Le Cercle de Feu

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Gildas Chevalier

Le Cercle de feu

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Chapitre 1

Une nappe de brume enveloppe la Loire jusqu'à la Basse Chapelle ce matin-là. Pour un promeneur, qui par hasard se trouverait vers le Champ Michel de si bonne heure, la vue serait fantastique. La centrale électrique de Cordemais diffuse difficilement ses feux de Bengale, feutrés par le brouillard. Elle ressemble à un bateau fantôme égaré sur une mer de coton. Et que dire de la raffinerie de Donges ! Tel un vaisseau spatial qui se serait posé sur l'estuaire durant la nuit, elle invite le promeneur matinal à la rêverie. Avec un peu d'imagination, peut-être peut-il même retourner dans ses songes nocturnes danser parmi les étoiles. Le bourg de la Chapelle Launay, situé sur le Coteau du Sillon, est, quant à lui, épargné par le plaid nébuleux qui recouvre les marais. Dominant la Loire, il a semble-t-il été édifié sur un village gallo-romain. On suppose en effet qu'une voie antique passait par là. D'ailleurs, en 1904 et 1906, derrière l'église, un paysan qui passait la charrue dans son champ a découvert un coffre plein de monnaie datant du premier siècle. Certes la température est encore hivernale, de si bonne heure en cette saison qui n'en finit pas de voir mourir l'hiver.

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Elle n'excède sans doute pas plus de quelques degrés audessus de zéro mais le ciel est clair. La journée promet d'être belle et, déjà, en ce début du mois d'avril, des senteurs printanières infusent dans l'air cristallin. Léo habite cette commune depuis la rentrée scolaire. Il vivait auparavant à Paris, dans un appartement spacieux avec un grand salon. Ils avaient dû quitter cet endroit pour des raisons professionnelles. Son père, qui est médecin à Paris, avait trouvé un nouveau poste à Saint Nazaire. Sa mère, qui était secrétaire dans un cabinet médical, avait suivi la petite famille. Heureusement, un autre travail l'attendait à Savenay, tout près de la Chapelle Launay. Tout cela est très bien, seulement Léo, lui, s’ennuie un peu dans cette commune où il ne se passe pas grand-chose. Il a heureusement eu le temps de se faire des amis mais il aimerait tout de même que la vie dans cette bourgade soit un peu plus animée. Lorsque Léo arrive sur la cour de l'école ce matin-là, il ne prête guère attention à la promesse du soleil qui s'extirpe timidement de son drap de brume. Pour lui, il n'y a qu'une seule certitude. Celle du contrôle promis depuis une semaine par monsieur Le Donge. Il est professeur de la classe dans laquelle il se trouve et, bien qu'il soit plutôt sympathique, il n'a pas pour habitude de plaisanter avec le travail. Gare à celui qui n'a pas fait ses devoirs lorsqu'il les réclame ! Léo est un charmant garçon aux cheveux blonds commes les blés, toujours en pétards sur sa tête. Il a de beaux yeux et des joues rondes et roses. Il est souriant mais d'un tempérament parfois boudeur. Il aime le football et le jeux vidéos. C'est un élève studieux qui ne craint pas d'être pris pour cible par monsieur Le Donge.

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Cependant, aujourd'hui, il n'est pas rassuré. Bien sûr, il connaît par cœur ses exercices et ses leçons mais tout de même, un contrôle, c'est inquiétant. Heureusement, il retrouve son copain Grégory avec lequel il passe parfois ses récréations. Et puis Julien les rejoint. Il est brun aux yeux verts. Il est suivi par Lucien. C’est quant à lui un garçon petit avec les dents en avant. Ils se mettent à parler de la dernière DS, d'un jeu sur Internet qui les fascinent et ils en oublient monsieur Le Donge et son arithmétique pour un temps. Pas longtemps en vérité. La sonnerie vient brusquement leur rappeler qu'en dehors des jeux en ligne, il y a une autre vie. Malheureusement, avant de pouvoir s'inscrire à Clairefontaine, il faut passer par différentes épreuves pas toujours très drôles. Les contrôles en font partie ! Le midi, à la cantine, les enfants ont déjà oublié les calculs matinaux. La pièce dans laquelle ils mangent est agréable. Les tables sont suffisamment espacées et les ouvertures diffusent généreusement la lumière du soleil désormais au zénith. De l'extérieur, par les fenêtres ouvertes, les cris et les rires résonnent dans l'air printanier. En quittant la cantine pour rejoindre la cour de récréation, Léo extirpe de sa veste un pot de mousse au chocolat. Il l'échange avec Lucien contre deux des Mars à moitié fondus que le garçon trimballe en permanence dans ses poches. Puis ils traînent un moment sous le préau, avant de retrouver un vieux ballon crevé dans lequel ils se mettent à shooter de façon désordonnée. Ils espèrent que leurs amis ne vont pas tarder à les rejoindre. Ils pourront ainsi improviser un jeu de balle en attendant la reprise de la classe, à 13 h45. Ils sont une dizaine à courir après le ballon lorsque Julien

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arrive en criant. - Hé ! Il y a un truc génial sur le Champ de Foire ! Julien ne déjeune pas à la cantine. Il n'habite pas très loin du bourg et il vient à l'école avec son VTT flambant neuf, dont il n'est pas peu fier. Il rentre manger chez ses parents le midi et c'est toujours lui qui colporte les dernières nouvelles de l'extérieur, si par hasard il s'est passé quelque chose d'intéressant dans la matinée. Pour l'heure, il toise ses camarades avec un air savant, essayant tant bien que mal de calmer le rythme affolé de sa respiration. Il a dû, c'est certain, pédaler avec toute la vitalité de ses dix ans pour arriver dans un tel état d'excitation. Cela naturellement n'échappe pas à ses amis qui d'un coup se ruent dans sa direction. Immédiatement le chahut et les cris s'arrêtent. A la place s'installe un silence interrogatif à faire pâlir monsieur Le Donge, ou tout autre instituteur des écoles qui ont parfois bien du mal à capter l'attention de leurs diablotins ! Seul le ballon semble se désintéresser du mystère qui fascine ses bourreaux. Il en profite pour rouler discrètement vers le fond de la cour où pas même un regard ne l'accompagne. Les filles, qui jouent un peu plus loin, n'ont pas encore remarqué qu'il se tramait quelque chose du côté des garçons. Elles continuent à voleter en piaillant entre ciel et terre sur un jeu de marelle dessiné à la craie sur le sol. - Et bien quoi ? interroge Léo avec impatience. - Ben oui, quoi ! Raconte ! l'encourage Lucien. Julien laisse volontairement ses camarades ronger leur frein. Il est espiègle avec un regard intelligent. De nature curieuse, il n'a pas son pareil pour fureter, dans les livres, sur la Toile ou en glanant à droite et à gauche, des informations diverses et souvent fort intéressantes. Il va même jusqu'à écouter les conversations des adultes et lorsque ceux-ci quelquefois lui font comprendre qu'il est en trop, il n’hésite pas à se poster discrètement et sans honte 11


aucune derrière une porte entrebâillée ! - Bon ! Tu la craches ta soupe ! ordonne Léo qui ne peut pas attendre une minute de plus. - Sur le Champ de Foire, près de la Chapelle Saint Joseph, il y a des camions, des fourgons et puis de grandes caravanes ! - Bah ! Des manouches ! lance Lucien sans surprise. Il arrive parfois, en effet, que des gens du voyage s'arrêtent sur la commune pour un jour ou deux. Depuis fort longtemps, c'est le Champ de Foire qui leur sert de terrain d'accueil, mais, en réalité, cet espace est surtout réservé aux festivités locales. C'est là qu'a lieu le bal du feu de la Saint-Jean lorsque la météo s'y prête. De tout temps, les kermesses des écoles s'y sont déroulées. Surtout, c'est à cet endroit qu'a été bâtie, en 1844, sur l'emplacement d'un ancien édifice, une chapelle dans laquelle étaient dites des messes les jours de foire. Jusqu'aux années cinquante, il y a eu quatre foires aux bestiaux par an sur le site. Lorsqu'elles ont cessé, la chapelle Saint Joseph a peu à peu été abandonnée. Elle a par la suite longtemps été utilisée comme vestiaire pour les équipes de basket venant s'entraîner sur le terrain du Champ de Foire, avant que ne soit construite la salle des sports. Trop longtemps dépréciée, la chapelle intéresse aujourd'hui la commune. Elle est en rénovation depuis quelques temps et retrouvera très certainement ses lettres de noblesse dans un avenir proche. En attendant, les enfants s'agitent et se perdent en suppositions plus ou moins crédibles quant à la nature des gens qui visiblement viennent de s'installer à la Chapelle Launay. C'est seulement lorsque Julien lâche le mot « cirque » que le débat s'apaise. C'est alors Lucien qui, avec sa voix aiguë, s'exclame : - Un cirque ! Ici, à la Chapelle Launay ! Ben ça alors ! 12


- Ben oui un vrai cirque, comme à la télé, avec des clowns, des lions, des éléphants et même des girafes ! ajoute Julien avec assurance. - Tu les as vus, les lions, les éléphants et les girafes comme tu dis ? interroge Léo subitement impressionné. Sur quoi, Julien avoue qu'il n'a en fait rien vu de tel. C'est tout juste s'il a aperçu, entre deux fourgons, un cheval et quelques poneys qui broutaient paisiblement l'herbe tendre. - Menteur ! lâche Lucien mécontent. Son ami se défend. Ce n'est pas parce qu'il n'a pas vu les animaux qu'il a évoqués qu'ils n'existent pas. Il y en a bien au zoo ou dans les reportages télévisés et puis il n'a pas pour habitude de raconter des bêtises ! - Mais, tout de même, des girafes sur le Champ de foire ! fait Léo soudainement incrédule. - Bah ! Et comment seraient-elles venues, tes girafes, pliées en quatre sur la banquette d'une caravane ? se moque maintenant Lucien. Julien s'énerve. Il n'aime pas qu'on le prenne pour un idiot. Comme les garçons commencent à se disputer à grand bruit, Agathe s’approche. Elle est plutôt jolie, mais c'est une vraie peste. Rebecca, sa meilleure amie, qui ne la quitte généralement pas d'une semelle, l'accompagne. Immédiatement, les garçons cessent de se chamailler. C'est que Rebecca les impressionne. Elle est en CM2. C’est une fillette est blonde aux yeux noirs. Toute la cour sait qu'elle est aussi une très bonne élève qui sans effort décroche les meilleures notes à tous ses contrôles. Rebecca est un peu la vedette de sa classe et, pour les garçons, une sorte d'icône sacrée qu'ils osent à peine approcher. En réalité, même s'ils évitent entre eux d'aborder le sujet, ils en sont tous plus ou moins et très secrètement amoureux . - Que se passe-t-il ? demande Agathe de sa voix fluette. - C'est Julien, accuse Léo en désignant son camarade d'un 13


geste du menton. Il dit qu'il y a un cirque sur le Champ de Foire et qu'il a vu des girafes. Comme leur ami répète qu'il n'a en fait aperçu que des poneys, les garçons cette fois-ci se moquent ouvertement en riant aux éclats. Honteux, Julien baisse la tête pour ne pas laisser voir son front qui s'empourpre aux deux filles qui s'approchent. Mais lorsque Rebecca passe un bras autour de ses épaules, il sent cette fois-ci qu'il rougit du menton jusqu'aux oreilles ! - Et pourquoi n'y aurait-il pas des girafes dans un cirque ? interroge Rebecca d'une voix posée. Le groupe des filles qui était resté en retrait a rejoint l'assemblée et leurs regards sont rivés sur les garçons. Comme nul ne répond, Rebecca répète sa question. Bravant courageusement les amazones menaçantes qui les encerclent, Lucien évoque à nouveau l'animal plié en quatre sur la banquette d'une caravane. Cela, bien entendu, ne manque pas de déclencher l'hilarité dans le camp ennemi et Léo vole alors au secours de son ami : - Après tout, il n'y a qu'un seul moyen de savoir ce qu'il y a vraiment sur le Champ de Foire. Il suffit d'aller voir ce soir après la classe. Qu'en pensez-vous, vous autres ? fait-il en prenant à partie ses camarades. Les garçons approuvent à l'unanimité. Ils n'ont cependant pas le temps de goûter l'effet de leur décision sur leurs opposantes que la sonnerie encore une fois les rappelle à l'ordre. En se dirigeant vers la classe, Léo est toutefois persuadé qu'ils ont impressionné leurs adversaires qui ne sont, il ne faut tout de même pas l'oublier, que des filles !

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Chapitre 2

C'est finalement seul que Léo quitte l'école. Grégory rentre avec le car scolaire qui arrive généralement juste à l'heure. La mère de Lucien l'attendait à la sortie. Elle devait l'emmener illico chez le dentiste, rendez-vous que le malheureux avait complètement oublié. C'est avec un regard plein de compassion que Léo et Julien l'ont suivi alors que, recroquevillé sur le siège passager, le nez collé à la vitre du véhicule, il roulait des yeux paniqués dans leur direction. Léo se demande comment, au vingt et unième siècle, on peut encore laisser torturer ainsi des enfants sans que personne ne lève le petit doigt pour protester. Et puis, il se souvient d'avoir entendu un jour monsieur Le Donge raconter quelque chose au sujet des dentistes au moyen âge. On y arrachait alors, paraît-il, les dents cariées à même la rue, avec une paire de pinces souvent rouillée et sans anesthésie. A cette sombre pensée, Léo sent qu'un frisson de terreur lui traverse tout le corps. Afin de chasser de son esprit cette image digne d'un véritable film d'horreur, il s'adresse à Julien : - Bien ! Et si on allait voir ce qui se trame du côté du Champ de Foire ? A son plus grand étonnement, son ami se dérobe.

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- Vas-y, toi, moi je dois filer. Ma mère m'a dit de rentrer sitôt après la classe. Elle a une réunion et elle veut que je sois là avant qu’elle ne parte. Léo sait bien que Julien aime beaucoup rester seul à la maison. Il a ainsi tout le loisir de surfer sur Internet sans que personne ne vienne le déranger ou lui signaler à tout bout de champ que l'écran risque de lui abîmer les yeux, qu'il a des devoirs à faire ou qu'il ferait mieux d'aller jouer dehors ! Il propose néanmoins la selle de son vélo à Léo et c'est debout sur les pédales, en danseuse, qu'il remonte le bourg en direction de la chapelle Saint Joseph. Là, il salue son copain et slalome vers le Pontreau où il habite. Léo, quant à lui, vit dans un pavillon récent du pré-fleuri. C’est une maison agréable avec plusieurs chambres. Il a donc la sienne pour lui tout seul. Il est enfant unique. Julien a déposé Léo juste devant l'ancienne chapelle. Il la contourne donc pour marcher en direction de l'ancien terrain de basket. Il n'a pas fait cinq pas qu'il s'arrête, étonné. Il a pour habitude de voir le Champ de Foire désert. C'est par ailleurs un endroit calme et ombragé, avec au fond un imposant calvaire, construit après une mission prêchée par les Pères de Saint-Laurent en 1757, qu'aujourd'hui Léo ne voit pas. En effet, les caravanes, fourgons et autres camions bariolés de couleurs vives masquent totalement l'édifice. Des chevaux broutent entre les arbres. Les fameux poneys dont parlait Julien sont attachés derrière un camion jaune avec écrit en lettres rouges, sur toute la longueur de la remorque, « Cirque Bazar ». Des chiens se chamaillent autour des caravanes et des enfants s'égaillent un peu partout en poussant des cris d'oiseaux. Du linge est suspendu à des fils tendus entre des poteaux. Des femmes s'affairent devant de grandes bassines, dans lesquelles elles font tourner quelque chose avec les mains. 16


Au centre du terrain, un groupe d'hommes rassemble des barres métalliques. Certains ont le torse nu. Le matériel qu'ils déplacent semble peser un certain poids, car ils s'y prennent à deux pour le porter. Enfin, des haut-parleurs que le garçon n'a pas encore repérés diffusent en sourdine une musique festive, qu'il discerne maintenant parfaitement tandis qu'il a repris sa marche en direction des caravanes. Il n'ose cependant pas s'approcher trop près. Personne jusqu'à présent ne semble avoir remarqué sa présence. Léo est un peu inquiet tout de même. Il n'est pas certain de la façon dont ces étrangers vont l'accueillir. Il a souvent entendu dire des choses pas très sympathiques sur les gens du voyage. Les adultes emploient fréquemment des mots tels que « manouches » ou « romanichels » pour les désigner. Mots que par ailleurs ils prononcent souvent de façon péjorative, quelquefois méprisante. Léo sait bien qu'on qualifie parfois les gens du voyage de « voleurs de poules ». On dit aussi qu'ils ne se lavent pas, qu'ils sont sales. Leurs enfants ne vont pas souvent à l'école. Les adultes ne travaillent pas, ils préfèrent mendier ou voler. Léo ne sait pas très bien quel crédit accorder à ces racontars de grandes personnes. Mais il a cependant remarqué que les adultes, en dépit de l'air savant qu'ils se donnent, ne détiennent pas forcément la vérité. Il a déjà compris que le monde dans lequel il vit est loin d'être parfait. Pourtant, s'il fonctionne de la sorte, c'est tout de même bien à cause de ceux qui se permettent de lui faire, peut-être un peu trop facilement, la morale. Léo aime bien se faire sa propre opinion sur les choses. Il est de nature curieuse et sans cesse à la recherche d'expériences nouvelles. Il sait pourtant que ses parents désapprouveraient très certainement sa démarche. Il aurait dû rentrer sitôt la classe terminée et il se demande un 17


instant quelle excuse il va devoir inventer afin de justifier son retard. Cependant, son goût pour l'aventure est plus fort que ses inquiétudes. En pensant à cette fable de la Fontaine, qui qualifie la curiosité de vilain défaut, il grimace. Léo sait bien que, sans intérêt pour le monde extérieur, l'homme n'aurait pas inventé le feu, ni découvert l'Amérique. Il n'aurait jamais produit d'électricité et encore moins inventé les consoles Nintendo. Alors, n'en déplaise à monsieur de la Fontaine et ses fables moralistes, en avant, toutes voiles dehors vers les rivages inconnus ! Il en est là de ses conquérantes réflexions lorsqu'il s'aperçoit qu'il s'est tant laissé dériver qu'il se trouve à présent tout près des caravanes. Il est debout derrière un fourgon et personne ne l'a vu. Léo s'apprête à contourner le véhicule lorsqu'un hurlement lui glace le sang. Il a tout juste le temps de faire un bond en arrière qu'un boulet de canon lui frôle les jambes. Il n'a pas pu voir ce dont il s'agissait, mais les cris qu'il entend désormais derrière lui l'effraient tellement qu'il n'ose pas se retourner. Et puis, comme l'envie de prendre ses jambes à son cou le prend subitement, un être tout droit sorti d'un cauchemar surgit devant lui. Une touffe grise et hirsute se dresse sur sa tête. Des vêtements amples et déchirés lui couvrent le haut du corps. Il porte un simple caleçon et ses jambes, frêles et blanches, sont plantées dans des chaussures démesurées par rapport à la taille du personnage. Mais ce qui le plus intrigue Léo, c'est l'espèce de pâte blanchâtre qui lui couvre partiellement le visage, laissant entrevoir ça et là une ride profonde. L'enfant comprend enfin qu'il s'agit d'un vieil homme. Les cernes sous ses yeux laissent deviner qu'il est fatigué. Cependant, son regard brille d'une lueur bienveillante et le sourire qu'il fait au garçon le rassure totalement. - Et bien, bonjour, mon garçon. J'espère que monsieur Wu ne t'a pas effrayé au moins ? 18


Éraillée par l'âge sans doute, la voix de l'homme cependant est douce. Comme le vieillard regarde en direction de la chose qui derrière Léo continue à pousser ses hurlements, il ose enfin se retourner. C'est alors qu'il ne peut retenir un rire spontané en voyant que monsieur Wu est un singe. Il s'agit d'un chimpanzé, Léo en a suffisamment vu à la télévision pour pouvoir l'affirmer. L'animal est grimpé sur le toit d'une voiture, à deux pas des humains et les toise en croquant à pleines dents dans une banane dont il a laissé la peau sur le capot. Quand il a enfin terminé son festin, il saute du véhicule et se dandine tranquillement en direction du vieil homme : - Alors, chenapan, tu as encore fait des tiennes ! Ce voyou a pillé la corbeille à fruits, précise-t-il à l'intention de Léo, plus une mangue, plus une banane. La dernière était celle qu'il vient de dévorer sous nos yeux ! Il n'a cependant pas l'air d'en tenir rigueur à l'animal dont il gratte affectueusement le cou. - Oh ! Je te prie de m'excuser, mon garçon, je ne me suis même pas présenté. Je m'appelle Zacharie. Je suis un vieux clown usé et mon compagnon, monsieur Wu, est quant à lui un grand artiste. Léo est intrigué par ce nom étrange dont est affublé le chimpanzé : - Dites-moi, pourquoi ce singe s'appelle-t-il monsieur Wu ? - Oh ! C'est une longue histoire, répond Zacharie. J'ai beaucoup voyagé quand j'étais jeune. Il explique au garçon qu'il avait autrefois fait partie d'un grand cirque qui parcourait le monde. Il a un jour rencontré un vieux Chinois, monsieur Wu. L'homme était très malade et il ne pouvait plus s'occuper du singe. Ce dernier n'était alors qu'un bébé qui avait perdu sa mère. Monsieur Wu le nourrissait encore au biberon.

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- Mais c'était pour lui très contraignant, ajoute Zacharie. Je lui ai proposé alors de prendre avec moi le jeune singe. C'est tout naturellement que je l'ai nommé comme l'homme qui l'avait élevé. Mais, je ne sais toujours pas ton nom, jeune homme ! - Léo - Enchanté, Léo Il prend alors le garçon par la main et l'entraîne avec lui en direction du groupe d'hommes qui s'affaire un peu en retrait. - Je vais te présenter à ma communauté, fait-il en approchant. Il nomme les hommes un par un avant de s'arrêter sur le dernier. - Voici, mon petit fils, Mani. C'est lui qui, d'une certaine façon, dirige aujourd'hui notre petite troupe. - Allez Zach ! C'est toujours toi notre maître, plaisante Mani en souriant franchement. C'est un jeune homme au teint bistre, aux cheveux très bruns et qui semble sympathique. Il fourrage d'une main affectueuse dans les cheveux de Léo avant d'ajouter : - Bienvenu chez nous, jeune homme. Si Zach t'a recruté, c'est qu'il a décelé en toi une graine de comédien ! - Allez ! assez bavardé, fait le vieil homme. Si vous voulez avoir monté le chapiteau rapidement, il faut vous remettre au travail. Sur quoi Zacharie pousse Léo devant lui, vers les caravanes. Ils n'ont pas le temps de parcourir la moitié du chemin qu'une fée se matérialise devant eux. C'est une enfant. Elle doit être à peu près du même âge que Léo et elle apparaît, comme par enchantement, surgissant de derrière le tronc d'un gros chêne. Elle est petite avec des joues toutes rondes. Léo se demande un instant s'il n'est pas en train de rêver tant la fillette paraît sortir tout droit d'un conte de fées. Après la surprise, qui un bref instant s'est dessinée sur son 20


visage, c'est un sourire radieux qu'elle offre au vieil homme et à Léo - Léo, je te présente ma princesse aux pieds nus, Charlotte. Elle est la sœur de Mani et visiblement, n'a toujours pas compris qu'elle risquait d'attraper du mal en marchant nupieds. Les remontrances du vieil homme sonnent faux. Le ton n'y est pas et la fillette n'est pas dupe. Elle chatouille d'une main le flanc de son grand-père et demande : - Mais comment s'appelle donc ton nouveau copain ? - Oh ! Pardon ! J'ai oublié de te présenter Léo. Sans attendre plus d'explication, Charlotte saisit dans la sienne la main du garçon qu'elle entraîne avec elle vers les poneys qu'il a vus en arrivant. - Voici Trompette, Dino, Rococo, Laca, Roma et Douina, ditelle en tapotant d'une main sur l'arrière-train des animaux au fur et à mesure qu'elle les nomme. - C'est toi qui les montes, demande Léo impressionné. - Oui ! répond fièrement la fillette. Les autres aussi je les entraîne, ajoute-t-elle en désignant d'un geste les chevaux qui broutent tranquillement entre les arbres. Et toi, tu es déjà monté à cheval ? Léo répond par la négative. - Tu veux essayer ? Le garçon en meurt d'envie mais il n'est pas certain d'y arriver. Il craint de se ridiculiser devant Charlotte et puis, il doit se faire tard. Ses parents vont s'inquiéter s'il tarde à rentrer. Aussi trouve-t-il plus sage de répondre : - Heu ! Oui, j'aimerais bien, mais je ne peux pas. Je dois rentrer à la maison. Demain, c'est mercredi. Il n'y a pas d'école. Je te promets de revenir. - Comme tu voudras, fait la fillette avec un haussement d'épaules. Mais, avant que tu t'en ailles, je tiens à te présenter ma grand-mère. - D'accord, allons-y ! acquiesce Léo rassuré de ne pas avoir 21


