laisserait pas ainsi aller et venir si un quelconque danger menaçait. Mais ces arguments ne suffirent pas à rassurer Lison. Le petit chat qui d'ordinaire ne la quittait pas, et qu'elle avait baptisé Éclipse, se blottissait étrangement 41


contre Amaury, comme si la protection d'un enfant ne lui suffisait plus. Théo eut vite fait de se désintéresser de la conversation. Il demanda à Lison si par hasard, de son perchoir, elle avait aperçu des va-et-vient en provenance du château, ou une agitation quelconque ne provenant pas des pensionnaires. Lison n'avait rien remarqué, il ne se passait rien, jamais, mis à part, parfois, certains cris, qui étaient peut-être ceux d'animaux sauvages. L'angoisse de la petite était palpable, et Amaury lui promit que si la menace d'animaux féroces se précisait, ils s'organiseraient pour la cacher dans le dortoir, comme ils l'avaient fait le premier soir. La vie continuait, comme avant la fête, rien n'avait vraiment changé, si ce n'est un détail troublant : on n'avait revu aucun des deux garçons qui s'étaient battus ce soir-là. Sans doute avaient-ils été expulsés de l'île. Le lit de John était demeuré depuis ce jour désespérément vide, et il ne semblait pas cette fois qu’il eut été simplement changé de dortoir. L’autre garçon — Théo l’avait appris depuis — se prénommait Valery, et c’est lui déjà qui avait été mêlé au premier incident qui avait secoué la quiétude des pensionnaires. Parfois Théo s'allongeait dans l'herbe et revivait cette soirée magique. Les accords de violon lui revenaient en tête et tournaient en boucle jusqu'à l'étourdir. La douceur de la main de la princesse — il ne l'appelait plus que comme cela, pour lui, il était évident que si une princesse vivait sur l'île, il ne pouvait s'agir que d’elle — les cheveux châtains, son regard pénétrant et le mystère qui l'entourait, tout se bousculait dans sa mémoire, et il se raccrochait à certains détails qu’il tentait d'analyser à posteriori, sans savoir s'ils

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étaient réels ou fantasmés. Il décida de retourner à l’intérieur du château coûte que coûte. Il lui faudrait être prudent, et discret, car il semblait assez clair désormais que le moindre faux pas entraînait l'expulsion immédiate. Il fit part de son projet à Amaury, qui tenta d'abord de l'en dissuader. Mais rapidement il dut admettre l'idée que jamais Théo ne renoncerait, et il prit la décision de l'accompagner, afin de l'empêcher de commettre une imprudence. Ils passèrent la journée à élaborer un plan. La meilleure option consistait à suivre les domestiques lorsqu'ils viendraient débarrasser les tables, car il était quasiment impossible de ne pas se perdre dans le labyrinthe des remparts si l'on ne l'avait suivi qu'une seule fois. Les domestiques les conduiraient alors à leur insu dans les cuisines du château, et, une fois sur place, la moitié du travail serait fait. Devant l'impatience de Théo, Amaury accepta de passer à l'action le soir même. Pendant le repas, ils se retrouvèrent pour la première fois face à l'étrange fratrie d'adolescents aux yeux noirs. La jeune fille faisait face à Théo, et le garçon à Amaury. — Comment t'appelles-tu ? interrogea Théo en regardant la demoiselle. — Je m'appelle Magali. Lui, ajouta-t-elle en désignant le garçon, c'est Quentin. — Enchanté. Je m'appelle... — Théo. Oui, je sais. Et toi c'est Amaury. Théo laissa échapper un petit sourire narquois. — Il est vrai qu’il n’y a que vous qui ne vous soyez jamais présentés. Tout le monde ici se connaît de vue, et l’on sait au moins les prénoms des uns et des autres. Pourquoi tant de

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mystères de votre côté ? — Ce n’est pas une volonté de rester anonyme, plutôt, disons... une forme de timidité. C’était Magali qui avait prononcé ces paroles. Quel culot, pensa Théo. Si quelqu’un n’avait pas l’air de souffrir de timidité, c’était bien elle, et ses paroles lui donnaient même un petit air effronté. Théo se contenta néanmoins de la faiblesse de cette explication. — Que faites-vous ici ? demanda Amaury. — Comme vous, nous attendons, répondit Quentin. Nous sommes dans la même situation que vous, exactement. Nos histoires se ressemblent, n'est-ce pas Magali ? La jeune fille acquiesça. Théo alors demanda, incrédule : — Vous connaissez notre histoire ? — Évidemment, répondit Magali dans un sourire. Vous êtes cousins, vous avez grandi ensemble. Lorsque vos parents vous ont proposé de venir passer un an sur cette île, vous avez accepté, en sachant que de toute façon c'était un passage obligé, puisque tout adolescent doit effectuer ce séjour avant sa majorité. Un bus est venu vous chercher devant chez vous, dans le Centre du pays, et après un voyage de plusieurs heures vous avez passé le gué en compagnie des autres. Amaury réfléchissait. Il lui semblait que tout n'était pas exact. — Il me semble que nous avions d'autres compagnons en arrivant. — C'est faux, trancha catégoriquement Quentin. Vous étiez tous les deux, et tous les autres vous étaient inconnus. Théo se garda d'évoquer Lison. Quant à Amaury, il était bien sûr d'être venu avec quelqu'un, mais il ne lui semblait pas qu'il s'agissait de Lison, ni de Théo. Il fit un effort pour 44


se souvenir, qui resta infructueux. Cependant Magali continuait : — Ton père, Théo, est cadre d'assurances. Tu as trois frères plus âgés que toi. Quant à ton oncle, le père d'Amaury, il est décédé, ainsi que son épouse, lorsque vous étiez petits. Vous avez grandi ensemble et êtes inséparables depuis toujours. Comment Magali savait-elle tout cela ? Théo éprouvait une sorte de vertige à écouter parler cette fille, qui jetait sur lui des regards hypnotiques. Il était surpris par ces informations, mais ne pouvait néanmoins en contester la véracité. Oui, Amaury était le cousin orphelin que sa mère avait recueilli, comment avait-il fait pour oublier ? Il éprouvait un peu la même sensation qu’au sortir d’un rêve dans lequel la réalité était toute différente ; ce moment étrange qui suit de peu le réveil, et où le cerveau tâtonne et hésite entre plusieurs vérités contradictoires. Amaury ne s'expliquait pas la conviction qu’il avait eue d'être venu avec une personne autre que son cousin. Aucun des deux ne se rappelait plus en quoi il était nécessaire de cacher Lison. La discussion s'éternisa, et les quatre jeunes gens restèrent à table bien après que tout fut débarrassé. Magali et Quentin parlaient beaucoup, livraient beaucoup de choses sans rapport les unes avec les autres, pourtant, après des heures de babillage, Théo et Amaury n'avaient rien appris d'eux. Ils n’avaient pas réussi à savoir s’ils étaient frères et sœurs, cependant la réponse leur semblait couler de source. Théo se sentait mal en leur présence, il ne s’expliquait pas sa propre gentillesse face à cette fille qui dissimulait mal son arrogance. Certes elle était jolie, trop sans doute pour ne pas en avoir conscience, et peut-être cette apparence avantageuse était-elle la source de cette confiance en soi 45


exacerbée. Fallait-il qu’elle ressemblât beaucoup à la princesse pour que Théo ait pu les confondre alors même que leurs caractères étaient si différents ! Quentin parlait moins, s’imposait moins, mais son regard était particulièrement inquiétant, pénétrant, et lorsque les prétendus cousins prirent congé de ce binôme étrange, la fatigue les harassait comme s'ils avaient lutté toute la soirée contre une tentative d'hypnose. En s'allongeant, Théo crut se remémorer des bribes de son enfance, lorsque le dimanche avec Amaury il jouait près de l'étang en compagnie de ses trois frères. Il se rappelait les cours de maths du lundi matin, lorsqu'il permettait à Amaury de regarder sa copie pour lui éviter une mauvaise note. Et les vacances en colonies, à la montagne. Il revoyait l'atelier de son père, qui sentait le cuir et la colle, tandis qu'Amaury et lui jouaient aux apprentis cordonniers. Amaury lui aussi avait été troublé par les informations révélées par Magali. Il songeait aux frères de Théo, et ne s'expliquait pas comment il pouvait avoir oublié leurs prénoms. Il se souvenait avec délice des dimanches dans les bois, lorsqu'il partait seul s'isoler dans son arbre pour y lire des bandes dessinées. Ces deux-là avaient toujours été inséparables. Ils s'endormirent tous deux, envahis de souvenirs incertains, contradictoires, improbables, qui les enveloppaient et les berçaient comme une douce mélodie. Ils avaient l'impression de renouer avec leur passé, pourtant, s'ils s'étaient concertés, ils auraient eu vite fait de remarquer les incohérences de leurs versions respectives.

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Le lendemain, Théo fut abasourdi de constater qu'il lui avait suffi d'une conversation un peu animée pour le détourner de ses projets de la veille. Lorsqu’il en fit part à Amaury, celuici fit preuve de la même consternation. Qu'importe, il n'était pas trop tard, et le projet fut remis au soir même. Ce jour-là ils ne sortirent pas, et se contentèrent d'un jeu de cartes, pour tromper en vain l'excitation que provoquait dans leur cœur le probable danger auquel ils ne manqueraient pas de s'exposer à la nuit tombée. Lison attendit en vain toute la journée la visite de ses protecteurs. C'était comme s'ils l'avaient oubliée. Elle les avait entendus la veille parler de leur projet de se rendre au château, et craignait qu'il ne soit arrivé malheur. Et surtout, elle avait une information de la plus haute importance à leur livrer : durant la nuit, elle avait été éveillée par les hurlements du loup, cette fois, elle n'avait plus aucun doute à ce sujet. En s'aventurant au bord de sa plate-forme, elle avait pu distinguer deux silhouettes assez robustes qui portaient un étrange colis. Le loup les escortait le plus naturellement du monde, et aucun des deux ne paraissait s'en inquiéter. Le colis avait la forme d'un corps enveloppé dans un drap, mais l'imagination de la petite fille ne trompait-elle pas son objectivité ? Dans tous les cas, il lui tardait de pouvoir se confier à ses amis. Ceux-ci n'eurent pas la moindre pensée pour l'enfant. L'approche du repas les rendit un peu nerveux, et ils prirent soin de s'asseoir à l'écart de Quentin et de Magali, pour éviter que ceux-ci ne s'appliquent encore à les distraire. Le repas se passa sans encombre, et les adolescents prirent grand soin de ne pas laisser paraître leur anxiété. Lorsque le dîner toucha à sa fin, ils firent mine de ressentir une grande lassitude et s'acheminèrent vers le dortoir, où discrètement 47


ils se couvrirent les épaules de couvertures sombres avant de se glisser vers l'entrée du réfectoire pour y attendre le retour des domestiques. Quand ceux-ci quittèrent la pièce avec leurs chariots, ils leur emboîtèrent le pas sans se faire voir. Aucun incident majeur, aucune suspicion de la part des domestiques, le plan se déroulait comme prévu. Les garçons les suivirent ainsi sur plusieurs mètres avant de s'étonner de se trouver, non pas devant un escalier montant vers la surface du sol, comme ils s'y attendaient, mais descendant un peu plus dans les profondeurs de la terre. Combien de niveaux de galeries ces remparts cachaient-ils ? Un peu frustrés et inquiets de la tournure que prenaient les événements, convaincus de s'égarer un peu plus, ils suivirent néanmoins : il était trop tard pour reculer à présent. À l'issue d'une longue marche, les domestiques marquèrent une pause le temps de faire pivoter devant eux une lourde porte métallique. Lorsque la porte céda, ce fut pour dévoiler une immense pièce très éclairée où régnait une agitation fantastique. Amaury et Théo firent un pas en arrière : la cuisine était trop lumineuse pour qu'ils y pénètrent sans se faire voir. Ils se tapirent contre un mur et attendirent que la porte se referme. À nouveau dans l'obscurité, dans le froid, l'humidité et n'ayant qu'une notion très vague de l'endroit où ils se trouvaient, les jeunes garçons tentèrent dans un premier temps de ne pas céder à la panique. Ils se mirent chacun contre un mur et entreprirent d'avancer lentement, au même pas, tout en tâtant chacun de leurs mains le mur contre lequel il avançait, afin d'y découvrir un passage. Faire demi-tour était impensable, ils n'avaient pas fait tout ce chemin pour localiser les cuisines et repartir bredouilles. En continuant à suivre la galerie, on allait forcément à un moment ou à un 48


autre remonter au château, car enfin, ce couloir menait bien quelque part. Leurs premiers pas dans le noir furent hésitants et lents. Puis ils songèrent qu'ils perdaient bien leur temps, car vu la taille de la pièce qu'ils avaient aperçue derrière la porte, ils allaient devoir la longer sur encore plusieurs dizaines de mètres avant d'arriver à une autre pièce. Ils accélérèrent la cadence, puis ralentirent lorsqu'ils le jugèrent opportun, c'est-à-dire lorsqu'ils eurent la quasi-certitude d'avoir dépassé les cuisines. C'est alors qu'ils sentirent avec un sentiment de désespoir un nouveau dénivelé sous leurs pieds : le niveau du sol descendait encore. Ils faillirent renoncer, mais la curiosité, et la volonté de ne pas avoir fait tout ce chemin pour rien, les poussèrent à continuer. Enfin, Théo sentit une dalle prête à bouger sous ses doigts. Ils conjuguèrent leurs efforts pour la faire branler, si bien qu'au bout d'un moment elle pivota sur elle-même et ils pénétrèrent dans une espèce de cave voûtée d'où leur parvenaient d'étranges effluves de produits chimiques. Ils cherchèrent en vain de quoi faire de la lumière, et sans cesse leurs doigts s'égaraient sur des flacons, des éprouvettes et autres ustensiles de laboratoire qui ornaient les nombreuses étagères courant contre les murs. Soudain quelque chose frôla leurs mollets, quelque chose de vivant, un animal, haut jusqu'à mi-cuisses, rapide et agile, qui leur fit pousser un cri de terreur avant de s'enfuir par la porte béante. Enfin, Théo posa la main sur un interrupteur. Jamais ils ne se seraient attendus à tel spectacle. Il s'agissait bien d'un laboratoire, mais un laboratoire effrayant d'apprenti sorcier. Outre les nombreux flacons mentionnés

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précédemment, on y trouvait quantité de livres qui relevaient plus de grimoires d'alchimie que d'études scientifiques. Le plus terrifiant trônait au milieu de la pièce. Il s'agissait d'une table munie de sangles, et recouverte d'un couvercle transparent. Juste à côté, une tablette de commandes semblait contrôler différentes intensités de courants électriques. Enfin, sur un chariot gisaient quelques seringues usagées, et différents produits non identifiés. Les garçons sentirent leurs jambes se dérober ; quel genre d'expériences se déroulait ici ? Que se passerait-il si quelqu'un les trouvait ? L'animal qui avait pris la fuite ne risquait-il pas de trahir leur audace ? Sans plus réfléchir, ils décidèrent de repartir, sans prendre pour cela de chemins détournés. Ils retournèrent sur leurs pas, de peur que quelqu'un n'arrivât de l'autre côté. Leur plus grande crainte était de repasser devant la cuisine, mais, une fois cet obstacle écarté, ils se mirent à courir, les bras en avant pour parer un éventuel choc dû à l'obscurité, trébuchant dix fois, s'écorchant aux parois. Enfin ils parvinrent à retourner au dortoir, dans lequel ils se glissèrent sans un bruit. La lumière était éteinte, les adolescents dormaient depuis longtemps. Lorsqu'il s'étendit enfin, Amaury crut deviner dans le noir la silhouette de Quentin, assis sur son lit, la tête tournée vers lui.

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J'ai vu la surprise dans les yeux de l'homme et je m'en suis amusé. Il m'a indiqué une boutique dans un village voisin, en précisant que j'en aurais pour deux bonnes heures de marche si je ne trouvais pas une âme charitable qui veuille bien m'y conduire. Après renseignement, les âmes d'ici sont charitables, mais peu nombreuses. J'ai donc entrepris de m'y rendre à pied. Quelle poésie dans ce paysage ! Je ne m'étonne plus de cette absence d'hommes : la nature prend toute la place, où pourrait-on les mettre ? Je ne me souvenais plus qu'il existât autant d'espèces de fleurs, j'avais oublié jusqu'à leur parfum, bien loin des fleurs aseptisées et trop vives des fleuristes. La route est étroite, les herbes hautes, il faut prendre garde à ne pas se faire renverser quand d'aventure une voiture s'égare sur ce chemin. L'une d'elles ralentit : c'est un homme âgé qui est au volant, il vient du village, je ne l'avais pas encore croisé – il y a donc des gens de mon âge ici ? Il propose de me conduire, j'accepte en souriant. Les âmes de cet endroit sont charitables. Ma nouvelle tenue tranche incroyablement avec la précédente : tee-shirt d’été, pantalon en lin et baskets de toile. Je suis un artiste qui change de tenue avec le décor. Mon compagnon de route a une course à faire et me rejoindra plus tard pour me conduire à bon port . Je déambule dans cette petite ville agréable, m'assieds pour prendre un thé sur une grande place pavée, puis fais le plein de viennoiseries. Comme je m'achemine vers l'endroit où est garée la voiture, je passe devant une librairie-papeterie. Sans réfléchir, j'en pousse la porte. J'achète un recueil

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d'Aragon, un roman de Vialatte et, au hasard, un carnet et deux stylos. Il faut bien s'occuper. Le retour est agréable. Vitre ouverte, une main sur la portière, je prends le soleil. Le conducteur se prénomme Marcello. Cela ne lui va pas du tout, mais c'est un détail. Il a de grands yeux noirs et des cheveux mi-longs. Comme je m'enquiers des activités possibles dans la région, il mentionne un château que je n'ai pas remarqué, qui surplombe le village. De loin je l'avais pris pour un rocher éboulé, mais il paraît que ses restes méritent qu'on s'y attarde. J'y songerai à l'occasion.