à enfourcher un poney sans s'y être au préalable préparé. Il sait bien qu'il n'aura pas l'occasion de s'entraîner pour le lendemain, mais rien que le fait d'avoir le temps d'y penser l'apaise. Et puis, la nuit ne porte-t-elle pas conseil ? se dit-il en emboîtant le pas de Charlotte qui maintenant l'emmène vers une longue caravane. La porte en est ouverte et elle y pénètre sans même s'annoncer. Hésitant, Léo reste en arrière et c'est seulement lorsqu'une voix l'invite à entrer qu'il se décide. Il se retrouve alors dans une vaste pièce, toute en longueur, avec en premier plan un coin-cuisine, prolongé par un salon. Le mobilier, intégré pour la plupart aux cloisons, est en bois. En dépit des rideaux colorés, qui sont tirés pour tamiser les rayons du soleil, la pièce est lumineuse. Elle est aussi très propre et Léo est un peu impressionné. C'est la première fois qu'il rentre dans une caravane comme celleci. C'est si grand. C'est en fait une véritable maison sur roues et il n'est pas surpris en entendant à nouveau la voix inconnue qui semble parvenir de l'autre côté d'une porte donnant sur le salon. - Et alors, il n'ose pas rentrer le jeune homme ? - Si Mama, il est là, répond Charlotte en se laissant tomber sur une banquette de tissu fleuri. Léo s'installe timidement à côté d'elle, puis la porte derrière laquelle la voix inconnue l'invitait à entrer s'ouvre. Une vieille dame opulente vient s'asseoir face aux enfants. Son visage rond exprime la joie de vivre. Elle accueille chaleureusement Léo : - Bonjour, comment t'appelles-tu ? Le garçon encore une fois se présente. La femme leur propose alors des biscuits qu'elle sort d'un placard audessus de sa tête. Elle fait ensuite chauffer du lait dans une casserole, tout en posant mille questions à Léo. Charlotte

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aussi s'intéresse à la vie de son nouveau camarade. Elle veut savoir comment se déroule sa vie de sédentaire, ce que font ses parents. Elle est très curieuse de ce qui se passe à l'école. - Mais toi, tu n'y vas pas à l'école ? interroge soudainement Léo. - Si bien sûr, répond la fillette, mais je manque parfois plusieurs jours. - Nous voyageons beaucoup, précise sa grand-mère. Charlotte va en classe dans une ville, puis une autre. Ce n'est pas toujours facile de suivre des cours régulièrement. Léo n'en revient pas. Il croyait que, comme pour le dentiste, l'école était une sorte de moyen de torture organisé par les adultes auquel nul garnement ne pouvait échapper. Et voici qu'il a en face de lui une fille qui semble se jouer pas mal de ce système et, qui plus est, paraît s'en accommoder fort bien. - Ça ne doit pas être facile d'apprendre de cette façon ! fait Léo en conclusion à ses réflexions. - Qui voyage beaucoup apprend beaucoup, dit la vieille dame en servant le lait chaud dans des bols en grès. C'est un proverbe Rom. Elle explique alors que la communauté rom est une des branches parmi les nombreuses communautés que forment les gens du voyage. Les Roms sont originaires des pays de l'Est, de Roumanie et de Hongrie essentiellement. Ils ont traversé de nombreux pays, avant d'arriver en France au dix-huitième siècle. Léo pense alors aux vacances qu'il a passées en Vendée avec ses grands-parents. Il aimerait bien aussi passer sa vie à voyager. - Allez ! Prends des biscuits, Léo ! encourage la vieille femme. - Merci madame, répond celui-ci en fourrant un gâteau dans sa bouche. 23


- Mama, tout le monde ici m'appelle Mama. Léo incline la tête en guise d'assentiment. Puis il observe cette femme sans âge qui s'affaire à présent autour d'un tiroir. Elle est vêtue d'une tunique noire et d'une longue jupe de même couleur. Ses cheveux sont gris, tirés sur le dessus du crâne, puis tressés à l'arrière. La natte épaisse descend dans son dos, lorsque Mama déplace son corps volumineux, celle-ci semble animée d’une vie qui lui est propre. Bien qu'arrondi, son visage porte tout de même les stigmates de l'âge. De profondes rides creusent chacune de ses joues et des pattes d'oie étoilent le coin de ses yeux. Son regard est étrange. Lorsqu'il croise celui de Léo, celuici a comme l'impression qu'il est capable de lire jusqu'au fond de son âme. Il en est là de ses réflexions quand la porte de la pièce d'où Mama est sortie s'ouvre sur Zacharie. Il a fini de se raser et son visage ne porte plus la moindre trace de savon. Il a aussi passé un pantalon mais a gardé ses chaussures démesurées. Il est cependant torse nu et Léo remarque alors l'effrayante maigreur de son corps. Il avait déjà observé la finesse de ses jambes, mais celle-ci n'est rien en comparaison du torse décharné du vieil homme. Sur sa poitrine se balance un étrange objet de toile. Cela ressemble à un petit porte-monnaie sans ouverture. Il est suspendu au cou du vieil homme par un lacet de cuir. - Passe donc une chemise, fait Mama en fouillant dans un placard. Elle jette le vêtement à Zach qui le passe par-dessus sa tête et le curieux talisman disparaît. - Qu'est-ce que c'est ? interroge Léo en désignant la poitrine de Zach. C'est Mama qui répond. - Ce sont des fleurs de violettes séchées. Elles se portent autour du cou pour guérir certaines maladies. - C'est que notre Mama est guérisseuse, précise Zach. 24


Puis il ajoute qu'il s'en va voir où en sont les garçons dans l'assemblage de l'armature du chapiteau et quitte la caravane. - Mama sait aussi lire l'avenir ! lance fièrement Charlotte lorsque son grand-père est sorti. - C'est vrai ? enchaîne Léo. - D'une certaine manière, si on veut, répond alors la vieille femme. - Vous voulez bien me dire si j'ai réussi mon contrôle aujourd'hui à l'école ? s'empresse le garçon. - Ha ha, rit Mama. Je peux te dire de suite que j'en suis certaine. Je n'ai pas besoin d'une boule de cristal pour deviner que tu as un esprit vif, que tu es curieux et intelligent. Tu es forcément un bon élève. Léo rougit sous le compliment et quand Charlotte insiste auprès de sa grand-mère afin qu'elle lise l'avenir de son camarade, celui-ci la soutient. C'est une expérience qu'il n'a jamais faite et puis c'est sans doute beaucoup plus facile que de monter à cheval. Il aura au moins quelque chose d'insolite à raconter à ses copains de classe si par hasard il rencontre l'un ou l'autre le lendemain. Conquise par l'insistance des enfants, la vieille dame se résigne. - Bah ! si cela vous amuse, fait-elle en souriant. Elle saisit alors dans les siennes les deux mains du garçon et plonge ses yeux dans les siens. Son regard est intense et Léo ressent un certain malaise. Puis quelque chose en lui cède et il se détend. Il est pleinement conscient que Mama lit en lui comme dans un livre ouvert, mais il n'a pas peur. Au contraire, il a comme l'impression qu'une force tranquille le pénètre et qu'elle le protège. Puis Mama ferme les yeux et Léo se sent tout à coup incapable de bouger. Il n'est pas physiquement paralysé, mais son esprit est subitement immobile, étrangement calme. Enfin, la vieille dame ouvre les yeux. Elle semble sortir d'un profond 25


sommeil. Léo remarque immédiatement que quelque chose ne va pas. Son visage est tendu. Le sourire qui l'éclairait un peu avant a disparu. Son regard est sombre, mais le garçon y décèle une profonde inquiétude. - Qu'y a-t-il ? demande-t-il non sans une certaine appréhension. - Je ne sais pas, répond Mama, je suis fatiguée sans doute. - Allons, grand-mère, tu nous caches quelque chose, fait Charlotte. Je te connais suffisamment pour deviner que quelque chose ne va pas. Qu'as-tu vu ? La vieille femme hésite longuement à répondre. Enfin, en hochant gravement la tête, elle dit : - Des événements fâcheux se préparent, ici à la Chapelle Launay. Je ne sais pas exactement de quoi il retourne mais tu y seras mêlé, Léo, toi et tes amis. - Et quoi encore ? insiste Charlotte. - La haine entre les hommes, je la sens en moi, c'est insupportable. Et puis le feu, je vois des flammes, un cercle de feu. Léo est très impressionné. L'inquiétude le gagne, mais Mama balaie ses étranges prémonitions d'un revers de la main. Lorsqu'elle propose un autre bol de lait aux enfants, elle a retrouvé son sourire. Léo aimerait bien rester encore, mais il est déjà dix-huit heures trente et il décline l'invitation. Il n'est pas certain de la nature des fâcheux événements dont lui a parlé Mama, mais il est tout à fait sûr en revanche de subir les foudres parentales s'il traîne encore une minute de plus. Il prend donc congé de ses nouveaux amis, non sans avoir promis à Charlotte de revenir le lendemain pour une leçon d'équitation. En sortant du Champ de Foire, il a des images plein la tête. Il se félicite aussi d'avoir transgressé l'interdit et d'être allé au-devant de ces gens charmants. Les paroles de Mama sont encore bien présentes dans sa tête et il est un peu 26


inquiet. Toutefois, il ne voit pas bien d'où pourrait venir la menace. La Chapelle Launay est une commune pour le moins paisible. Il ne s'y passe même jamais rien. Aussi, si des choses devaient se produire, elles seraient sans doute sans conséquence. Après tout, là où il ne se passe rien, nul malheur non plus ne peut arriver. C'est alors qu'il remarque un homme sur le trottoir en face du Champ de Foire. Il est assez loin et Léo ne voit pas vraiment son visage. Il a des cheveux gris qui descendent sur les épaules. Il porte une casquette blanche à carreaux noirs, suffisamment ridicule pour qu'elle retienne l'attention du garçon. Ses vêtements paraissent trop grands. L'homme se tient un peu courbé en avant et son allure, d'une façon générale, est négligée. Mais c'est son attitude qui interpelle Léo. Il marche très lentement, en boitant légèrement et en jetant régulièrement un coup d'œil furtif en direction des véhicules sur le Champ de Foire. Quand il arrive au bout du trottoir, il fait demi-tour et reprend sa marche en sens inverse, visiblement animé par le même intérêt discret pour les étrangers. Au bout d'un certain temps, il semble prendre conscience que Léo l'a remarqué. Brusquement, il rebrousse chemin et retourne vers la salle de sport. L'enfant le voit monter dans une vieille voiture blanche, qu'il ne peut pas identifier, car elle est à moitié masquée par les arbustes derrière lesquels elle est garée. Il l'entend toutefois démarrer dans un concert de pétarades qui ne fait que confirmer son sentiment. Le véhicule est dans un sale état ! Léo ne connaît pas cet homme et décide de ne pas s'attarder plus longtemps. Il doit s'agir certainement d'un curieux qui n'ose pas approcher et qui espère malgré tout apercevoir quelque chose qu'il pourra ensuite raconter autour de lui. Il accélère donc le pas avec l'espoir que ses parents n'auront pas encore remarqué son absence.

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A cet instant, Léo est bien loin d'imaginer que dans les jours qui vont suivre, il va vivre une aventure incroyable.

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Chapitre 3

Quand Léo se réveille le mercredi matin, il est à peine huit heures. L'envie de traîner encore dans son lit un instant lui traverse l'esprit. Mais très vite une autre pensée vient supplanter cette idée. Le souvenir de son incursion dans le monde des gens du voyage le réveille totalement. Surtout, c'est le visage de Charlotte qui revient sans cesse lorsqu'il ferme les yeux. Il se décide toutefois à se lever. Il s’habille rapidement. Il porte généralement un jean et un sweat bleu. Il n'en revient toujours pas de cette étrange rencontre. Il se félicite aussi pour la témérité dont il a fait preuve en osant s'aventurer seul sur le Champ de Foire. De plus, ses parents n'en savent rien. Pour justifier son retard, il a raconté qu'il avait accompagné Julien chez lui pour faire avec lui une partie de golf sur la Wii. Cela lui a valu quelques reproches de la part de sa mère, comme le jour où il avait déchiré le blouson neuf offert par sa grand-mère ! A la simple idée qu'il va rejoindre ses nouveaux amis, Léo avale sans même les mâcher les céréales qu'il s'est servies à la hâte dans un bol de lait. Sa mère est partie travailler et il est seul à la maison. En raison du contrôle de la veille, monsieur Le Donge ne leur a pas laissé de travail à faire à la maison. Léo a donc toute la journée pour lui. Impatient, il

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décide de monter au Champ de Foire à vélo. Quand il arrive au bourg, il remarque immédiatement une agitation inhabituelle sur la place de l'église Notre-Dame. En dépit de la fraîcheur matinale, un attroupement de badauds s'est formé autour d'un véhicule de pompiers. Celui-ci est garé juste devant l'église, d'une manière qui ne permet pas à Léo de voir ce qui se trouve derrière et qui semble captiver l'attention des passants. Le garçon croit tout d'abord qu'il s'agit d'un accident de la circulation, mais il ne voit pas de véhicule sinistré. En revanche, une âpre odeur de brûlé lui parvient aux narines avant même qu'il ne rejoigne le groupe de curieux. Léo laisse son vélo contre la barrière qui borde la petite route conduisant à l'ancienne cure. En jouant des coudes pour se faire une place au sein du groupe des badauds, il entend ici et là une voix qui s'exclame. Ainsi, avant qu'il n’ait pu atteindre le devant de la scène, il a compris qu'une voiture avait brûlé. Enfin, il arrive au niveau du camion des pompiers. Il voit alors une carcasse calcinée. Il ne reste guère qu'un amas de tôle noire, avec çà et là la trace d'une peinture bleue écaillée. Une odeur de plastique brûlé soulève le cœur de Léo qui pourtant ne perd rien de la scène qui se déroule sous ses yeux. Les soldats du feu ont visiblement terminé leur travail. Ils s'affairent autour d'une longue lance à incendie qu'ils commencent à enrouler sur le camion. A côté d'une voiture de gendarmerie, deux hommes de loi discutent avec une femme et un jeune homme. Léo s'en approche discrètement, de façon à être suffisamment près pour entendre la conversation. - Ainsi, vous avez vu les flammes en ouvrant vos volets ce matin, fait l'un des deux gendarmes. Quelle heure était-il ? - Je ne sais pas exactement. Le jour n'était pas encore levé.

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Il devait être six heures trente peut-être. - Avez-vous vu ou entendu quelque chose de suspect, à ce moment-là ou même avant ? poursuit le gendarme. - Non. En tout cas, il n'y avait personne dans la rue quand j'ai ouvert ma fenêtre. Lorsque c'est fermé, j'entends peu les bruits provenant de l'extérieur. Et puis en me levant, j'ai allumé la radio. Maintenant que j'y pense, il y a peut-être eu une détonation quand j'étais dans la salle de bain, mais sur le moment je n'y ai pas prêté attention. - Donc, rien de particulier à signaler ? insiste le second gendarme qui jusque-là n'était pas encore intervenu. - Non, enfin si, fait la femme après un moment de réflexion. Il y avait ces flammes qui encerclaient la voiture. Comme elle semble incapable d'en dire plus, l'homme qui lui a posé la question l'encourage à poursuivre : - Pouvez-vous être plus précise, madame ? - Et bien, c'était en fait très étrange. Il y avait cette voiture, avec des flammes qui sortaient par les vitres éclatées et puis, tout autour, un large cercle de flammèches. - Vous voulez dire qu'il s'agissait probablement d'une mise en scène ? - C'est certain, répond le jeune homme qui se tient debout près de la femme. - Mon fils était présent, précise cette dernière. - Cela m'a fait penser à ces croix que le Ku Klux Klan brûle devant les portes aux Etats-Unis, précise l'adolescent. Comme dans « Mississipi Burning», grave ! - Bien, conclut le gendarme qui le premier avait interrogé la femme. Il est possible que nous ayons besoin de vous revoir. Il entraîne son collègue en direction du véhicule des pompiers puis se retourne. - La détonation que vous avez entendue a sans doute été provoquée par l'explosion des vitres de la voiture qui n'ont pas résisté à la chaleur, madame. Merci. 31


Léo regarde les deux hommes s'éloigner d'un air songeur. Puis son attention se porte à nouveau sur la voiture calcinée. Il remarque alors que celle-ci est effectivement encerclée par une nette traînée noire. Cela semble confirmer les dires de la femme au sujet d'un cercle de feu tout autour du véhicule. Le garçon comprend immédiatement ce que vont en déduire les gendarmes. Il ne fait aucun doute que l'incendie est d'origine criminelle et cela exclut totalement l'hypothèse de l'accident. C'est alors que l'étrange prémonition de Mama lui revient à l'esprit. N'a-t-elle pas parlé de flammes ? Plus précisément, n'a-t-elle pas évoqué un cercle de feu ? Léo ne peut s'empêcher de faire la corrélation entre les paroles de la grand-mère de Charlotte et ce qu'il a sous les yeux. Cependant, il est inutile de s'attarder plus longtemps sur les lieux du sinistre. Il y a certainement une explication à ce singulier événement et les gendarmes se chargeront d'en trouver l'origine. Il enfourche à nouveau son VTT et pédale prestement vers le Champ de Foire. Il a hâte de revoir Charlotte. - Tiens Douina par l'encolure, glisse ton pied gauche dans l'étrier et hisse-toi sur son dos, comme ça ! Léo regarde avec envie Charlotte monter avec grâce sur Trompette. Les poneys selon elle sont dociles. Ils ont l'habitude d'être montés, sont accoutumés aux bruits du public lors des représentations. Le garçon ne risque aucune rebuffade de la part de l'animal, mais il n'en est pas moins hésitant. Comme Charlotte se moque de sa visible réticence, il surmonte ses dernières craintes et d'un coup de reins, saute sur le dos du poney. Léo comprend que son geste devait manquer de délicatesse en sentant la bête se cabrer légèrement quand tout son poids retombe sur la

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selle. Elle n'en est cependant que temporairement perturbée et très vite retrouve son calme. - Super ! le félicite Charlotte. Maintenant, donne-lui des petits coups sur les flancs avec les pieds. Haye Douina ! lance-t-elle à la monture. Immédiatement, le poney se met en marche derrière Trompette qui, savamment conduit par la fillette, engage déjà un trot énergique entre les arbres. Léo essaie bien de retenir Douina mais l'animal n'entend pas rester seul à la traîne. Il se met lui aussi à trotter et le jeune cavalier doit alors tenir plus fermement les rênes pour tenir en selle. Lorsqu'ils arrivent au bout du terrain Charlotte lance joyeusement : - Bravo ! Tu es un véritable écuyer ! Maintenant, au galop ! Et sans demander l'avis de son camarade, elle lance sa bête en criant, ce qui a pour effet d'exciter Douina. Avec un hennissement de plaisir, le poney se cabre et se jette dans le sillage de Trompette. Léo est terrifié. Ses poings sont crispés sur le harnais, ses jambes serrées contre les flancs de l'animal. Courbé en avant, le nez dans l'encolure de sa monture, il n'ose regarder devant. Pourtant, l'effet de la surprise peu à peu s'estompant, il se redresse timidement. Douina est déjà à l'échine de Trompette. Sa course est allongée et Léo comprend que le poney souhaite rattraper celui de Charlotte. Le bruit du galop est assourdissant. Le sol tremble sous les sabots déchaînés. Les cheveux du garçon sont plaqués en arrière sous l'effet de l'air déplacé par la course. Ses yeux pleurent et il se frotte brièvement le visage sur la manche de son blouson afin de ne rien perdre du spectacle. Les arbres sur sa gauche défilent sans qu'il ait le temps d'y accrocher le regard. La vitesse est enivrante et il se surprend tout à coup à encourager sa monture de la voix. - Plus vite ! Haye Douina ! Il frappe de ses pieds les flancs de l'animal et a l'impression 33


que son propre corps ne fait plus qu'un avec celui de la bête. Et puis, surtout, un sentiment d'intense liberté le submerge. Il est porté par le vent. Il glisse au-dessus du sol. Si rien ne l'arrête, il va sûrement s'envoler jusqu'au ciel ! Jamais auparavant il n'avait connu une telle joie, une joie sauvage au goût d'absolu. Lorsque Douina passe devant Trompette, Léo hurle à pleins poumons. Les nerfs du poney vibrent entre ses jambes. Cette sensation ne dure qu'un instant, mais c'est incroyable. Quand enfin les chevaux s'arrêtent, Charlotte sourit à Léo. Son sourire contient tout le soleil de l'été. Des larmes coulent sur les joues de Léo. Il vient de croquer à pleines dents dans un morceau du ciel. Les enfants ont déjeuné dans la caravane des grands parents de Charlotte et sont à présent devant le chapiteau, qui tel un champignon géant occupe désormais un large espace entre les arbres. - Où sont tes parents ? interroge soudainement Léo. - Partis, répond la fillette évasive. Léo n'ose pas lui demander de précision. Depuis la veille cette question le turlupine et, même s'il a compris que Charlotte était élevée par ses grands-parents, il n'en a pas saisi la raison. Il en serait resté là si la fillette n'avait pas ajouté : - Mes parents travaillent dans un autre cirque. Ils n'ont pas voulu rester avec grand-père. Nous sommes une petite troupe sans véritables moyens. Comme son camarade semble attendre la suite, elle enchaîne : - J'étais encore un bébé lorsque mon père, qui est le fils de Zach, s'est disputé avec lui. Il voulait monter un numéro de trapèze, mais cela pour nous n'était pas possible. Le chapiteau est trop petit et il faut du matériel que nous ne

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pouvons pas acheter. Charlotte explique à Léo que sa mère venait aussi du cirque, d'une autre famille beaucoup plus grande. Son père avait alors fait le choix d'aller vivre avec elle et sa femme l'avait suivi. - Pourquoi ne t'ont-ils pas emmenée ? demande Léo. - Ils le souhaitaient, naturellement. Ils ne nous ont pas abandonnés, mon frère et moi. - Je ne comprends pas. - Oh ! C'est simple. Grand-père leur a interdit de lui retirer ses petits enfants. - Je ne comprends toujours pas, fait Léo. Ils n'étaient pas obligés de lui obéir. - Non, tu ne comprends pas, cela ne m'étonne pas. Tu es un gadjo. - C'est-à-dire ? - C'est ainsi que nous appelons les sédentaires, ceux qui ne sont pas issus de la communauté des gens du voyage. Nous avons des règles et des coutumes qui ne sont pas les vôtres. - Ah bon ! soupire Léo peu convaincu. - Chez nous, le chef de la famille est très respecté et personne, surtout pas ses propres enfants, ne se permettrait de lui désobéir. Elle précise que le fait que son père se soit permis de quitter la famille était déjà une transgression à l'ordre établi. Léo veut bien l'admettre, mais a tout de même du mal à accepter l'idée que les parents de Charlotte aient eu à choisir entre leur passion et leurs enfants. Ce qui surtout le choque, c'est qu'ils aient finalement opté pour les paillettes. - Je sais que c'est sans doute difficile à accepter pour toi, mais je le répète, tu es un gadjo. Son père n'avait en fait pas eu le choix. A partir du moment où il avait décidé de quitter la famille, il ne pouvait plus faire machine arrière, sous peine de perdre son honneur. Il ne 35


pouvait pas non plus désobéir à Zacharie en emmenant ses enfants. Il aurait, s'il l'avait fait, été considéré pour un moins que rien et rejeté par toute la communauté. - Et alors ? fait Léo révolté. Puisqu'il s'en allait, cela n'avait aucune importance. - Ce n'est pas si simple. Chez nous, gens du voyage, tout se sait. La famille de ma mère d'une façon ou d'une autre l'aurait appris. On n'accepte pas quelqu'un qui ne respecte pas ses parents. Il aurait été tout simplement banni. Léo trouve un peu excessif ce code de l'honneur qui lui semble d'une autre époque. - Et tes parents, tu les vois ? - Non. Ils voyagent aussi beaucoup. - C'est triste, dit le garçon en guise de conclusion. - C'est comme ça. Tu ne peux pas comprendre, tu es un gadjo ! Un peu vexé de se faire pour la troisième fois affubler de ce mot qu'il n'est pas certain d'avoir bien compris, Léo se renfrogne. Mais sa bouderie est de courte durée, car Mani sort du chapiteau et les interpelle : - Alors les enfants, prêts pour le spectacle ? Il va falloir répéter pour la première Charlotte. C'est demain soir ! La fillette sourit. Elle a expliqué à Léo son numéro d'équitation et quand il l'entend répondre que ses poneys n'ont pour elle aucun secret, il n'a aucun mal à la croire. Un autre homme vient se joindre à Mani. Plus grand que lui, il a aussi les cheveux beaucoup plus clairs, presque blonds. Ils sont attachés en queue de cheval. Son nez est fin, ses yeux sont gris et il porte deux anneaux d'argent aux oreilles. Léo l'a déjà aperçu la veille, mais il ne se souvient plus de son nom. C'est seulement lorsqu'il entend le frère de Charlotte le nommer qu'il s'en rappelle : - Bon Nicky, on y va ? - Où allez-vous ? demande Charlotte curieuse. - Faire un tour avec « Tire-fesse, » répond son frère en 36


riant. - Oh ! Est-ce qu'on peut venir avec vous ? s'empresse la fillette. - Ma foi, je n'y vois aucun inconvénient. Suivez- moi ! C'est ainsi que les enfants se retrouvent à l'arrière d'une voiture de couleur rouge, avec sur les côtés des étoiles bleues et, sur le capot, en lettres dorées, ces deux mots bien lisibles : « Cirque Bazar. » Ils doivent toutefois attendre le bon vouloir de « Tire-fesses » avant de partir, car selon Mani, le véhicule est du genre capricieux et démarre rarement du premier coup. Une demi-heure plus tard, avec un bruit d'échappement probablement loin des normes antibruit, crachant un nuage de fumée noire sans doute peu orthodoxe pour les « ayatollahs » de l'écologie, la vieille guimbarde quitte le Champ de Foire. Dès qu'ils sont sur la route, Mani met un lecteur CD en route qui diffuse une musique de fanfare par les haut-parleurs fixés sur le toit du véhicule. Assis à côté du conducteur, Nicky ouvre la vitre de sa portière. Il se saisit du porte-voix posé à ses pieds et se met à parler : - Mesdames et Messieurs, le Cirque Bazar vous propose un spectacle à partir de jeudi soir, 18 h, sur le Champ de Foire de la Chapelle Launay. Rien que pour vous, nous recommencerons vendredi à la même heure, puis samedi à 14 h et à 20 h. Dimanche après-midi, même horaire, ainsi que dimanche soir 20 h. Nicky rentre la tête dans l'habitacle de la voiture. Il allume une cigarette pendant que la fanfare commence à attirer les curieux aux fenêtres et aux balcons, puis il reprend sa litanie, qu'il répète ainsi au gré des rues qu'ils enfilent les unes après les autres. Quand ils passent au ralenti devant l'église, Léo remarque que la voiture incendiée a été retirée. A part quelques

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traces noires sur le sol, qu'il a tout juste le temps d'apercevoir par la vitre ouverte de « Tire fesses, » il ne reste rien du sinistre. Il se rend alors compte qu'il n'en a pas encore parlé à Charlotte. Il ignore ce qui pour l'instant l'a empêché de le faire. Les étranges prémonitions de Mama peut-être y sont pour beaucoup. Les circonstances obscures de l'incident aussi l'incitent à la prudence. Il pressent quelque chose de vaguement malsain et préfère pour l'instant ne pas aborder le sujet. C'est un peu comme s'il craignait, en parlant, d'ouvrir la boîte de Pandore et de libérer ainsi des forces néfastes sur son monde jusque là paisible. Leur périple les entraîne par les chemins vicinaux, dans les endroits les plus reculés de la Chapelle Launay. A la Basse Chapelle, ils passent devant le manoir de Mareil, vieille seigneurie qui se cache au fond d'une allée, derrière un porche pour carrosses. Sur ordre du Duc de Bretagne, François II, il a abrité, en 1488, une garnison militaire chargée de défendre l'estuaire. Une chapelle y fut construite en 1774, qui fut bénie en 1775 sous l'invocation de sainte Anne. Ils s'engagent sans le savoir sur la petite route qui mène à Blanche Couronne. Fleuron du patrimoine de la commune, cette abbaye fut construite aux environs de 1126 pour seize religieux de l'ordre de saint Benoît. Située près d'une ancienne voie romaine, qui allait de Blain à Donges, elle permettait aux moines de faire l'aumône aux passants. Les fondateurs de Blanche Couronne sont méconnus, mais on croit qu'ils ont été des seigneurs de Pontchâteau. Au fil du temps, le domaine fut enrichi par les seigneurs qui avaient alors droit de sépulture dans une chapelle de l'abbaye, de même que des seigneurs de Donges. La route étant un cul-de-sac, Mani fait demi-tour devant le bâtiment situé juste avant l'abbaye. Il n'y a pas d'autre maison en cet endroit reculé. Avant que la voiture ne 38


s'éloigne, Léo a le temps de contempler l'imposant édifice. En dépit de sa décrépitude, le monument a de l'allure et il ne faudrait sans doute pas grand-chose pour qu'il retrouve la splendeur de ses années de faste. Léo a entendu parler par Julien d’une association bien méritante qui essaie d’empêcher l’abbaye de sombrer dans l’oubli. En partenariat avec celle-ci, la commune a pu obtenir des subventions de l’état, de la région et du département pour refaire provisoirement la toiture défectueuse de l’église abbatiale. D’autres travaux de consolidation des charpentes ont été entrepris. Le président de l'association aimerait bien trouver des partenaires capables d'investir de l'argent pour restaurer l'ensemble des bâtiments. L'abbaye possède un réel potentiel qui mériterait d'être exploité. Située à deux pas de la voie express SaintNazaire-Nantes, sur la route de la côte, elle pourrait aisément être transformée en un hôtel-restaurant qui à coup sûr attirerait la clientèle. Léo ne s'intéresse pas vraiment au devenir du monument mais son envergure l'impressionne. Et puis, comme beaucoup de gens à la Chapelle Launay, il a vaguement entendu parler d’un souterrain qui partirait de l'abbaye et qui soi-disant remonterait jusqu'au bourg. On raconte qu'il débouche au moulin de la Perrière, non loin de l'école. Personne n'en a jamais trouvé la moindre trace, mais la légende se transmet depuis plusieurs générations. Léo, lui, n'a jamais douté de son existence. Il est enclin à la rêverie et le mystère stimule son imagination. Comme il jette un dernier regard sur l'abbaye par la lunette arrière de « Tire fesses », une silhouette sombre apparaît au coin de la Chapelle. Il a tout juste le temps de l'apercevoir, mais elle provoque en lui une curieuse sensation, une impression de déjà vu. Malgré la distance qui rend le profil de l'inconnu imprécis, il n'en a pas moins remarqué qu'il s'agissait d'un homme. Un homme qui se 39


tenait un peu voûté et dont la longue chevelure grise dépasse d'une casquette… Ce n'est que lorsque la voiture arrive rue de Verdun que Léo comprend que l'étrange silhouette n'était autre que celle de l'inconnu qu'il a croisé la veille devant le Champ de Foire. Un frisson alors lui parcourt l'échine. Il s'agit sans doute d'une coïncidence, mais celle-ci est tout de même troublante. Il se demande ce que cet homme peut fabriquer autour de l'abbaye et il aimerait bien savoir d'où il vient. Certes, il est loin de déjà connaître tous les habitants de la commune. Mais l'homme en question a une apparence si singulière que Léo s'étonne de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. Il en conclut que le curieux personnage ne doit pas habiter ici, ou qu'il vient seulement d'arriver. Il n'y a qu’un peu plus de 2500 habitants à la Chapelle Launay et, si ce dernier y résidait depuis un certain temps, il ne lui serait certainement pas passé inaperçu. Léo ne peut se perdre plus longtemps dans ses conjectures, car Mani klaxonne en s'engageant sur le Champ de Foire. Là, ils ont la surprise, en garant la voiture, de voir un véhicule de gendarmerie stationné devant la caravane de Zach et Mama. Nicky interroge Mani du regard. Celui-ci se contente d'un haussement d'épaules pour toute réponse et les enfants suivent les deux hommes sans oser prononcer une parole. - Ah ! Mes enfants ! les accueille joyeusement Zacharie. Nous vous attendions. Deux gendarmes en uniforme se tiennent debout face au vieil homme qui, lui, est assis sur une banquette. Léo reconnaît les fonctionnaires qu'il a déjà vus le matin près de la voiture calcinée. Un désagréable sentiment s'installe en lui. Il ne sait pas encore la raison qui amène ici les deux hommes, mais il pressent que c'est en rapport avec l'événement matinal. La suite lui prouve qu'il a vu juste : 40


- Ces messieurs voulaient savoir si nous avions rempli les formalités nécessaires à l'implantation du cirque sur la commune, reprend Zach. Ils ont aussi quelques questions à vous poser, ajoute-t-il en regardant Nicky et Mani. - Bonjour, commence le plus grand des fonctionnaires. Nous aimerions simplement savoir si par hasard vous êtes sortis cette nuit ou très tôt ce matin. Mani ouvre des yeux ronds et c'est Nicky qui répond : - Pour ma part, je me suis levé vers six heures. Nous avons commencé à monter notre chapiteau hier après-midi et nous avions encore du pain sur la planche. - Vous n'avez pas quitté le terrain, pour acheter des cigarettes par exemple, insiste le gendarme comme Nicky pose son paquet devant lui sur la table. Il prend le temps de prendre une de ses roulées qu'il prépare à l'avance, de l'allumer tranquillement, avant de répondre : - Non, je ne suis pas sorti ce matin. - Et vous, jeune homme ? demande l'autre gendarme en pointant le menton en direction de Mani. - Pour moi, c'est la même chose. Mais je suppose que ma femme a déjà dû vous le dire. - En effet, nous l'avons questionnée - Pourquoi me le demander alors ? lâche Mani sur un ton provocateur. - Monsieur, c'est moi qui pose les questions. Je sais ce que j'ai à faire. - Et que se passe-t-il cette fois ? poursuit Mani sans tenir compte de la remarque du gendarme. C'est pour un vol, une agression, pourquoi pas un meurtre tant que vous y êtes ? Allez-y ! Collez-nous toutes vos affaires non résolues sur le dos. C'est facile, les gens du voyage sont des voyous, c'est bien connu ! La voix du jeune homme vibre de colère. Léo est surpris par ce brusque changement chez le frère de Charlotte. Il 41


ignorait aussi qu'il était marié, mais il n'a pas le temps de s'interroger plus longtemps car le gendarme répond : - Ne jouez pas au plus malin avec nous ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit et contentez-vous de répondre à mes questions ! Je ne tolérerai pas une remarque de plus. - C'est ça, et bien je m'en vais, je vous ai assez vus ! Mani fait un mouvement en direction de la porte, mais le premier gendarme lui barre la route en se plaçant en travers du passage. - Quoi ? Vous comptez m'empêcher de sortir aussi ? Il serre les poings. Dans ses yeux, brûle la flamme d'une sourde rage. Comme il fait un pas en avant, Zach se lève brusquement. - Mani ! Je t'interdis de faire un pas de plus ! Allons allons, tout le monde se calme ! Quant à vous messieurs, dit-il à l'intention des enquêteurs, j'aimerais bien que vous expliquiez à mon petit fils pourquoi vous l'interrogez. Il a un tempérament impulsif et je vous prie de l'excuser, mais vous avez aussi une manière de présenter les choses qui ne facilite pas le dialogue. Le vieil homme termine sa phrase par une violente quinte de toux qui l'oblige à se rasseoir. Mani s'approche : - Ça va ? - Oui, mon garçon, mais je t'en prie, sois raisonnable ! Zach tousse encore, plusieurs fois. Un son rauque sort de sa gorge. Sa toux est sèche. Entre deux quintes, il respire difficilement, comme un poisson qu'on vient de sortir de l'eau. Mani s'assoit près de son grand-père. Il passe un bras autour de ses épaules et ne prête plus la moindre attention aux gendarmes. Quand l'un d'eux prend la parole, le jeune homme le foudroie du regard mais se tient tranquille. - Hum ! fait le fonctionnaire visiblement mal à l'aise. Nous n'allons pas vous embêter plus longtemps. Il paraît s'adresser à Zacharie mais il ne quitte pas Mani du 42


regard. D'ailleurs, c'est pour lui qu'il poursuit : - Sachez que nous ne sommes pas là pour vous embêter, jeune homme. Une voiture a été brûlée dans cette commune ce matin et nous nous devons d'enquêter. - En accusant les gens du cirque ! ironise Mani. - Je ne vous accuse pas, mais vous savez ce que c'est. Dès qu'un méfait est commis, les rumeurs vont bon train. Nous procédons par élimination pour faire surgir la vérité. Nous devons vérifier chaque hypothèse. - Êtes-vous satisfait ? demande Mani. - Pour l'instant, oui, répond le gendarme. - Et bien, j'aimerais que vous nous laissiez tranquilles maintenant, mon grand-père est malade. Il a besoin de repos. - Bien, dans ce cas, nous allons partir. Les deux hommes ouvrent la porte. Avant de sortir, le plus grand demande : - Combien de temps comptez-vous rester ici ? - Jusqu'à mardi ou mercredi. C'est Zacharie qui cette fois-ci a répondu. Il semble avoir retrouvé une respiration normale. - Cela vous dérange peut-être ? ne peut s'empêcher de questionner Mani. - Aucunement, dit le gendarme avant de suivre son collègue qui est déjà sorti.

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Chapitre 4

Le lendemain, Léo rêvasse pendant que monsieur Le Donge pose un problème d'arithmétique qui de toute façon lui paraît plutôt simple à résoudre. Il pense à Charlotte, à son grand-père malade et à l'agressivité de Mani envers les gendarmes venus le questionner. Léo a appris par Charlotte que le jeune homme a par le passé eu des ennuis avec les forces de l'ordre pour une histoire de bagarre dont il n'était pas responsable. Il a depuis une réaction défensive dès qu'il se trouve en présence d'un uniforme. La famille par ailleurs est fréquemment questionnée au sujet de vols, qui curieusement surviennent assez souvent lorsqu'ils s'installent quelque part. Zacharie a expliqué à Léo que, depuis toujours, certaines personnes malhonnêtes profitent de la présence d'étrangers sur leur commune pour commettre des délits. Ils espèrent sans doute que ceux-ci seront imputés aux gens du voyage et malheureusement, il semblerait que cela soit parfois le cas. Léo a les yeux perdus dans le ciel azur lorsqu'il entend monsieur Le Donge toussoter à plusieurs reprises. Quand il se retourne en direction du bureau, il croise son regard insistant. Il comprend alors qu'il n'a plus de temps à perdre s'il veut résoudre le problème du fermier qui doit soustraire

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une certaine somme sur le prix de ses sacs de blé afin de garder suffisamment d'argent pour acheter de la semence d'orge. Il est onze heures et demie et il n'a que trop tardé. C'est encore de fermier dont il est question lorsque Julien rejoint ses copains sur la cour après le déjeuner. - Il y a eu plusieurs incendies cette nuit ! annonce-t-il très énervé. Aussitôt Léo dresse l'oreille. Il est animé par un étrange pressentiment. - Où ça ? interroge-t-il impatient. - Dans une ferme à la Basse-Chapelle et puis dans une grange vers la Haulais. Un hangar a brûlé à la Touche Haute aussi, je crois. Julien raconte ce que lui a dit sa grand-mère, qui déjeune avec lui le midi. Selon elle, plusieurs bâtiments agricoles auraient été volontairement incendiés durant la nuit. Les gendarmes n'ont pour l'instant aucune piste, mais ils feraient déjà un lien avec la voiture qui a brûlé la veille. - Il paraît que les coupables ont utilisé de l'essence. Les keufs ont trouvé un bidon vide près d'une grange. Les pompiers racontent qu'il y avait aussi un grand cercle de flammes tout autour. Léo est pensif. Il pense évidemment à la scène à laquelle il a assisté le matin précédent. Immédiatement il s'inquiète pour ses amis roms et redoute que les gendarmes viennent à nouveau les interroger et il n'aimerait pas les voir impliqués dans une sale affaire. - Ma grand-mère dit qu'il y en a qui pensent que ce sont les manouches du cirque ! lâche au même moment Julien. - Et pourquoi veux-tu que ce soit eux ? fait Léo. - Ben, je ne sais pas. C'est ce que racontent les gens. C'est bizarre. C'était tranquille avant qu'ils n’arrivent. - C'est vrai ça ! dit Lucien en mâchant un caramel mou

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malgré les recommandations du dentiste qui pourtant l'a tant effrayé la veille. - Réfléchissez, essaie alors de les convaincre Léo, les gens du cirque viennent ici pour donner des spectacles. Le premier d'ailleurs aura lieu ce soir. Ils n'ont aucune raison de s'amuser à mettre le feu partout juste avant ! Ce serait stupide. - C'est juste reconnaît Julien. Ce ne serait pas bien malin. - Et bien moi, je ne suis pas d'accord, dit Grégory qui arrive à ce moment-là. Avec ces gens-là, on ne sait jamais ! - N'importe quoi ! La voix de Léo vibre de colère. Il n'admet pas que l’on accuse à tort ses amis. Même si Grégory est aussi pour lui un bon copain, il lui en veut : - Répète un peu pour voir ? Grégory hésite devant l'air fâché de son ami dont les joues se sont empourprées et qui maintenant serre les poings d'un air décidé. Les filles viennent de s'approcher. Les garçons quant à eux attendent, curieux de voir ce qui va suivre. Quand Agathe, suivie par l'irrésistible Rebecca, se joint au groupe, Grégory ne peut plus reculer. C'est d'un air de défi qu'il lance : - Ce sont les manouches qui mettent le feu un peu partout ! Ils sont bons qu’à faire des histoires ! C'est mon père qui l'a dit ! C'en est beaucoup plus que ne peut en entendre Léo. Un voile rouge tombe sur ses yeux et, fou de rage, il se jette sur Grégory. Le malheureux sans doute ne s'attendait pas à une attaque aussi soudaine et, sous le poids de son adversaire, il s'effondre. Alors, les deux enfants se roulent par terre. Les autres, faisant cercle tout autour, hurlent des encouragements sauvages. Prudentes, les filles reculent un peu, en se penchant toutefois pour suivre le déroulement du combat furieux qui se livre sous leurs yeux. Naturellement, l'agitation attire rapidement les instituteurs 46


qui ordonnent au groupe de se disperser. Cependant, les deux enfants continuent à se battre. Il faudra plusieurs injonctions de monsieur Le Donge pour les séparer. - Que se passe-t-il ? interroge-t-il Les enfants ne prennent pas la peine de répondre. Ils s'observent en chien de faïence et baissent la tête sitôt qu'ils croisent le regard de l'adulte. Comprenant qu'il est inutile d'insister pour le moment, monsieur Le Donge dit simplement : - Bien, il est l'heure de reprendre la classe. Un groupe d’élèves est resté en retrait. Un peu déçus que l'affaire se termine aussi rapidement, les enfants se dirigent lentement vers les salles de classe. L'adulte se retourne alors vers les deux belligérants qui déjà amorcent quelques pas pour suivre leurs camarades. - Quant à vous deux, vous serez privés de récréation cet après-midi. A la place, vous viendrez m'expliquer la raison qui vous a poussés à vous donner ainsi en spectacle. Estce clair ? D'un air contrit, les enfants acquiescent d'un signe de tête et s'en vont sans demander leur reste.

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Chapitre 5

A dix-sept heures, Léo a complètement oublié l'incident. Quand la sonnerie annonçant la fin de la classe retentit, il s'empresse de filer vers le Champ de Foire. Julien cette foisci l'accompagne. En chemin, il interroge son ami sur l'entretien qu'il a eu avec monsieur Le Donge. - Bah ! Nous avons eu droit à la morale, rien de plus. De toute façon, il paraît que j'ai eu raison de défendre les gens du cirque. Léo explique à Julien qu'il en avait retenu que Grégory n’avait pas le droit d’accuser les gens sans avoir des preuves et qu'il ne fallait pas non plus écouter et répéter stupidement ce que disent les autres. - Notre instit’ monsieur Le Donge t'a dit que tu avais bien fait de te battre ? fait Julien étonné. - Non, évidemment, seulement que j'avais le droit de ne pas être d'accord avec Grégory, mais que j'aurais dû le lui expliquer calmement. Il faut toujours discuter. Se battre ne sert à rien. - Et Grégory, tu lui en veux ? - Oui ! affirme sans hésitation Léo, monsieur Le Donge m'a obligé à m'excuser devant lui, mais je lui en veux toujours. Il n'est plus mon ami.

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Julien s'apprête à répliquer, mais ils arrivent devant la chapelle Saint Joseph et Léo lui désigne les poneys qui broutent librement entre les caravanes. Il a bien sûr, au cours de la journée, eu l'occasion de narrer à plusieurs reprises ses exploits de cavalier. Toute sa classe en a été impressionnée. Julien pas moins que les autres et c'est avec un certain respect qu'il suit son ami qui l'amène jusqu'à la caravane des grands parents de Charlotte. Au ton de la voix qui l'invite à entrer lorsqu'il frappe à la porte, Léo comprend immédiatement que quelque chose ne va pas. L'air effondré de Zacharie et le regard triste de Charlotte lui inspirent tout autant de crainte. Mama est là aussi, mais son visage ne laisse transparaître aucune émotion. En revanche, la jeune femme qui est assise à côté d'elle semble très agitée. Elle est petite et très brune. Ses mains sont posées sur ses genoux, mais elles bougent sans cesse. Un tremblement nerveux agite ses jambes et son regard sombre trahit l'inquiétude. - Bonjour Léo, dit Charlotte avec un pauvre sourire. - Salut ! Je vous présente Julien. C'est mon ami. - Asseyez-vous les enfants ! propose Mama, voulez-vous boire un bol de chocolat ? Les enfants répondent par l'affirmative et la vieille dame quitte la banquette sur laquelle elle était assise. Léo n'ose pas prendre sa place. La jeune femme au regard ténébreux l'impressionne. - Installez-vous, dit-elle semblant deviner les réticences de Léo. Je suis Maria, la femme de Mani. - Les gendarmes sont venus le chercher, précise Charlotte. - Ils ont aussi emmené Nicky et plusieurs garçons de la troupe, ajoute Zacharie d'un air abattu. - Mais pourquoi ? interroge Léo. En même temps qu'il formule sa question, il pense aux incendies qui ont eu lieu la nuit précédente. Comme il le pressentait, l'intervention de la gendarmerie est en rapport 49


avec cette étrange affaire. - Ils nous accusent d'avoir mis le feu à des bâtiments agricoles dont nous ignorons jusqu'à l'existence, fait Zach en soupirant. - Bah ! Les gendarmes vont rapidement comprendre qu'ils se sont trompés, dit Léo pour le rassurer. - Malheureusement, rien n’est moins sûr. Le vieil homme est consterné. Comme la veille, il est subitement pris d'une violente quinte de toux qui l'empêche de poursuivre. C'est Charlotte qui prend la relève : - Les gendarmes cette fois-ci ne se sont pas contentés de nous questionner. Ils ont fouillé les caravanes... - Et alors ? Léo ne voit pas pourquoi la fillette lui adresse en parlant un regard si douloureux. - Ils ont trouvé un bidon avec de l'essence dans le coffre de « Tire-fesses », lâche-t-elle alors en baissant tristement la tête. Léo adresse un regard interrogateur à Julien qui cligne une paupière pour signifier qu'il a compris. C'est en effet lui qui a rapporté, sur la cour de l'école, qu'un bidon d'essence avait été retrouvé auprès d'une grange incendiée. Soudainement, le doute s'installe dans l'esprit de Léo, qui se demande tout à coup si ce n'est finalement pas Grégory qui a raison. En effet, avant l'arrivée du cirque à la Chapelle Launay, il ne s'était jamais rien passé de tel dans la commune. C'est la voix fatiguée de Zacharie qui le ramène à la raison : - Nous avons dû annuler le spectacle prévu ce soir. Cinq de nos gars sont avec les gendarmes et il nous est impossible d'assurer les trois quarts des numéros ! - Mince, fait Léo qui se rappelle qu'il est absurde d'accuser les gens du cirque des méfaits dont on les soupçonne. - S'ils sont relâchés rapidement, cela n'aura pas trop d'importance. Nous pourrons assurer les spectacles à venir. Sinon, nous perdrons de l'argent et nous ne sommes pas 50


riches. Zacharie n'en dit pas plus. C'est inutile. Sa petite fille tente : - Mama ! Peux-tu lire dans les cartes pour savoir si les gars vont revenir ? - Non, Charlotte. Il ne faut pas jouer avec ça. Je sais que le malheur s'est installé ici en même temps que nous et j'en ignore la cause. Je préfère essayer de comprendre en raisonnant. Crois-moi, cela vaut mieux. - Que se passe-t-il d'après vous ? ose Julien par curiosité. - Je ne sais pas, répond la vieille dame. C'est à croire que le sort met tout en œuvre pour nous faire accuser. - Le sort ou quelqu'un, lâche Léo perspicace. Mama lui lance alors un regard admiratif. - En effet mon enfant, la main du destin a toujours besoin d'un instrument pour accomplir son travail ! Comme elle prononce cette phrase intrigante, la porte de la caravane s'ouvre brusquement. Monsieur Wu rentre en sautillant joyeusement et l'atmosphère se détend. Il a, vissé de travers sur la tête, une casquette blanche à carreaux noirs qui lui va plutôt bien. - En voilà toujours bien un qui n'a pas besoin d'un quelconque instrument pour ouvrir seul sa cage, dit Mama en riant. - Et bien, monsieur Wu, s'exclame Zach, où as-tu donc chipé cette casquette ? Sais-tu que tu ressembles à un humain comme ça ? Mais le singe imite l'homme, c'est bien connu n'est-ce pas ? Léo sur le moment ne réalise pas. Comme tout le monde, il s'amuse en regardant le singe qui, courbé en avant, marche tranquillement vers eux. Il pose de temps en temps une main sur sa tête pour s'assurer que le couvre-chef s'y trouve toujours. Enfin, fier sans doute de sa prestation, il retrousse les babines sur ses grandes dents jaunes et se met à pousser des petits cris joyeux. Léo tout à coup comprend que quelque chose dans la scène lui a échappé. 51


Il ne sait pas si c'est la façon de marcher de l'animal, qui courbe le dos en laissant pendre ses bras vers l'avant, ou si c'est la casquette qui en premier attire son attention. Quoi qu'il en soit, un déclic se produit et il demande : - Savez-vous à qui appartient cette casquette ? Ses amis se concertent du regard sans prononcer une parole. C'est Charlotte qui finalement s'exprime : - Non, je ne l'ai jamais vue. Personne ici ne porte ce genre d'horreur, pas même grand-père pour ses numéros de clown ! Zacharie confirme d'un hochement de tête. Les autres n'ajoutent rien de plus. Charlotte reprend : - Il a pu la trouver n'importe où, par terre peut-être, au bord de la route. Quelqu'un l'a peut-être perdue et il l'aura ramassée. Léo tout à coup se sent très excité : - Puis-je la prendre ? - Tu ne vas pas porter ça ? fait Charlotte avec une moue contrariée. Léo la rassure. Il n'en a pas l'intention. Simplement, le couvre-chef lui rappelle quelqu'un et il aimerait vérifier s'il ne peut pas retrouver son propriétaire. - Si cela peut te faire plaisir, tu n'as qu'à l'emporter, conclut Zach. Un peu plus tard, les enfants quittent le Champ de foire. Charlotte les accompagne jusqu'à « la chapelle Saint Joseph ». Deux jeunes femmes, que Léo n'a encore jamais vues, installent un grand panneau sur le bord de la route. Quand il se trouve en face, le garçon lit : « En raison d'un problème technique, le cirque Bazar ne pourra pas assurer son spectacle aujourd'hui. La représentation aura lieu demain soir à 20 h 30 comme prévu. Nous vous présentons toutes nos excuses. »

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- Dis-moi, Léo, demande soudainement Charlotte, tu sais vraiment à qui appartient cette casquette ? L'intéressé regarde l'objet qu'il tient dans une main d'un air pensif. - Non, pas avec certitude, mais je pense à quelqu'un. D'ailleurs, à ce propos, nous n'avons pas d'école demain. C'est les vacances de Pâques. Est-ce que tu serais d'accord pour que nous allions faire un tour avec les poneys ? - Je ne sais pas. Il faudra que je demande à mon grandpère. Elle doit répéter son numéro en début d'après-midi, mais elle suppose que Zach ne verra aucun inconvénient à une petite sortie dans la matinée. - Où veux-tu aller ? interroge la fillette avec curiosité. - J'aimerais te faire découvrir une abbaye, ici, à la Chapelle Launay. - Blanche Couronne ! lâche Julien. Léo fait un mouvement de la tête pour confirmer. - Que veux-tu aller faire là-bas ? questionne encore Julien. - Je ne sais pas trop, mais c'est à Blanche Couronne que j'ai vu cette casquette pour la dernière fois ! répond son ami d'un air énigmatique. - Ben ça alors ! Vas-y, raconte ! l'encourage encore Julien. - Demain, on verra demain, tranche Léo. A quelle heure ici ? - Neuf heures ? propose Charlotte. - D'accord ! acquiesce vivement Julien qui pour rien au monde ne voudrait rater cette aventure. Léo fait alors un grand signe de la main pour saluer ses compagnons, puis il file en direction du bourg en espérant ne pas arriver trop tard à la maison. En pressant le pas, il repense à ce qu'il a vu la veille, quand au volant de « Tire fesses » Mani faisait demi-tour devant l'abbaye de Blanche Couronne. La silhouette de l'homme coiffé d'une casquette 53


à carreaux surgissant derrière un mur lui vient alors clairement à l'esprit. Léo n'est sûr de rien, mais il pressent que cet individu a quelque chose à voir avec les derniers événements. Il n'est pas certain non plus de retrouver sa trace à Blanche Couronne mais devine que si l'homme s'y trouvait la veille ce n'est sans doute pas par hasard. Aussi, pour en avoir le cœur net, il meurt d'envie d'aller y jeter un coup d'œil. Léo est fébrile. Déjà, il voudrait être vendredi matin et il se demande s'il va réussir à contenir son impatience jusque-là.