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Théo eut une nuit agitée. Perturbé à la fois par cet amour encore nouveau-né qui ne demandait qu'à éclore, et par les événements de la veille, qui jetaient un voile sombre et inquiétant sur cette idylle, ses rêves furent peuplés de féerie et d'horreur. Il s'éveilla paresseusement, s'étira longuement avant d'ouvrir les yeux. La première image qu’il vit le stupéfia et l'emplit d'horreur : entre son lit et celui d'Amaury, à l’extrémité du paravent, un loup était allongé, droit comme un sphinx, et le fixait de ses yeux jaunes. Théo resta un moment prostré, évitant autant que possible de faire le moindre geste qui eut pu provoquer une réaction de l'animal. Puis il appela Amaury à mi-voix. Celui-ci se leva, les yeux encore embrumés de sommeil, ne remarqua rien, et ce n’est que lorsqu’il voulut plier le panneau du paravent qui dissimulait Théo à sa vue qu’il vit de quoi il retournait. Il ne sut faire preuve du même sang-froid que son ami, et ne put réfréner un hurlement. Les autres pensionnaires de la chambre, qui jusqu'alors n'avaient pas remarqué l'animal, furent pris de panique : Ethan se réfugia sous ses couvertures, tandis que Victor bondissait dans le couloir

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pour avertir les autres. Seul Quentin, impassible, resta assis sans broncher. Le loup, étrangement, ne semblait pas hostile, ou tout du moins paraissait vouloir contenir son agressivité, même si l'on sentait qu'un rien aurait suffi à le faire bondir. Tranquillement, il se mit à déambuler d’une chambre à l’autre, poussant puissamment d’un revers de la patte ces portes qui ne fermaient pas à clé. Tout le monde se terrait dans un silence artificiel, chacun retenait son souffle et attendait avec angoisse les réactions du loup. Celui-ci, fier de son pouvoir, se pavanait dans une superbe attitude de monarque, et avançait entre les rangées de lits, s'arrêtant parfois, observant, puis reprenant sa marche silencieuse. De temps en temps il dévoilait en grognant deux superbes rangées de dents aiguisées comme des dagues, et faisait mine de vouloir bondir. Il quitta une chambre et semblait hésiter quant à la direction qu’il allait prendre lorsque, dans la stupeur générale, un bruit de pas fermes et déterminés se fit entendre. Magali, sûre d’elle, les yeux hargneux comme ceux d’une amazone, se dirigeait vers le loup en le regardant fixement. Arrivée à sa hauteur, elle s'immobilisa un instant tandis qu’il se remettait à grogner et à montrer les dents, puis, calmement, sans émotion particulière, elle saisit l'animal par l'échine et l'entraîna à l'extérieur. Le loup obtempéra sans faire de résistance. L'agitation revint vite. Chacun y allait de son hypothèse, de ses angoisses. Certains déclarèrent ne plus vouloir mettre le nez dehors, d'autres leur objectèrent que le loup avait été découvert dans la chambre, où ils n'étaient pas plus à l'abri. Théo et Amaury étaient perplexes. Ils avaient bien compris, eux, d'où s'était échappé l'animal. Pourquoi s'était-il allongé entre leurs deux lits ? Voulait-il leur faire comprendre quelque chose ? 54


Le repas de midi fut plus copieux qu'à l'accoutumée. Magali fut questionnée avec respect et admiration ; elle ne fit que des réponses très vagues aux questions qu'on lui posait, et l'on ne put savoir ni d'où elle tenait cette assurance envers l'animal, ni où elle l'avait conduit. Théo et Amaury décidèrent de garder leurs distances avec elle et Quentin, et de se méfier d'eux. Du côté des adultes, aucune réaction : nulle allusion des domestiques, nulle allocution du mystérieux professeur Haubert. L'événement leur était probablement mineur. Sans doute étaient-ils au courant de la présence de ce loup sur l'île, et n'en faisaient-ils pas cas. Amaury et Théo se promenaient en échangeant leurs sentiments lorsqu'une petite voix d'enfant les interpella. — Eh oh ! Par ici ! Les deux garçons se retournèrent et cherchèrent vainement à identifier la provenance de cet appel. — C'est moi, Lison ! Je suis dans l'arbre ! Ils levèrent les yeux et aperçurent une fillette aux boucles rousses et aux taches de rousseur, tenant un jeune chaton entre ses bras. — Bonjour toi ! répondit Amaury en riant. Qu'est-ce que tu fais là ? — Ben... Je suis dans ma cachette, répondit l'enfant un peu surprise. Vous n'êtes pas venus hier, je me suis inquiétée, j'ai pensé qu'il vous était arrivé quelque chose. Théo et Amaury se regardaient sans y rien comprendre. — Descend de là-haut, suggéra Théo. Puis, quand l'enfant se fut exécutée : — Qui es-tu ? Et comment nous connais-tu ?

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— Théo ? Tu ne me reconnais pas ? Je suis venue avec toi sur la barque... — Sur la barque ? Enfin, tu divagues ! Je suis venu avec mon cousin, Amaury, que voici. — Mais non, Amaury était avec sa petite sœur, Gwenaëlle. Il n'est pas ton cousin, vous vous êtes connus en arrivant ici. Souviens-toi, Théo… ton père cadre d'assurances, le collège Saint Exupéry… Les deux garçons rirent de la petite. Que faisait cet enfant seule dans cet arbre, et comment savait-elle leurs noms ? Visiblement elle racontait n'importe quoi. Pourtant, un doute subsistait. L'enfant semblait bien les connaître, et il y avait tant de candeur dans ses paroles et dans sa voix, qu'on ne pouvait imaginer qu'elle jouait la comédie. Ils poussèrent plus avant leurs questionnements. — Qu’est-ce que tu fais dans cet arbre ? L’enfant, pensant qu’on l’éprouvait, pour d’obscures raisons, se soumit cependant à ce jeu de questions inattendu. — C’est vous deux qui m’avez construit cette cabane, pour me cacher. Ils n’acceptent pas les enfants trop jeunes sur cette île, c’est pour cela qu’ils ont renvoyé chez elle la petite sœur d'Amaury. Amaury et Théo l’écoutèrent un moment, mais furent obligés de la contredire. — Tu te trompes, dit Amaury. Théo est mon cousin, et ses parents m’ont recueilli car j’étais orphelin. J’ai grandi avec lui et ses trois frères. — Ses frères ? Théo ne nous a pas dit qu'il avait trois frères.. Comment s’appellent ses frères ? Amaury et Théo eurent beau réfléchir, aucun nom ne leur venait à l’esprit. En fait, tout ce qu’ils pouvaient dire de leur enfance se résumait à ce que Magali leur en avait raconté. 56


Finalement, Théo en arriva à la conclusion suivante : — Je crois qu’on cherche à effacer notre mémoire. Dès notre arrivée ici j’ai senti des difficultés à me concentrer. Petit à petit j’ai oublié bien des choses. — C’est aussi mon cas, confirma Amaury. — Je me souviens, moi, coupa Lison. Vous avez tellement parlé les premiers jours, que je sais d’où vous venez, et qui vous êtes. Théo commença à considérer Lison d’une autre façon. — À partir de ce jour, nous te raconterons tout ce qui se passe à l’intérieur. Tu seras notre mémoire. Rappelle-nous constamment de nous méfier de Quentin et de Magali. — Et pour les loups, vous me croyez maintenant ? — Les loups ? Tu sais qu’il y a des loups ? — Je vous ai prévenus, déjà, qu’il y en avait. Et j’ai autre chose à vous dire. Lison parla de ce qu’elle avait vu la veille au soir, les hommes portant ce qui semblait être un corps. Se pouvait-il qu’on ait cherché à faire disparaître le corps d’une victime de loups ? — Vous avez remarqué si quelqu’un a disparu ? questionna Lison. — Deux pensionnaires ont disparu à vrai dire. Et je suppose que chaque fois que quelqu’un se battra ou montrera des signes de violence, il disparaîtra. Amaury frissonna. — Tu penses que John et Valery ont été livrés aux loups ? — Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que celui que nous avons pu observer n’avait pas l’air sauvage. Je pense qu’il n’a pas besoin de chasser pour se nourrir. Une scène d’horreur se dessina dans l’imagination d'Amaury. 57


— Tu crois que les victimes sont droguées et attachées dans le laboratoire en attendant d’être dévorées ? Théo resta silencieux. Il espérait que non. À bien y réfléchir, si tel était le cas, il y aurait eu des traces de carnage dans le laboratoire, du sang, des vêtements déchirés. Or, selon ses souvenirs, tout y était bien propre. La scène de violence qui avait eu lieu durant la fête lui revint en mémoire. Il revoyait Valery s’écrouler sans connaissance après avoir reçu le coup de chandelier. Peut-être que ce coup lui avait été fatal. Peutêtre était-ce son corps que l’on emportait ce soir-là. Où ? Et qu’avait-on fait du meurtrier ? En rentrant en cette fin d’après-midi, Théo et Amaury étaient songeurs. La situation les intriguait au plus haut point, et les mystères qui entouraient l’île devenaient plus qu’inquiétants. L’énigme devait être éclaircie, et il fallait pour cela retourner au laboratoire, quoi qu’il leur en coûtât, afin d’y glaner des indices. Cette fois ils seraient mieux équipés et sauraient rester sur leurs gardes. Ils n’avaient plus besoin de compter sur les domestiques à présent ils connaissaient le chemin ; il était préférable qu’ils s’y rendent au milieu de la nuit, quand Quentin et Magali seraient endormis. Ils eurent beaucoup de mal à feindre l’endormissement. Il leur semblait que le temps était trop long ou pas assez, selon les pensées qui les agitaient sur le moment. Tantôt ils se sentaient prêts à partir, et il leur tardait de trouver le moment propice, tantôt au contraire l’angoisse leur serrait la gorge, et ils souhaitaient secrètement chacun de leur côté qu’un événement imprévu vinsse contrarier leur projet. Enfin, lorsque la nuit parut suffisamment avancée, et que les autres

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(et en particulier Quentin) donnèrent l’impression de tous dormir profondément, ils se levèrent sans bruit et se faufilèrent jusqu’à la porte. Tous deux vêtus de noir, une couverture légère sur les épaules (il leur semblait que cela pourrait les aider à se cacher en cas de besoin), ils emportaient en outre deux couteaux aiguisés dérobés durant le repas, deux flambeaux dont personne n’avait encore remarqué l’absence dans le long corridor principal qui menait vers l’extérieur, et une poignée de cailloux comme fil d’Ariane, pour le cas où leurs pas les auraient amenés plus loin que prévu. Il se dégageait de ces deux garçons une poésie touchante, et si la situation avait été moins inquiétante, on aurait pu voir en eux deux jeunes enfants encore tout empreints de l’influence de la littérature, deux petits poucets, forts de leur sac de cailloux, s’aventurant dans le château de Barbe Bleue. Ils attendirent d’avoir dépassé la cuisine pour allumer leurs torches. La lumière ne les rassura pas, car elle projetait sur le sol des ombres démesurées, et les aveuglait à une distance de plus d’un mètre. Si quelqu’un avait surgi, non seulement il n’aurait pas pu ne pas les voir, mais eux-mêmes ne l’auraient probablement pas remarqué, pour peu qu’il eût été silencieux. Cependant les flammes leur permirent au moins d’accélérer le pas. Ils arrivèrent bientôt devant le laboratoire. Là, ils éteignirent les torches et serrèrent leurs couteaux. Ils attendirent un peu, le cœur battant, ne pouvant se décider à entrer. Ils écoutèrent longuement pour tenter de saisir une agitation à l’intérieur, un signe de présence. Enfin, ce silence insupportable et interminable les décida à entrer, faisant fi de la prudence, moins par curiosité que par défaillance nerveuse. Par chance, il n’y avait personne. Théo retrouva sans peine l’interrupteur. Il n’y avait pas âme 59


qui vive, ni loup ni quoi que ce soit d’autre. Ils se mirent à scruter chaque détail. Amaury tenait à commencer par la table centrale, qui plus que toute autre chose l’effrayait. Mais, conformément à ses souvenirs, il n’y avait autour de cette table ni sang, ni objet tranchant, ni outil qui eût pu faire songer à de terrifiantes expériences. Le cuir des sangles était usé d’avoir été trop serré. Un casque métallique, qu’ils n’avaient d’abord pas remarqué, était posé à côté de la table, et relié par un savant câblage à la tablette de commandes. Le sang d'Amaury se glaça. — Crois-tu qu’ils nous font subir des lobotomies à notre insu ? Crois-tu qu’ils nous traînent ici régulièrement, effacent nos souvenirs, et chargent Magali de nous en recréer ? Théo, pâle comme un linge, répondait du bout des lèvres, et ses réponses étaient toutes identiques. — Je ne sais pas, bredouillait-il, je ne sais pas, comment veux-tu que je sache ? La peur leur faisait perdre la précision de leurs gestes et leur discernement. Dix fois ils faillirent se prendre les pieds dans les fils électriques, dix fois ils crurent entendre des pas. Théo se ressaisit enfin et entreprit d’inspecter le reste de la pièce. Sur des étagères tout à fait au fond de la pièce se tenaient d’étranges bocaux de verre, à l’intérieur desquels on distinguait des objets qui généralement ne se conservent pas dans ce type d’ustensiles : il s’agissait vraisemblablement de circuits imprimés. Chaque bocal était étiqueté de séries compliquées de chiffres et de lettres, daté, et classé, non par date, mais par ordre alphabétique. La lettre M par exemple se répartissait en six bocaux ; sur le premier on pouvait lire : M1, 1/25, 12 mai 20**. La plupart des lettres étaient ainsi représentées, mais l’unique bocal contenant la lettre A était 60


vide, et ne comportait ni chiffre ni date. — Écoute ! chuchota Amaury à son compagnon. Je crois qu’on vient ! Mus par le discernement et la rapidité de réflexion qui accompagnent heureusement l’instinct de survie, ils avisèrent un recoin sombre sous une étagère, où Amaury se jeta en rabattant sur lui sa couverture, tandis que Théo se précipitait sur l’interrupteur avant de le suivre.