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Chapitre 6

La nuit est calme. Mani et les autres garçons ont été relâchés par la gendarmerie tard dans la soirée, mais Léo l'ignore. En dépit de son agitation mentale, il a fini par trouver le sommeil et dort profondément. Le vent dans les arbres fait frissonner le tendre feuillage d'avril sur le Champ de Foire. Un chien gémit dans son sommeil. Une chouette, nichée au creux d'un vieux chêne, brise de temps à autre la paix nocturne en poussant un cri lugubre. Le clair de lune diffuse une faible clarté sur les caravanes dont la blancheur se détache de l'obscurité. Tout paraît endormi. Pourtant, chez Zacharie, brûle encore une chandelle. Le vieil homme depuis longtemps est couché et Charlotte rêve d'un prince venu la chercher sur un grand cheval blanc. Cependant, Mama veille. Elle étale devant elle les cartes d'un jeu de tarot, en sort trois au hasard, qu'elle retourne lentement : - Oh ! Mon Dieu ! lâche-t-elle subitement. Elle ne sait pas qu'un homme l'observe par la fenêtre. Il a entendu le cri d'exclamation qu'elle a poussé et détaille scrupuleusement son visage. Il comprend que celui-ci exprime la peur. L'inconnu enfonce profondément les mains

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dans les poches de son pantalon trop large et s'éloigne en claudiquant. Sa voiture l'attend un peu plus loin. Il laisse le véhicule filer un moment en roue libre avant de lancer le moteur. Le pot d'échappement pétarade dans la rue déserte.

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Chapitre 7

Le temps a changé lorsque Léo enfourche son vélo le vendredi matin. La douceur matinale contraste avec la fraîcheur des jours précédents. Le ciel est gris et l'odeur caractéristique provenant de la raffinerie de Donges annonce probablement la pluie. Sans en être certain, il perçoit aussi autre chose dans l'air, comme une odeur de fumée. Ce n'est que lorsqu'il arrive au bourg qu'il remarque la colonne de fumée grise qui se confond avec le ciel de même couleur. Cela vient de la bibliothèque, vers laquelle Léo a vite fait de se rendre. Deux camions de pompiers sont présents. Des hommes casqués s'agitent en tout sens et une armée de curieux se presse tout autour. Le garçon a l'impression de revivre la scène à laquelle il a assisté deux jours plus tôt, lorsque la voiture a brûlé. Cette fois cependant l'ampleur du désastre est sans commune mesure. Le cœur de Léo se serre en voyant les restes de la bibliothèque calcinée. Elle venait tout juste d'être inaugurée. La colère gronde parmi les curieux. Certains s'en prennent aux gendarmes. - Mais qu'attendez-vous pour arrêter les coupables ! fait un homme avec de grands gestes.

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- Il paraît qu'hier ils ont arrêté des manouches, rétorque un autre, mais qu'ils les enferment tous ! - Ou qu'ils les virent ! ajoute une femme. - S'ils ne font rien, on va s'en charger nous-mêmes ! renchérit un jeune homme. Léo préfère ne pas en entendre davantage. Il saute sur la selle de son vélo et pédale à en perdre haleine jusqu'au Champ de Foire. Il est heureux que Mani, Nicky et les autres aient été emmenés la veille par les gendarmes. Ils sont ainsi à l'abri de tout soupçon. Il s'inquiète tout de même des propos belliqueux qu'il vient d'entendre. Il craint que certains ne viennent demander des comptes à ses amis et souhaite les prévenir au plus vite. Quand Mama l'accueille avec un sourire radieux et qu'elle lui annonce que les garçons ont été libérés tard le soir précédent, il sent son ventre se nouer. Il lui explique ce qui vient d'arriver, ce qu'il a entendu. Aussitôt le visage de la vieille dame se referme. Un pli soucieux lui barre le front. Lorsque Charlotte arrive joyeusement par la porte donnant sur les chambres, elle ne lui adresse pas même un regard. - Je vais en discuter avec Zach, dit-elle à l'intention de Léo. Il est inutile d'alarmer les garçons pour l'instant. Charlotte s'apprête à demander de quoi Mama veut parler lorsqu'on frappe à la porte. C'est Julien qui, essoufflé, entre en disant : - La bibliothèque a brûlé cette nuit ! Comme Léo vient de sangler sa selle, il aide Julien à monter sur Dino, un poney noir et blanc de petite taille. Comme lui-même la première fois, son ami est un peu inquiet, mais Charlotte lui assure que l'animal est très doux. Ce qu'elle dit semble se vérifier lorsqque Julien se laisse choir sur son dos. Le poney en effet ne bronche pas. Il attend sagement les ordres du cavalier pusillanime qui,

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serrant de ses jambes les flancs de sa monture, n'ose plus bouger. Léo quant à lui enfourche Douina avec aisance. Il est heureux de retrouver le poney qu'il connaît maintenant. Piaffant d'impatience, Charlotte fait faire des petits bonds à Trompette qui paraît aussi enthousiaste que sa cavalière. Enfin, les deux enfants suivent la fillette qui mène sa monture d'un pas sage et régulier sur le trottoir en direction du bourg. Léo repense à l'incendie de la bibliothèque et se demande combien de temps va mettre la gendarmerie pour investir le Champ de Foire. Informé de l'événement par Mama, Zach s'est immédiatement rangé de son côté en affirmant qu'il valait mieux pour l'instant ne pas en toucher mot au reste de la troupe. Quand Léo lui a rapporté les propos entendus fortuitement parmi les curieux, il a tout de même paru inquiet. Il n'en a pas moins autorisé les enfants à aller faire un tour avec les poneys. Il est certain qu'aucun des siens n'est impliqué dans cette affaire. Aussi, ne voit-il pas pourquoi ils ne pourraient pas vaquer à leurs occupations habituelles. Ils n'ont nulle raison de s'inquiéter. La vérité selon Zach finit toujours par surgir. Léo espère qu'il a raison. Lorsqu'ils arrivent en vue de l'abbaye, les enfants remarquent immédiatement la voiture garée devant. Ils mettent pied à terre et attachent les poneys sous un arbre. Puis ils se dirigent vers la grande porte sans trop savoir quelle conduite adopter. - Tu crois que c'est ouvert ? demande Julien à Léo qui répond : - Peut-être, s'il y a une voiture il doit bien y avoir quelqu'un. Pas certain toutefois de cette supposition, le garçon pousse la porte qui effectivement s'ouvre sans résistance. Les enfants pénètrent alors dans un cloître désert. Au milieu de la cour centrale se trouve un puits et des herbes folles 59


poussent çà et là. Léo s'imagine un instant une autre époque, où des moines en robe de bure devaient se promener en psalmodiant sous les colonnes blanches. Dans un angle de la cour, Charlotte pousse une porte. Elle invite les autres à la rejoindre et tous les trois pénètrent dans une chapelle sombre et humide. Ils en font rapidement le tour puis ressortent à nouveau par le cloître. Une autre porte les conduit dans une curieuse pièce dont un banc de pierre court le long des murs sur chaque côté. - Vous avez entendu ? fait subitement Léo. Comme ses amis l'interrogent d'un regard curieux, il ajoute en chuchotant : - Ecoutez bien, à l'étage, on dirait des pas. Les deux autres tendent une oreille attentive et c'est Charlotte qui répond à voix basse : - Tu as raison, j'ai entendu moi aussi. Quelqu'un marche au dessus de notre tête. - Il doit y avoir quelque part un escalier qui conduit à l'étage, cherchons ! ordonne Léo en prenant brusquement l'initiative. Après avoir enfilé plusieurs pièces plus ou moins délabrées, ils parviennent en effet au pied d'un large escalier de pierre. Ils se concertent du regard sans trop savoir ce qu'ils doivent faire. Depuis que Léo leur a parlé du mystérieux personnage à la casquette, ils ont tendance à laisser libre cours à leur imagination. A cet âge elle est généralement fertile et ils s'imaginent déjà sur la piste d'un être inquiétant, aux pouvoirs magiques et maléfiques. Autant dire qu'ils n'en mènent pas large lorsque Léo finalement pose le pied sur la première marche, les incitant ainsi à le suivre. Si le garçon n'est pas trop inquiet, c'est parce qu'il n'a pas reconnu la voiture garée devant l'abbaye. La première fois qu'il a remarqué l'homme qu'ils recherchent, celui-ci faisait les cent pas devant le Champ de Foire. Léo se souvient très bien qu'il était monté dans une voiture blanche, plutôt 60


défraîchie. Or, celle qui se trouve à l'extérieur est rouge et en bon état. Elle n'appartient donc pas à l'individu au comportement étrange qu'il avait alors remarqué. Il en est là de ses réflexions lorsqu'il arrive en haut de l'escalier. Julien et Charlotte sur les talons, il avance prudemment sur un plancher incertain. Il est rongé par endroits et ici et là, par un large interstice, les enfants voient le sol du rez-de-chaussée plusieurs mètres en dessous. Une latte de temps en temps craque sous leurs pas. Les poutres de la charpente s'entrelacent au-dessus de leurs têtes. Des particules de poussière, en suspension dans l'air, brillent dans le faible faisceau de lumière qui arrive a pénétrer par les lucarnes. Après avoir traversé une première pièce, les enfants arrivent devant une cloison ouvrant visiblement sur une seconde. Ils n'ont pas prononcé un mot depuis qu'ils sont à l'étage. Tout le temps qu'a duré leur déplacement, ils n'ont plus entendu le moindre bruit. Cependant, un frottement régulier leur parvient désormais distinctement de l'autre côté du mur devant lequel ils se tiennent. Il n'y a pas de porte entre les deux pièces. Seule une ouverture béante dans la pierre permet de passer de l'une à l'autre. Léo décide de jeter discrètement un œil de l'autre côté, mais impossible de regarder suffisamment loin sans s'exposer à la vue de celui qui sans doute se trouve à deux pas sur sa gauche. Faisant fi de toute prudence, il se déplace tout de même un peu vers l'avant. C'est un pas de trop. Une voix masculine l'interpelle : - Et bien mon gars, que fais-tu donc là ? Léo se fige sur place. Tous ses membres se crispent. Il entend derrière lui un mouvement de recul et comprend que ses amis ont dû se plaquer contre le mur. Devant lui, quelqu'un est accroupi. A la carrure de l'individu, Léo suppose qu'il s'agit d'un homme. Ses cheveux sont gris et il 61


porte une combinaison de travail. Il se tient à l'angle de la pièce et lorsqu'il se retourne, Léo aperçoit devant lui sur le sol quelques outils. Il n'en est pas certain, mais il croit reconnaître un rabot à bois. - Bonjour, fait timidement le garçon sans trop savoir quelle attitude adopter. - Bonjour, répond l'homme en passant une main dans sa barbe. Il lui demande à nouveau ce qu'il fait là et Léo répond d'un air embarrassé : - Je me promenais, à cheval. J'ai vu une voiture devant l'abbaye. Je n'y suis jamais venu alors, comme la porte était ouverte, je suis entré. - Tu es curieux, dit l'homme en fronçant les sourcils. - Heu... peut-être. Je suis désolé, je n'aurais pas dû. - Ne t'en fais pas. L'abbaye normalement se visite le dimanche, mais puisque tu es là, je peux te faire faire le tour du propriétaire. Jean, dit-il en tendant une main à Léo qui en la serrant timidement décline son prénom. Jean explique au garçon qu'il n'est naturellement pas le propriétaire des lieux, puisque l'abbaye est propriété de la commune. Il fait seulement partie de l'association des amis de Blanche Couronne et, comme il est désormais à la retraite, il passe beaucoup de temps sur le site. Lorsqu'il était en activité, il était menuisier. - J'étais justement en train d'ajuster une poutrelle que j'avais démontée afin de la nettoyer. La vermine s'y était installée et j'ai dû la traiter. Il propose à Léo de quitter la pièce et quand il passe de l'autre côté de l'ouverture, il sursaute en voyant Julien et Charlotte qui, pas très à l'aise, tentent d'adopter une attitude naturelle. - Et bien, je vois que tu n'es pas seul ! fait Jean avec un regard amusé pour Léo qui baisse la tête. Charlotte est la première à se ressaisir : 62


- Je m'appelle Charlotte et voici Julien. - Et vous êtes vous aussi curieux d'en savoir plus sur l'abbaye ? questionne Jean. - Ben...oui, hésitent les deux enfants. - Alors, suivez-moi ! - L'abbaye a été construite au XIIe siècle, commence Jean. Ils sont tous réunis dans le cloître, au milieu de la cour, près du puits. Le guide leur raconte comment, en 1234, le pape Grégoire IX mit le monastère sous la protection du SaintSiège. Les nobles offraient une rente aux religieux pour pouvoir enterrer leurs défunts dans une chapelle de Blanche Couronne, pour que les moines disent des messes en leur mémoire et pour le repos de leur âme. A la Révolution française, le monastère fut abandonné. Mais en 1871, il devint un foyer culturel. Il était alors fréquenté par des artistes, des peintres comme Auguste Toulmouche, Jules Elie Delaunay… et même de célèbres écrivains comme José Maria de Hérédia, Marcel Proust et George Sand. On appelait à cette époque l'abbaye « le Château ». Lorsque madame Toulmouche est morte, l'abbaye fut achetée par le département qui en fit un asile d'aliénés. Après cela, la propriété fut partiellement revendue puis, durant la Seconde Guerre mondiale, elle servit de refuge aux républicains espagnols, avant d'être occupée par les troupes anglaises et, finalement, par les Allemands réfugiés de la poche de Saint-Nazaire. Après ces années noires, où le monastère a beaucoup souffert, il est totalement délaissé. Il sert de bâtiment agricole, ouvert à tous les vents et sombre dans la décrépitude. En même temps qu'il raconte l'histoire du monument, Jean conduit les enfants de l'église romane à la salle du chapitre. Il est intarissable et se met à parler d'un moine rebelle, le

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frère Hector Vigor, dont la conduite pour le moins indisciplinée lui a valu une convocation devant le Vicaire Général de l'Evêque, en 1572 ! Les enfants écoutent amusés l'histoire de ce personnage haut en couleur dont la manière de vivre n'était pas franchement catholique. Ainsi, au lieu de travailler et prier sagement comme son devoir l'y obligeait, Frère Vigor avait pour habitude de courir jour et nuit la campagne alentour. Il parlait pendant la messe, allait se promener avec son chien durant les vêpres ou partait à la chasse le dimanche ! Afin de l'empêcher de sortir la nuit, le prieur du monastère, Dom François Paris, avait posé une serrure sur la porte du dortoir. Mais le moine fugueur avait plus d'un tour dans son sac. Il déroba la clé et s'enfuit malgré tout ! Il avait pour habitude d'aller se mesurer à la lutte avec les occupants du presbytère de la Chapelle Launay, volait les poires du verger pour les offrir ici ou là, buvait plus que de raison et manquait de respect au malheureux prieur qui ne voyait pas comment l'empêcher de sortir. - Peut-être qu'il fuguait par le souterrain ? fait subitement Julien. Est-ce vrai cette histoire sur le souterrain de Blanche Couronne ? - Ah ! C'est le mystère de Blanche Couronne, dit alors Jean en levant un sourcil énigmatique. Qui t'a raconté ça, Julien ? - Oh ! Beaucoup de gens le disent. Ma grand-mère dit qu'un souterrain part de l'abbaye et qu'il ressort au moulin, près de l'école. - Oui, c'est une vieille histoire, mon grand-père déjà m'en parlait, acquiesce le menuisier en hochant la tête de gauche à droite. Pour ma part, je n'ai jamais rien vu de tel. Il explique aux enfants qu'il y a eu plusieurs chantiers de rénovation sur le site et que personne n'a jamais rien découvert. - Il s'agit sûrement d'une légende sortie tout droit de 64


l'imagination des Capellaunaisiens qui autrefois aimaient à se raconter des histoires. C'était comme ça dans le temps dans les campagnes. Léo est déçu. Il aurait bien aimé que leur guide leur révèle un secret qu'il serait le seul à connaître. Comme ce dernier leur demande s'ils sont satisfaits de la visite, le garçon se souvient subitement de la raison pour laquelle ils sont venus jusqu'ici. - Au fait, est-ce que par hasard cette casquette vous dit quelque chose ? Il vient de sortir l'objet en question qu'il avait fourré dans sa poche. Il lisse le tissu d'une main pour lui donner un aspect plus présentable. Jean se saisit de la casquette. Il l'examine longuement avant de la rendre au garçon. - Je ne sais pas. J'ai en effet l'impression de l'avoir déjà vue. Avec ses carreaux noirs et blancs, elle est très reconnaissable. Pourquoi cette question ? - Oh ! Nous l'avons trouvée en arrivant, sur le chemin, improvise Léo qui préfère ne pas dévoiler la vérité. Il sait bien que mentir est un défaut, mais il y a des fois pourtant où cela vaut mieux. Après tout, c'est justement pour faire surgir la vérité qu'il a recours à cette pratique. C'est donc pour une bonne cause. - Et bien, c'est tout à ton honneur de chercher à la rendre à son propriétaire, dit Jean, mais vraiment, je ne vois pas. Léo rempoche l'objet avec regret. Lorsque les enfants quittent l'abbaye, il commence à pleuvoir. Ce n'est pas grand-chose, juste un petit crachin, comme il y en a souvent dans la région. Ils n'ont cependant pas prévu de vêtements de pluie et ils risquent fort d'être trempés avant de regagner le Champ de Foire. - Ce sont de belles bêtes que vous avez là, dit leur guide qui les a accompagnés jusqu'aux chevaux. Comment s'appellent-ils ? - Dino, Douina et Trompette, répond fièrement Charlotte. Ils 65


sont à moi. Sur quoi, elle monte prestement sur sa bête afin de montrer qu'elle est aussi une excellente cavalière. - Trompette ! fait subitement le menuisier. Mais oui, bien sûr. La casquette, je sais où je l'ai vue ! Léo, qui s'apprêtait à enfourcher sa monture, s'immobilise. Le pied encore sur l'étrier il dit : - Où ça ? - Ici même. C'est un homme étrange qui est venu me voir, il y a peut-être deux jours. Il cherchait du travail et il m'a demandé s'il n'y avait pas des travaux en cours à l'abbaye. Quand je lui ai demandé son nom, il m'a dit qu'on le nommait La flûte. Jean explique aux enfants que l'homme en question lui avait dit qu'il avait, quelques années auparavant, travaillé ici pour une autre association que celle qui existe actuellement. Celle-ci a aujourd’hui disparu mais le menuisier s'en souvient très bien. - Ces gens ont travaillé ici quelque temps. Ils étaient pour la plupart plein de bonne volonté et motivés, mais mal dirigés par leur président, ils ont fait des travaux discutables au regard de la protection de l’édifice et des règles de l’art. Jean avait eu l'occasion de travailler avec eux mais leur association s’étant endettée dans des achats de matériaux, elle fut mise en liquidation judiciaire et la commune avait alors racheté leurs bâtiments. - En revanche, je n'avais pas remarqué l'homme qui est venu me voir dernièrement. - Comment était-il ? demande Léo. - Il était vêtu de noir, avait des cheveux gris qui lui tombaient dans le cou et il se tenait un peu voûté. Il boitait aussi. Je suis incapable de lui donner un âge. Il ne paraissait pas très jeune, mais cela ne veut rien dire. Il avait tout l'air d'un vagabond et il semblait fatigué. Léo n'a pas besoin d'une plus ample description pour 66


reconnaître son homme. - Vous a-t-il dit quelque chose, où il habitait, où on pouvait le trouver, ce genre de chose ? Jean réfléchit un moment avant de dire : - Non, rien de tel. Et puis, je vous l'ai dit, il avait plutôt l'air d'un clochard. J'ai tout de même été surpris de le voir s'en aller au volant d'une voiture, une vieille voiture blanche, en mauvais état. C'est tout ce que je peux vous dire. - Merci, dit Léo. - Mais, de rien. Bonne route et à bientôt peut-être ! Il faut une heure aux enfants pour remonter jusqu'au Champ de Foire. Quand ils arrivent, ils sont évidemment trempés et ils se précipitent vers la caravane des grandsparents de Charlotte. Mama leur reproche d'être partis sans se munir de vêtements de pluie et leur propose de se sécher dans la salle de bain. Puis elle sort d'un placard des vêtements secs que les enfants enfilent rapidement. Léo se retrouve ainsi avec un pantalon argenté et une veste à paillettes, qui servent quelques fois au cousin de Charlotte pour les spectacles. Julien est habillé d'un pantalon noir, beaucoup trop large pour lui et d'une cape de même couleur, jetée sur un tee-shirt rouge. Pour peu qu'il ajoute à la panoplie un chapeau et un masque, il ferait alors un parfait petit Zorro ! C'est tout ce que j'ai sous la main, fait Mama en souriant. Je vois que ces vêtements vous vont plutôt bien, ajoute-t-elle en examinant les enfants d'un œil amusé. Vous faites ainsi de parfaits petits comédiens. Charlotte, qui a enfilé un chandail et changé sa jupe, propose : - Vous pourriez peut-être répéter le numéro avec moi cet après-midi ? Immédiatement, les autres s'enthousiasment.

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- En attendant, vous devez avoir faim. Je vous réchauffe quelque chose, dit Mama sans même leur demander leur avis. Léo n'ose pas accepter et Julien répond que sa grand-mère va l'attendre. Comme ses parents travaillent, il déjeune habituellement avec elle. - Tiens ! Appelle-la ! Elle lui tend son téléphone portable. Le garçon s'exécute. Il s'abstient toutefois de dire à sa grand-mère qu'il est au Champ de Foire. Il préfère lui faire croire qu'il se trouve chez Léo. Ce dernier en profite pour téléphoner chez lui et fait la même chose en disant qu'il déjeune avec Julien. - Vous me faites une belle paire de fieffés menteurs ! s'exclame Mama. Sommes-nous donc des pestiférés pour que vous n'osiez pas dire que vous êtes avec nous ? - Non, bien sûr que non... commence Léo avec embarras. C'est qu'avec tout ce qu'il se passe en ce moment... - Il vaut mieux éviter les gens du cirque, coupe la vieille dame. Léo n'ajoute rien. Il se sent un peu honteux. - A ce propos, dit alors Charlotte, y a-t-il du nouveau au sujet de la bibliothèque ? Mama répond que, curieusement, personne n'est encore venu les embêter. - Peut-être que les gendarmes ont une piste à suivre cette fois-ci. Ils ont sans doute compris que les garçons n'avaient rien à voir avec les incidents précédents et qu'il devait en être de même pour la bibliothèque. Léo souhaite qu'il en soit ainsi, mais il n'est pourtant pas rassuré. Il n'a pas oublié les paroles qui s'échangeaient sur le lieu de l'incendie. En observant Mama s'affairer dans la cuisine, il se sent brusquement déborder d'affection. Cette vieille dame affable, avec son embonpoint, son visage rond et son sourire éblouissant, attire indéniablement la sympathie. Il en est de même d'ailleurs pour Zach, Mani et 68


les autres, qui tous sont de braves gens. Léo se demande bien pourquoi on les accuse d'être à l'origine des incendies. Il ne comprend pas pourquoi une grande partie de la population se méfie d'eux. - J'espère que cela suffira, ajoute Mama après un long silence. Je comprends que vous n'osiez pas dire aux vôtres que vous êtes avec nous. Elle regarde les deux enfants en hochant tristement la tête. - C'est parce qu'ils ne se connaissent pas que les gens se haïssent. Ils se méfient les uns des autres alors que nous sommes tous semblables, même si nous avons des façons de vivre qui sont différentes. Léo sait qu'elle a raison. Comme il aimerait pouvoir expliquer ça aux adultes qui paraissent prendre tant de plaisir à se distinguer les uns des autres ! L'après-midi est un enchantement. Sous le chapiteau, les enfants assistent émerveillés aux répétitions des différents numéros. Les gradins pour l'instant sont vides et ils ont tout le loisir de s'asseoir ici ou là selon leur bon vouloir. Zach n'a pas revêtu sa tenue de clown, mais les pitreries qu'il exécute avec monsieur Wu n'en sont pas moins drôles pour autant. Avec trois autres jeunes hommes, Mani grimpe sur une échelle qui se termine par une plate-forme. Ils y font toutes sortes d'acrobaties avant de sauter de plusieurs mètres sur un filet. Là, ils rebondissent et remontent, avec nombre pirouettes et autres sauts périlleux, pour finalement se réceptionner souplement, debout sur la plate-forme d'où ils sont partis. La femme de Mani danse sur un fil. Des musiciens jouent de la trompette et de la grosse caisse. Des chiens savants marchent sur leurs pattes arrière. Léo est très impressionné. Lui qui voudrait être pompier plus tard, lorsqu’il sera grand, commence à trouver au métier de comédien un certain attrait.