*** La nuit fut calme ; le lit, plus confortable qu’il n’y paraît. Il est très tôt, j’ai la journée devant moi. Le café ouvre à peine. Je m’y installe. L’air est encore frais, le soleil ne chauffe pas encore. Je bois mon thé distraitement, les yeux perdus dans le vague. Mon regard se pose sur le château. L’ascension est longue, mais non dépourvue de charme. Le sentier s’efface presque complètement sous les fleurs sauvages et, du sommet, ce sont neuf siècles qui me contemplent, et le poids de ces milliers de fantômes du passé m’écrase et me rend insignifiant. Une pancarte m’attend en haut : le château est en cours de fouilles archéologiques et le chantier est interdit au public. Qu’importe, on est dimanche, personne ne veille sur le site ; j’entre. La basse-cour est immense et déserte, en fermant les yeux je

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tente d’imaginer l’agitation qui pouvait régner ici il y a si longtemps, les étals du boulanger et du drapier, tout cet imaginaire que l’on construit, enfant, en observant de mauvaises gravures de manuels scolaires. Comme un enfant, je m’imagine seigneur, déambulant parmi cette populace, qui me dévisage avec envie et respect. Les remparts sont effondrés par endroits, la herse est encore en place, et je m’extasie devant cette merveille de ferronnerie médiévale. Il me faut enjamber quelques pierres pour pénétrer à l’intérieur, et franchir quelques barrières de sécurité. Une aile de l’édifice me paraît particulièrement menaçante, je me dirige vers l’autre qui est en parfait état. Un escalier m’invite à monter, je le suis. Les marches, travaillées par des milliers de pas, sont usées et affaissées en leur centre. J’arrive dans une vaste pièce aux dalles régulières, ornée d’une cheminée gigantesque. Plusieurs hommes peuvent tenir debout dans le foyer. J’imagine une crémaillère, un énorme chaudron dans lequel la soupe mijote en bouillonnant, et des dizaines de convives attablés autour d’une grande table en chêne massif, et je ne crains rien des anachronismes, je pioche dans chaque époque les éléments qui me plaisent ; j’y vois des troubadours, des seigneurs, dague à la ceinture, parés de velours, et des femmes en crinoline caressant les cordes d’un luth. Le confort devait y être pourtant des plus rudimentaires, mais qu’importe la réalité de l’histoire, nos esprits sont peuplés malgré nous de séquences de films dits historiques et qui nous déballent les scènes fantaisistes d’une vie médiévale facile, de seigneurs grands et beaux à l’hygiène irréprochable et aux dents

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éclatantes, et aujourd’hui, c’est à cette histoire-là que j’ai envie de croire. Je m’approche d’une fenêtre en forme d’ogive ; la vitre placée a posteriori est de verre épais, quadrillée de renforcements métalliques. Au-dessous, une petite banquette de pierre. Je m’y assieds. Le paysage qui domine la vallée est magnifique. Je m’amuse à contempler le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie… Je suis le chevalier dont la dame, souvent, vient s’asseoir sur ce banc pour coudre à la lueur du jour, en chantant de tristes chansons d’amour parti en guerre, et qui ne reviendra plus. Car le chevalier ne devient héros que s’il ne revient pas. Le chevalier n’existe pas s’il n’a une dame malheureuse pour le pleurer. Il ne survit que par sa mort, et par son absence… Que l’on me cite une comptine dans laquelle le croisé triomphant revient à son épouse ? Où est-il, ce glorieux soldat, que l’on attend, encore, toujours… La trinité se passe, et il ne revient pas. Quel destin tragique pour ces hommes, couverts d’or et d’honneurs au moment du départ, sur les gravures d’un autre temps… Célébrer le départ, car on sait déjà qu’il sera sans retour. Pourquoi le romantisme du tableau semble en réduire la souffrance et nous surprend à envier ces destins misérables ? Le prince doit être beau, le chevalier fort. Le pinceau de l’artiste s’attarde sur l’écu, glisse le long de l’armure, et c’est toute une époque que l’on admire et glorifie. Ne voit-on pas, derrière la fierté du héros, une ombre de tristesse, une forme d’inquiétude, celle d’un homme qui se prépare à mourir, dignement, comme il se doit. C’est le prix à payer pour figurer dans un manuel d’histoire. Ils seront jeunes et vaillants pour l’éternité, on

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conservera la gravure comme un instantané, le témoignage d’un moment d’espoir et de romantisme pris sur le vif – comme celui, en parallèle, de la princesse qui se morfond au coin du feu. Mais que dire d’une vie pour laquelle cet instantané dure toujours ? Des jours, des mois, des années passés ainsi, dans l’attente – une vie fade, sans chaleur, sans confort. Pensaient-elles, ces tristes dames des temps jadis, à la gloire toute relative d’être un jour prisonnière d’un livre, avec sa vertu comme unique biographie ? Et ce héros, prisonnier d’une image, à qui l’on accorde, au mieux, une page, voire quelques lignes… Mais je vois bien que je m’égare à mon tour. Je ne sais rien de la vie de ces seigneurs. Je ne sais rien de la vie de ces héros, et si, en inclinant la tête, au détour d’un musée, audessus d’une toile trop belle pour évoquer la mort, je crois entendre des cris, des sanglots, ce n’est que pur délire de mon imagination…

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— Avancez ! Avancez, on vous dit ! Il ne vous sera fait aucun mal. Deux hommes entrèrent, tenant fermement une troisième personne, qui se débattait mollement et essayait de dégager ses bras. Un homme chauve, assez petit, fermait la marche. Les hommes déposèrent leur prisonnier sur une chaise. Théo et Amaury, soigneusement dissimulés, le voyaient à présent de dos, mais aucun doute ne subsistait quant à son identité : c’était John. Quant aux deux hommes, il s’agissait des gardes qui avaient effectué la répartition des chambres le premier jour, ceux-là mêmes qui avaient emmené John et Valery le soir de la fête. Le petit homme chauve interpella un de ses acolytes : — Robert, où avez-vous mis son dossier ? Robert était de taille moyenne, de corpulence assez forte. Son visage rond et ses petites lunettes lui donnaient un air bon enfant. Il était vêtu maladroitement d’un costume sombre un peu trop grand aux manches, mais dont la chemise semblait prête à craquer sous la tension de son ventre prodigieux.

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— Professeur, je l’ai mis avec les autres, dans le tiroir de droite. Le professeur tira sur le tiroir, qui résista un peu avant de s’ouvrir brutalement. Il compulsa les dossiers jusqu’à trouver celui qui l’intéressait et, prenant place derrière le bureau, se plongea dans une lecture attentive. Puis, s’adressant à l’autre homme, sans lever les yeux : — Eugène, interrogez-le. Eugène était grand et sec, l’air sévère. Il se tenait bien droit dans sa veste brune et caressait parfois d’un geste machinal la fine moustache qui lui ombrageait la lèvre. — John. Parlez-nous un peu de vous. D’où venez-vous ? — Je viens du centre du pays. Je suis orphelin et j’ai été recueilli par mon oncle quand j’étais enfant. John s’exprimait sur un ton d’écolier qui récite une leçon apprise par cœur. — Que s’est-il passé l’autre soir ? Vous avez agressé votre cousin, est-ce que vous vous rappelez les raisons qui vous ont poussé à agir de la sorte ? — Je... je ne sais plus. Je crois que je n’étais pas dans mon état normal... — Oh, si, au contraire... affirma Eugène avec un sourire imperceptible. Est-ce que vous savez ce qu’il est advenu de votre cousin ? — Non, je ne l’ai pas revu depuis... l’accident. — Vous voulez dire, l’agression ? C’est bien une agression dont nous parlons... L’homme est un loup pour l’homme... — Cessez vos sarcasmes, intervint le professeur. Il n’est pas nécessaire pour l’instant qu’il sache cela. Puis, poursuivant lui-même l’interrogatoire, il enchaîna : — Vous avez montré, depuis votre arrivée ici, un comportement particulièrement violent. Avez-vous toujours 66


été comme cela ? — Je ne me souviens pas. — Avez-vous bu beaucoup d'élixir le soir de la fête ? — À ce sujet, intervint Robert, ne pourrait-on trouver autre chose que l'élixir ? Tout le monde n’en boit pas, et cela risque d’être plus long que prévu... — Robert ! Nous vous avons expliqué cent fois que le révélateur nécessite d’être mélangé à l’alcool. S’ils ne boivent pas d'élixir, nous les forcerons. Nous diminuerons les provisions d’eau, ils n’auront plus d’autre choix. Puis, revenant à John : — À présent, si vous le permettez, nous allons procéder à certains tests. Si vous voulez bien prendre place ici... Le professeur désignait la table. John eut un mouvement de panique, et fit mine de vouloir s’enfuir. Robert et Eugène ne lui en laissèrent pas le temps. — Voyons, John, ne faites pas l’enfant. Vous savez que toute tentative est inutile, et nous aurions vite fait de vous rattraper. Allongez-vous je vous prie, je vous répète qu’il ne vous sera fait aucun mal. L’expérience est sans douleur et ne comporte aucun danger. John fut forcé d’obtempérer. On lui sangla les bras et les jambes, et on lui harnacha le casque sur la tête, avant de rabattre sur lui le couvercle transparent. Le professeur poussa une manette, et l’appareil fut mis sous tension avec un grésillement lourd. Le tableau de commande s’éclaira de plusieurs ampoules de couleur dont la lumière un peu vacillante projeta sur le mur comme de faibles étoiles de guirlandes de Noël. Différents cadrans mesuraient des fréquences ; les aiguilles se balançaient de gauche à droite avant de se stabiliser une à une. Le professeur les observa un moment avec une infinie 67


concentration, avant de s’écrier avec colère : — Il y a des interférences ! — C’est normal voyons, professeur Haubert, déclara Eugène. Il a peur. Comment en serait-il autrement ? — Je ne veux pas qu’il ait peur, nous n’avons pas le temps ! — Professeur, ne soyez pas si impatient, et faites preuve d’un peu de bon sens, si je puis me permettre. Vous ne pouvez pas tout contrôler. Ce n’est pas en lui donnant l’ordre de ne pas avoir peur que vous parviendrez à vos fins. — Il faut le calmer en douceur, suggéra Robert. Il faut lui prouver que nous ne lui voulons pas de mal. Nous ne sommes pas convaincants. — Et comment le serions-nous ? remarqua Eugène. Trois hommes inconnus qui le retiennent prisonnier et le sanglent sur une table d’expérience… voyons, du bon sens ! Laissonsle passer un peu de temps avec quelqu’un de plus, comment dire… amical ! Pourquoi pas la princesse ? — Eugène, vous êtes fou ! Vous n’y pensez pas ! Elle n’est pas préparée, il ne faut pas, c’est de la folie ! — Magali alors ? Le professeur parut réfléchir. — Magali ? Oui, pourquoi pas... Cependant, tandis qu’ils réfléchissaient, les aiguilles s’étaient stabilisées. John, un peu rassuré par la conversation, paraissait moins agité. — Faisons tout de même une première tentative. Si elle échoue, nous reprendrons demain. Il fit glisser une des lames de bois qui jouxtaient le tableau de commande, et dévoila un écran d’ordinateur. Après une programmation pour le moins complexe, des lignes et des colonnes de chiffres apparurent, et défilèrent longuement. Les calculs étaient prodigieux, et l’on aurait cru qu’ils ne 68


finiraient jamais. Quand il eut l’air satisfait, le professeur déclara : — Nous allons pouvoir procéder au premier essai. Il inséra une espèce de carte dans le lecteur de l’ordinateur. La machine se mit à grésiller plus intensément, et une tension secoua le câble qui la reliait au casque posé sur le crâne de John. Le jeune homme eut un soubresaut. Il rejeta la tête en arrière, et fut frappé de convulsions. Ses yeux se révulsèrent. Théo et Amaury, du fond de leur cachette, assistaient impuissants à une scène d’horreur qui les paralysait. Les chiffres sur l’écran s’affolèrent. Puis peu à peu tout rentra dans l’ordre. Les aiguilles des cadrans se stabilisèrent, le corps de John se détendit et retomba lourdement sur la table, les chiffres de l’écran se rangèrent en plusieurs colonnes. La première, la plus encombrée, s’effaça ligne après ligne. Quand elle eut disparu, le professeur retira la disquette, la rangea dans un bocal dont il griffonna soigneusement l’étiquette. Puis il demanda qu’on lui apporte d’autres disquettes, et renouvela l’opération avec chaque colonne de chiffres. Chaque disquette semblait correspondre à un certain nombre de données qui étaient isolées et collectées. Quand tout fut terminé, Robert s’empara des bocaux et les rangea près des autres, sur l’étagère, par ordre alphabétique. — Rien de très original, conclut le professeur. Il ne nous apportera pas grand-chose. — Je vous le répète, ils sont trop jeunes, encore trop jeunes, toujours trop jeunes ! s’indigna Eugène. Ils manquent de cette expérience qui forge une vie ! — Et la naïveté, qu’en faites-vous ? questionna le professeur. La candeur, la joie de vivre, tout ce que nous cherchons en vain à retrouver ! Vous plairait-il qu’une jeune 69


fille si précieuse et si belle porte en son cœur l’amertume d’une veuve ? Assez bavardé, il se fait tard. Détachez-le. — À propos, se risqua Robert. Il semble que le… loup (il prononça ce mot avec une intonation particulière) commence à inquiéter les pensionnaires. Ne devrions-nous pas faire quelque chose ? — S’il les inquiète, eh bien tant mieux ! Le révélateur n’en sera que plus efficace. Il faut les pousser dans leurs derniers retranchements. Un peu de peur, un peu de colère... Eugène détacha John sans ménagement et l’aida à s’asseoir. Le jeune homme semblait étourdi, mais aucune lésion n’était visible sur son corps ou son crâne. Il se leva lentement, tituba un peu, et demanda d’une voix affaiblie : — Je me sens… vide. Qu’est-ce que vous m’avez fait ? — Rien ! s’empressa de répondre le professeur d’une voix qu’il voulait rassurante, rien, peu de choses… Nous étudions, voilà tout. — Vous étudiez quoi ? — Nous étudions, répéta le professeur d’une voix plus agacée. À présent, vous allez vous reposer. Robert et Eugène saisirent chacun un des bras de John et tous les quatre se dirigèrent vers la sortie. À nouveau dans l’obscurité, Théo et Amaury attendirent un peu en prêtant l’oreille pour déterminer dans quelle direction s’en allaient les hommes. Puis ils quittèrent leur cachette, un peu abasourdis. — Qu’est-ce qu’ils lui ont fait à ton avis ? demanda Amaury. — Je n’en sais rien, rien du tout. Ils ont mis ces… choses dans ces bocaux…

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— Tu crois qu’ils l’ont lobotomisé ? — Je ne sais pas. Apparemment, ils ont des dossiers, des tas de dossiers sur chacun de nous. Il faut y jeter un coup d’œil. — Tu n’as pas peur qu’ils reviennent ? — Non, ils en ont fini avec John pour aujourd’hui. Je ne pense pas qu’ils reviennent avant demain. Théo se dirigea vers le tiroir dans lequel le professeur rangeait ses dossiers. Il y avait deux piles : une pour les filles, une autre pour les garçons. Il les feuilleta fébrilement. À l’intérieur, chaque pensionnaire avait une fiche, comportant le nom, la date de naissance et la provenance de chacun, quelques éléments biographiques, et des calculs étranges. Certaines fiches étaient noircies du récit de certains incidents qui avaient eu lieu depuis le début du séjour, d’autres ne comportaient qu’une ou deux lignes. Quelquesunes de ces fiches comportaient la mention : à surveiller, notée en rouge dans un coin de la page. Parmi celles-ci, Théo reconnut sans surprise celle de John. Elle était composée de plusieurs feuillets sur lesquels on pouvait lire une description détaillée des événements violents qui avaient perturbé la fête. Théo chercha avec appréhension sa fiche et celle d'Amaury. La sienne était vierge, apparemment il n’avait pas attiré l’attention du professeur. Celle d'Amaury comportait deux lignes de mentions marginales assez inattendues : compassion, amour fraternel. Par chance, aucune inscription en rouge. — Regarde ça ! s’écria-t-il soudain, celle de Louis comporte la mention à surveiller ! — Louis ? Lui qui est la gentillesse même ? En effet, ce dossier comportait de nombreuses pages, qui relataient, de la même manière que celle de John, certains 71


événements. Mais ceux-ci étaient complètement anecdotiques : on y racontait Louis consolant et rassurant Johanna, Louis donnant son manteau à un adolescent qui avait froid, Louis gentil et prévenant qui touchait chacun de mille petites attentions et ne brillait que par sa discrétion. Pourquoi faisait-il partie des individus à surveiller ? Plus surprenant encore, le dossier de Johanna était lui aussi mis en avant, avec les mots timidité, fragilité, gentillesse, soulignés de deux traits. — Cherche le dossier de Magali ! suggéra Amaury. Et celui de Quentin. Mais Théo eut beau chercher, il ne les trouva pas. Ces deuxlà étaient les seuls à ne pas posséder la moindre fiche de renseignement, rien, pas même une copie vierge. — C’est bien ce que je pensais : ils sont de mèche avec eux.

*** Depuis le chemin de ronde, j’imagine des scènes terribles. Des scènes d’imagerie d’Épinal, où l’on voit des sentinelles renverser les échelles de l’assaillant, lui jeter de l’huile bouillante sur la tête. Je ressens la peur des assiégés, les massacres qui peut-être les attendent, et je me surprends, malgré moi, à étudier et à imaginer depuis les meurtrières des stratégies poliorcétiques. La vallée est merveilleuse. De loin, on pourrait croire que c’est l’œuvre d’un génial peintre impressionniste qui pendant la nuit a déroulé son immense toile sur le sol.