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Enfin, Charlotte fait un numéro de manège fort convaincant avec ses poneys. Une jeune femme la rejoint, accompagnée des chevaux, qui se mêlent aux bêtes de la fillette dans une farandole éblouissante. Lorsque Nicky entre en scène, Léo ne peut réprimer un sursaut. Le jeune homme en effet, debout au milieu de la scène, jongle habilement avec des torches enflammées. Puis, il en laisse une choir sur le sol et, aussitôt, des flammèches s'allument à ses pieds, pour rapidement se propager autour de lui et former un cercle de feu. Léo croise alors le regard de Mani qui s'est assis non loin de là sur un strapontin. Il croit lire le défi dans ses yeux et rapidement il s'en détourne pour revenir à Nicky. Un sentiment de malaise s'est emparé de lui. Le trouble s'est immiscé dans son esprit et il ferme les yeux. L'image des flammes tourbillonnantes est gravée sur ses rétines. Des points rougeoyants dansent derrière ses paupières closes et il sent que le souffle lui manque. Ce sont les applaudissements de ses amis qui lui font prendre une profonde inspiration et ouvrir les yeux. Les flammes au sol se sont éteintes et Nicky quitte la scène. - Ils ont terminé, lance joyeusement Charlotte. Vous voulez faire un tour de manège avec moi ? Aussitôt, les garçons se précipitent derrière elle. Ils récupèrent les poneys qui broutent paisiblement près du chapiteau. Ils montent à cru et font une entrée magistrale à la suite de Trompette qui, fièrement guidé par Charlotte, trotte gracieusement. Les poneys forment immédiatement un cercle et se suivent, à la queue leu leu, en tournant dans un sens. Sur un ordre de Charlotte, ils s'arrêtent, font demi-tour et repartent dans l'autre sens. Puis ils stoppent tous en même temps, se positionnent face aux gradins et, en se dressant sur leurs pattes arrière, ils saluent un public imaginaire. Léo se tient fermement à la crinière de Douina pour ne pas tomber. Il 70


est aux anges. Il croit entendre les applaudissements des spectateurs. Il voit les projecteurs qui s'allument et entend les musiciens qui tout à l'heure jouaient dans l'arène. Mais, sur une injonction de Charlotte, les chevaux reposent les pattes avant sur le sol et, les uns derrière les autres, sortent docilement du chapiteau. Les applaudissements s'arrêtent, les projecteurs s'éteignent. Dehors, il recommence à pleuvoir et les enfants abandonnent rêve et monture pour se réfugier en courant chez Charlotte. Lorsqu'ils quittent le Champ de Foire un peu plus tard, les enfants remarquent que des mots ont été peints grossièrement sur la pancarte installée par les gens du cirque pour promouvoir le spectacle du samedi. DEHORS LES ROMANICHELS ! MANOUCHES INCENDIAIRES ! - Qui a écrit ça, à ton avis ? demande Julien. - Je ne sais pas. Cela peut-être n'importe qui sans doute. Léo est triste, inquiet aussi. Il comprend bien sûr que les gens soient choqués par les précédents événements, mais il regrette que certains accusent ses amis sans preuve. En même temps qu'il se fait cette réflexion, il repense au numéro qu'a exécuté Nicky cet après-midi. Les flammes qui l'entouraient alors dansent à nouveau devant ses yeux. Comme Julien le salue, il répond de façon évasive sans même le regarder. Puis Léo enfourche son vélo et se laisse descendre passivement en direction du bourg. Un étrange pressentiment s'est immiscé dans son esprit. Quelque chose lui dit qu'un nouveau drame se prépare et qu'il risque de se trouver lui-même impliqué dans une sombre histoire.

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Chapitre 8

Quand le samedi matin madame Dupond vient annoncer à Léo que Julien désire lui parler, il n'en revient pas d'avoir dormi si longtemps. Il est presque dix heures. Il passe brièvement par la cuisine, se sert un jus d'orange qu'il avale d'un trait. Il emporte avec lui une barre de céréales et saisit le téléphone de sa main libre. Dès qu'il entend les premiers mots de son ami, l'appareil manque de lui échapper des mains. - Cette nuit il y a eu du grabuge au Champ de Foire ! - Quoi ? fait Léo en s'étranglant avec une bouchée de la barre de céréales qui finalement lui échappe pour tomber sur le fauteuil. Il ne prend pas la peine de la ramasser, car la suite le tient en haleine. Julien lui apprend qu'après le spectacle du vendredi soir, en pleine nuit, les gens du cirque ont eu de la visite. Une voiture s'est arrêtée bruyamment sur le trottoir, derrière les caravanes. Des hommes en sont descendus. Ils ont tenu des propos injurieux durant un certain temps avant de jeter des torches enflammées sur le campement. En entendant ces mots, Léo sent quelque chose se nouer dans son ventre. - Y a-t-il du dégât ?

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- Pas trop, heureusement, les torches n'ont pas atteint les caravanes. Mais il y a eu des blessés. - Comment ? Un sentiment de panique gagne Léo. Les explications de Julien ne sont guère rassurantes. - Mani et d'autres se sont battus avec les incendiaires. - Comment le sais-tu ? - Je suis allé voir Charlotte. La grand-mère de Julien lui a raconté l'agression subie par la famille de l'enfant, tôt le matin. Aussitôt après, le garçon s'est empressé d'aller sur place prendre des nouvelles. Il sait ainsi qu'au cours de la bagarre qui l'a opposé aux incendiaires, Mani s'est foulé un poignet en tombant brutalement. Un autre homme de la troupe est aussi blessé au visage. Ils ont été hospitalisés. - Les autres ont été emmenés par les keufs, conclut Julien. - Mais alors, leurs agresseurs aussi ? se réjouit Léo. Il se dit que finalement l'événement pourrait être moins dramatique qu'il n'y paraît. En effet, si les gendarmes ont arrêté les coupables, ils ne vont sans doute pas garder longtemps les gens du cirque. Avec de la chance, celui ou ceux qui sont à l'origine du saccage de la bibliothèque et des autres méfaits sur la commune se trouvent peut-être parmi leurs agresseurs. Malheureusement, la réponse de Julien ruine d'un coup ses espérances. - Les hommes de la voiture se sont enfuis juste avant l'arrivée des gendarmes. Personne ne sait d'où ils venaient. - Je crois qu'il vaut mieux que nous partions. Zacharie prononce ces mots avec lassitude. Ses yeux sont empreints de tristesse. Il est encore pris d'une quinte de toux douloureuse. Julien et Léo sont assis sur la banquette de la caravane, face au vieil homme. Léo croise le regard inquiet de Charlotte mais il n'ose pas lui demander de quoi

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souffre son grand-père. Car il est malade, cela ne fait aucun doute. Plus il le regarde, plus Léo se rend compte que le vieil homme est décharné. Ses joues sont creuses et les traits de son visage sont tirés. Il est très fatigué. - Va te reposer ! suggère Mama avec un sourire plein de compassion. - Tu as sans doute raison, mais je n'arrive pas à dormir. Je regrette de vous avoir conduits jusqu'ici. Nous aurions dû éviter cette commune de malheur. Dès que les garçons seront revenus, nous partirons. - Ce n'est pas de ta faute, le rassure Mama. Personne n'est responsable de la bêtise des hommes. - J'ignore ce qu'il se passe, mais on dirait que quelqu'un cherche à nous nuire, ajoute encore Zacharie. C'est bien aussi l'avis de Léo. Depuis un certain temps déjà il se pose des questions. Il ne fait aucun doute que les incendies des jours précédents sont d'origine criminelle. S'ils surviennent depuis l'arrivée du cirque sur la commune, ce n'est probablement pas un hasard. De là à croire qu'ils ont été provoqués avec l'intention que les soupçons se portent sur ses amis, il n'y a en effet qu'un pas. Zacharie soupire profondément, puis il dit : - Il n'y avait presque personne à la séance hier soir. Pour aujourd'hui, je ne vois pas ce que nous pourrions faire. Les garçons sont chez les gendarmes et, de toute façon, personne ne viendra désormais. Le vieil homme se lève péniblement. Il adresse un sourire aux enfants avant de quitter la pièce. Le cœur de Léo se serre. La souffrance est lisible sur le visage parcheminé et cela lui fait de la peine. Il comprend que, si Zacharie est en mauvaise santé, ce n'est cependant pas la maladie qui est à l'origine de son abattement. Il est évident que le vieillard est profondément blessé par l'injustice qu'ils subissent. Alors Léo est submergé par un sentiment de révolte. L'injustice, où qu'elle soit, doit être combattue. Il se promet 74


de tout mettre en œuvre pour aider ses amis. - Là ! Des traces de pneus ! Charlotte désigne du doigt les longues traînées sur l'herbe au bord de la route. Les autres la rejoignent avec précipitation. Voilà bien une demi-heure qu'ils scrutent les abords du Champ de Foire, en quête de traces éventuelles pouvant leur indiquer l'emplacement de la rixe de la veille. Près du fossé, l'herbe est arrachée sur plusieurs mètres tandis qu'une longue traînée de gomme noire est restée sur le bitume. Il est évident qu'une voiture devait être stationnée à cet endroit et qu'elle en est partie précipitamment, laissant ainsi des marques bien visibles sur le sol. Léo se baisse pour regarder de plus près. Conscient que l'empreinte des pneus ne lui apprendra rien sur l'identité des agresseurs, il se redresse, un peu déçu. Lorsqu'il est debout, il croise les grands yeux tristes de Charlotte. Cela fait un certain temps qu'ils fouillent les environs, dans l'espoir de trouver un indice susceptible de les mettre sur une piste. Malheureusement, ils n'ont rien trouvé et s'il n'y avait pas le regard suppliant de son amie, Léo aurait sans doute renoncé. Mais il ne supporte pas la détresse de Charlotte. Alors, obstinément, il se remet en marche, scrutant scrupuleusement le sol sous ses pieds. Julien signale des cannettes de bière vides entassées dans le fossé. D'autres sont éparpillées çà et là. Léo en ramasse une et remarque que les étiquettes collées sur le verre n'ont pas été endommagées par les intempéries. Elles ont forcément été jetées récemment. Il se révolte contre les gens sans scrupules qui se débarrassent ainsi n'importe où de leurs ordures. Il y a des containers pour ça ! Il n'a pas envie que plus tard, sa commune, la nature, le monde dans lequel il vit, ne devienne une grande poubelle !

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Léo ne comprend pas comment des adultes peuvent se comporter de la sorte, de façon irresponsable, comme des enfants mal éduqués ! Lorsqu'il se rend compte que ceux qui ont jeté là leurs bouteilles vides sont peut-être les mêmes que ceux qui ont agressé ses amis, une rage sourde le gagne. Les mains dans les poches de son blouson, il balance un coup de pied furieux dans une touffe d'herbe qui s'arrache sous la violence du geste. Dans une gerbe de terre, elle roule un peu plus loin devant le garçon. C'est alors qu'il remarque le paquet de cigarettes qui, comme par magie, vient atterrir un peu plus loin. Il se baisse pour s'en saisir avant de le retourner plusieurs fois dans sa main. Le carton est légèrement humide, mais il est en très bon état. En le secouant, Léo constate qu'il n'est pas vide. Comme les bières, il peut très bien avoir été abandonné ou perdu par les individus peu recommandables qui se sont arrêtés là la veille. Léo secoue machinalement le paquet avant de l'ouvrir. Il contient en effet une dizaine de cigarettes en parfait état, mais ce n'est pas ça qui retient l'attention du garçon. Un carton est glissé entre l'emballage aluminium et la couverture du paquet. A peine un centimètre dépasse à l'extérieur, mais cela suffit pour attirer la curiosité de Léo. Il pince le bout de carton entre le pouce et l'index pour en sortir une carte de visite. - Hey ! Venez-voir ! s'exclame-t-il alors très excité.

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Chapitre 9

Au même moment, un homme s'arrête au Café des Sports, sur la place de l'église. Il descend péniblement de sa vieille Peugeot puis il claudique jusqu'à la porte qu'il ouvre d'une main tremblante. La patronne de l'établissement lève un sourcil curieux. C'est la troisième fois que cet homme vient chez elle. Elle se souvient du premier jour où il s'était installé derrière le comptoir. Cela date de deux semaines environ. Elle avait tout d'abord entendu le bruit de sa voiture dont le pot d'échappement devait être percé. Puis elle l'avait vu, comme aujourd'hui, pousser la porte du café et boiter vers le bar. Elle ne l'avait alors jamais remarqué et sa première impression avait été une méfiance instinctive. L'homme en effet était pour le moins négligé. Les cheveux gris qui tombaient sur ses épaules n'avaient manifestement pas été coiffés depuis des lustres. Une barbe de trois jours lui mangeait la moitié du visage. La veste de velours noir qu'il portait était élimée au col et aux coudes. Son pantalon, rapiécé à plusieurs endroits, semblait trop large pour lui et ses chaussures n'avaient pas de lacets. Ses mains tremblaient lorsqu'il avait saisi le verre de vin blanc qu'il avait commandé. D'ailleurs, son visage comportait tous les

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stigmates de l'alcool. Ses joues étaient couperosées, ses traits tirés et de gros cernes soulignaient ses yeux sombres. Elle s'était dit que l'homme devait être un quelconque vagabond. Elle ne lui aurait sans doute guère prêté plus d'attention si elle n'avait remarqué la profonde souffrance qu'exprimait son regard. La solitude semblait l'écraser et elle avait alors éprouvé de la compassion pour lui. Comme il avale d'un trait le verre de vin qu'elle vient de lui servir, elle l'observe à la dérobée. Quelque chose en l'homme a changé, mais elle est incapable de discerner précisément ce dont il s'agit. Cela concerne son apparence. Il est différent des autres fois, mais elle ne saurait dire ce qui cloche et quand pour la première fois il lui adresse la parole, elle cesse de se poser la question. - Il paraît qu'il se passe des choses étranges par chez vous ? Son interlocutrice est surprise par la voix éraillée de l'individu. La nature de sa question aussi l'interpelle. Comme brusquement surgit de nulle part, cet homme semble errer depuis deux semaines dans la région et personne parmi ses clients ne l'avait remarqué auparavant. Il est curieux qu'il s'intéresse aux événements qui bouleversent la commune depuis quelques jours. Elle se demande aussi de quelle façon il en a été informé. Toutefois, en y réfléchissant de plus près, elle comprend que nul ne peut ne pas avoir entendu parler des incendies à la Chapelle Launay. Dans tous les environs, il n'est question que de cela. Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce qu'un malheureux traînant dans le coin en ait lui aussi eu vent. Enfin, elle se dit qu'il est sans doute normal qu'un vagabond solitaire cherche à nouer la conversation. Elle répond donc avec un air grave : - Oui, c'est dramatique ! - Les gendarmes ont-ils une piste ? - Pas à ma connaissance, mais ils ont arrêté des jeunes 78


gens qui campent sur le Champ de Foire, vous avez dû les voir ? L'homme hoche la tête en guise d'acquiescement avant de dire : - Ils ne sont pas forcément coupables. Il en est à son troisième verre. Ses mains ne tremblent plus, mais il a l'œil vitreux. La patronne de l'établissement approuve : - Non, en effet, ils ne sont pas forcément coupables. - Il paraît que tout a commencé depuis que ce cirque est arrivé ? questionne le vagabond. Son interlocutrice commence à trouver un peu bizarre la curiosité qui l'anime, mais elle répond tout de même : - Oui, avant que ces gens s'installent ici, c'était calme. - C'est une étrange coïncidence, n'est-ce pas ? Elle hausse les épaules. Elle ne sait que répondre. - Oui, c'est très étrange, ajoute l'homme en laissant une poignée de pièces sur le comptoir. Il marche ensuite vers la porte. Avant de sortir, il se retourne vers la femme qui débarrasse le comptoir. Il ébauche un geste de la main vers sa tête comme pour retirer un couvre-chef qu'il n'a pas : - Au revoir, madame. C'est alors qu'elle comprend ce dont elle n'arrivait pas à ce souvenir et qui avait modifié l'apparence du vagabond. La dernière fois qu'elle l'a vu, il était affublé d'une large casquette à damier noir et blanc !

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Chapitre 10

C'est en VTT que les enfants ont quitté le Champ de Foire. Comme ils s'apprêtaient à partir, Lucien les a rejoints sur son vélo trop petit pour lui. Il souffle à présent bruyamment derrière ses amis qui l'ont distancé de plusieurs mètres. Charlotte se tient sur la selle de Léo. Debout sur les pédales, il met toute sa volonté pour ne pas flancher devant la fillette. Il a en effet parcouru les trois kilomètres qui séparent le Champ de Foire de la gare SNCF de Savenay sans pouvoir s'asseoir. Il n'a pas une seule fois mis le pied à terre et, lorsqu'il s'arrête enfin à l'entrée de la zone industrielle des Acacias, il saute prestement de son vélo. Il marche quelques mètres en respirant profondément. Puis il masse ses jambes douloureuses avant de dire : - L'adresse, sur la carte de visite, est celle de la zone industrielle. La casse doit être dans les parages. C'est bien une casse automobile qu'ils recherchent. Bien entendu, ils ignorent si cette piste les conduira aux individus qui sont venus semer le désordre au Champ de Foire la nuit précédente. Cependant, Léo veut en avoir le cœur net. C'est donc avec détermination qu'il conduit ses amis entre les bâtiments de tôle ondulée et autres hangars. C'est samedi et la plupart sont fermés. Les enfants remarquent

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tout de même une camionnette devant un entrepôt de matériel de maçonnerie. Deux hommes en descendent et Léo leur fait signe. L'un des deux s'approche. Quand Léo lui demande s'il connaît la casse automobile, il répond aussitôt avec un fort accent portugais. - Ah ! C'est tout au fond de la zone. Je ne sais pas si c'est ouvert. Ils sont bizarres, vous savez ! - Qui ça ? demande Julien. L'homme explique que les propriétaires de la casse sont deux frères. Ils ne sont pas sérieux et, la plupart du temps, leur bureau est fermé. - Je me demande bien ce qu'ils trafiquent et de quoi ils vivent ! fait-il en hochant la tête d'un air désapprobateur. Mais qu'allez-vous faire là-bas, mes enfants ? Je ne crois pas que ces gens soient très fréquentables. Pris de court, les enfants se concertent du regard. Léo improvise : - C'est pour mon grand frère qui cherche des pièces pour sa voiture. - Et bien, il ferait mieux de venir voir lui-même. Enfin, si vous souhaitez y aller, c'est tout droit et puis à droite au bout de la rue. Bonne chance ! L'homme retourne vers son collègue qui l'attend en fumant une cigarette devant la camionnette. - Qu'en pensez-vous ? demande Léo à ses compagnons. - Bravo pour le frère ! lance joyeusement Julien. - On y va ! décide Charlotte avec détermination. - Oh ! Moi je commence à avoir faim, grommelle Lucien en remontant maladroitement sur son vélo. Quelques minutes plus tard, ils arrivent devant un bâtiment de tôle rouillée autour duquel sont éparpillées, dans le plus grand désordre, des carcasses de voitures désossées. Attenant au hangar, il y a un local de parpaings nus, avec

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pour seules ouvertures une porte en fer gris et une petite fenêtre à barreaux. Le tout est ceint par une clôture grillagée, surmontée de fil de fer barbelé. Des ronces et de hautes herbes ont poussé entre la ferraille amassée autour des bâtiments. L'endroit semble abandonné et Léo se demande bien pourquoi les propriétaires des lieux se sont donné la peine de protéger ce qui ressemble en fait à une décharge de plein air. Il frissonne et dit : - Et bien, ce n'est pas franchement accueillant ! Sa phrase à peine terminée, un féroce aboiement le fait sursauter. Brusquement un gros chien noir surgit de l'arrière de la propriété. Il court vers eux. Heureusement le grillage l'arrête, mais la bête paraît folle. Tous crocs dehors, elle se jette en grognant contre la clôture. - Oh ! Mince alors ! Moi, je ne vais pas plus loin, fait Lucien. Léo et Julien sont d'accord avec lui. Ils ne voient pas comment ils pourraient pénétrer sur la propriété sans se faire dévorer par le molosse qui bave en courant le long du grillage. Charlotte pourtant ne semble pas de cet avis. Elle fait quelques pas en direction de la clôture. Immédiatement, le chien se précipite vers elle la gueule grande ouverte. Sans se désarmer, la fillette s'accroupit. Elle commence à parler d'une voix très douce. Léo n'entend pas ce qu'elle dit. Comme la bête ne s'intéresse plus à lui, il ose approcher. Les mots qui sortent de la bouche de Charlotte sont pour lui totalement inconnus. Il suppose qu'il s'agit d'une langue étrangère. C'est très agréable à entendre, comme une mélodie. Il s'aperçoit vite que les mêmes intonations reviennent fréquemment. On dirait une litanie. Quoi qu'il en soit, la recette semble efficace, car le molosse peu à peu se calme. Il commence par cesser d'aboyer avant de s'asseoir. Après un certain temps, il finit même par se coucher docilement le long du grillage en gémissant. Lorsque Charlotte lui tend une main, il se met à la lécher 82


affectueusement, comme s'il la connaissait depuis toujours. Les garçons n'en reviennent pas. Julien et Lucien, qui prudemment sont restés en retrait, approchent doucement. Léo fait encore un pas en avant. Les deux autres le suivent, un peu honteux d'avoir eu peur d'un animal qui se laisse si facilement approcher par une fille. - Allez ! Approchez ! les encourage d'ailleurs Charlotte en souriant. - Comment as-tu fait ? interroge Léo avec admiration. - Je ne sais pas. J'aime les bêtes et elles le sentent. - Et ces mots que tu murmurais, qu'est-ce que c'était ? - Oh ! Ce sont des choses que m'a apprises ma grandmère, des vibrations qui apaisent. Je les utilise souvent avec les chevaux. - En quelque sorte, tu es un peu sorcière ! fait Julien en riant. - Je ne sais pas. Mon grand-père dit que j'ai le don, comme Mama. - Bon ! Peut-être qu'à présent on peut envisager de passer de l'autre côté de cette clôture ? propose Léo. - Oh ! Non ! Moi j'ai faim ! dit Lucien en fouillant la poche de son blouson pour y trouver un paquet de gâteaux à moitié vide que Charlotte lui arrache des mains. Il n'a pas le temps de protester que la fillette se précipite vers la barrière qui ferme la propriété. Lucien voit alors avec regret les gâteaux disparaître un à un dans la gueule du chien. En quelques secondes le paquet est vide. Le molosse se lèche les babines d'un air satisfait puis gratifie la fillette d'un coup de langue énergique à travers les barreaux. - En voici au moins un qui ne nous empêchera pas de rentrer, dit Charlotte. - Par contre, je me demande comment franchir les barbelés ! rétorque Léo. Les enfants décident de faire le tour de la clôture dans l'espoir de trouver une faille au système de sécurité. Force 83


est pour eux de constater que le grillage ne comprend pas la moindre brèche et que le fil de fer barbelé le rehausse sur toute la longueur. C'est encore Charlotte qui trouve la solution. Elle est en effet la première à remarquer un gros chêne dont les premières branches sont suffisamment près du sol pour qu'ils puissent s'y hisser. Une des ramifications de l'arbre s'étend jusqu'à l'autre côté de la clôture. Certes, la branche se trouve peut-être à deux mètres du sol, mais il est sans doute possible de sauter d'une telle hauteur sans se faire mal. Charlotte en tout cas est certaine d'y arriver. Lorsqu'elle expose son projet aux autres, elle ne trouve personne pour protester. Après l'épisode du chien, dont personne n'est fier, aucun des enfants ne veut passer pour un poltron. Léo est plutôt de nature sportive et il se dit que pour lui cela ne devrait pas poser trop de problème. C'est ainsi que, en moins de temps qu'il faut pour le dire, toute la bande se retrouve de l'autre côté du grillage. Lucien a bien quelques difficultés à se hisser sur la branche. Cependant, avec un peu de bonne volonté et l'aide de ses compagnons, il y parvient malgré tout. - Vous êtes sûr que personne ne verra nos vélos ? s'inquiète Julien. Léo le rassure. Par précaution, ils ont en effet pris soin de camoufler les bicyclettes derrière un fourré. Ce n'est pas tant la crainte du vol que de se faire surprendre qui guide leurs motivations. L'endroit a beau être désert, ils ne sont pas à l'abri d'une visite-surprise des propriétaires. Ils n'auront aucun mal à se cacher dans le capharnaüm qui les entoure. Si personne ne remarque les vélos, il n'y a donc aucune raison qu'on soupçonne leur présence. En revanche, Léo se demande de quelle manière ils vont s'y prendre pour ressortir. De ce côté-ci, la branche est

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beaucoup trop haute pour qu'ils puissent l'attraper. Encore une fois, c'est en jetant un regard sur le bazar dans lequel ils évoluent qu'il se rassure. Ils n'auront que l'embarras du choix pour trouver un objet quelconque en guise d'échelle. Il en est là de ses réflexions quand ils arrivent devant la porte du local de parpaings. Naturellement, celle-ci est close. La fenêtre est située presque au niveau de la toiture et elle ne leur permet pas de regarder de l'autre côté. Lucien propose à Léo de monter sur ses épaules. Une fois installé, ce dernier s'accroche aux barreaux pour assurer sa stabilité puis il colle son visage au carreau. L'intérieur de la pièce est sombre mais il distingue un bureau, un placard, et un tas de cartons qui jonche le sol. Il n'y a là rien de bien intéressant et Léo se laisse redescendre. Les enfants, avec le chien sur les talons, font alors le tour du hangar de tôle. Le portail principal est fermé à clé, mais sur un côté, ils remarquent une fenêtre dont le cadre de bois est rongé par les intempéries. Il suffit à Léo de le pousser pour qu'il bascule sans résistance. En y regardant de plus près, il comprend que le battant est tellement abîmé que la fermeture guidée par la poignée s'est arrachée. Elle pend au montant inférieur, retenue par une seule vis. Léo enjambe la fenêtre, suivi par les autres. L'éclairage est faible. Au plafond, des panneaux de Plexiglas laissent tout de même passer la lumière et, au bout d'un certain temps, leurs yeux s'accoutument. Là encore, le désordre règne. Comme à l'extérieur, de vieilles voitures, sans roues ni portières, sont posées sur des parpaings. Diverses pièces de moteurs sont éparpillées sur le sol. Des bidons d'huile traînent un peu partout et les enfants doivent redoubler d'attention pour ne pas y mettre un pied. Contre une fenêtre, sur l'arrière du bâtiment, ils distinguent un établi encombré d'outillage. Il ne faut pas longtemps à Léo, en s'approchant, pour s'apercevoir qu'il 85


n'y là que du vieux matériel. Des clés rouillées et des tournevis cassés sont posés çà et là, parmi des marteaux et des boîtes de boulons graisseux. - Tout ça n'est pas reluisant, fait-il à l'intention de ses amis. - Bah ! C'est normal, c'est une casse automobile, dit Julien avec une certaine logique. On n’est pas chez un concessionnaire ! - C'est à voir ! lance soudain Charlotte. Les garçons se tournent vers l'endroit d'où provient la voix de la fillette et sont surpris de ne pas la voir. - Venez par ici ! ajoute-t-elle pour les guider. C'est seulement à cet instant que Léo comprend que le hangar est scindé en deux parties. La paroi de tôle qu'il prenait pour le fond du bâtiment est en fait une cloison le séparant par le milieu. Un rideau, composé de lames de plastique noir, permet de passer de l'autre côté. Cet endroit étant peu éclairé, il est assez difficile à distinguer. C'est sans doute pourquoi les enfants ne l'avaient pas remarqué. Ils se précipitent donc dans cette direction et lorsqu'ils rejoignent Charlotte, ils restent un instant sans voix. Une grosse voiture de luxe, neuve et rutilante, ne semble attendre que son chauffeur pour aller parader en ville. - Alors ça ! lâche Léo ébloui. Je me demande bien d'où elle sort celle-là. - C'est une BMW ! fait Lucien en connaisseur. - Et fraîchement repeinte on dirait, ajoute Julien en désignant un compresseur et un pistolet à peinture à quelques mètres. D'ailleurs, en y regardant bien, ils devinent que cet endroit est en fait une cabine de peinture. Des pots vides sont entassés dans un coin et l'odeur qui s'en dégage ne trompe pas. En revanche, le matériel ici est en très bon état. L'espace autour d'eux est propre et cela détonne étrangement avec ce qu'ils ont pu voir jusqu'à présent. - Qu'en pensez-vous ? demande Julien. 86


- J'ai l'impression qu'il se passe ici des choses étranges, répond simplement Léo. Il trouve curieux que quelqu'un fasse repeindre une voiture de luxe dans un endroit aussi minable. Et puis, à sa connaissance, une casse automobile n'a jamais servi à cela. Évidemment, il peut s'agir du véhicule du propriétaire des lieux qui aurait lui-même fait le travail. Pourtant, Léo n'y croit pas vraiment. Depuis qu'ils sont arrivés dans cette casse, il est dominé par un sentiment de suspicion. Il pressent que quelque chose n'est pas normal. Il n'a pas le temps de s'interroger plus longtemps, car provenant de l'extérieur, le bruit d'un moteur se fait entendre. - Une voiture s'approche ! crie Charlotte - Chut ! ordonne Léo. Elle ne fait peut-être que passer. Mais il se rappelle alors que la rue est en cul-de-sac et il sent son ventre se nouer. D'ailleurs, il entend maintenant nettement le véhicule qui ralentit. Il semble s'arrêter un moment avant de s'approcher. Il est cette fois-ci tout près du hangar. Léo comprend que la voiture vient de franchir le portail et qu'elle ne va pas tarder à stopper devant la porte du bâtiment. Vite ! Il leur faut trouver une cachette ! Déjà Charlotte disparaît derrière une palette de pots de peinture neufs. Les autres se précipitent derrière elle. Quelques secondes plus tard, le bruit du portail coulissant sur son rail leur glace le sang. Le moteur de la voiture ronronne maintenant à l'intérieur, juste de l'autre côté de la cloison. Les enfants se serrent les uns contre les autres. Léo sent la cuisse de Charlotte trembler contre sa jambe. Puis le moteur s'arrête. Des portières claquent. Une porte s'ouvre et se referme. Léo suppose qu'il s'agit de l'ouverture du bureau qui communique avec l'atelier par l'intérieur. Des voix d'hommes parviennent jusqu'à ses oreilles, mais le mur du local et la distance ne lui permettent pas de comprendre ce qu'ils disent. 87


Une odeur de gaz d'échappement plane dans l'air et la peur tenaille le ventre de Léo. Il se passe une éternité avant que la porte s'ouvre à nouveau. Léo souffle en entendant le bruit d'une portière. Enfin, les inconnus vont s'en aller ! Aux différentes voix qu'il a entendues, il suppose qu'ils sont trois. Il ignore qui ils sont, mais il se félicite de ne pas avoir eu l'occasion de faire leur connaissance. - Attendez ! Je prends mon paquet de cigarettes et j'arrive. L'homme qui s'exprime ainsi parle fort avec une tonalité grave. - Hum ! Viens donc voir la BM. Un vrai bijou ! Le second paraît enroué. - On a bien travaillé, n'est-ce pas ? Le troisième a une voix fluette et aiguë. Léo ne sait pas auquel des deux autres il s'adressait, mais nul ne lui répond. En revanche des pas se dirigent vers eux. Les enfants se tassent un peu plus derrière les pots de peinture. Lorsque l'âpre odeur du tabac parvient à ses narines, Léo devine que l'homme qui cherchait ses cigarettes est là aussi. Un sifflement retentit dans le silence angoissant. - Ouah ! On peut dire que c'est réussi ! - Elle part ce soir ? demande la voix fluette. C'est l'homme qui paraît enrhumé qui répond : - Oui, comme prévu. C'est Gégé qui vient la chercher. Si tout va bien, la voiture sera demain en Espagne. Aprèsdemain, elle embarque pour Tanger. - C'est une affaire qui tourne, dit l'homme qui parle fort. Il tousse avant de poursuivre : - Je ne comprends pas pourquoi le patron a décidé d'arrêter ? - Il vaut mieux s'arrêter avant de se faire prendre, répond la voix au timbre enroué. Comme dit le proverbe : Prudence

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est mère de sûreté ! - Oui. Il n'empêche qu'on gagnait du pognon en repeignant ces bagnoles volées, proteste le troisième individu. Pour ma part, j'aurais bien continué un peu. - Allons, Ripoux ! Tu feras ce qu'on te dit de faire ! D'ailleurs, demain matin, il n'y aura plus aucune trace de notre petite activité. Plus d'atelier. On se fait virer le fric de l'assurance et on fiche le camp d'ici. - Bien sûr. Gégé a toujours de bonnes idées. - Hum ! A ce propos, il n'a pas vraiment apprécié ta petite expédition punitive de la nuit dernière. Pour un peu, tu aurais tout fichu en l'air ! Depuis le début de la conversation, Léo est tout ouïe. Il a bien sûr compris que les trois hommes font le commerce du maquillage de voitures volées. Ils appartiennent sans doute à une bande parfaitement organisée et qui prévoit de stopper son activité. Le garçon n'a cependant pas tout saisi de ce qui s'est dit jusqu'à présent. Les propos concernant l'assurance lui échappent, mais la dernière phrase retient particulièrement son attention. - Je suis désolé, s'excuse l'homme à la voix fluette qui manifestement se fait appeler Ripoux. On avait un peu bu, tu sais ce que c'est. - On ne vous a jamais demandé d'aller embêter ces gens ! - Bah ! On les a seulement un peu bousculés. Personne ne nous a vus. - Encore heureux ! Mais ne t'avise plus jamais de prendre de telles initiatives, compris ? La question reste sans réponse. C'est le fumeur qui conclut : - Allez ! Arrêtez, vous deux. Ce n'est pas le moment de se disputer. Allons plutôt boire une bonne bière. Léo est plein d'espoir. Cette fois-ci, les inconnus vont certainement partir. Malheureusement, à cet instant précis, un intrus entre en 89


scène. Une cavalcade se fait entendre sur le sol. Un homme pousse un cri de surprise et une boule de poil surgit juste devant le visage de Léo. - Allons ! Qu'est-ce qui lui prend à ce chien ! Brutus ! Viens ici ! Mais le molosse, trop heureux sans doute de retrouver ses nouveaux amis, n'écoute pas son maître. Il a entrepris de lécher goulûment le visage de Léo qui tente désespérément de le repousser. Lorsque le chien décide de s'en prendre à Lucien, le garçon ne peut retenir un cri de stupeur. - Qu'est-ce que c'est que ça ? interroge Ripoux. - Brutus ! Des pas s'approchent rapidement. Léo se recroqueville sur lui-même et lorsqu'il laisse son regard glisser sur le sol, il voit avec terreur une paire de chaussures noires. Il n'a pas le temps de lever les yeux que la voix enrouée demande froidement : - Mince alors ! Qu'est-ce que vous faites là vous ? - Qu'est-ce qu'on va faire de ces gosses ? Ripoux est un homme brun, de petite taille mais trapu, avec un regard fuyant. Il porte un jean et un blouson de cuir. Il doit être très nerveux, car il bouge sans arrêt. Ses compagnons sont beaucoup plus grands que lui. Ils ont tous deux les cheveux blonds, la silhouette longiligne. La forme caractéristique du nez, long et fin, les mêmes yeux bleus laissent présager qu'ils sont frères. Celui qui semble être le plus jeune des deux se tourne vers l'autre. Visiblement, des trois hommes, c'est le plus âgé qui prend les décisions. Comme ses compagnons attendent une réponse, il dit : - Je ne sais pas ce que nous allons bien pouvoir faire de ces moutards. Mais comment êtes-vous entrés ici, vous

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autres ? Les enfants restent muets. L'homme qui les interpelle semble perdre patience. Il saisit Léo par les épaules, l'obligeant contre son gré à se redresser. Il se met à le secouer brutalement : - Tu vas répondre ? Sale petit voyou ! - Pardon, m'sieur. C'est mon frère qui cherche des pièces pour sa voiture. Il nous a envoyés ici. Comme c'était fermé, on est passé par-dessus le grillage. Ensuite, on est entré par la fenêtre. On ne recommencera plus ! - Tu te moques de moi, sale petit voleur ? - Et le chien ? demande Ripoux. - C'est vrai ça. Comment se fait-il que Brutus ne les ait pas bouffés ces gamins ? fait le chef de la bande. - Ah ah ah ! s'amuse son frère. Je t'ai toujours dit que ton clébard n'était qu'un fichu bon à rien. Mon pauvre Franky, tu aurais mieux fait de ne pas t'embarrasser avec ça ! - Hum ! grommelle le dénommé Franky. - Bon ! Mets-moi ces mioches dehors, avec un bon coup de pied au cul et qu'on en finisse ! propose Ripoux. - Ah ! Non ! Il n'en est pas question, rétorque Franky. Ils ont forcément entendu ce qu'on a dit. On a plus qu'à les garder avec nous. - Mais, que vas-tu en faire ? demande son frère. - J'ai ma petite idée. Allez ! Attrapez-moi ça et suivez-moi ! Sans tenir compte des supplications des enfants, les hommes les prennent sans ménagement par les épaules. Ils les traînent derrière eux à travers tout le hangar pour les pousser dans le bureau dont Franky ouvre la porte d'un coup de pied. - Là ! La porte ferme à clé et la fenêtre est protégée par des barreaux. Ils ne pourront pas s'échapper. Ce disant, il referme derrière lui. Léo entend le verrou tourner deux fois et Ripoux qui demande : - Et après ? 91


- Après ? C'est Gégé qui décidera. On a autre chose à faire. On s'en va ! Des portières claquent. Léo entend le portail coulisser sur son rail puis la camionnette démarrer. Le portail se referme et le silence tombe sur les enfants comme un couperet. Ils se taisent. Ils sont terrorisés. Au bout d'un moment, Léo entend un reniflement. C'est Charlotte qui s'est mise à pleurer. Il l'enlace tendrement en serrant les dents pour ne pas lui-même céder au désespoir. - Mince alors ! Il est midi passé. Quand est-ce qu'on va pouvoir manger ? s'inquiète Lucien.

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Chapitre 11

Le malheureux devra apprendre à jeûner, car non seulement il va sauter le déjeuner, mais aussi le dîner. En effet, il fait nuit depuis longtemps quand le moteur d'une voiture vient ronronner devant le portail. A ce moment là Léo est en train de se battre avec une armée de soldats ailés. Serrés les uns contre les autres, les enfants avaient en effet fini par s'endormir et c'est Léo qui le premier réalise qu'un véhicule vient de stationner à l'extérieur. Quelques minutes plus tard, des hommes discutent en pénétrant dans le hangar : - Bon ! Allons voir à quoi ressemblent ces mômes ! La clé tourne dans la serrure et la porte s'ouvre. Lorsque la lumière jaillit dans la pièce, que les enfants n'avaient pas même cherché à éclairer, ils plissent les paupières pour se protéger du néon nu qui leur agresse les yeux. A moitié ébloui, Léo regarde vers la porte où se tiennent trois silhouettes qu'il a du mal à reconnaître. C'est à la voix qu'il sait que Franky fait partie des visiteurs : - Voilà nos petits espions, dit-il à l'intention de l'homme qui regarde par-dessus son épaule. Les yeux de Léo commencent à s'accoutumer à la vive lumière et il reconnaît à présent clairement les deux frères

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aux cheveux blonds. L'individu auquel s'est adressé Franky lui est inconnu. Il est plutôt jeune. Ses vêtements, pantalon à pince et veste de costume, lui confèrent l'allure d'un honnête homme. Mais son visage, dur et fermé, contredit cette première impression. Une longue cicatrice lui barre la joue droite. C'est son regard surtout qui retient l'attention de Léo. Ses petits yeux furtifs, très sombres, étudient scrupuleusement les enfants. Ses paupières mi-closes se ferment un instant complètement, comme s'il cherchait à enregistrer l'image qu'il vient de photographier mentalement. Lorsqu'elles s'ouvrent à nouveau, Léo lit dans ses yeux une sourde rage, une colère brûlante qui lui glace le sang. - Il faut qu'on s'en débarrasse, dit l'homme en sifflant entre ses dents. - D'accord Gégé, mais de quelle façon ? L'homme réfléchit un moment avant de s'adresser aux enfants. - Qui êtes-vous ? Comme Charlotte recommence à pleurer, il s'approche d'elle, passe ses mains sous ses aisselles et la décolle littéralement du sol : - Toi, la pleurnicheuse, tu vas me dire ton nom ! Entre deux sanglots et de façon tout à fait inaudible, la fillette lâche son prénom. Mécontent de ne pas avoir compris, son bourreau la secoue violemment. Il se met à crier : - Tu vas parler clairement ! Terrorisée, l'enfant hurle : - Charlotte, je m'appelle Charlotte. Je vous en prie, lâchezmoi ! Au lieu de calmer Gégé, les cris de la fillette semblent décupler sa rage : - D'où viens-tu ? crache-t-il en la secouant de plus belle. Bouillant de rage, ne supportant plus que ce sale 94


bonhomme maltraite son amie, Léo se précipite sur lui. Les poings serrés, le visage tordu par un rictus de haine, il se met à lui balancer de méchants coups de pieds dans les tibias. Aussitôt Franky se précipite. Il ceinture le garçon à la taille et l'oblige à reculer. - Merci Franky, dit Gégé. Il a de la chance que je n'ai pas une main libre ce mouflet, sans quoi je lui aurais collé une bonne paire de gifles. D'où viens-tu ? répète-t-il à l'intention d'une Charlotte tremblante de peur. - Je viens du Cirque Bazar, à la Chapelle Launay ! - Quoi ? C'est Ripoux qui laisse ainsi s'exprimer son étonnement. - Mince, fait son frère. Voici qui risque de compliquer nos affaires. Gégé laisse tomber la fillette sur le sol sans ménagement. Elle se précipite vers Léo et se jette dans ses bras. Le garçon l'enlace d'un air protecteur et, d'une main, il caresse affectueusement ses longs cheveux bouclés. - Et les autres d'où viennent-ils ? questionne Franky. Il demande à ses compagnons : - Est-ce que vous avez fouillé leurs poches ? Les deux frères se concertent du regard. Ils hochent la tête de gauche à droite en baissant les yeux. - Bande d'imbéciles ! rugit leur chef. Non seulement vous ne savez pas qui ils sont, mais il ne vous est pas non plus venu à l'esprit que l'un d'eux aurait pu avoir avec lui un portable ? Allez ! Videz-moi les poches de ces morveux ! Les hommes s'exécutent avec zèle. Sans tenir compte des protestations des enfants, ils les ceinturent fermement l'un après l'autre pour une fouille rapide. Ils étalent sur le bureau les menus objets que Gégé jauge d'un œil attentif. Mais il n'y a là rien de très important. Pas de téléphone, pas plus de portefeuille pouvant contenir des pièces d'identité. Le porte-monnaie de Léo est ouvert puis abandonné avec une amulette porte-bonheur appartenant à Charlotte et une 95


barre de céréales écrasée que Lucien regarde avec regret. Quand Franky trouve un paquet de feuilles pliées en quatre dans le blouson de Julien, il le tend directement à Gégé. L'homme les déplie rapidement. Il les pose devant lui sur le bureau pour les étudier un instant. - On dirait l'abbaye de Blanche Couronne, fait Franky en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. Il s'agit en fait d'un document provenant du site internet mis en ligne par l'association des amis de Blanche-Couronne que Julien avait imprimé quelques jours plus tôt. C'est ce qu'il explique aux hommes lorsqu'ils l'interrogent. - Cela ne va pas nous servir à grand-chose, dit Ripoux en se tournant vers Gégé. - Hum ! rétorque son frère en fronçant les sourcils. Et si ces gamins viennent du cirque, cela risque de contrecarrer tous nos plans ! - Je n'en suis pas si sûr, dit alors Gégé en souriant. Je crois même au contraire que cela pourrait servir nos intérêts. - Tu as une idée ? font ensemble les deux frères. - Je crois, oui. Une très bonne idée même. Chargez-moi le fourgon de bidons d'essence et fourrez-moi ces gosses avec. On va aller faire un petit tour dans la campagne. Les enfants se serrent les uns contre les autres à l'arrière du véhicule. Ripoux est monté avec eux. Il se tient devant la double porte afin de prévenir toute tentative d'évasion. La cabine, à l'avant, est séparée par une tôle. Elle est découpée au milieu en une longue fenêtre et Léo distingue le ruban de bitume qui défile rapidement devant ses yeux. Le faisceau des phares éclaire des arbres au bord de la route. La camionnette s'arrête de temps en temps à un carrefour, pour repartir aussitôt. Le trafic est nul. Léo suppose qu'il doit être tard. Il a cependant complètement perdu la notion du temps. La peur le tenaille. Il ne sait pas

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où les emmènent leurs ravisseurs. Lorsqu'il leur a posé la question, un peu plus tôt, personne n'a répondu. Quand son regard se pose sur les nombreux bidons d'essence, stockés contre une paroi du véhicule, son ventre se serre. Il sait bien que les hommes vont s'en servir pour allumer un feu. Lorsqu'ils chargeaient le fourgon, Franky et Ripoux semblaient s'interroger sur les intentions de leur chef. Un moment donné, Ripoux lui a directement demandé ce qu'il comptait faire. Gégé n'a pas dit un mot. Il s'est contenté de regarder les bidons d'essence en souriant, puis ses yeux ont glissé sur les enfants et son visage s'est fermé. - Ce ne sont que des enfants, a alors fait Franky. Leur chef n'a pas répondu. Il a tourné les talons et disparu de la vue de Léo. Enfin, la camionnette semble ralentir. Elle tourne sur la gauche et s'engage sur une petite route déserte. En dépit de l'obscurité, Léo a l'impression d'être déjà passé par là. Mais il n'a aucune certitude. Le conducteur n'accélère plus. Il a certainement l'intention de s'arrêter prochainement. Aussi Léo n'est-il pas surpris lorsque, quelques minutes plus tard, le moteur assourdissant se tait subitement. Les deux hommes descendent prestement du véhicule pour venir ouvrir la porte à l'arrière. Comme Léo se précipite en avant, avec l'espoir de se faufiler entre les jambes de leurs ravisseurs, une main ferme le saisit à l'épaule. - Eh là ! Où comptes-tu aller comme ça ? Gégé tord les deux bras de l'enfant derrière son dos afin de l'immobiliser. Lorsque ce dernier tente de se dégager, une douleur fulgurante s'élance jusque dans ses épaules. - Hop hop hop ! On se calme ! ordonne son bourreau. Léo n'a pas d'autre choix que de se détendre. La douleur cesse immédiatement. Comme les autres se montrent plus

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coopératifs, ils bénéficient d'un traitement moins sévère. Guidés par leurs ravisseurs, ils se dirigent alors vers une forme sombre et monumentale qui se détache vaguement sur le ciel d'encre. La nuit est si noire qu'il faut un certain temps à Léo pour reconnaître l'abbaye de Blanche Couronne. Il comprend à présent pourquoi la petite route qu'ils ont empruntée lui rappelait vaguement quelque chose. Il se demande en revanche pourquoi Gégé a décidé de les conduire en ces lieux au beau milieu de la nuit. - Tu as ton passe-partout ? demande Franky à son frère quand ils arrivent devant le portail. - Évidemment, répond celui-ci en fouillant dans ses poches. Quelques instants plus tard, ils pénètrent à l'intérieur du cloître. Léo devine la forme circulaire du puits au milieu. La silhouette des arbustes qui ont poussé dans l'enceinte se détache vaguement sur le fond noir qui les entoure. C'est vers l'obscurité que les hommes les entraînent. Ils ouvrent des portes, les unes après les autres, traversent des salles obscures en s'éclairant d'une simple lampe de poche. Ils ne semblent pas vraiment savoir où ils vont. Au bout d'un moment, Franky s'inquiète : - Et alors, on va tourner en rond comme ça toute la nuit ? - Non, répond Gégé, mais laisse-moi faire ! - Que cherches-tu ? insiste Ripoux. - Ceci. Le faisceau de la lampe que Gégé tient dans sa main éclaire les premières marches de l'escalier. - Suivez-moi ! Poussant devant eux les enfants, les hommes emboîtent le pas de leur chef. Une fois qu'ils sont à l'étage, le faisceau de la lampe électrique balaie plusieurs fois les entrelacs de poutres et de chevrons qui soutiennent la toiture. - Bien, très bien, fait alors Gégé d'un air satisfait. Il balance un rouleau de cordelette sur le plancher : - Attachez-moi ces gamins aux poutrelles, là-bas, dit-il en 98


éclairant une direction bien précise Franky et Ripoux s'exécutent. - Allez me chercher les jerricans maintenant ! ordonne-t-il.

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Chapitre 12

Au même instant, une vieille Peugeot blanche se gare devant la casse automobile, dans la zone industrielle des Acacias. Un homme descend péniblement de la voiture. Il laisse les phares allumés pour observer le portail fermé, le grillage et le fil de fer barbelé. Il hoche la tête d'un air contrarié. Un grand chien noir vient se jeter sur la grille en aboyant furieusement. - Et bien mon coco, qu'as-tu donc ? Rendu furieux par la voix éraillée, l'animal grogne sourdement. Non sans quelque difficulté, l'homme s'accroupit devant la bête. Il se met alors à murmurer des mots étranges qui font aussitôt dresser les oreilles du chien. A plusieurs reprises, le singulier individu fredonne des syllabes, douces et chantantes, qu'il répète comme une incantation au pouvoir magique. Et, de fait, après un certain temps, le molosse se calme complètement. Il reçoit passivement la main qui se tend vers lui pour lui gratter le cou. Quand l'homme se redresse et qu'il longe le grillage en claudiquant, l'animal le suit joyeusement. Le mystérieux individu passe une main perplexe dans ses longs cheveux gris. Enfin, il remarque un gros chêne dont les premières branches se trouvent suffisamment près du

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sol pour qu'il puisse y monter. En dépit de son handicap, il parvient à se hisser sur la ramure qui s'étend jusque de l'autre côté du grillage. Il s'y suspend lestement et balance plusieurs fois son corps d'avant en arrière. Lorsqu'il se reçoit sur le sol, un sourire illumine son visage. Le souvenir de ses années de gloire un moment le maintient dans un état second. « Finalement, je n'ai pas perdu la main, » se dit-il. Mais lorsqu'il se remet en marche, en traînant difficilement sa jambe droite, une ombre douloureuse s'installe sur son visage. Les belles années sont derrière lui désormais. Le chien vient se frotter contre sa cuisse et il lui caresse distraitement le museau. - Et bien, mon copain. Fais-moi donc visiter les lieux ! L'homme contourne les bâtiments, balayant le bardage avec une lampe électrique. Il remarque la fenêtre entrouverte et se glisse à l'intérieur du hangar. Il ne met pas longtemps à explorer les lieux. Il découvre la cabine de peinture et la voiture rutilante. Il en déduit immédiatement que l'activité des propriétaires de cette soi-disant casse est pour le moins douteuse. Lorsqu'il arrive devant la porte du bureau, il constate avec regret qu'elle est verrouillée. Il étudie un instant la serrure. C'est un modèle tout simple. Comme il a repéré en rentrant l'établi encombré d'outils, il se dit qu'il y trouvera certainement de quoi ouvrir cette porte. Quelques minutes plus tard en effet, avec l'aide d'un tournevis, il démonte la serrure. Puis, en tenant dans une paire de pinces un fil de fer coupé, il parvient à faire tourner le pêne. Un claquement résonne dans le silence nocturne et la porte s'ouvre. Le faisceau de sa torche glisse sur les murs, la chaise, le bureau, sur lequel il s'attarde. L'homme s'approche. Il se saisit d'un porte-monnaie, d'une barre de céréales et d'un petit trousseau de toile. De chaque côté, deux liens de cuir 101


se rejoignent et se terminent par un fermoir argenté. L'amulette se porte autour du cou. Le mystérieux personnage l'approche de ses narines. Un vague effluve de lavande s'en échappe encore. Il porte l'objet vers son cœur en fermant les yeux. Enfin, il regarde à nouveau sur le bureau. C'est seulement qu'il remarque un paquet de feuilles A4, imprimées en couleur. Quand il se penche dessus, il reconnaît une photographie de l'abbaye de Blanche Couronne. Manifestement, les documents proviennent d'un site internet. L'homme quitte le bureau. Une forte odeur d'essence imprègne l'atmosphère. En éclairant le sol sous ses pieds, il observe de larges taches sur la chape de béton. Il se penche, renifle deux ou trois fois et se redresse. Un véhicule a dû perdre du carburant à cet endroit, se dit-il avant d'apercevoir un jerrican abandonné à quelques mètres de là. Le bidon est plein. Curieusement, il se trouve en plein milieu du hangar, dans l'axe du portail. On dirait qu'il a été oublié là. Perplexe, le singulier individu fourre une main dans une poche de sa veste élimée. Il constate alors qu'il a machinalement empoché l'amulette qu'il a trouvée sur le bureau. Les documents sur l'abbaye de Blanche Couronne y sont aussi. C'est à ce moment qu'il comprend. Quelques minutes plus tard, la Peugeot défraîchie démarre sur les chapeaux de roue.