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Je contemple le village en contrebas — existait-il déjà à cette époque ? Était-il exactement à cet endroit là ? Je songe aux villageois empruntant des souterrains pour venir se réfugier au château pendant l’attaque… Les souterrains ? Oui, il paraît que parfois, dans certains châteaux, des souterrains communiquaient avec les églises des villages voisins. Une envie me prend subitement ; abandonnant mes réflexions chevaleresques, je quitte les créneaux, reprends cet escalier sans fin et m’enfonce aussi loin que je peux dans les entrailles du château. Tout d’abord mon excursion me ramène dans la cour. Mais après une longue inspection attentive des lieux, je trouve, au pied du rempart, une entrée partiellement éboulée. J’ignore s’il est bien prudent de s’y aventurer. Quoiqu’à la réflexion, non, je ne l’ignore pas : je sais que c’est dangereux. Mais la curiosité l’emporte ; en descendant, je verrai bien si le souterrain est praticable — à la moindre alarme, je rebrousserai chemin. Et puis, si les galeries ont tenu bon jusqu’à aujourd’hui, pourquoi s’écrouleraient-elles précisément sur mon passage ? Je suis seul, je ne fais pas de bruit... L’entrée est étroite ; il ne s’agit pas, selon toute évidence, d’une entrée officielle, plutôt d’un passage mis à nu par les éboulements. J’enjambe quelques pierres, me tords les chevilles. L’obscurité rend mon avancée laborieuse ; peu à peu mes yeux s’y habituent ; au moindre doute je pourrai m’éclairer avec mon briquet, voire, au besoin, mes allumettes. Qu’il fait froid dans ces couloirs ! Tout est sombre et lugubre, et humide… Je suis prêt à revenir sur mes pas

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lorsque le passage subitement s’élargit : terminés les éboulements, je me trouve dans une galerie d’époque, spacieuse et aux murs droits. J’ai l’impression de visiter une pyramide égyptienne. Je me trouve face à une colonne ; à la lueur de la toute petite flamme de mon briquet, je tente d’y déchiffrer des inscriptions dont les caractères me sont totalement inconnus. Je me désintéresse de ce mystère et presse un peu le pas. Soudain… incroyable ! C’est incroyable ce qu’il y a devant moi ! C’est une pièce, comme une sorte de cachot, obstruée par une grille entrouverte. Je vois très nettement des objets à l’intérieur, et c’est précisément ce qui me fascine et m’éblouit. Serais-je le premier à pénétrer dans cet endroit ? Je m’approche avec précaution. La flamme de mon briquet vacille, hésite. La molette me brûle le pouce. Pour économiser l’objet et reposer le doigt, je sors une petite boîte d’allumettes. La première, malgré sa faible petite flammèche, me dessine les contours d’un objet non identifié sur le mur à ma droite. Je m’approche, inspecte, fais appel à mon bon sens pour faire le tri entre l’objet réel et les ombres fantastiques qui l’entourent : il s’agit d’un gros anneau métallique retenu dans la pierre par une chaîne. Juste à côté pend un énorme crochet de boucher, rattaché au plafond par une corde élimée qui menace de céder d’un instant à l’autre. Je me fige, au moment où mes doigts meurtris lâchent l’allumette. Immédiatement j’en allume une seconde et pivote sur moi-même. Une table. Une étrange table, c’est bien ce que je distingue à présent. Mon Dieu ! À terre sont posés des appareils de bois assez rudimentaires… des brodequins ! Il s’agit d’une table de torture, cela ne fait aucun doute. J’en ai assez vu, je me sens écœuré, il faut que je sorte ! La peste soit de cette curiosité maladive qui me 74


tient depuis mon enfance ! Mes pas déjà veulent me conduire au-dehors, mais mon corps ne suit pas... mes yeux sont attirés, irrésistiblement attirés par un reflet tout au fond, contre le mur opposé à la porte... Pour la peine, c’est mon briquet que je remets à l’épreuve. L’objet en question est aussi grand que moi, il brille à la lueur de ma flamme. On dirait un sarcophage... Je pose une main sur ce qui paraît une porte... Elle s’ouvre sans résistance, avec un vague grincement... L’intérieur est garni... de pieux ! Seigneur ! Une vierge de fer ! Le plus infâme de tous les supplices, un sarcophage garni de pieux situés de telle sorte que le prisonnier qui se trouve enfermé à l’intérieur soit lentement transpercé au fur et à mesure que la vierge se referme, crevant les yeux, traversant de part en part les organes vitaux... J’inspecte l’intérieur, la place du supplicié. Mon Dieu ! Il y a un reste de corps ! Je pousse un cri en jetant malgré moi mon briquet, et c’est dans le noir, hurlant comme un damné, que je retrouve à tâtons mon chemin vers la lumière.

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La journée qui suivit cette étrange nuit fut maussade pour Théo comme pour Amaury. Ils avaient à présent la conviction, sinon la preuve, que cette île cachait un lourd secret, un secret macabre, et que le professeur entretenait de funestes desseins. Mais s'ils avaient pu fuir, l’auraient-ils fait ? Théo brûlait du besoin de connaître la vérité, et de lever le voile sur l’identité de cette mystérieuse princesse. Il ne pouvait pas croire qu’une si belle jeune fille, et qui semblait si délicate, fût complice des abominations qui se déroulaient au sous-sol. Peut-être était-elle retenue prisonnière ; après tout, il avait été le témoin d’une altercation entre elle et le professeur. Mais une prisonnière peut-elle à sa guise aller et venir dans un château et se rendre au bal ? Des sentiments antagonistes se bousculaient dans la tête de Théo, il voulait voir en elle une victime, pourtant le peu d’éléments dont il disposait ne lui permettait pas de se conforter dans cette idée. Peut-être était-elle de la famille du professeur ? Après tout, sa ressemblance avec Magali était frappante, elle devait faire partie de sa famille, et avait peutêtre été isolée justement parce que, contrairement à Magali

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et Quentin, elle refusait d’être complice ? Théo prit le parti de s’en tenir à cette hypothèse, qui lui donnait un prétexte pour ne pas chercher à quitter l’île : il devait coûte que coûte délivrer la prisonnière. Les pensées d'Amaury étaient plus funestes, et avaient pour objet sa petite sœur. La tentative d’influence de Magali avait échoué grâce au discours de Lison, et à l’amour inconsidéré qu'Amaury avait toujours éprouvé envers sa sœur ; aussi, même s'il n’en avait qu’un souvenir confus, il savait que Gwenaëlle existait, qu’il l’aimait, et qu’il devait la retrouver. Il trouvait étrange que sur une île où se pratiquaient des expériences si secrètes, une île dont heureusement chacun ignorait l’existence, on prît le risque de reconduire chez eux des enfants qui eussent pu, à tout moment, révéler son emplacement. De là, deux conclusions s’imposaient, qui n’avaient rien à s’envier l’une à l’autre. Soit il était impossible, jamais, et quels que soient les moyens, de quitter cette île une fois qu’on l’avait découverte. Cela impliquait que les jeunes enfants n’avaient pas été reconduits chez eux ; cela impliquait également que ni lui ni personne d’autre ne partiraient (si tel était le cas, qu’avait-on fait de Gwenaëlle ?) Soit (et cette explication, aussi inattendue qu’elle pût paraître, ne semblait pas moins crédible que la première) les gens qui quittaient les lieux étaient soumis préalablement à une lobotomie. Était-ce seulement envisageable ? Avait-on effacé la mémoire de ces enfants, avait-on reconfiguré leur cerveau afin qu’ils aient oublié ; retrouveraient-ils leur maison ? Ce qui dépassait l’entendement, c’était le nombre incroyable de jeunes qui vivaient dans l’île – se pouvait-il que cinquante adolescents

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disparaissent sans éveiller le moindre soupçon ? Avait-on pensé à des fugues ou à une croisade d’enfants ? Cette histoire n’avait aucun sens. On devait bien les chercher, quelque part, c’était à n’y rien comprendre, c’était comme si le monde était devenu léthargique, et ne s’inquiétait plus de rien. Ce qui retenait Amaury sur l’île, c’était la première hypothèse. Si Gwenaëlle était encore ici, il fallait la retrouver. Après des heures de discussion animée, Théo et Amaury prirent la décision d’agir. La première chose à faire était de parler à la princesse, qui pourrait peut-être les mener aux enfants. Ils avaient besoin de complices, il leur semblait plus raisonnable de monter une bande, et moins lourd de partager leur secret. Ils pensèrent à Louis, qu’ils jugeaient bon d’avertir au sujet du danger qu’il courait. Mais était-il bien prudent de prendre pour complice un individu qui selon les autorités était précisément à surveiller ? Et puis, ne prenaiton pas un risque en se livrant à cette prétendue princesse ? Après tout, les convictions que l’on avait de sa bonne foi ne reposaient que sur les supputations d’un jeune homme amoureux. Pendant le déjeuner, Théo réussit à prendre place près de Louis. Ce dernier, qui était la serviabilité même, s’empara d’une bouteille d'élixir, et voulut servir Théo, qui accepta, pour ne pas paraître suspect, mais s’empressa de murmurer à l’oreille de Louis : — Surtout, n’en bois pas. Je t’expliquerai. — Tu sais, je n’aime pas ça, mais il n’y a rien d’autre à

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boire. Je crois qu’on a oublié de nous apporter de l’eau. — C’est plus compliqué que cela, mais fais-moi confiance. Je ne peux rien te dire pour l’instant, mais retrouve-nous vers quatorze heures sur la côte, tout à fait à l’est de l’île. En sortant de table, les deux amis passèrent chercher Lison et la conduisirent au point de rendez-vous. Louis, un peu inquiété par l’air impératif qu’avait utilisé Théo pour lui parler, attendait déjà en faisant les cent pas. Il ouvrit de grands yeux lorsqu’il vit Lison. — Qui est-ce ? — C’est Lison, répondit Amaury, le plus naturellement du monde. Une enfant rescapée que nous avons sauvée de je ne sais quel danger... — Je croyais que les jeunes enfants avaient été reconduits chez eux. — Nous le pensions aussi... À présent, on ne sait plus... — Écoute, interrompit Théo, il faut qu’on te fasse part de nos découvertes. Il se passe des choses étranges sur cette île. — Je sais. Enfin, disons que je m’en doute. Je ne me sens pas bien ici, j’ai l’impression depuis le début d’être observé... — Tu ne crois pas si bien dire... — J’ai des difficultés à me concentrer, j’ai l’impression de perdre la mémoire, je ne me souviens plus d’où je viens. On m’a questionné il y a quelques jours, j’ai dit que j’étais orphelin, pourtant j’ai le sentiment d’avoir menti. — Non, tu n’as pas menti. On t’a menti. Je suppose que tu as parlé avec Magali ou Quentin. Il faut absolument te méfier d’eux, ce sont eux qui mettent de fausses informations dans nos esprits. Évite-les autant que possible. Ils t’observent en

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permanence. Ils expliquèrent alors dans le détail les terribles découvertes qu’ils avaient faites la veille. Louis frissonnait en les écoutant. Quant à la princesse, il ne l’avait pas remarquée le soir de la fête. Un moment il eut l’air d’être perdu dans ses pensées, comme s'il cherchait mentalement à reconstituer un puzzle dont les pièces étaient éparpillées. Puis il conclut : — Vous savez que pour certains d’entre nous, la situation est encore plus grave ? Vous voyez qui est Johanna ? — La petite aux cheveux châtains qui semblait si angoissée il y a quelques jours ? Elle paraît aller beaucoup mieux. — Nous avons discuté récemment. Non seulement elle affirme être orpheline, mais elle est convaincue d’avoir toujours vécu sur cette île. Elle croit que cet endroit est une sorte d’orphelinat, et que nous avons tous grandi ensemble. Ils ont effacé sa mémoire entière. Je ne comprends pas que l’on nous donne à chacun des versions si incohérentes. Quel intérêt ont-ils à nous faire croire que nous avons grandi avec telle personne ou telle autre ? En discutant, on finit par s’apercevoir que quelque chose cloche. — Je crois, au contraire, que cela n’a aucune importance. La seule chose primordiale pour eux, c’est qu’on ne cherche ni à fuir ni à se poser trop de questions. Ils commencent par créer des liens artificiels entre nous, comme ces prétendus liens de parenté que nous aurions Amaury et moi, puis ils nous persuadent que nous n’avons aucune famille ailleurs. En d’autres termes, dans un premier temps ils nous rassurent et nous apaisent grâce à la présence d’un personnage soidisant familier dans notre entourage. Que les versions soient concordantes ou pas, cela n’a aucune forme d’importance puisqu’au fil du temps nous perdons la mémoire et nos histoires s’alignent sur celles des autres. D’ici quelques 80


semaines nous serons tous orphelins, nous aurons tous grandi ici depuis notre naissance, nous ne connaîtrons rien d’autre que cette île et il ne nous viendra même plus à l’esprit de vouloir en partir. Si tu veux un conseil, Louis, ne bois jamais d'élixir : ils y ajoutent une drogue, nous les avons entendus parler de « révélateur ». Ils ont réduit les quantités d’eau à table, mais qu’importe, ne buvons plus à table, nous boirons l’eau de la salle de bain. Et surtout, pas un mot de cette histoire à qui que ce soit. Nous devons jouer notre rôle et déjouer le leur. — Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? — Il faut qu’on continue à leur faire croire que nous ne nous côtoyons pas. On ne devra jamais être vus tous les trois. Fais comme d’habitude, et rejoins-nous à l’entrée lorsque tout le monde sera endormi. Comme Louis allait s’éloigner, Amaury le rappela : — Attends. Si tu crois te souvenir de certains éléments de ton passé, quels qu’ils soient, raconte-les à Lison. Pour l’instant, ils n’ont aucune emprise sur elle, ils ignorent son existence. Alors n’hésite pas : tous les souvenirs que tu penses être intacts, même s’ils te paraissent insignifiants, confie-les-lui : Lison est notre mémoire. Si tu oublies, elle te rappellera. Amaury et Théo s’éloignèrent. — Quel est le programme pour ce soir ? questionna Amaury. Tu veux faire visiter le laboratoire à Louis ? — Non, c’est inutile, cela ne servirait qu’à l’effrayer davantage. Nous n’avons pas de temps à perdre avec ce labo, nous n’avons plus rien à y découvrir pour l’instant. Nous y retournerons dans quelques jours pour voir si nos dossiers ont évolué. Ce soir, cherchons plutôt un moyen de pénétrer dans le château. 81


Pendant qu’ils discutaient, Louis se confiait à Lison, en s’étonnant lui-même de faire d’une gamine de quatre ans le dépositaire de sa mémoire. Il avait conscience du poids de la tâche qui incombait à cet enfant, et espérait que la petite en saisissait bien toute la portée. Il parla ainsi plusieurs heures, avant de s’éloigner l’esprit plus léger, sans plus craindre d’égarer ses souvenirs, comme s'il les avait déposés en sûreté dans un grand coffre, dont la clé était cachée au fond de la poche d’un ami de confiance. Il ne faut pas s’imaginer que ce soir-là Louis fût plus effrayé que ne l’étaient Théo ou Amaury. Tous trois étaient d’une nervosité incontrôlable, mêlée à l’excitation que provoquaient l’attrait du danger et la peur de l’inconnu. Théo prit la tête de l’expédition, et décida pour cette fois de prendre le couloir dans la direction inverse de celle du laboratoire. Ce couloir, ils le connaissaient : c’était celui qu’ils empruntaient quotidiennement pour sortir. Mais ce qui les avait toujours surpris, c’est que ce n’était pas ce trajet-là qui les avait conduits au dortoir le soir de leur arrivée. En effet, plus jamais ils n’avaient retraversé la vaste pièce dans laquelle le professeur Haubert s’était adressé à eux, avant que n’ait lieu le fameux tri qui avait fait disparaître les plus jeunes. Il y avait donc une autre entrée, non loin de celle qui leur était devenue familière, et il leur fallait la découvrir. Ce fut moins difficile qu’ils ne s’y étaient attendus. Au bout du couloir, avant de gravir les marches qui remontaient en surface, ils tâtèrent le mur, qui leur dévoila une porte dérobée ; en la faisant pivoter, ils se trouvèrent face à une volée de marches, exactement parallèle à la première, et qui menait à cette fameuse salle. Ils prirent grand soin de

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l’observer, mais leur examen attentif ne leur apprit rien qui pût les intéresser. Cependant, en se remémorant le trajet qu’ils avaient fait au premier soir, ils purent retrouver sans mal l’escalier qui les y avait conduits. Pourtant ce chemin était encore différent de celui qu’ils avaient emprunté lorsqu’on était venu les chercher pour les conduire à la fête. Ce rempart était vraisemblablement aménagé en un dédale de galeries labyrinthiques, et il fallait sans arrêt rester sur ses gardes et fournir un important effort de concentration pour ne pas s’y égarer. Ils eurent le sentiment d’être sur le point de triompher lorsqu’ils reconnurent l’accès qui les avait fait pénétrer dans le ventre du rempart durant cette étrange procession de lampions colorés. Hélas, comme ils auraient dû s’y attendre, l’accès donnait d’un côté sur le sentier qui montait de la côte, et de l’autre côté… sur rien. Un immense mur, un désespérant empilement de pierres de taille froides et indestructibles. Ils étaient sur le point de renoncer, lorsqu’un écho les fit sursauter. Quelques bribes de conversation lointaine leur parvenaient depuis la profondeur des galeries. Ils prirent le parti de les suivre pour localiser leur source. Les sons se propageaient difficilement, rebondissaient sur les murs comme des balles de jeu de paume, égarant les visiteurs curieux au moyen de mille traîtrises, résonnant de différentes façons et rendant leur localisation extrêmement incertaine. Finalement, c’est avec beaucoup de surprise qu’ils se retrouvèrent dans la grande salle. — Souvenez-vous, chuchota Amaury (et cet impératif, compte tenu des circonstances, se teintait d’une forme d’angoisse, la peur peut-être d’être incapable de se soumettre à un ordre si simple), souvenez-vous du discours 83


du professeur Haubert, le soir de notre arrivée. Nous n’avons jamais su d’où il nous parlait. Si nous localisons la faille par laquelle s’immiscent les sons, nous saurons avec quelle pièce elle communique. Les sons venaient du plafond, ou, plus exactement, d’une pierre manquante tout à fait en haut de l’un des murs. La conversation était animée. — Vous êtes inconséquents, complètement inconséquents ! criait une voix qui semblait être celle du professeur luimême. — Sauf le respect que je vous dois, professeur, je ne suis pas certain que la faute nous incombe... — Taisez-vous Robert ! S’il s’est échappé, c’est que vous lui avez fourni les moyens de le faire ! — Mais enfin, je vous répète... Je... Eugène, je vous en prie, dites quelque chose ! — Professeur, je partage l’avis de Robert. Ce jeune John était enchaîné comme vous nous en aviez donné l’ordre ; j’ai moi-même vérifié la solidité des liens. Je ne crains pas vos remontrances, mais je considère qu’il est de mon devoir de ne pas vous conforter dans vos convictions, qui font de nous des associés irresponsables. Si l’enfant s’est échappé, c’est que quelqu’un l’y a aidé. Faites-nous confiance, pour une fois, quittez cet entêtement et acceptez ce que vous ne voulez pas entendre : la princesse n’est sans doute pas étrangère à cette disparition. Un bref silence s’ensuivit, puis le professeur reprit, d’une voix tremblante de rage : — Crétins que vous êtes ! La princesse ! Comment pouvezvous insinuer une chose pareille ? Elle est incapable d’aucune initiative ! — Ne vous a-t-elle jamais tenu tête ? 84


— Jamais ! — En êtes-vous si sûr ? — Il y a bien eu cette... ce différend, le soir de la fête... C’est une enfant, comprenez-vous ? Elle voulait juste s'amuser encore un peu. Elle s’est opposée quelques minutes, puis s’est endormie. — Vous reconnaissez donc qu’elle en est capable ? — Elle n’est capable pour le moment que de mimer des situations dont elle a été témoin. Ces prétendues disputes ne sont que votre fait ! C’est vous qui me tenez tête sans arrêt, et elle vous imite ! Mais vous avez assez perdu de temps, retrouvez-moi John ! Je le veux, mort ou vif ! Nous allons accélérer le mouvement. Quentin nous en a appris assez sur les éléments les plus intéressants. Nous passerons à la phase B avant la fin de la semaine. On entendit un bruit de porte qui claque, puis plus rien. Théo fit signe à Amaury, puis, montrant l’ouverture dans le mur : — Fais-moi la courte échelle ! Et, prenant appui contre le mur, Théo se hissa sur les épaules d'Amaury jusqu’à pouvoir observer l’intérieur de la pièce. Il s’agissait vraisemblablement d’un bureau, sans rien de notable, un simple bureau d’une superficie assez restreinte. — Ces remparts sont un casse-tête architectural ! Je n’y comprends rien. Il y a une porte, au fond de la pièce. Elle doit être au niveau du sol, je suppose qu’elle donne sur la cour du château. Il nous faut une corde pour nous hisser tous les trois. Retournons au dortoir, prenons des draps, cela fera l’affaire. Dépêchons-nous !