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Chapitre 13

Les enfants hurlent. Le crépitement des flammes envahit la nuit. Déjà elles dévorent toute une partie de la charpente. Dans un craquement effroyable, une poutre incandescente s'effondre à quelques mètres d'eux. Léo tousse. La fumée lui pique les yeux, pénètre dans sa gorge, lui brûle les poumons. Il suffoque, il crie et crache à la fois. Il tire sur les liens qui lui rongent les chairs. Ils sont très serrés. Il sait qu'il n'a aucune chance de s'en défaire. Une langue de feu s'approche rapidement. Julien et Lucien appellent au secours. Curieusement, Charlotte se tait. Elle regarde avec fascination le monstre rougeoyant qui danse en crépitant rageusement. Et puis, toute une partie de la toiture s'effondre. Léo regarde malgré lui les particules enflammées qui tournoient sur l'écran de la nuit noire. Quand il baisse les yeux, le spectacle de l'enfer crachant le souffre à ses pieds le terrorise. Un étrange étourdissement lui fait fermer les paupières. Il sent que ses pieds se dérobent. Au moment de sombrer dans l'inconscience, des mains le soutiennent. Lorsqu'il se ressaisit, il a tout d'abord un mouvement de recul. Un visage buriné se penche vers lui. C'est celui d'un homme, un homme qu'il a déjà vu. Ses

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longs cheveux gris sont ébouriffés sur sa tête, mais il sourit avec bienveillance. - Allez mon garçon ! Ce n'est pas le moment de flancher. En moins de temps qu'il faut pour le dire, les mains de Léo retrouvent la mobilité. Il aide l'inconnu à défaire les liens qui entravent ses amis. Enfin, ils sont libres. L'homme les guide vers l'escalier en haut duquel il s'arrête brusquement. Horrifié, Léo contemple toute une partie de la charpente, effondrée en plein milieu et brûlant comme un fétu de paille. Ils sont pris au piège. Heureusement, leur mystérieux sauveur réagit immédiatement. Il retourne à l'endroit où les enfants étaient encore attachés quelques minutes auparavant. Il récupère le rouleau de cordelette abandonné sur place par leurs ravisseurs et en fixe une extrémité sur une poutre encore saine. Puis il jette la corde par une fenêtre : - Charlotte ! Vas-y ! Étonnée que l'inconnu l'appelle par son nom, la fillette hésite. Mais quand un terrible craquement se fait entendre derrière eux, elle s'exécute sans plus réfléchir. A l'aide de la corde, les enfants se laissent descendre le long du mur. Lorsqu'ils sont tous les trois dans le cloître, l'homme les rejoint. A peine met-il les pieds à terre que toute la toiture s'effondre. Le bruit est épouvantable. Le crépitement redouble d'intensité. Des langues de feu gigantesques lèchent les murs, ressortent par les ouvertures. Comble de l'horreur, une poutre est tombée devant l'entrée du cloître. « Cette fois, c'est terminé, » songe Léo désespéré. Encore une fois, c'est leur mystérieux sauveur qui prend l'initiative. Il récupère un morceau de la cordelette qui pend encore par la fenêtre par laquelle ils sont descendus. Il la fixe sur la potence du puits et descend à la seule force de ses bras. Il disparaît totalement. Et puis, avec une étrange résonance, 104


sa voix parvient jusqu'aux enfants : - Descendez ! N'ayez pas peur ! Comme les autres hésitent, Léo enjambe le muret et commence à descendre. Il n'en est pas sûr, mais il a l'impression d'apercevoir le reflet des flammes rougeoyantes au fond du puits. S'il y a de l'eau, il se demande bien où est passé l'inconnu. Il est seulement descendu de quelques mètres qu'un bras, brusquement surgi du mur contre lequel il s'appuie, le saisit par la taille. Le garçon ne peut retenir un cri de frayeur. Puis il comprend qu'il y a une cavité à l'intérieur de la paroi et que l'homme y est accroupi. Quand Léo se glisse à ses côtés, celui-ci recule pour disparaître dans l'obscurité. En se repérant à la faible lumière de la lampe que l'inconnu dirige vers lui, il s'enfonce à son tour dans les ténèbres. Charlotte, Julien et Lucien marchent derrière Léo, qui luimême suit leur mystérieux guide. Ce dernier est obligé d'avancer genoux fléchis et le dos courbé, tant le plafond est bas. Ce que Léo avait tout d'abord pris pour une simple cavité s'est avéré être tout autre chose. Maintenant qu'ils ont évolué de plusieurs mètres dans un boyau, certes étroit, mais visiblement praticable, le garçon comprend qu'ils sont dans un souterrain. Par endroits, les parois sont maçonnées, afin sans doute de prévenir les éboulements. L'endroit est très humide, le sol boueux et des gouttelettes d'eau suintent de tous côtés. Léo se demande s'il est bien prudent de s'aventurer ainsi dans le ventre de la terre. En effet, à tout instant, celle-ci risque de se refermer sur eux pour les ensevelir à tout jamais. En même temps, il est conscient qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Ils n'avaient certainement pas le temps d'attendre l'arrivée des pompiers. C'est même une chance que l'homme qui les guide ait eu connaissance du souterrain

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dans lequel il semble les entraîner sans inquiétude. En suivant machinalement les pas de l'inconnu, Léo s'interroge sur son identité. Il a bien sûr reconnu le mystérieux individu dont ils ont retrouvé par hasard la casquette. Il se rappelle l'avoir aperçu à deux reprises. La première, lorsqu'il semblait épier le campement des gens du cirque. La deuxième fois qu'il l'a vu, c'était ici même, à l'abbaye. Quand par hasard Mani s'était engagé sur cette route, le jour où ils avaient écumé la commune pour faire de la publicité. Léo avait reconnu l'homme qui les observait alors qu'il était à moitié caché à l'angle de la chapelle. Bien que Léo ignore les motivations de l'inconnu, il devine que ce dernier doit les suivre depuis un certain temps. C'est alors qu'il se souvient qu'il a même appelé Charlotte par son prénom, lorsqu'ils étaient encore dans l'abbaye. Ceci lui paraît d'autant plus étrange que la fillette en avait paru fort étonnée. Décidément, le mystère qui entoure cet homme est impénétrable. Léo brûle d'impatience de lui demander des explications. Cependant, il comprend que ce n'est pas le moment et il se concentre à nouveau sur ses pas. Depuis un certain temps, la nature du sol a changé. Perdu dans ses pensées, Léo ne s'en était pas aperçu. La terre boueuse qui lui collait aux pieds semble avoir durci. Les parois du tunnel paraissent moins humides. Le garçon se rend compte qu'il est un peu courbé en avant et que son souffle est court. Il comprend alors qu'ils évoluent désormais sur une pente ascendante. Plus ils avancent plus le chemin souterrain monte, à tel point qu'au bout d'un moment Léo se tient plié en deux. C'est tout juste si ses mains ne touchent pas le sol. Il entend derrière lui la respiration saccadée de Charlotte, entrecoupée parfois de gémissements plaintifs. Et que dire du souffle de Lucien qui visiblement souffre le martyre ? Pourtant il fait preuve d'une volonté de fer, car il n'a pas une seule fois ouvert la bouche pour protester. Malgré tout, 106


cette marche est éprouvante et les enfants voudraient bien s'arrêter pour se reposer. Afin de fuir un instant cette périlleuse situation, Léo se met à penser au jour où il était parti se promener seul en forêt. Ce souvenir lui fait perdre un moment la notion du temps. Leur guide semble ne pas avoir conscience de leur lassitude. En dépit de sa jambe handicapée, il marche rapidement, avec détermination. Quand enfin il s'immobilise, Léo en profite pour respirer. Malheureusement, la satisfaction est de courte durée. Aussitôt elle fait place à l'inquiétude. En effet, la lampe de l'inconnu éclaire un éboulis de pierres et de terre qui obstrue totalement le conduit devant eux. - Oh ! Non ! fait-il découragé. Léo en pleurerait. Il ne sait pas depuis combien de temps ils marchent ainsi, dans ce maudit souterrain, mais il avait espéré en sortir rapidement. Maintenant que cet amas de gravats les empêche de continuer, il voit mal ce qu'ils vont désormais pouvoir faire. S'ils ont parcouru tout ce chemin pour devoir au final faire marche arrière, c'est à s'en arracher les cheveux ! De toute façon, ce n'est pas envisageable. L'abbaye certainement flambe toujours et ils ne pourront sans doute pas quitter le tunnel avant un certain temps. Charlotte soupire profondément avant de se laisser choir sur le sol. Accroupie, la tête entre les mains, elle ne prononce pas un mot. Julien balance un coup de coude dans les côtes de Léo. Il regarde en direction de l'homme qui lui-même paraît désemparé. Avec l'espoir peut-être de trouver une faille dans le mur de gravats qui leur barre le chemin, il continue de promener le faisceau de sa lampe en tout sens. Lorsque la faible lumière un moment éclaire son visage, Léo y décèle une profonde inquiétude. Et puis, la lumière vacille. L'éclairage se fait de plus en plus ténu pour, finalement, devenir un simple point orangé dans la main de l'homme. Quelques minutes après, c'est le noir complet. 107


Léo se met à trembler. Derrière lui, il entend les sanglots que Charlotte essaie courageusement de retenir. Le garçon sent un déplacement près de lui. Il devine que l'homme vient de le frôler. Puis il l'entend dire : - Ne t'en fais pas Charlotte, nous allons bien réussir à sortir d'ici. Encore une fois, Léo se demande par quel miracle cet inconnu connaît le prénom de son amie. Guidé par une curiosité croissante, peut-être aussi pour vaincre l'angoisse qui le ronge, la peur des ténèbres, il demande : - Mais, qui êtes-vous donc ? L'homme ne répond pas tout de suite. Il fredonne un air doux qu'il lui semble avoir déjà entendu. Léo s'apprête à répéter sa question lorsqu'une voix triste dit simplement : - Je ne suis plus rien, rien ni personne. La tonalité employée par l'inconnu pour dire cette courte phrase est empreinte d'une telle gravité que le garçon n'ose pas insister. Il s'assoit à son tour sur ses talons et, comme Charlotte, pose sa tête entre ses mains. Au comble du désespoir il ferme les yeux. Il se passe comme cela un long moment silencieux. Léo devine que leur guide est toujours près de son amie, mais il ne l'entend plus. Il laisse divaguer un moment son esprit vers des pensées qui se font de plus en plus confuses. Il est si fatigué qu'il ne faudrait pas grandchose pour qu'il se laisse aller au sommeil. Au bout d'un certain temps, il a l'impression d'entendre un frottement quelque part au-dessus de la galerie. Il croit tout d'abord à quelque mauvais tour provoqué par son esprit exténué. D'ailleurs, lorsqu'il dresse une oreille attentive, il ne perçoit rien de plus que le silence. Léo se dit qu'il a probablement dû s'endormir un instant. Il aurait tout simplement rêvé. Pourtant, après quelques minutes d'un silence pesant, un grattement se fait clairement entendre. Cette fois-ci, le garçon est certain de ne pas être l'objet d'une hallucination, puis le bruit continue. Il se fait même de 108


plus en plus insistant. - Qu'est-ce que c'est ? demande Lucien d'une voix blanche. Vous avez entendu ? - Chut ! fait leur guide. - Le mystérieux grattement semble se rapprocher. Léo a du mal à en localiser la provenance. Il a l'impression que le bruit se situe quelque part au-dessus de sa tête, un peu en avant, sur sa droite. - Oh ! Non ! dit encore Lucien. Ce doit être des rats, des gros rats qui vont nous attaquer ! Il a vraiment l'air terrorisé. - Ne t'en fais pas, mon garçon, je les chasserai, rassure l'inconnu. La fréquence des frottements tout à coup s'accentue. Léo se fait la sombre réflexion que cela pourrait fort bien, en effet, être provoqué par les griffes d'un animal. Et si les rats fouissaient le sol de la galerie au-dessus d'eux ? se demande-t-il en grinçant des dents. Et si ce n'était pas des rats, mais un animal monstrueux vivant sous la terre ? Il en est là de ses inquiétantes réflexions quand, brusquement, quelque chose tombe à ses pieds en grognant. Terrorisé, Léo pousse un cri alors que Lucien se met à hurler : - Un monstre, il va nous dévorer. La chose bouscule Léo, manquant de le faire tomber tandis que Lucien à présent pousse des hurlements incontrôlés. Léo entend des petits cris derrière puis, subitement, le rire cristallin de Charlotte résonne dans la galerie : - Bonjour, monsieur Wu. Le garçon met un certain temps avant de réaliser que c'est au chimpanzé de Zacharie que la fillette s'adresse. - Mais, comment es-tu arrivé jusqu'ici ? questionne Charlotte. Alors seulement Léo sent l'air frais qui glisse sur son 109


visage. Si le singe a trouvé le moyen de les rejoindre, c'est que forcément une brèche est ouverte au-dessus de la galerie. Ils vont enfin pouvoir sortir. Il leur faut un moment pour localiser l'endroit d'où vient le courant d'air. La galerie est plongée dans le noir le plus complet, mais monsieur Wu leur montre la voie. C'est en se guidant aux cris de l'animal que Léo repère la brèche par laquelle il s'est faufilé. En tâtonnant avec ses mains audessus de sa tête, le garçon devine les contours d'une crevasse. Si le singe a pu passer par là, il est probable que lui-même y parvienne aussi. Certes, il est plus grand que monsieur Wu, mais sa carrure n'est pas plus importante. L'ennui c'est que l'ouverture est beaucoup trop haute pour qu'il puisse agripper ses mains sur le rebord. C'est tout juste si le bout de ses doigts y parvient. Mais leur compagnon d'infortune est suffisamment grand. Non sans quelque regret, Léo le laisse prendre sa place. L'homme met toutefois un certain temps à se hisser. La brèche n'est pas très large et il doit se contorsionner longuement pour y passer ses larges épaules. Enfin, lorsqu'il y parvient, le reste de son corps suit sans problème. Durant un bref instant, qui aux enfants paraît interminable, il ne donne plus signe de vie. Et puis un sifflement résonne dans le silence angoissant et une main se tend vers Léo. Quelques minutes plus tard, ils sont tous dehors. L'air est frais. L'obscurité ne leur permet guère de se repérer et Léo se demande bien où ils sont. Quelque part, à l'ouest, une étrange lueur tremble sur le manteau sombre de la nuit. Si elle avait été située à l'est, le garçon aurait sans doute cru que le jour allait bientôt se lever. De là où elle provient, c'est évidemment impossible. C'est en suivant ce raisonnement qu'il comprend. Il s'agit des flammes qui

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continuent de dévorer l'abbaye de Blanche Couronne. Soudain, Julien appelle ses amis : - Hé ! Approchez voir ! Léo se dirige prudemment vers l'endroit d'où lui parvient la voix du garçon. Les autres lui emboîtent le pas. Ils longent une haie au feuillage dense, en marchant sur une herbe épaisse. Tout laisse penser qu'ils sont dans un jardin. Et puis Léo distingue une masse sombre et fuselée qui se profile sur le ciel noir. En s'approchant, il devine une habitation à la base. Il n'a pas encore tout a fait reconnu le bâtiment que Julien dit sur un ton théâtral : - Bienvenue au moulin de la Perrière ! Alors, Léo se rappelle la vieille histoire sur le souterrain de Blanche Couronne. Ainsi, c'était donc vrai ! Il y a bien un tunnel qui part de l'abbaye et qui remonte jusqu'au moulin de la Perrière. Il a maintes fois entendu raconter cette légende. Il y a toujours cru au fond de lui, mais il n'aurait jamais imaginé être parmi les premiers à le découvrir ! En se faisant cette réflexion, il se dit que cela n'est pas arrivé par hasard. C'est leur étrange guide qui leur a permis de fuir les flammes par le puits du cloître. Il est évident qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait et qu'il connaissait l'existence du souterrain. Le groupe marche maintenant en direction du bourg. Léo s'arrête sous un réverbère. Pleinement décidé à lever le voile sur le mystère de cet homme, il l'interpelle : - Mais, enfin, comment saviez-vous que nous allions ressortir ici ? - Je n'en savais rien, en vérité. Curieusement, monsieur Wu a enlacé de ses longs bras les jambes de l'inconnu. Nullement gêné par une marque d'affection aussi spontanée, celui-ci lui caresse distraitement la tête - Vous n'êtes tout de même pas descendu dans le puits par 111


hasard ? fait le garçon dubitatif. - Ha ha ! Bien sûr que non. Je savais qu'une galerie partait du puits, mais j'ignorais où elle conduisait. - Comment pouviez-vous savoir, pour le tunnel ? interroge Julien. L'homme explique alors aux enfants qu'il avait, quelques années plus tôt, travaillé à l'abbaye de Blanche Couronne. Une association de réinsertion pour les personnes en difficulté avait, durant un certain temps, participé à la restauration du monument. Ils étaient pleins de bonne volonté, mais mal dirigés ils s’étaient endettés et avaient dû abandonner. - J'étais sans domicile et j'ai squatté quelque temps dans l'abbaye, précise l'homme. Un jour, j'ai fait tomber ma casquette dans le puits. C'est en descendant la récupérer que j'ai par hasard découvert l'entrée du souterrain. - L'avez-vous alors exploré ? demande Julien avec curiosité. - Et bien en fait, non. Je ne savais même pas qu'il était praticable. - Vous n'avez pourtant pas hésité à nous y entraîner ! gronde Léo exaspéré. C'était dangereux ! - Oui, mon garçon, tu as raison. Mais ça l'était encore plus de rester où nous étions. Léo en convient. Ils n'ont pas eu vraiment le choix. - Je savais tout de même que nous pouvions sans risque nous y réfugier tous ensemble, au moins sur quelques mètres, ajoute l'homme. Il espérait être momentanément protégé de la chaleur provoquée par l'incendie. Mais il avait rapidement compris que le brasier finirait par irradier en tout sens. Aussi, lorsqu'il a deviné que le souterrain était peut-être praticable sur une distance plus importante, il a décidé de s'y enfoncer un peu plus. - Après, c'est l'envie d'en sortir qui m'a obsédé et, ma foi, 112


nous y sommes parvenus. - C'est grâce à monsieur Wu, dit fièrement Charlotte. - Oui, ce bon monsieur Wu a toujours été futé, enchérit l'inconnu en tapotant affectueusement la tête de l'animal. Léo est perplexe. La familiarité avec laquelle l'homme parle du singe laisse entendre qu'il connaît l'animal. Il s'apprête à lui en faire la remarque, mais Charlotte le devance : - Comment ça, vous ne connaissez pas monsieur Wu tout de même ? - Si Charlotte, je te connais bien toi aussi. L'intonation de la voix est douloureuse. Le réverbère dispense une lumière blafarde. Ainsi éclairé, le visage de l'inconnu paraît très pâle. Les rides profondes qui partent du nez et creusent ses joues jusqu'à la bouche n'en paraissent que plus marquées. Mais ce qui particulièrement retient l'attention de Léo, c'est l'infinie tristesse dans le regard que l'homme pose sur la fillette. - Mais, enfin, qui êtes-vous donc pour savoir jusqu'à mon prénom ? demande cette dernière. La réponse laisse Léo sans voix. Ses yeux s'ouvrent tout grands et lorsqu'il voit une larme rouler sur la joue de l'inconnu, sa vue se trouble. Un picotement familier l'oblige a fermer les paupières, mais la voix de l'homme résonne encore dans sa tête. - Je suis ton père, Charlotte ! Un long silence suit cette révélation. L'homme a enfoncé les mains dans les poches de sa veste. Charlotte l'observe à la dérobée. Lorsqu'elle se décide à parler, sa voix tremble d'émotion : - Ce n'est pas possible ! Vous ne pouvez pas être mon père. Mon père est trapéziste dans un cirque. C'est un grand trapéziste ! Et puis, mon père, il est plus jeune que vous ! Non ! Je ne vous crois pas ! Vous êtes un imposteur ! Les propos de la fillette semblent affecter profondément l'inconnu. Sur son visage se dessine une profonde 113


souffrance. Il s'accroupit devant Charlotte et pose ses deux mains sur ses épaules : - Je comprends que ce soit difficile à accepter pour toi. Mais lorsque j'ai quitté la famille, tu n'avais que trois ans. Forcément, le souvenir que tu gardes de moi est celui d'un homme dans la force de l'âge. - Mais, je n'ai que onze ans, fait Charlotte. Si vous étiez mon père, vous n'auriez que huit ans de plus. - Lorsque je suis parti, j'avais trente-huit ans. J'en ai aujourd'hui quarante-six. Léo ignore si l'homme dit vrai, mais il paraît au moins dix ans de plus. Comme s'il avait lu dans les pensées du garçon, il continue : - Je ne suis pas vieux et si je parais plus âgé, c'est que la vie ne m'a pas épargné. - Si ce que vous dites est vrai, dit Charlotte, alors que faitesvous là, vêtu comme un clochard, et où est maman ? - Ta mère est restée au cirque. Elle m'a quitté. Enfin, c'est moi qui suis parti pour être plus juste. Mais je ne lui étais plus d'aucune utilité de toute façon. Je suis un infirme désormais, je ne ferais plus jamais de numéros sur un trapèze. Charlotte jette un regard en direction de la jambe que l'inconnu, bien qu'il se soit accroupi, a laissé en extension devant lui. - Que vous est-il arrivé ? demande la fillette. - Un accident, en pleine représentation, j'ai raté la barre du trapèze et j'ai fait une chute de cinq mètres. Je travaillais sans filet. J'ai eu de la chance, j'aurais pu me tuer. Il se tait un moment puis, en baissant tristement la tête, il ajoute : - Cela peut-être eût-il été mieux pour tout le monde. - Il ne faut pas dire ça, fait Léo. La vie vaut toujours la peine d'être vécue ! L'homme lui adresse un regard reconnaissant : 114


- Si tu le dis, mon garçon ! Tu as sûrement raison. - Mais comment êtes-vous arrivé là ? questionne ce dernier dont la curiosité s'est aiguisée. - Oh ! C'est une longue histoire. Et l'inconnu se met à raconter sa vie, son accident, un an seulement après qu'il avait été accueilli dans sa nouvelle famille. Il était après cela resté des mois sans pouvoir bouger, sans travailler. Il s'ennuyait. Ses rapports avec la mère de Charlotte se dégradaient. Il commença à boire, pour tuer le temps. Lorsqu'il fut rétabli, on lui donna un numéro avec un clown. Il jouait de la flûte et on avait fini par l'appeler « La flûte », en riant. On se moquait de lui. Il n'était plus pour lui question de remonter sur un trapèze. La voltige c'était sa passion, sa vie. Quand il comprit que c'était à jamais terminé, il sombra définitivement dans l'alcool, jusqu'à ce qu'il quitte le cirque. - Je ne savais pas où j'allais ni ce que j'allais faire, dit-il en croisant le regard attristé de Charlotte. Mais j'étais devenu une charge pour ta mère et pour toute sa famille. Il avait alors erré de ville en ville, vivant d'expédients et de travaux saisonniers. Il avait pour seule compagne sa solitude. Son unique famille était l'alcool, qu'il partageait avec des compagnons d'infortune, fortuites rencontres d'un jour sans lendemain. C'est de cette façon qu'il avait eu connaissance d'une association qui embauchait des personnes en difficulté pour travailler à la rénovation d'une abbaye. Léo ne comprend pas la raison pour laquelle le père de Charlotte, après des années d'absence, réapparaît-il comme ça subitement. Encore une fois, l'explication vient avant qu'il n'ait à poser la question. - C'est un peu par hasard que je suis venu par ici, après avoir travaillé sur un chantier à Saint-Nazaire. Je me suis souvenu des travaux à l'abbaye et je suis venu voir s'il y avait du travail. 115


Léo se rappelle l'homme qui leur a fait visiter l'abbaye quelques jours plus tôt. Il leur avait effectivement dit que l'inconnu dont les enfants avaient trouvé la casquette était venu lui demander du travail. - C'est comme ça que j'ai appris que le Cirque Bazar allait s'installer sur la commune, poursuit le père de Charlotte. Il regarde son enfant dans les yeux. Il est ému. - J'ai alors su que le moment de te revoir était venu, Charlotte. Je suis resté dans les parages, à vous observer discrètement. Lorsque pour la première fois, j'ai aperçu Mani, je ne l'ai pas reconnu tant il a grandi. - Mais pourquoi n'es-tu... n'êtes-vous pas venu directement nous voir ? demande la fillette. Son père semble contrarié qu'elle n'ose pas le tutoyer. Néanmoins, il n'en dit rien. Il explique simplement qu'en dépit des années passées, il n'était pas certain de l'accueil qu'allait lui réserver Zacharie. Celui-ci avait très mal accepté qu'il les quitte. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il lui avait interdit d'emmener ses enfants. - Je suis sûre qu'il vous a pardonné, fait Charlotte. Il vieillit. Il est malade. - Je ne savais pas, dit l'homme d'un air soucieux. - Il faut venir ! insiste la fillette. L'homme ne répond pas, mais Léo demande : - Ainsi, vous nous suiviez ! - Oui, en voyant mes enfants pour la première fois, après toutes ces années, j'ai compris que j'avais besoin d'eux. Je ne pensais plus qu'à ça. Comme je n'osais pas me manifester, je les suivais en essayant de ne pas me faire remarquer. - C'est comme ça que vous nous avez trouvé, à Blanche Couronne ? questionne Julien. - Oui, je n'étais pas loin derrière vous, à la casse automobile. J'avais comme tout le monde entendu parler des incendies sur la commune. J'avais compris que 116


quelqu'un cherchait à incriminer les gens du cirque et que vous étiez sur une piste. - Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous libérer sur le champ ? demande Léo. L'inconnu s'explique. Il avait préféré suivre leurs ravisseurs. Il voulait savoir où ils habitaient, mais ceux-ci s'étaient arrêtés dans plusieurs endroits. Sa filature l'avait conduit jusqu'à Saint-Nazaire où il les avait finalement perdus. - Quand je suis revenu à la casse, vous n'y étiez plus. Les malfaiteurs avaient été plus rapides que moi. Heureusement, j'ai trouvé des documents sur l'abbaye de Blanche Couronne et un jerrican d'essence. J'ai deviné les intentions de vos ravisseurs et, Dieu merci, je suis arrivé à temps ! Léo ouvre tout grand les yeux puis dit en riant : - Et moi qui vous croyais responsable des incendies ! Le père de Charlotte s'étonne que le garçon l'eût repéré. Il le félicite : - Mais, dis-moi, tu es un vrai petit détective ! - Bah ! fait modestement Léo, c'est vous qui nous avez sauvés tout de même. - Non ! C'est monsieur Wu qui nous a trouvés, dit Charlotte. Et c'est encore lui qui a gratté le sol jusqu'à ouvrir une brèche sur le souterrain ! - C'est vrai ça, fait Léo. Comment a-t-il pu savoir que nous étions ici ? - Je l'ai appelé secrètement, répond la fillette. Les bêtes ont un sixième sens qui leur fait pressentir des choses que nous ignorons. Léo ne dissimule pas son étonnement. Lorsqu'il pose son regard sur son amie, celle-ci voit bien qu'il est sceptique, mais elle se contente d'ajouter avec un air mystérieux : - Je communique avec les animaux par la pensée. Je ne sais pas comment, c'est comme ça. - Déjà, quand tu étais toute petite, Mama disait que tu avais 117


le don, dit simplement son père. Il sort de sa poche l'amulette qu'il a trouvée sur la table du bureau, à la casse automobile. Il la passe autour du cou de la fillette. - Il n'y a que chez nous qu'on fabrique ce genre de talisman porte-bonheur, dit-il en souriant. Charlotte lui rend son sourire, puis elle accepte l'étreinte de cet homme qui spontanément la serre très fort contre son cœur.