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Je suis remis de mes découvertes d’hier. Je pense que mon inquiétude a trompé mes sens, je me suis laissé envahir par mes bouffées délirantes. Il n’y avait sans doute aucun cadavre dans ce sarcophage. Cependant, la vierge de fer était bien là, et c’est bien une salle de torture que j’ai mise à jour. Quel incroyable château ! La curiosité me brûle d’une furieuse envie d’y retourner, pourtant, ce qui prédomine, c’est l’envie d’inventer. Je ne saurais expliquer, ces ruines ne m’intéressent que peu en terme de vestiges, ce qui m’attire, ce sont ces rêves qui sont dans ma tête — et pas ailleurs — ces fantasmes moyenâgeux qui m’ont envahi au cours de cette pérégrination, ces histoires de fées et de dragons. Je bois mon thé, sur cette petite terrasse qui occupe toutes mes matinées. J’ai fini par sympathiser avec le serveur. Il se prénomme Raoul. J’ai pris cette fois le bloc et le stylo que j’ai achetés au village voisin. Distraitement j’y gribouille un plan. Le plan du château, avec ses souterrains, ses labyrinthes, ses douves, ses oubliettes, et ses horribles salles de torture. Raoul sort de temps en temps, s’enquiert de mes besoins, sourit d’une franche camaraderie. Ce garçon est la gentillesse même. Je n’ai pas revu Marcello. Selon Raoul, c’est quelqu’un d’extrêmement discret, qui vit un peu à l’écart du village avec son frère jumeau, un certain Pierrot. J’ai encore beaucoup à découvrir dans ce village. Après

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m’être ébloui du paysage, j’éprouve le besoin de rencontrer les hommes, les témoins permanents de ce hameau sans nom, a priori sans histoire, ces paresseux chroniqueurs qui sauraient dire, mais ne disent rien. Des témoins silencieux. Le soleil brille sur la montagne. J’admire le paysage, et crois y voir, en filigrane, différentes dimensions, comme des feuilles de carbone dont chacune garderait l’empreinte d’un siècle, la vie d’une foule de personnages. En imagination je soulève les calques, un à un. Je remonte le temps. Le décor défile devant mes yeux, le village entier se peuple de fantômes, et je les sens prêts à me raconter. Ils me parlent de leur histoire, et se querellent afin de savoir laquelle mérite plus que les autres d’être immortalisée. Soudain une jeune fille s’approche. Surgie d’une époque indéfinie, défiant l’espace-temps, elle semble flotter dans une robe de mousseline vaporeuse. Ses yeux sont suppliants, son visage, lumineux. Une princesse, peut-être ? Une de ces dames filant sa quenouille à la fenêtre du château voisin ? Une torturée, prisonnière d’une vierge de fer ? Ou une pécheresse désespérée, chue du haut d’une tour en un lumineux jour de printemps, une noble dame lassée d’une vie monotone, qui, en sautant de sa prison dorée, aurait fait ce rêve illusoire de prendre son envol… La scène s’imprime dans mon imaginaire… Beauté fragile d’un être humain en forme d’ange, qui écarte les bras, embrasse le ciel de ses deux bras ouverts, et chute dans un tourbillon de mousseline et de tissus délicats, tournoie un peu peut-être, pour ajouter de l’improbable au tableau, puis heurte le sol sans être abîmée, juste pour nourrir de son sang cette terre qui est la sienne.

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Le fantôme s’approche, s’assied face à moi. Je contemple émerveillé le visage de la martyre. Ses yeux sont vides, pas le moindre sentiment, plus aucune âme ne respire en ce corps. Cette jeune fille n’existe pas et n’a jamais existé. Pourtant, j’ai envie, moi, qu’il n’en soit pas ainsi. Son histoire, je l’écrirai.

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Théo, Amaury et Louis se ruèrent dans l’escalier et s’engageaient dans le couloir qui menait aux chambres, lorsque Théo s’immobilisa subitement. Ses amis l’imitèrent sans comprendre. — Regardez, chuchota Théo, il y a quelqu’un... En effet, une silhouette se tenait tapie dans l’ombre, au milieu du corridor. Les adolescents hésitèrent à fuir, mais comme l’inconnu ne présentait aucun signe d’agressivité, et qu’il paraissait plutôt prostré, ils s’approchèrent. Arrivés à sa hauteur, ils se penchèrent avec une légère crainte, mais c’est un adolescent sale et inoffensif comme un animal traqué qui leva vers eux des yeux suppliants. — Mon dieu, c’est John ! murmura Louis. Théo et Amaury le saisirent chacun par un bras et l’aidèrent à se mettre debout. John tenait à peine sur ses jambes. — Louis, dit alors Théo, nous ne pouvons pas l’emmener dans notre chambre, à Amaury et moi, ce serait trop risqué, à cause de Quentin. Est-ce que tu crois que tes colocataires sont dignes de confiance ? Louis réfléchit avant d’assurer fermement :

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— Oui, j’en suis sûr. Ils ne diront rien. Leur intrusion fit grand bruit dans la chambre. Les garçons, qui dormaient paisiblement une minute plus tôt, se levèrent, surpris, et suivirent le groupe jusqu’au lit de Louis. On aida John à s’asseoir et Louis, en guise de préambule, désigna ses amis : — Théo, Amaury, je vous présente Christophe, Loris et Jérémie. Vous connaissez déjà Samuel : il était dans votre chambre jusqu’à ce qu’on lui demande d’échanger sa place avec John. — Vous n’êtes que cinq ? — Oui : le dernier, Valery, a disparu le soir de la fête. À ces mots John fut pris d’une sorte de malaise, et serra les poings en tremblant. — D’où est-ce que tu viens, John ? demanda Amaury. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? John sembla faire un effort de concentration qui visiblement dépassait ses forces. Son apparence avait changé, lui qui d’ordinaire affichait une supériorité arrogante et un regard haineux, ressemblait à présent à un oisillon apeuré tombé du nid. Il scruta l’un après l’autre les six visages qui l’observaient, avant d’articuler péniblement : — Ils ont… étudié. Ils ont pris mes forces… dans leur ordinateur. Ils ont dit que j’étais un loup, que je devais retourner d’où je venais… — Qu’est-ce que tu racontes ? Comment t’es-tu enfui ? — J’étais attaché. Une jeune fille que je ne connais pas est venue me délivrer et m’a demandé de fuir. Elle m’a montré la direction des dortoirs et m’a dit que je trouverais ici des gens pour me protéger.

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— La princesse ! s’exclama Théo. J’en étais sûr ! Est-ce que tu sais où est Valery ? — Je crois qu’il est… mort. Je crois qu’ils l’ont… étudié tandis qu’il agonisait. — Ils étudient quoi ? — Nos sentiments, nos émotions. Ils les calculent, les volent, les modifient. Ils les rangent dans des bocaux. — Mais enfin, pourquoi, et comment feraient-ils une chose pareille ? — Je ne sais pas. Les trois adolescents échangèrent un regard lourd de sens. C’était donc cela, l’objet des expériences. Mais dans quel but ? Que voulait ce professeur, quel était son dessein final ? Mille questions se pressaient dans leur tête, auxquelles seul John était susceptible, peut-être, de fournir un élément de réponse. Mais John, pour le moment, semblait épuisé et visiblement en état de choc. Ils n’en tireraient rien d’objectif dans l’immédiat. Il se laissa tomber sur le lit. — Laissons-le se reposer, suggéra Théo. Nous l’interrogerons plus tard. Puis, s’adressant à John : — Dors, et ne t’en fais pas. Ici il ne t’arrivera rien. Les adolescents restèrent un moment silencieux. On devinait chez eux une angoisse sans nom, et pendant de longues minutes personne n’osa briser le silence. Enfin, Théo demanda : — Vous aviez remarqué, vous, qu’il se passait des choses étranges ici ? Samuel sembla hésiter avant de répondre : — On s’en doutait, oui. Lisa m’a rapporté des choses.

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— Qui est Lisa ? — C’est une fille du quatrième dortoir. Elle et ses amies auraient sûrement des choses à vous dire qui pourraient vous intéresser. — Est-ce qu’elle partage sa chambre avec Magali ? — Non. — Alors, allons la voir. Sans perdre de temps, le groupe se dirigea vers le dortoir de Lisa. Mais une fois devant la porte, Amaury remarqua : — Il serait plus prudent que l’un de nous aille la chercher et nous l’amène. Évitons d’ameuter tout le monde. Samuel partit éveiller Lisa, et revint quelques minutes plus tard avec elle et une autre fille, que Louis reconnut pour l’avoir vue souvent en compagnie de Johanna. Toutes deux accusaient des signes de fatigue évidente, et il était probable que Samuel les avait trouvées déjà éveillées. — Voici Lisa et Esther. Puis, s’adressant aux filles : — Racontez ce que vous avez vu. Lisa commença son récit d’une voix hésitante. — Le soir de la fête, nous étions toutes les deux à discuter près de l’une des grandes fenêtres de la salle de bal. Soudain, à travers la vitre, nous avons aperçu une jeune biche, très gracieuse et très belle. Elle ne semblait pas farouche, et nous regardait fixement. Nous avons été tellement intriguées que nous sommes sorties. Quand nous sommes arrivées dehors, elle n'avait pas bougé. Elle a attendu que nous arrivions à sa hauteur, puis elle s'est tournée, et a fixé un endroit précis dans la nuit. Elle nous a regardés une dernière fois, nous a encore montré le chemin du museau, puis s'est éloignée lentement. Lisa marqua une pause. Théo, impatient, la pressa gentiment 92


: — Qu’est-ce que vous avez vu ? — Eh bien... à peine la biche partie, nous avons entendu quelque chose. On y voyait mal, la nuit était très avancée, mais sur le chemin il semblait que quelqu’un approchait. Instinctivement nous nous sommes dissimulées derrière un buisson. Alors, depuis l’entrée du rempart, cette même entrée que nous avions prise pour arriver au château, nous avons vu deux hommes qui menaient un groupe d’enfants. Il s’agissait des enfants qui avaient été séparés des autres le premier soir. Ils étaient en rang, très sages, et avançaient régulièrement, silencieusement. Ils partaient en direction de l’autre moitié du rempart, celle qui se trouve derrière le château. Avant qu’ils n’aient atteint l’entrée, John et Valery sont sortis bruyamment et ont commencé à se quereller. Les deux hommes qui escortaient les enfants ont marqué une pause pour les observer, puis, une fois les enfants à l’intérieur, ils sont revenus chercher John et Valery qui entretemps s’étaient battus. Esther ajouta : — Leur dispute n’a rien à voir avec leur disparition. Je pense qu’on les a isolés car ils savaient que les enfants étaient encore sur l’île. — Bien sûr, je comprends ! s’exclama Théo. Les enfants ont d’abord été logés dans cette partie des remparts, pas très loin de l’endroit où nous nous trouvons. Ils ont dû les étudier, comme ils ont l’intention de le faire avec nous tous, puis ils les ont conduits ailleurs. Mais comme les galeries ne font pas tout le tour des remparts, ils devaient forcément traverser ce couloir pour rejoindre l’extérieur. Cela explique la fête : ils ont voulu créer une diversion pour faire transiter les enfants sans prendre le risque que l’un d’entre nous les 93


découvre. Cela signifie deux choses : qu’il n’y a qu’un passage qui mène au château, et que les enfants sont encore sur l’île. — Il faut les retrouver ! s’écria Amaury. Il faut à tout prix retrouver le passage qui mène dans l’enceinte du château. Sinon, nous pouvons passer par cette salle qu’on a découverte tout à l’heure : nous savons qu’elle est au niveau du sol. Elle n’a aucun accès autre que sa porte sur l’extérieur, mais nous pourrons y pénétrer par le passage dans le mur. — Il faudra faire des groupes, coupa Théo. Les filles, vous savez où sont les enfants : vous y conduirez Samuel, Jérémie et Christophe. Amaury, Louis, Loris et moi, nous essayerons de localiser la princesse. — La princesse ? s’étonna Esther. — Oui, confirma Théo en rougissant un peu, la jeune fille dont a parlé le professeur Haubert. Il semblerait qu’elle soit de notre côté, et qu’elle cherche à nous aider. C’est elle qui a libéré John. Comme Lisa s’étonnait de cette information : — Oui, confirma Louis en indiquant le fond de la chambre, qu’on ne distinguait pas à cause des paravents : — John est là, il se repose. Et nous allons tous en faire autant. Regagnez vos chambres sans tarder, demain matin nous mettrons au point notre plan. Si vous avez des amis de confiance, nous aurons besoin d’eux également, mais à la vérité je préfère que nous ne soyons pas trop nombreux. Louis, nous te confions John. Veille à ce qu’il ne sorte pas et essaie d’en savoir plus sur ce qui lui est arrivé. Comme il allait prendre congé, Lisa l’arrêta. — Il y a autre chose… Johanna a disparu.

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*** Je me suis mis à écrire. Là, dans cette petite chambre d’hôtel, je me suis attablé et j’ai laissé les mots courir sur le papier. L’image fantasmagorique de cette jeune fille surgie de nulle part me trouble et me hante depuis que j’ai fait sa connaissance, et je ne peux plus l’ôter de mon esprit. N’étaitelle vraiment qu’une hallucination ? Et si c’était elle-même qui m’avait attiré ici, pour me raconter son histoire ? Par quelle faculté de clairvoyance sait-elle que j’ai une âme de romancier ? Illusion ou pas, ce personnage prend tant de place dans ma tête qu’il mérite bien que je lui consacre quelques pages. Je réfléchis au cadre, je plante le décor. Elle sera princesse, et le terrible château sera sa demeure. Comment me suis-je retrouvé ici ? Ce rêve de fleuve au lendemain de la fête... Trouver quelque chose, il me faut trouver quelque chose. Qu’importe la cohérence, tout n’est que rêve, et tant mieux si mes personnages deviennent réels, tant pis s’ils ne le sont pas. Qui es-tu, jeune fille prisonnière d’un songe, pourquoi tes beaux yeux sont-ils si vides ? Tu ne sembles ressentir ni amour, ni haine, et pourtant ton regard est d’une infinie tristesse. Tu ne prononces pas un mot, pourtant je te ressens… Tu souffres de ce vide, de cette solitude. Ton amour est-il parti en guerre ? Es-tu prisonnière de cette tour ? Rêves-tu

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d’envol et de liberté ? Parle-moi… Je ferme les yeux et essaie de retrouver son image. Petit à petit, la voilà qui reparaît. Elle prend mes mains dans les siennes. Sa peau est douce… un épiderme d’ange. Je laisse mon intuition me porter. Elle ne parle toujours pas, mais je l’écoute attentivement. J’entends son histoire…

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Johanna avait disparu. Elle avait rejoint sa chambre le soir, immédiatement après le dîner, mais lorsque ses compagnes de chambrée l’avaient rejointe, elles ne l’avaient pas trouvée. Magali ne semblait pas inquiète de sa disparition, mais les autres étaient dans tous leurs états. Anne était venue interroger Lisa le soir même pour tenter de trouver une explication, mais était repartie dans le même état de doute, laissant Lisa et Esther consternées. Théo et Amaury les rassurèrent : ils avaient encore un peu de temps, les expériences ne commenceraient pas immédiatement après l’enlèvement — du moins le professeur n’avait-il pas procédé ainsi avec John. Il fut décidé qu’ils partiraient à sa recherche dès le lendemain matin, car après tout, leurs investigations avaient moins de risques d’être découvertes en pleine journée, où leur absence au dortoir passerait inaperçue. De plus, ils allaient pouvoir désormais compter sur les informations que John ne manquerait pas de leur transmettre sitôt qu’il serait reposé. Au petit matin, tout le groupe s’était donné rendez-vous sur 97


la plage, où l’on avait traîné John avec mille précautions, et en présence de Lison. Comme il l’avait demandé quelques jours auparavant à Louis, Amaury exhorta tous les nouveaux venus à confier leur mémoire entre les méandres cérébraux de l’enfant, qui acceptait son rôle avec sérieux et fierté. Malheureusement, bien peu de souvenirs émanèrent de ces entretiens : la plupart des adolescents ne se rappelaient pas leur existence avant leur arrivée, tous étaient désespérément orphelins, et la scène la plus ancienne qu’ils pouvaient relater se situait dans la grande salle, avant qu’on leur désigne leurs chambres. Seule Lisa croyait ressentir, plus qu’elle ne se le rappelait, l’existence probable d’un jeune frère duquel elle pensait avoir été séparée, mais sans conviction. On leur rappela les vagues consignes de sûreté dont on était certain (il fallait éviter coûte que coûte de boire de l'élixir, et se tenir à distance de Magali et Quentin) et l’on fit subir à John un interrogatoire détaillé. Il en ressortit beaucoup d’éléments que Théo et Amaury connaissaient déjà, notamment au sujet du déroulement des expériences, du laboratoire secret, et des deux acolytes du professeur, Robert et Eugène. Théo voulut en savoir plus sur le ressenti de John au moment où les pulsions électriques l’avaient touché au travers du casque. John réfléchit un instant. — La première fois, j’ai senti une espèce de terreur, une peur panique qui prenait toute la place dans ma tête et m’empêchait de penser à quoi que ce soit d’autre. Puis je me suis calmé, et j’ai repris mon sang-froid. Ensuite ils ont recommencé, immédiatement après, et j’avais moins peur, car je n’avais pas trouvé cela douloureux à proprement parler. J’éprouvais à ce moment-là une colère effroyable

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contre ces hommes qui disposaient de moi comme ils l’entendaient. Mais curieusement, sitôt l’expérience terminée, je n’ai plus ressenti la moindre haine, pas le plus petit accès de colère. J’étais épuisé, je ne tenais pas debout. Durant les jours qui ont suivi, j’ai éprouvé cette même lassitude, et chaque fois que quelque chose me mettait en colère, je ressentais comme une chape de plomb qui pesait sur ma tête et m’interdisait de réagir. Ils m’ont rendu docile comme un agneau, ils ont annihilé ma volonté. Les adolescents étaient songeurs. Si certains se surprenaient à penser que John était plus agréable à présent, Théo, en revanche, pensait à tout autre chose. L’effet avait été positif pour John (quoiqu’il maintînt le contraire), mais sur Johanna, déjà si douce et si réservée, quelles conséquences allaient avoir les expériences ? — Où est-ce qu’ils te retenaient prisonnier ? — Dans une pièce dissimulée dans les remparts, de l’autre côté du château. J’y étais enchaîné toute la journée, et le soir très tard on me conduisait dans le laboratoire. — Est-ce que tu savais que les enfants étaient encore sur l’île ? — Oui, je les ai vus le soir de la fête. — Qui est cette jeune fille dont tu nous as parlé ? — J’ignore son prénom, mais elle ressemble beaucoup à cette fille… — Magali ? — Oui. Hier, en début de soirée, elle s’est introduite dans ma cellule, m’a détaché, et m’a forcé à la suivre. Elle m’a conduit dans la cour du château puis m’a indiqué la porte qui conduisait aux dortoirs. — Tu saurais retrouver le chemin ? — Je ne suis pas sûr de le retrouver de l’intérieur. Au-dehors 99


la porte est visible, mais de l’intérieur je n’en ai pas l’impression. — Essaie de te souvenir, c’est important. Si tu parviens à nous faire un plan assez exact de tous les endroits du château que tu crois connaître ne serait-ce qu’un tout petit peu, alors nous n’aurons pas besoin que tu nous accompagnes. John leva vers Théo des yeux pleins d’espoir : — C’est bien vrai ? — Oui, je te le promets. Tu resteras caché avec Lison, dans son arbre. C’est un abri sûr. Mais il nous faut un plan. — Très bien, je vais faire de mon mieux. John ferma les yeux pour tenter de dresser une image mentale des lieux qu’il avait visités. Il devait pour cela se remémorer les circonstances qui l’avaient emmené dans ces endroits précis, et l’on voyait à ses expressions de visage qu’il revivait des scènes particulièrement pénibles. Il se mit enfin à tracer quelques lignes sur un bloc que Théo lui tendait. Certains détails demeuraient bien flous, mais les indications fournies par l'adolescent n’en étaient pas moins extrêmement précieuses. Notamment ce second laboratoire, qui se trouvait selon lui dans les remparts opposés, et qu’il mentionnait pour la première fois. Il n’y était pas entré, à peine l’avait-il aperçu en passant devant la porte ouverte, mais il avait nettement distingué deux cages de verre reliées entre elles. Théo réfléchit. — Bien. Au vu de ces différents éléments, nous gagnerons du temps à nous séparer en trois groupes. Lisa, Jérémie, Christophe et Loris, vous irez localiser l’endroit où sont retenus les enfants. Ne les libérez pas tout de suite, sauf s’ils

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sont en danger immédiat : leur disparition nous apporterait trop d’ennuis. Interrogez-les, tentez de savoir comment ils vont, et quelles sont leurs habitudes. Esther, Samuel et Louis, vous vous rendrez dans ce laboratoire. Ne craignez rien : il semblerait que toutes les expériences qui se font sur l'île n’aient lieu que la nuit, vous ne devriez donc pas y croiser le professeur. Essayez de vous procurer des dossiers, de comprendre quels types de travaux sont accomplis dans ces cages de verre. Quant à Amaury et moi, nous allons à la recherche de la princesse, en espérant en apprendre davantage ; peut-être même nous conduira-t-elle à Johanna. John, peux-tu nous en dire davantage sur le personnel ? Le château est-il surveillé ? — Surveillé, c'est un bien grand mot. A part Eugène et Robert, qui sont à la fois collaborateurs et « gardes », je ne vois pas lieu de s'inquiéter. Les domestiques ne sont que des pantins, ils ne parlent que rarement, n'obéissent qu'à des ordres très précis, et ne quittent pas leurs tâches ménagères. Je n'ai vu personne d'autre. — Très bien, cela nous simplifiera la vie. John, suis Lison, et ne sors surtout pas de ta cachette : ils doivent te chercher activement. Comme personne n’avait d’objection, chacun se mit en route rapidement. La première étape fut franchie sans difficulté : grâce aux indications de John, les jeunes gens eurent vite fait de retrouver l’entrée de la porte du château. C’est là qu’ils durent se séparer. Le premier groupe, qui devait retrouver les enfants, décida de longer le rempart par la gauche, tandis que le second le longerait par la droite. Ainsi la traversée de la cour se ferait-elle sans encombre, car ils marcheraient tout

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le temps dissimulés parmi l’épaisse végétation buissonneuse qui cachait les murs. Pour Théo et Amaury, la tâche semblait plus aventureuse, car ils devaient avancer à découvert jusqu’au château, puis y pénétrer sans être vus. Il serait bien difficile de décrire les sentiments qui se bousculaient dans la tête de chacun, car chacun craignait pour sa vie et celle de ses amis. Les groupes n’avaient aucun moyen de communiquer entre eux, et ne pouvaient être avertis d’un quelconque danger. Ils se battaient contre un ennemi inconnu, contre une menace invisible, et, si la peur ne les avait liés les uns aux autres, ils eussent pu tout aussi bien douter de leurs propres compagnons. À cela s’ajoutait une vague excitation : l’espoir pour chacun de retrouver sa propre histoire, sa mémoire volée. Le groupe qui allait à la rencontre des enfants s’attendait à y retrouver peut-être un frère, une sœur, peut-être les deux. Si tel était le cas, se reconnaîtraient-ils ? Que leur avait-on fait, à eux ? L’appréhension était plus forte encore parmi ceux qui recherchaient le laboratoire. Ils avaient le sentiment confus de se jeter dans la gueule du loup. Ils savaient qu’un danger menaçait et ils y couraient tête baissée. La curiosité les brûlait, et pourtant, par moment, ils avaient envie de fuir, et de ne surtout jamais rien savoir des expériences qui se faisaient sur cette île. Ils évoluaient en plein cauchemar, et redoutaient que le réveil ne fût pire encore. S’ils rencontraient quelqu’un, que faudrait-il faire ? Faudrait-il se battre ? Jouer l’innocence ? Au moins savaient-ils qu’en cas de disparition, ils auraient des amis pour venir les chercher. Théo sentait son cœur s’emballer plus qu’il n’aurait dû. Ses sentiments ambivalents étaient de nature à mettre en péril la

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mission, Amaury le savait mais n’osait l’évoquer. Il était sur le point, enfin, de revoir la princesse, malheureusement l’entrevue n’aurait rien du rendez-vous galant. Pourtant, puisqu’elle était de leur côté, peut-être accepterait-elle de les suivre ? Peut-être savait-elle comment fuir ? Théo aurait donné sa mémoire pour avoir le privilège de passer une journée avec elle. Du fond de la galerie, on entendait quelques gémissements, des cris rauques et indéfinis. Lisa posa l’index sur ses lèvres pour imposer le silence à la troupe. Les autres s’immobilisèrent et écoutèrent. — On dirait que cela vient de là, suggéra Jérémie en pointant une direction. Ils s’approchèrent à pas feutrés. Les sons étaient vraiment étranges : il s’agissait bien de voix d’enfants, mais le langage était primitif, comme si c’était des bébés qui parlaient, ou des individus échappés d’une de ces lointaines tribus qui utilisent un dialecte guttural, intact depuis la nuit des temps. Loris resta un moment l’oreille collée à la porte, essayant de discerner une voix d’adulte parmi ce brouhaha. Il n’entendit rien, et se risqua à ouvrir lentement. — Mais qu’est-ce qu’ils leur ont fait ? s’exclama-t-il. Le spectacle était affligeant, et pour le moins inattendu. Des dizaines d’enfants, tous entre cinq et dix ans, s’entassaient dans cette pièce et se livraient à des activités pour le moins inattendues. Certains se balançaient mollement, assis par terre, d’autres sautillaient en poussant des cris. Aux différents coins de la pièce on pouvait voir de petits groupes couchés en boule à même le sol. Il n’y avait plus aucune trace d’intelligence dans ces enfants. Quand le groupe

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d’adolescents fit irruption dans la pièce, certains se ruèrent sur eux et voulurent les mordre, tandis que d’autres leur tendirent les bras. Un enfant assis contre un mur eut l’air de dévisager Lisa. À tout hasard elle s’approcha. — Bonjour, est-ce que tu me connais ? Comment t’appellestu ? Est-ce que tu as une grande sœur ? L’enfant ne disait rien, il ne semblait pas comprendre. Lorsqu’il se mit debout pour venir à Lisa, elle lui écarta les bras, mais l’enfant n’en fit pas cas, il voulait seulement jouer avec les boucles d’oreille de la jeune fille. Celle-ci ne put retenir ses larmes. — Je crois qu’on n’apprendra rien d’eux, murmura Christophe. Ils les ont visiblement lobotomisés. — John avait raison, intervint Loris. On leur vole leurs sentiments, leurs émotions, leur intelligence aussi. Cela a été plus efficace sur eux que sur John, parce qu’ils sont jeunes, et vulnérables. Lisa éclata en sanglots. — Mais pourquoi ? Pourquoi font-ils une chose pareille ? Qu’est-ce que cela leur apporte ? — Je ne sais pas, pas plus que toi, mais il doit bien y avoir une raison. — Il doit y avoir un moyen d’inverser le processus, conclut Christophe. John a dit qu’on volait leurs émotions pour les mettre dans des bocaux. Je sais, ça paraît complètement dingue, mais qu’est-ce qui ne l’est pas sur cette île ? Comme Lisa était effondrée et qu’elle semblait incapable de bouger : — Écoute, lui dit Loris, ne t’en fais pas pour eux. Regarde, ils ne sont pas malheureux, ils n’ont pas conscience de leur état. Ils sont bien nourris, ils ne manquent de rien (là-dessus Loris reconnut intérieurement sa mauvaise foi, car les lieux 104


étaient d’une saleté innommable). Faisons notre rapport aux autres et, si nous obtenons le soutien de la princesse, nous agirons tous ensemble pour rendre à ces enfants leur esprit et leur dignité. En partant, Lisa jeta un dernier regard au petit garçon qu’elle pensait être son frère. Elle lui fit un signe de la main, comme une dernière tentative, mais l’enfant se détourna et porta à sa bouche le pendant d’oreille qu’il lui avait dérobé.

*** Les méandres de mon inconscient me portent vers des lieux inconnus, où se déroulent des histoires abominables. Les pages s’écrivent toutes seules, et ma plume court malgré moi pour raconter une histoire que j’ignore. Je ne me relis pas. Je ne sais pas de quoi parle ce livre, ce sont mes mains qui l’écrivent. J’ai besoin d’une pause. Je vais sortir, je veux revoir Marcello. C’est par lui qu’est arrivée cette frénésie d’écrire, c’est lui qui m’a parlé du château. Je ne sais comment le trouver, j’ignore où il demeure. Raoul me trouve soucieux lorsqu’il pose devant moi la tasse de thé trop fort et trop chaud que je lui ai commandée. Je lui parle de Marcello, je lui parle du château, il me regarde et me décrète fatigué. Il évoque en riant l'homme arrivé un matin de nulle part, en tenue très chic, dont personne ne sait rien, et qui prend racine dans ce village, et

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il prend un air faussement indigné lorsque je lui avoue trouver les gens d’ici « bizarres ». Je souris malgré moi ; il a raison, suis-je bien placé pour porter un tel jugement ?... Mais c’est Marcello qui traverse la place et s’approche... — Non, m’assure Raoul, c’est Pierrot, son frère jumeau. Il se baisse et me chuchote à l’oreille, comme pour se moquer de moi : — Attention, il est bizarre... Pierrot n’est pas bizarre, pas plus que son frère. Il engage la conversation, comme quelqu’un de bien élevé qui s’enquiert du confort des voyageurs perdus dans son village. Sans transition je lui parle du château. Que sait-on de son histoire ? Qui vivait là ? Y avait-il une jeune fille châtain aux yeux vides ? Pierrot sourit. — Ce château a environ huit siècles. Des propriétaires, il y en a eu beaucoup, malheureusement je n’ai pas la liste sur moi. Quant à la jeune fille châtain... Oui, j’en ai croisé une il me semble, en 1442... mais elle n’est pas restée longtemps, elle était juste passée acheter des cigarettes. Je soupire. Oui, mes questions étaient ridicules , autant pour moi. Personne ne peut dire, personne ne sait rien, ou pas grand-chose. Pierrot pense que des historiens locaux ont fait des recherches ; en ce moment même des fouilles ont lieu pour en apprendre un peu plus sur les coutumes moyenâgeuses du village. Des historiens, des archéologues, oui, bien sûr... Comment

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lui faire comprendre que je m’en moque ? — L’histoire ne m’intéresse pas, à vrai dire. Je me suis mal exprimé. C’est la légende que je veux connaître. Aucune anecdote croustillante sur ce château ? Aucune dame blanche ne hante les tours ? Aucun seigneur n’y a décapité ses épouses ? Pierrot prend l’air mystérieux d’un conteur qui voudrait effrayer son auditeur. Il ouvre des yeux démesurés, écarte ses doigts dans une attitude de Nosferatu de comédie, et chuchote en prenant une voix grave : — Si, bien sûr ! Il y a l’histoire du professeur Brockdül, le sinistre professeur à l’accent transylvanien qui volait les âmes des enfants pour compenser la sienne, qu’il avait vendue au diable.... Pierrot n’est pas fou, Pierrot n’est pas bizarre. Il se fout de moi, et cela suffit à m’agacer, même s’il n’y a rien de méchant. Mon ressenti est trop fort, je ne veux pas qu’on en plaisante. Je m’en vais, je retourne à mon récit.

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— Regardez, je crois que j’ai trouvé l’entrée ! Louis, Esther et Samuel s’engouffrèrent dans le passage. Les remparts semblaient plus étroits de ce côté-ci, que du côté des dortoirs. Sur leur plan, les directions étaient confuses, et ils durent se perdre quelques fois avant de pousser la bonne porte. — Mon dieu ! s’exclama Esther en actionnant l’interrupteur. Aussi inquiétant fût-il, le laboratoire n’en était pas moins fascinant, et forçait l’admiration. Loin de la vieille pièce à l’éclairage sinistre que Théo et Amaury connaissaient, celleci était lumineuse, les murs en étaient d’une blancheur éclatante, et tout l’appareillage d’une technologie qui dépassait les avancées les plus modernes en la matière. Ce professeur était vraisemblablement un grand génie. Quel dommage qu’il fût un génie du mal ! Conformément à ce qu’avait affirmé John, il y avait, au fond de la pièce, posées sur une estrade, deux capsules de verre. La première, la plus grande, mesurait au moins deux mètres de hauteur, sur une largeur approximative d’un mètre. Ce 108


grand cylindre avait pour base un socle métallique qui dépassait toute la circonférence de la capsule. Le tube de verre devait vraisemblablement se soulever, car on n’y voyait nul couvercle au sommet, et nulle porte dans l’épaisseur de la matière. Un énorme tuyau transparent en sortait, qui contenait une prodigieuse quantité de câbles dont les gaines étaient de différentes couleurs. Ce tuyau s’enfonçait dans la seconde capsule, dont la fabrication était la même, mais en modèle réduit. Elle semblait un tout petit peu plus large, mais n’excédait pas un mètre cinquante de hauteur. Un peu plus loin se tenait un bureau, protégé par un épais vitrage de plexiglas. Il s’agissait d’un véritable tableau de bord particulièrement compliqué, dont la cinquantaine de boutons étaient reliés à de petites diodes qui devaient s’éclairer lorsque l’appareil était sous tension. Des branchements énormes s’emmêlaient sous la table et couraient jusqu’aux socles des capsules. La pièce entière dégageait une atmosphère aseptisée, empreinte de science, de modernisme et de technologie, qui paraissaient bien peu à leur place entre les remparts d’un château féodal. Sur le mur, à gauche des capsules, se détachait une porte que les enfants poussèrent en retenant leur souffle. La pièce attenante était plus petite, et beaucoup plus basse de plafond. Il y faisait noir, et l’on entendait juste le murmure inquiétant et régulier de ce qui semblait être un respirateur artificiel. Samuel actionna l’interrupteur, faisant la lumière sur le spectacle auquel pour rien au monde il n’aurait souhaité assister. Au milieu de la pièce se trouvaient deux grands cercueils de verre. Cercueil n’est certes pas le mot qui convient, car les enfants prisonniers à l’intérieur étaient en vie, plongés dans un coma artificiel en attendant on ne sait 109


quoi. Un appareil effectuait des mesures via les nombreux capteurs placés en différents points des corps, et un cadran indiquait le pouls, l’autre la tension, un troisième l’activité cérébrale. Or, l’aiguille de ce dernier cadran indiquait une absence de réactions alarmante. Deux dossiers étaient posés sur un coin de table, probablement ceux des deux enfants allongés là, et qui tous deux portaient la mention : en attente de transfert. — En attente de transfert ? Transfert où ? questionna Esther. — Vous allez bientôt le savoir, répondit une petite voix fluette qui les fit sursauter. — Johanna ! s’exclama Esther, te voilà ! Nous sommes venus te chercher, ne crains plus rien ! La jeune fille se tenait dans l'encadrement de la porte, immobile. Elle ne montrait aucun empressement, aucune émotion, et revoir son amie ne semblait ni la soulager, ni lui faire particulièrement plaisir. Esther au contraire, toute à sa joie, s'empressa de venir à elle en lui ouvrant les bras. Mais comme elle arrivait à sa hauteur, Johanna fit un pas de côté et, froidement, mécaniquement, appela par-dessus son épaule : — Eugène ! Théo et Amaury, de leur côté, arpentaient avec surprise les couloirs d’un château qui semblait vide. Le professeur et ses acolytes, qui se livraient régulièrement à d’intenses activités nocturnes, avaient-ils pour habitude de dormir tout le jour ? Les domestiques, selon toute vraisemblance, s’affairaient en cuisine ; John n'avait pas menti, cette île abritait une communauté extrêmement restreinte, une poignée de gens bien vulnérable en somme, et bien peu armée pour se

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défendre contre la moindre rébellion d'adolescents surnuméraires. Théo se dirigea sans hésitation vers l’aile ouest : c’est là qu’il avait aperçu la princesse derrière une fenêtre qui semblait être celle de sa chambre, au troisième étage. Aucun bruit, un calme olympien, qui en paraissait suspect. Théo ne trouvait pas la porte, il était incapable de situer la pièce qu’il avait vue de l’extérieur. Quand ils furent au milieu du couloir, un étrange bruit se fit entendre, un murmure, rapide, cadencé… Il s’agissait vraisemblablement de la course d’un animal… Ils ne tardèrent pas à se trouver nez à nez avec un loup ! Ils cherchèrent à reculer, espérant trouver, peut-être, une issue inattendue ; sans doute n’avaient-ils pas de plan précis, sinon gagner du temps en attendant le secours miraculeux d’on ne sait quelle providence… Hélas, une silhouette surgit derrière eux, une silhouette bien familière, qui s’immobilisa, stoïque, au fond du couloir, les mains sur les hanches. — Magali ! murmura Amaury entre ses dents, on est fichus. Magali fit quelques pas avant de s’arrêter devant une porte, qu’elle ouvrit en invitant les deux garçons à entrer. Ils montrèrent quelques vaines hésitations, puis se résignèrent. — Princesse, les voici, déclara la jeune fille avec respect, en s’inclinant poliment devant un dossier de chaise. La princesse, de dos, assise à son bureau, ne daigna pas se retourner. — Je te remercie. Sors. Magali s’exécuta, traînant derrière elle le loup docile, et ils se postèrent tous deux en sentinelle dans le couloir. — Amaury, enchaîna la princesse sans se tourner davantage,

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en lisant un document qu’elle avait entre les mains, Amaury, sociable, intelligent, amour fraternel, compassion, écoute. Théo, curieux, meneur, intelligent, sociable... Que c’est succinct ! Et l’on croit connaître les hommes ! Cher professeur, qui croit bien faire mais qui se trouve écrasé par le poids de la tâche qui lui incombe, entouré qu'il est d'êtres incompétents ! Sa voix était douce, bien qu’un peu mécanique. Elle parlait lentement, comme si elle souffrait d’une immense lassitude. Debout tous deux devant la porte, les garçons ne disaient rien. De dos, elle était aussi envoûtante, aussi magique que Théo l’avait découverte lors du bal. Elle laissa retomber les dossiers sur la table, se prit la tête entre les mains. Puis sans dire un mot, elle se leva, fit quelques pas jusqu’à la fenêtre, et c’est le regard perdu dans le vide du paysage qu’elle reprit : — Quels efforts pour pénétrer dans ce château ! On aurait pu ajouter à vos dossiers : entêtés, acharnés, que sais-je ? Bornés. Croyez-vous que la vue soit plus belle d’ici ? Je n’ai jamais vu autre chose que ces remparts et cette cour désespérément vide. Vous savez, vous auriez tort de vous fier aux apparences. Le professeur est d’une infinie bonté, ses objectifs sont nobles, et son unique souci est l’amélioration du genre humain. Je ne sais pas si ses méthodes sont irréprochables, je ne suis pas à même de juger cela, mais pour l’amélioration de l’humanité il convient nécessairement de sacrifier quelques-uns pour le bien-être de tous. Je suis désolée que cela soit tombé sur vous, sans doute ne le méritiez-vous pas. Sachez que nous avons été des tests avant vous. Magali, Quentin et moi sommes les enfants du professeur. C’est lui qui nous a donné la vie. À lui d’en disposer. Magali et Quentin ne sont que des prototypes 112


programmés pour mener à bien toute cette opération expérimentale. Pour moi, le professeur a d’autres projets. — Et quels sont-ils ? questionna Amaury. La princesse se tourna, sans doute surprise d’avoir été interrompue. Il sembla à Théo qu’elle était plus belle que tout ce qu’il avait imaginé à travers son masque, et tout ce qu’il avait pu apercevoir de la fenêtre. Son visage était incroyablement pâle, pas de cette pâleur morbide propre aux sujets de santé fragile, mais d’une pâleur rayonnante de pureté. Ses grands yeux noirs formaient un contraste des plus envoûtants, mais il y manquait quelque chose, une flamme peut-être, dans les pupilles. Ses longs cheveux bouclés retombaient avec légèreté sur ses épaules, et toute sa personne respirait la grâce et la féminité. — Mon père a pour projet de faire de moi l'être le plus parfait au monde. Amaury ne put s’empêcher de sourire. — Quelle ambition ! Crois-tu que la perfection soit affaire de calculs mathématiques ? — Oui, répondit la princesse d’un ton qui ne souffrait aucune contradiction. Il en va précisément des émotions humaines comme des mathématiques, et seul un savant dosage peut aboutir à la perfection. Le nombre d’or de la perfection du genre humain. — Et comment as-tu été élevée pour devenir aussi parfaite ? — Je ne suis pas encore parfaite, rectifia la jeune fille, un peu irritée par le ton railleur d'Amaury, et l’éducation n’a rien à voir avec tout cela. Tout au plus peut-elle rectifier, voire corriger certains défauts, certaines habitudes, mais elle sera impuissante à désamorcer les émotions profondes qui s’agitent en nous, et qui tôt ou tard refont surface. Le professeur a décidé d’agir en prenant le mal par la racine. 113


Lorsque nous étions enfants, Magali, Quentin et moi, nous avions la plus délicate et la plus douce des mamans. Elle n’avait pas toutes les qualités du monde, mais elle en possédait de précieuses. Hélas, elle tomba gravement malade alors que je n’étais encore qu’un bébé. Sentant que sa fin était proche, mon père précipita les travaux qu’il avait commencés des années auparavant, sur un appareil capable de numériser et de stocker des émotions, afin de conserver les qualités de ma mère dans le but de nous inculquer celles dont l’hérédité nous avait privés. Malheureusement, une fois extraites, les caractéristiques de l’individu ne lui appartiennent plus, et lorsque ma mère rendit son dernier soupir, elle était devenue méchante, et profondément aliénée. Mon père tenta alors de nous inculquer ce qui restait de notre mère, mais nous étions trois, et les faibles doses distribuées à chacun ne suffirent pas à couvrir le caractère bouillant et tourmenté des trois orphelins que nous étions. Il changea alors de stratégie : il nous plongea dans un coma artificiel et nous vida de tout. Nous étions devenus des individus sans conscience, vierges de tout sentiment — nous n’avions que l’apparence de la vie. Puis patiemment, les uns après les autres, il nous inculqua différentes choses, à commencer par une importante somme de connaissances encyclopédiques neutres. Puis il se mit en devoir de nous fabriquer une personnalité. Celle de notre mère ayant disparu à jamais, il se mit en quête d’autres sujets d’expérience. Avec l’aide de Robert et d’Eugène, il perfectionna ses appareils, puis fit venir dans l’île de nombreux individus dont il pensait exploiter les capacités. Mais l’homme étant hypocrite et faux par nature, mon père ne parvenait jamais à connaître suffisamment ces individus pour se fier à leur honnêteté. Il décida alors de faire de 114


Quentin un observateur docile, qui avait pour tâche de se fondre dans la masse et de rapporter les comportements détaillés de chacun. On fit développer à Magali des facultés de mentaliste. En effet, afin que les sujets d’étude se montrent dans leur état le plus brut et le plus naturel possible, il était nécessaire qu’ils perdent toute mémoire, tout modèle extérieur, toute influence qui eut pu les amener à se conduire différemment que ce qu’exigeait leur nature profonde. C’est ici qu’intervient le révélateur. En effaçant la mémoire et en annihilant la volonté, ce produit, au fil du temps, révèle la personnalité profonde de chacun : il efface toute la part façonnée par l’éducation, pour ne laisser subsister que l’essence même de l’être. Le professeur s’intéresse d’abord aux individus dévoilant une particularité qui supplante évidemment toutes les autres en intensité : pour John par exemple il s’agissait de la violence, pour Johanna, de la bonté. Il extrait alors ces particularités, les quantifie et les classe, afin de constituer une sorte de bibliothèque émotionnelle dans laquelle il n’a qu’à piocher pour fabriquer l’être idéal. Lorsque les bocaux seront tous pleins, il suffira de les mêler les uns aux autres, car il est évident que pour être complet, un être se doit de posséder toutes les émotions existantes, l’intelligence comme la méchanceté, l’empathie comme l’impartialité. En choisissant et en dosant chaque ingrédient, mon père fera de moi le premier être vivant absolument parfait. Les garçons étaient perplexes. — Foutaises ! s’écria soudain Amaury. À quoi te servira d’être l’unique personne bien pensante dans un monde méprisant ? — Détrompe-toi, je ne serai pas unique. En ce moment même, quantité d’enfants sont en attente… Les plus jeunes 115


sont les plus facilement récupérables, leur cœur est encore pur, l’éducation et la société ne les ont pas encore altérés. On transfère leur esprit, en attendant d’avoir terminé la collecte, jusqu’au jour où ces enfants sauvages recevront leur caractère et leur identité. — N’importe quoi ! s’emporta Amaury. Mais Théo s’était approché, et serrait les mains de la princesse entre les siennes. Avec douceur, comme on s'adresse à un enfant, il commença : — Tu parles de traits de caractère, mais qu’en est-il des sentiments ? Crois-tu qu’une personne aussi artificielle puisse jamais ressentir quoi que ce soit ? On peut mettre en toi toutes sortes d’émotions préformatées, mais l’amour par exemple, qu’en fais-tu ? Nos réactions, les choses que nous éprouvons envers telle ou telle autre personne sont conditionnées par notre vécu, par notre histoire. Lorsque tu seras en âge de te marier, est-ce que ton père t’injectera de l’amour dans les veines ? Tu vois bien que ce n’est pas possible. Ce qui fait la richesse de ce monde, c’est la diversité des individus qu’on y trouve. Nous ne sommes pas des robots. Toi-même tu dois bien garder quelque part une trace de celle que tu as été avant, à moins que tu ne saches qu’obéir aux ordres de ton Pygmalion ? Cela ne te dérange pas de n’éprouver que ce que l’on attend de toi ? Qui es-tu pour l’instant, à part une froide enveloppe pétrie de connaissances encyclopédiques ? Tu ne sens rien, ton cœur bat à la cadence régulière d’une horloge. Tu ne peux éprouver de colère que le pourcentage que tu en as en toi ; on t’a inculqué suffisamment de compassion pour libérer John, t’en a-t-on suffisamment donné pour te rendre compte de l’abomination de ces expériences ? Et qu’en est-il de la tristesse ? De la mélancolie ? De toutes ces souffrances qui 116


aident l’homme à tester ses limites, à lui insuffler une force créatrice ? Ton cher papa qui t’aime tant a-t-il consenti à doter sa petite fille de tristesse et de mélancolie ? Regardetoi, observe-toi, tu n'as même plus de prénom ! Comment t'appelles-tu, hein ? Le sais-tu ? Fausse princesse... La jeune fille regarda Théo longuement, avant de retirer ses mains et de répondre froidement : — À présent, partez. Vous ne pouvez pas vous échapper de toute façon. Valery vous escortera. — Valery ? Nous pensions qu’il était mort ? — Il l’est. Son corps ne pouvait pas être sauvé. Mais dans son infinie bonté, le professeur a accepté de transférer son esprit. — Le transférer où ? La princesse claqua des doigts, Magali entra, suivie du loup qui ne l’avait pas quittée. La princesse s’approcha de l’animal. — Valery, ramène ces deux personnes dans leur chambre. Puis elle ajouta en guise d’explication : — L’homme tel qu’il a été conçu par la nature n’est qu’un animal parmi d’autres. À nous de le remettre à sa place et de créer l’homme nouveau tel qu’il doit être. Comme le loup s’apprêtait à reconduire les garçons, Théo se tourna une dernière fois vers la princesse. — Tu sais, j’ai enfin compris d’où te venaient ces yeux vides. On pourra te donner tout ce que l’on veut, il te manquera toujours l’essentiel : une âme. Théo et Amaury suivirent le loup sans opposer de résistance. Lorsque Magali referma la porte, la princesse demeurée seule dans sa chambre reprit sa place à son bureau. Elle se

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sentait anéantie, comme si malgré elle des pensées tentaient de faire surface, mais étaient refoulées profondément en elle par une force étrangère qui dominait son cerveau. Au bout d’un moment pourtant, elle passa sans comprendre ses doigts le long de ses joues. Cette sensation nouvelle, qu’elle découvrait avec stupeur et consternation, c’étaient des larmes. Théo et Amaury suivirent le loup dans les dédales du souterrain. Qu’allait-il advenir d’eux désormais ? Si on les laissait libres, c’est qu’on savait qu’ils ne pourraient s’échapper de toute façon. Ils pouvaient alerter les autres, mais qui les croirait ? Et qu’y changeraient-ils ? Ils étaient tous condamnés à devenir des zombies, des ombres d’euxmêmes sans émotion et sans âme, fantômes parmi les fantômes. Tous deux regardaient d’un œil songeur l’animal qui trottait devant eux. Ainsi, on avait effectué un transfert. Le professeur était capable d’une telle chose. Ce loup était Valery ; ils avaient beau le savoir, ils n’arrivaient à se convaincre d’une chose aussi incroyable. Il ne semblait pourtant pas malheureux de sa condition, il avait dû se faire à l’idée que c’était pour lui la seule chance de survie, quand son corps était décédé. Amaury songeait à sa sœur, avait-elle été vidée elle aussi ? Y avait-il une chance de la sauver ? Cette histoire relevait du cauchemar, et il était impossible pour toute intelligence humaine de comprendre de pareilles choses. Le loup les abandonna à l’entrée du dortoir, et s’en retourna par où il était venu. Théo et Amaury restèrent un instant dans leur chambre sans dire un mot, comme pétrifiés. Théo tentait de faire le point

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sur ce qu’il ressentait. La princesse lui inspirait une immense pitié, mais il ne voyait aucune échappatoire pour elle. Elle n’était pas réelle, il avait aimé un songe, un objet animé, un automate. Il s’éveillait à la dure réalité avec, dans la bouche, le goût d’une amère déception. La porte s’ouvrit subitement, les faisant sursauter tous deux : le professeur en personne venait de faire irruption dans le dortoir, accompagné par Magali. — Les voilà donc, les curieux qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas ! J’ai ouï dire que vous doutiez du bien-fondé de mes expériences… Selon vous, ma chère enfant, mon trésor, serait incapable d’aimer… C’est pourtant vrai, et la raison en est bien simple : mes observateurs n’ont jusqu’alors pas su identifier de sujets ayant suffisamment d’amour en eux pour être étudiés… Pourtant ce bocal étiqueté d’un A, qui trône désespérément vide sur son étagère, n’attend qu’un candidat pour venir le remplir. Vous verrez, ce n’est pas douloureux, et vous vous sentirez soulagé de cet attachement déraisonnable que vous portez à une jeune fille que vous ne mériterez jamais. Alors qu’il discourait, on entendit dans le couloir un pas pressé. Robert, essoufflé et visiblement très perturbé, entra sans cérémonie, puis, reprenant sa respiration rapidement : — Professeur, il faut venir, vite ! Un bien grand drame est arrivé ! La princesse...

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Le ciel est dégagé, il fait un soleil de plomb. Une brise légère me chatouille le bras, tandis qu’allongé dans l’herbe je savoure le printemps. Les oiseaux chantonnent doucement, comme pour ne pas me distraire de mes réflexions. Une journée simple, et belle. C’est une journée pour rêver, une journée pour aimer la vie, pour aimer le monde, pour aimer. Ce n’est pas un jour pour mourir. Et pourtant... Pourtant mon héroïne me supplie et m’implore de ce regard vide et silencieux. J’aurais voulu écrire son histoire, j’aurais voulu lui faire une belle vie, douce et heureuse, dans la paix et la lumière. Mais le château est lugubre, le cadre ne s’y prête pas. Elle me demande, je la rejoins, je l’écoute me dire, sans mots, les tourments qui la rongent... Lorsque j’entre dans cette chambre qui se trouve dans ma tête, elle est assise devant une table, face à la fenêtre. Des larmes inondent ses joues. Comme une enfant qui découvre pour la première fois une chose qu’elle croyait ne pas exister, elle essuie, de ses mains, chacune de ces larmes, les regarde mourir sur ses doigts, les goûte, avec une soif impossible à étancher. Ses yeux sont écarquillés, on dirait qu’un imperceptible sourire ne demande qu’à éclore sur son beau visage triste. Elle se lève, se dirige vers un magnifique miroir accroché au mur, et minutieusement se contemple. Encore une fois, elle inspecte les larmes, suit du doigt le sillon qu’elles creusent sur ses joues. Puis elle se regarde en face, les yeux dans les yeux, comme pour y chercher quelque chose qu’elle y aurait perdu… Les yeux sont le miroir de l’âme.

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Elle ouvre bien grand la fenêtre, respire à pleins poumons, s’imprègne de cette vie qu’elle ne sent pas en elle. Puis, lentement, mais assurément, elle pose un pied sur le rebord, se retrouve en équilibre. D’où elle est, elle peut presque voir au-delà des remparts… Cette liberté, elle en rêve… une illusion ? Oui, elle le sait. Une illusion, comme tout le reste. Elle écarte les bras bien grand et pose un pied dans le vide… De loin, on pourrait songer à Icare tombant du ciel, après avoir touché du doigt son idéal. Rêve de puissance, rêve de magie, rêve tragique, mort de la dormeuse. Un grand oiseau blanc vient de s’échouer sur le sol. C’est un mauvais présage.

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— Eh bien, parle ! Qu’est-il arrivé ? — La princesse, bredouilla Robert, et l’on aurait dit qu’il était incapable de prononcer d’autres mots. Il semblait en état de choc, et cherchait visiblement à décrire l’indicible — en vain. Le professeur, dans un geste d’impatience, poussa vigoureusement cet inutile messager qui lui barrait le passage, et courut vers le château. Robert le suivit, un peu hagard, et légèrement titubant. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Amaury, on saisit notre unique chance de fuir, ou tu veux savoir ce qui est arrivé ? — Je sais déjà ce qui est arrivé, répondit Théo d’un air sombre. Fuir ? Est-ce bien nécessaire ? Tout est terminé. Nous ne risquons plus rien, et aucun danger ne viendra plus de ce professeur de mascarade qui a perdu toute raison d’être. Ils sortirent alors lentement, sans hantise, sans peur d’être rattrapés. Le professeur ne les effrayait plus à présent qu’il était découvert. Ils ne se sentaient ni plus ni moins forts que 122


lui ; les enfants ne pouvaient sans doute pas être sauvés, le professeur était réduit à la condition misérable de père infanticide, géniteur qui rêvait d’enfants idéaux et qui n’avait pu que détruire des vies. Dans ce combat invraisemblable, les deux partis avaient perdu, le match était nul et les adversaires aussi dépités. Les pensionnaires devaient être au courant déjà de ce qui se tramait là ; s’ils ne l’étaient pas, ils le seraient bientôt, ils se révolteraient et les expériences n’auraient pas lieu. Les corps des enfants étaient condamnés à demeurer vides comme des coquilles de noix que l'on pose sur les ondes d'une rivière, et la princesse, le prototype le plus élaboré, venait de choir de trente mètres de haut et reposait, fragile comme un rêve brisé, sur la pelouse moelleuse qui l’avait vue grandir. Au pied de l’arbre où vivait Lison, il y avait attroupement. Lisa, les larmes aux yeux, décrivait à des dizaines d’adolescents médusés ce dont elle avait été témoin. Des enfants revenus à l’état sauvage, des enfants sans âme. Théo vint apporter le renseignement qui manquait : — Leur esprit a été transféré. — Transféré ? Mais où ? Comment ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Amaury s’était approché de Lison, et regardait, intrigué, le chaton que l’enfant tenait dans ses bras. — Gwenaëlle ? dit-il au hasard. Le chaton sauta sur Amaury et se blottit doucement contre lui. Amaury ne put contenir son émotion. L’esprit de sa petite sœur, qu’il chérissait, se trouvait emprisonné dans un petit corps fragile, qu’il eut pu écraser d’une pression de ses doigts. Il songea à la souffrance, à l’angoisse qu’elle avait dû

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ressentir jour après jour, elle qui savait tout et ne pouvait rien, l’inquiétude qu’elle avait du avoir de savoir son grand frère en danger, la frustration aussi, lorsqu’il avait commencé à oublier. Il pressait le chaton contre lui comme une fillette eut fait d’une poupée de chiffon. — Où sont Esther, Samuel et Louis ? s’enquit soudain Théo. — Ils ne sont pas revenus. — Il faut aller les chercher. Nous devons sauver tout ce qui peut l’être. Allons-y tous ensemble ; ensemble nous ne risquons rien. Bientôt une nuée d’adolescents envahit la cour du château, marchant d’un pas décidé vers la partie du rempart qui retenait les enfants prisonniers. Ne s’embarrassant plus de détails, Théo arpentait les couloirs en ouvrant les portes de violents coups de pieds. Tandis qu’un groupe partait à la recherche des adolescents disparus, un autre aidait les enfants primitifs à trouver la porte de la sortie. Eugène ne put réprimer un mouvement de surprise lorsqu’il vit une vingtaine de jeunes pénétrer dans le laboratoire avec perte et fracas. Mais ses craintes étaient vaines : ce n’était pas lui qu’on était venu chercher. Esther, Louis et Samuel, tous trois ligotés, furent bien vite libérés, tandis que l’homme, avec le calme olympien qui le caractérisait, assistait à la scène, impuissant. Amaury, le chaton dans les bras, lui jeta un regard embué de larmes. Il fit quelques pas dans sa direction ; Eugène, stoïque, ne sourcilla pas. Mais comme Amaury levait déjà le poing au-dessus de sa tête, Théo l’attrapa par le bras. — Viens, dit-il, cela ne sert à rien. Laisse-le se désoler sur sa défaite, il ne mérite pas tant d’égards.

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Ils suivirent les autres vers la sortie. Une fois dans la cour, une odeur âcre attira leur attention : de grandes flammes léchaient les murs du château, et une fumée noire s’en échappait. Le professeur, ivre de douleur, avait choisi de s’immoler auprès de la dépouille de sa fille bien-aimée. Dans la petite chambre du troisième étage, la princesse gisait sur son lit à baldaquin, et un drap immaculé qui lui faisait un linceul de fortune recouvrait son visage abîmé, dont la mâchoire avait été brisée par le choc. Sur le tissu satiné de sa robe blanche, une large tache rouge avait éclos comme un gros géranium, et la jeune fille ainsi couverte de sang semblait plus humaine dans la mort qu’elle ne l’avait jamais été dans la vie. À son chevet, la tête posée sur ses mains jointes comme pour une prière, le professeur était parfois secoué de spasmes, puis retombait dans une espèce de léthargie. Il ne semblait pas gêné par la chaleur du brasier qu’il avait lui-même allumé, pas plus qu’il ne semblait remarquer les flammes qui l’encerclaient et dévoraient les poutres peu à peu. Aussi, les hurlements qui retentirent sur toute l’île ne furent pas les siens. Tandis que Magali, stoïque, attendait dans une pièce mitoyenne que sa propre mort vint la chercher, Robert, qui avait moins de retenue, poussait de longs cris, comme un chant d’adieu, et la terreur qui les caractérisait laissait entendre que ce n’était pas tant la mort qui l’effrayait, mais le brasier qui en serait à l’origine : c’était comme si l’enfer venait directement à lui pour gagner du temps. Tandis que cet incendie était ressenti comme une victoire pour la plupart des pensionnaires, pour Théo il en allait autrement, et il regarda d’un air songeur les volutes

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assassines qui montaient jusqu’aux cieux, charriant dans leur sillage quelques âmes damnées, et réduisant en cendres quelques corps sans âme. Il avait le sentiment qu’il conserverait longtemps le goût de ce songe étrange qui l’avait frappé au beau milieu du printemps, ce rêve qui avait été une trêve au cœur même du cauchemar. Un amour illusoire pour une jeune fille qui n’existait pas. Bientôt, un second brasier prit à l’intérieur même des remparts, du côté où avaient lieu les expériences de transfert. Eugène achevait la destruction comme l’aurait souhaité son maître. Le premier orage de la saison vint noyer les dernières flammes, laissant un paysage en forme de champ de bataille. Plusieurs jours se passèrent dans ce décor de désolation, sur cette île surréaliste où les enfants effarouchés grimpaient dans les arbres pour s’y nourrir de ce qu’ils trouvaient, où les animaux avaient un regard d’humain, où l’atmosphère était pesante et nauséeuse. Les quelques domestiques, désemparés devant l’absence d’autorité, vaquaient sur la côte, sans but précis. Dans le château, rien ne subsistait des quatre corps qui y avaient disparu. Théo, déambulant parfois parmi les ruines, cherchait peut-être des reliques, peut-être des réponses à ses questions, quelque objet témoignant du quotidien des gens qui avaient vécu là, comme des preuves qu’il n’avait pas rêvé. Il dégagea des décombres un masque de Colombine, et fut surpris de sentir malgré lui son cœur se serrer. — Tu viens ? demanda Amaury. On a fabriqué quelques radeaux, on va partir dans la journée.

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— Partir ? Pour aller où ? — Mais... pour rentrer chez nous ! — La plupart des pensionnaires ne savent même plus d’où ils viennent. — On mettra des affiches, on publiera des photos. Quelqu’un finira bien par les reconnaître et par venir les chercher. — Et les domestiques ? — Ils viennent avec nous. — Moi je reste là. — Quoi ? Tu restes ! Mais pourquoi ? Théo avait la gorge nouée. Les sons avaient quelques difficultés à sortir de sa bouche. L’amertume qu’il ressentait depuis plusieurs jours ne s’estompait pas, et il savait que toute sa vie il garderait sur sa langue le goût âpre des cendres du château. Parfois il lui semblait encore les voir voler et s’élever au ciel, tels de lugubres confettis. Mais sa décision était prise. — Je n’abandonnerai pas les enfants. Le laboratoire est en ruine, mais il y reste l’essentiel. Avec les plans du professeur, je peux le remettre en marche. Je n’abandonnerai pas. Je reprends les expériences, et je ne quitterai pas cette île tant que tous les enfants n’auront pas réintégré leur corps. Si tu veux revoir ta sœur, reste avec moi. Je ne suis pas sûr d’y arriver tout seul. — Je reste aussi, dit une petite voix derrière eux. — Lison ? Mais qu’est-ce que tu veux faire ici ? — Je veux t’aider. Je prendrai soin des animaux le temps qu’ils réintègrent leurs corps. Laisse-moi t’aider. Tu m’as sauvée la vie Théo, si tu n’avais pas été là je serais comme eux, condamnée de toute façon à rester ici. Il est juste que je sois avec toi. 127


— Eh bien, conclut Amaury, c’est d’accord. S’il y a une chance, même infime, de sauver ces enfants, je veux la saisir. Depuis la plage, les trois enfants regardaient les radeaux s’éloigner ensemble, dans la même direction, suivant le courant vers une destination inconnue. Ils perdaient des compagnons, beaucoup leur étaient restés inconnus, inconnus qu’ils étaient à eux-mêmes. Mais ils perdaient aussi quelques amis, qui avaient choisi de s’en aller et d’oublier, dans la mesure du possible, cette sinistre histoire. Il était difficile d’imaginer ce qu’ils allaient devenir : retrouveraient-ils la mémoire une fois les effets du révélateur estompés ? Ou les conséquences étaient-elles irréversibles ? Retrouveraient-ils leurs familles, comment expliqueraient-ils leur absence ? Les croirait-on s’ils racontaient la vérité ? Autant de questions sans réponses. Chacun voguait vers un destin dont il n’était pas maître. Personne ne saurait, jamais, ce qui les avait attirés sur cette île. Qu’était devenu Quentin ? Avait-il disparu avec les autres ? Était-il vraiment important de le savoir ? Amaury, Théo et Lison étaient les héritiers d’une île fantomatique, les châtelains d’un édifice en ruines. C’était leur tour de jouer les apprentis sorciers, et ils ignoraient encore s’ils seraient à la hauteur de leur tâche. Mais leur décision était irrévocable. — Venez, dit Théo, il fait froid. Rentrons.

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*** Le moment est venu pour moi de m’en aller. Je recompte mes feuillets, y apporte quelques corrections. Le temps tourne à l’orage. Mes proches ont beau avoir l’habitude de mes petites disparitions, on m’attend, je le sais. Je contemple le château une dernière fois. Je rentre à la maison, pour te raconter mes songes. J’ai rêvé d’une île, une île incroyable, sur laquelle la végétation ne ressemble à aucune autre. Une île couronnée d’un château en ruines, noirci par les flammes. Des enfants y vivent à l’état sauvage, tandis qu’une bergère de quatre ans veille sur une foule d’animaux improbables, des animaux au regard d’hommes, dont une jeune biche, aux grands yeux noirs débordants d’amour et de tristesse. Dans les entrailles du château, ne sortant qu’à la nuit tombée, de jeunes savants jouent les apprentis sorciers dans un laboratoire de bric et de broc. Et parfois, le soir, lorsque la lune est pleine, une adolescente brun et taciturne contemple cette mascarade, de ses yeux assombris d’observatrice sans âme. Mais parce que je connais l’âme humaine, et parce que je sais que l’homme, aussi imparfait soit-il, est capable, avec un peu de volonté et beaucoup d’amour, d’accomplir des prodiges, je sens que ceux qui étaient humains, bientôt le seront à nouveau. Et parce que déjà, dans les tréfonds d’un vieux laboratoire 129


en ruines, un courant électrique grésille dans des câbles endommagés, je sais — de source sûre — que bientôt rejailliront de vrais cris d’enfants, heureux de vivre, sur une île ressuscitée, qui s’offrira à eux comme un nouvel Eden.

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Derniers ouvrages du même auteur : Le magicien d'Oz, CreerMonLivre.Com, 2020 Peter Pan, CreerMonLivre.Com, 2020 Le fantôme de Canterville, CreerMonLivre.Com, 2020 Orgueil et Préjugés, CreerMonLivre.Com, 2020 Le Tour du Monde en 80 jours, CreerMonLivre.Com, 2020

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