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Chapitre 14

- Vite ! Il faut prévenir la gendarmerie ! La femme en robe de chambre se précipite dans la maison. Quelques minutes plus tard, elle revient : - Oh ! Excusez-moi, mais entrez donc ! Vous devez être gelés ! Elle adresse un regard curieux au père de Charlotte, puis franchement étonné à monsieur Wu, mais ne fait aucun commentaire. Elle vient d'écouter l'incroyable histoire que Léo lui a succinctement racontée sur le pas de la porte et elle meurt d'envie d'avoir des détails. Cependant, elle décide de parer au plus urgent en proposant une boisson chaude aux rescapés. Et c'est devant un bol fumant, accompagné de tartines de pain grillées et abondamment beurrées, que les enfants peuvent faire le récit complet de leur aventure. Au fur et à mesure qu'ils s'expriment, la femme ouvre des yeux ronds. Au bout d'un moment son mari la rejoint. Alors Léo reprend depuis le début. Lorsque trois gendarmes arrivent, les enfants racontent encore une fois leur nuit héroïque, précisant ici ou là un détail que les fonctionnaires notent soigneusement sur un carnet. - Bien ! fait brusquement un capitaine. Nous allons

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immédiatement envoyer des hommes à la casse automobile dont vous nous avez parlé. Avec de la chance, les malfrats s'y trouveront encore. - S'ils n'y sont plus, nous lancerons un avis de recherche, ajoute un de ses deux collègues. De toute façon, nous avons leur signalement. Ils ne pourront pas aller bien loin. Quant à vous, les enfants, nous allons contacter vos parents afin qu'ils viennent vous chercher. Ainsi s'achève cette nuit mouvementée. Les gendarmes s'en vont. La femme et son mari n'ont de cesse de commenter à l'infini l'extraordinaire histoire qu'ils viennent d'écouter. Mais Léo bientôt ne les entend plus. Assis sur une chaise, il ferme les yeux. Entraînée par le poids de la fatigue, sa tête retombe mollement et son menton descend vers sa poitrine. Des images du film «Vice Versa» s’entremêlent à celles de l’abbaye de Blanche Couronne. Lorsque ses parents arrivent, il dort profondément.

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Chapitre 15

Le dimanche, en fin de matinée, ils sont tous convoqués à la gendarmerie de Savenay pour faire une déposition en bonne et due forme. Cela dure longtemps. Léo est heureux d'apprendre qu'une partie de la bande de malfaiteurs à laquelle ils ont eu à faire a été arrêtée en fin de nuit. Un gendarme fait venir l'un des deux frères que les enfants connaissent bien. Il leur demande de l'identifier, ce qu'ils font sans hésitation aucune. Franky ne cherche pas à se défendre. Il lance un regard défaitiste en direction de Léo. Il lui adresse même un sourire maladroit avant de se laisser à nouveau entraîner par un fonctionnaire vers sa cellule. Les mains menottées derrière le dos, les épaules basses, il paraît misérable. - Le chef de la bande, apparemment, aurait fui avec une BMW de grosse cylindrée, dit un gendarme à l'intention des enfants. Ses complices nous en ont donné le signalement. Toutes les polices de France sont à ses trousses. Il n'ira sûrement pas bien loin ! - Mais, pour quelle raison ont-ils provoqué ces incendies sur la commune ? demande Léo. - Visiblement, le plus jeune des deux frères est pyromane. Il s'amuse à mettre le feu un peu partout. C'est plus fort que

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lui. Il a déjà par le passé été condamné pour ça, dans une autre ville. Léo connaît la définition d'un pyromane. Il sait bien que c'est un malade obsédé par le feu. Mais il ne voit pas pourquoi le frère de Franky orchestrait des mises en scène, avec le fameux cercle de flammes qui a été vu sur plusieurs sinistres. Il comprend encore moins la raison pour laquelle les malfaiteurs cherchaient visiblement à incriminer les gens du cirque. Il pose la question au capitaine de gendarmerie qui répond : - C'est une drôle d'idée, j'en conviens. Elle vient de l'aîné des deux frères semble-t-il. Les gendarmes expliquent alors aux enfants que, lorsqu'ils sont arrivés à la casse automobile, les malfaiteurs s'apprêtaient à s'enfuir. Les bâtiments qu'ils utilisaient pour leurs activités, le maquillage de voitures volées, étaient en flammes. Ils étaient les auteurs de ce nouvel incendie. Leur chef, le fameux Gégé qui s'est enfui avec la BMW, leur avait demandé de cesser leur petite magouille. Ne voyant alors plus l'intérêt de rester dans les parages, les deux comparses avaient tenté une dernière arnaque. - Ils ont mis le feu à leurs propres locaux, avec l'intention de toucher de l'argent de l'assurance à laquelle ils souscrivaient ! dit le gendarme en tapant la paume de sa main sur son bureau. - Je ne vois toujours pas pourquoi ils ont incendié une voiture, les granges, la bibliothèque ? énumère Léo non sans exaspération. - Oh ! Ce n'est pas bien malin de leur part. Ils avaient prévu leur coup de longue date, dit le capitaine. Les deux compères étaient connus des services de police. Ils savaient parfaitement que s'ils incendiaient leurs locaux, ils seraient immédiatement soupçonnés. Ils ne doutaient aucunement qu'une enquête aurait lieu et qu'ils risquaient sérieusement d'être démasqués. Ils auraient alors pu dire 122


adieu à l'argent de l'assurance et ils en avaient besoin pour s'installer ailleurs. C'est pourquoi, lorsqu'ils ont su que le Cirque Bazar venait de s'installer à la Chapelle Launay, ils ont saisi cette opportunité immédiatement. En provoquant des incendies un peu partout dans les envions, avec la mystérieuse mise en scène qui les accompagnait, ils espéraient bien détourner l'attention. - Ils ont apparemment réussi, conclut le brigadier. Il n'a pas fallu longtemps pour que les gens du voyage soient accusés. Les deux frères pensaient qu'on mettrait aussi la destruction de leurs locaux sur leur compte ! Le gendarme se racle la gorge. Il hoche la tête en souriant avant d'ajouter : - Malheureusement pour eux, ils n'avaient pas prévu que des détectives en herbe allaient les démasquer ! Bravo, les enfants, vous avez fait du bon travail ! - Et le chien ? demande Charlotte. - Je suppose que tu veux parler du chien des malfaiteurs ? interroge le brigadier. La fillette hoche la tête. Le gendarme fait un signe de tête à l'homme qui a reconduit Franky dans sa cellule et qui est revenu. Il se retire pour revenir rapidement. Le chien noir, tenu en laisse, le suit d'un air penaud. Dès qu'il aperçoit Charlotte, il remue de la queue joyeusement. - Que va-t-il devenir ? fait-elle inquiète. - Nous allons contacter la SPA, dit le brigadier. - Est-ce que je peux l'adopter ? - Ma foi, c'est sans doute possible. Le maître de ce malheureux animal va sûrement croupir un certain temps en prison... - Je reviendrai vite le chercher demain avec mon frère, conclut Charlotte avec un entrain qui ne laisse pas au gendarme le temps de finir sa phrase. En sortant de la gendarmerie, derrière son père qui les y a 123


conduits, Léo n'est pas peu fier de leur exploit. Il prend dans sa main les doigts fins de Charlotte et la fillette lui offre un sourire si brûlant qu'il se sent défaillir. Lorsqu'elle l'embrasse sur le front, il croit que son cœur va s'arrêter. Il cherche un moment son souffle, croyant étouffer. Mais déjà Charlotte s'enfuit. Elle monte dans la Twingo et le garçon s'empresse de la rejoindre. Il comprend alors que son cœur ne s'est pas arrêté. Au contraire, il cogne dans sa poitrine comme il ne l'a sans doute jamais fait auparavant. Une onde de chaleur irradie toute sa poitrine et lorsque son père croise son regard dans le rétroviseur intérieur, l'étonnement s'entend dans sa voix : - Et bien, Léo, es-tu sûr que ça va ? Tu as un air ébahi, franchement. On dirait que tu viens de voir un fantôme. Assise à côté du garçon, Charlotte sourit. Elle sait bien qu'en fait de fantôme, c'est un ange que Léo a rencontré. Un ange facétieux qui aime à semer le trouble dans le cœur des enfants en y décochant des flèches au pouvoir magique. Léo a été touché par la grâce de l'amour, mais il ne le sait pas encore. Les fleurs rouges du désir ont bien le temps de s'épanouir et la vie se chargera certainement de fertiliser son cœur ingénu. En début d'après-midi, les enfants frappent à la porte de la caravane de Zacharie. Le vieil homme vient leur ouvrir avec un sourire épanoui. Il est toujours aussi maigre bien sûr et sa démarche fatiguée trahit la maladie qui le ronge, mais il a l'air heureux. La joie qui rayonne de tout son visage éclaire aussi celui de Mama. C'est en voyant le père de Charlotte, assis à la table auprès de sa fille, que Léo comprend que c'est lui qui certainement est à l'origine de cette explosion de bonne humeur. Il paraît évident que Zacharie a accepté son retour et le garçon se réjouit de voir que Charlotte est aux anges. Mani est sorti de l'hôpital. Son

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bras droit est plâtré jusqu'au coude. Il est soutenu par une écharpe. Lucien et Julien ne se font pas prier lorsque Mama leur propose un jus de fruit. Léo prend place lui aussi, mais sa joie est de courte durée. - Je crois que nous allons pouvoir partir demain, dit Zacharie. Nous ne sommes pas en mesure d'assurer un spectacle ce soir, car c'est Mani la vedette du chapiteau. Sans lui, nous n'avons pas grand-chose à proposer. Le cœur de Léo se serre. A l'idée que Charlotte pourrait s'en aller si rapidement, il se révolte : - Enfin, il y a bien d'autres acrobates ? - Oui, dit le jeune homme mais mon partenaire de voltige est lui aussi blessé. Les numéros que nous exécutons durent la moitié du spectacle ! - C'est bien embêtant, car nous avons besoin d'argent, enchérit Zacharie d'un air soucieux. Léo ne l'est pas moins. Il se creuse les méninges pour trouver une solution quand soudainement une idée lui effleure l'esprit : - Et si je faisais venir d'autres comédiens ? propose-t-il. - Tu es gentil, dit Mama, seulement, même avec la meilleure volonté, je vois mal comment tu pourrais recruter des acrobates d'ici à ce soir ! Léo lui lance un regard énigmatique. Il se gratte la tête et semble réfléchir profondément avant de dire : - Pour ce soir, ce sera difficile, en effet. Mais si vous acceptez de rester un jour de plus, je vais trouver du monde. Je vous le promets ! - Tu connais des acrobates ? interroge Mani subitement intéressé. - Non, pas tout à fait, mais je connais des gens capables d'animer une partie de la soirée. Les adultes se concertent. Zacharie ne sait trop quel crédit accorder à la proposition du garçon, d'autant plus 125


que Lucien et Julien semblent tout autant étonnés que lui. Il se dit toutefois qu'ils ne risquent rien à attendre un jour de plus. Il aime beaucoup Léo et ses amis. Et puis, le Cirque Bazar leur doit une fière chandelle. Sans les enfants, en effet, il est probable qu'ils seraient aujourd'hui plongés dans les ennuis jusqu'au cou. - On dirait que tu n'es pas pressé de nous voir partir ? dit le vieil homme avec une lueur amusée au fond des yeux. Et bien, soit ! Nous resterons un jour de plus et nous donnerons un spectacle lundi soir. C'est la fin de l'après-midi. Léo, Lucien et Julien se retrouvent sur la place de la mairie, à côté de l'église, là où avait brûlé la voiture au tout début de cette histoire. Léo à l'impression que cela fait bien longtemps alors qu'à peine une semaine s'est écoulée depuis ce premier incendie. Il est vrai que les événements ensuite se sont précipités. Jamais le garçon n'aurait imaginé vivre une telle aventure ! Lorsqu'il y pense, il a encore du mal à réaliser. Il se demande s'il n'a pas tout simplement rêvé. Mais lorsque Julien lui fait son rapport, il se souvient que c'est lui-même qui lui a confié une mission et il l'écoute attentivement. - Voilà ! J'ai fait le tour des lotissements de la Haulais. - Tu as pu voir tout le monde ? questionne Léo. - Il m'en manque deux. J'ai noté les noms sur un papier. Il donne à son ami une feuille de carnet déchirée sur laquelle il a griffonné deux prénoms. - Et moi j'ai aussi fait mon travail, dit alors Lucien. Quatre absents. Il énumère les noms que Léo ajoute aux autres sur le feuillet. - Pour ma part, j'ai pu parler à tout le monde, fait ce dernier. Il me reste quelques maisons à faire sur le chemin du retour. Pour les absents, je me chargerai de leur téléphoner

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dans la soirée. - Moi, je vais préparer des tracts sur l'ordinateur de mon père, propose Julien. Je les imprimerai et nous pourrons les distribuer dans les boîtes aux lettres demain matin. - Bon ! Il est dix-neuf-heures et moi j'ai faim, conclut Lucien. Je rentre ! On s'appelle, d'accord ?

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Chapitre 16

Ainsi le lundi matin, toutes les boîtes aux lettres de la Chapelle Launay sont arrosées de curieux tracts publicitaires. A la boulangerie, les clientes ne parlent que des enfants qui depuis l'aube parcourent de long en large la commune à vélo. Un gros paquet de plaquettes est étalé sur le comptoir, devant la caisse enregistreuse. La photo d'un clown souriant occupe les trois quarts de l'image, mais c'est le texte que les femmes commentent : - Oh ! En voici une bonne idée ! fait une jeune maman accompagnée d'un petit garçon blond comme les blés. Nous assisterons sûrement au spectacle ! Des clientes affirment qu'elles feront de même. - Regardez ! dit un homme en désignant un groupe d'enfants remonter le bourg en VTT. Ils sont harnachés de sacs de sport et pédalent d'un bon train. - Mais ils sont toute une bande, dit une vieille dame en souriant. En effet, lorsqu'ils ont commencé leur tournée, Léo, Julien et Lucien ont vite compris qu'ils allaient avoir besoin de renforts. Ils ont donc appelé Aurélie et Enzo, qui euxmêmes ont demandé à Stan et Lia de leur prêter main-forte. Et puis les filles se sont jointes aux garçons. Ainsi, Rebecca

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et Agathe sont aussi de la partie. Au fur et à mesure de leur progression, l'équipe de petits facteurs improvisés grossit. Quand à onze heures, ils se retrouvent tous au Champ de Foire, ils sont au nombre de quinze ! Léo est comblé. Satisfait de l'engouement de ses copains de classe pour le projet qu'il nourrit, il les félicite chaleureusement. - Merci beaucoup ! Je crois que nous pouvons aller manger. Les autres doivent venir à quatorze heures. A tout à l'heure ! Les bicyclettes s'éparpillent comme une nuée d'oiseaux et le calme s'installe sur le bourg de la Chapelle Launay. Pourtant dans chaque maison règne une certaine fébrilité. Un étrange spectacle est prévu pour le soir et chacun a hâte d'y assister.

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Chapitre 17

A vingt heures trente, les dernières voitures se garent sur le parking de la salle de sport. Par petits groupes, des couples, des familles entières, des jeunes gens et des personnes plus âgées se pressent vers le Champ de Foire. La population de la commune, toutes catégories confondues, vient prendre place dans la file d'attente déjà longue à la porte du chapiteau. Mani et sa femme encaissent les entrées. Une musique festive accueille les spectateurs qui peu à peu prennent place sur les gradins. A vingt et une heures, le roulement d'un tambour, surgi d'on ne sait où, gronde en sourdine. Puis, comme un orage en été, il s'approche crescendo. Un rideau se lève et deux jeunes hommes, frappant énergiquement de leurs baguettes sur leurs instruments, pénètrent sous le chapiteau. Alors, le grondement se fait tonnerre. Les vibrations qu'il génère font vibrer le sol. Les cœurs dans les poitrines se mettent à cogner plus fort. Il n'y a plus de place sous le chapiteau que pour cette vague qui n'en finit pas de monter. Lorsque le tremblement de terre semble avoir atteint son apogée, engloutissant le moindre son, le plus humble soupir, d'un seul coup, il s'arrête. La musique aussi s'est tue, comme si elle avait été

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emportée par le cataclysme sonore. Alors règne le silence. Toutes les lumières s'éteignent et le public retient son souffle. Au bout d'un moment, une pâle lueur se profile au centre du chapiteau. Une joyeuse mélodie, visiblement jouée par un saxophone, plane au-dessus des têtes qui se profilent dans la pénombre. Puis la lumière augmente en intensité. Le projecteur forme un cercle clair sur le sol. Au milieu se tient un drôle de personnage. Affublé d'un gros nez rouge, les joues fardées de blanc et les yeux cernés par de grossiers traits noirs, il porte sur sa tête un long chapeau pointu. Son pantalon, beaucoup trop large, glisse sans cesse sur sa taille, l'obligeant fréquemment à le remonter d'un geste exagéré. Il a aux pieds des chaussures démesurées qui le font trébucher à chaque pas qu'il fait en avant. Il exécute ainsi quelques pitreries en saluant les spectateurs de son étrange chapeau qu'il ôte et remet sur sa tête. Alors l'éclairage devient feutré. Le saxophone est relayé par une flûte qui joue un morceau doux et grave. Et l'homme se met à parler : « Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs, c'est avec beaucoup de plaisir que le Cirque Bazar vous accueille ce soir. Nous vous remercions d'être venus aussi nombreux, en dépit des fâcheux événements survenus sur votre commune ces derniers jours. Nous ne sommes pas en mesure de vous présenter le spectacle que nous proposons habituellement, pour des raisons liées justement à ces événements. Nous avons en revanche recruté des petits comédiens que vous connaissez bien et qui certainement seront à la hauteur de vos attentes. Sachez, Mesdames et Messieurs, que le Cirque Bazar est embarrassé par le trouble qu'il a semé, malgré lui, sur votre paisible commune. Les coupables vous ont fait du tort, mais 131


ils nous ont profondément blessés. Cependant, nous avons décidé que l'affaire appartenait désormais au passé. Vous avez compris que nous ne sommes pas responsables et je crois que les hommes qui sont à l'origine de ces actes stupides ne le sont pas non plus. Ils n'ont été sans doute que l'instrument de leur avidité, de leurs désirs. Ils se sont ainsi laissés posséder par le plus grand ennemi de l'être humain, l'égoïsme. Lorsqu'un homme laisse ce démon prendre les commandes de sa vie, il oublie qu'il n'est pas seul sur terre, que d'autres hommes y vivent aussi et qu'il leur doit le respect. Aussi, Mesdames et Messieurs, je crois qu'il serait vain de leur en vouloir. Si nous sommes réunis ici ce soir, c'est pour partager ensemble un spectacle qui est le résultat justement d'un respect mutuel, d'un échange entre deux communautés étrangères : Les comédiens du Cirque Bazar et les enfants de l'école ! Un tonnerre d'applaudissements accueille le discours de Zacharie. Puis monsieur Wu fait une entrée très remarquée, en traînant derrière lui une chaise qu'il pose à côté du vieux clown. - Mesdames et Messieurs, je vous présente monsieur Wu. C'est mon plus vieux compagnon. Il sait ce qu'est la vieillesse lui aussi. Il tire vers lui la chaise que le chimpanzé lui a apportée. - Merci, monsieur Wu, à mon âge il vaut mieux se ménager. Mais lorsqu'il s'assoit, la chaise s'écroule sous son poids et le vieil homme se retrouve par terre. Lorsqu'il se redresse, son pantalon tombe sur ses chaussures, laissant voir un caleçon bleu à pois rouges tout à fait ridicule. L'hilarité gagne les gradins. Le public rit de bon cœur et monsieur Wu retrousse sa lèvre supérieure sur ses longues canines tout en se grattant sous les aisselles avec les mains. Après Zacharie et son vieux compagnon, c'est Nicky qui entre en scène. Il exécute son numéro de jonglerie avec 132


des torches enflammées avec brio. Le public est conquis. Quand il dessine à ses pieds le fameux cercle de flammes qui avait intrigué Léo lorsqu'il avait assisté à une représentation d'entraînement, une clameur s'élève. Nicky disparaît et Charlotte, montée sur Trompette, le remplace. Le poney saute par-dessus les flammes et vient se placer au centre du cercle. Puis il se dresse plusieurs fois sur ses pattes arrière pour saluer les spectateurs. Les musiciens entament un morceau de musique classique et le poney se met à danser. Enfin, lorsque les flammes finissent par s'éteindre, Charlotte quitte le cirque au galop. Son absence est de courte durée, car elle revient bientôt, suivie par les autres poneys, montés par Léo, Lucien, Stan et Lia. La fillette dirige les chevaux d'une voix douce et ferme et ils commencent à tourner, les uns derrière les autres, dans l'enceinte du cirque. Léo est très impressionné. En même temps, il est fier de se trouver comme ça propulsé au beau milieu d'un spectacle. La musique, les projecteurs et surtout, la foule des spectateurs qui applaudissent et crient pour les accueillir l'enivrent. La joie qui le submerge est immense. Lorsque Charlotte se met accroupie sur Trompette, il ne la quitte pas des yeux. Lentement la fillette se redresse, pour finalement se mettre debout. Les bras dans le prolongement des épaules elle fait ainsi un tour de piste. Puis elle fléchit son corps en avant, pose ses mains sur le dos du poney et commence à lever une jambe, puis l'autre. Quand elle se tient sur ses mains, la tête en bas, Léo frémit. Il craint un moment que Trompette fasse un brusque mouvement, qu'il lui fasse perdre l'équilibre. Mais le numéro de la fillette est parfaitement rodé et elle s'adonne encore à de nombreuses acrobaties avant de s'asseoir à nouveau. Les enfants naturellement ne se risquent pas à de telles contorsions. Ils n'ont pas l'entraînement de Charlotte. Ils parviennent tout de même à diriger correctement leurs 133


montures et à suivre le poney de Charlotte sans faillir. Les spectateurs sont très impressionnés, mais ils ne sont pas au bout de leurs surprises, car tout à coup, deux rangées de VTT se dispersent de chaque côté de la piste. Il s'agit de tous les garçons de la classe de monsieur Le Donge que Léo et ses amis ont recrutés pour le spectacle. Les enfants s'adonnent alors à de périlleuses acrobaties, au gré de leur inspiration, alternant roue arrière et autres équilibres. Puis ils se rassemblent en une seule ligne et slaloment avec une grande dextérité entre les poneys qui continuent à tourner paisiblement sur la piste. Enfin, comme ils sont apparus, ils disparaissent brusquement. Les poneys leur emboîtent le pas et Zacharie revient pour quelques pitreries avec monsieur Wu. Après cela, la femme de Mani exécute un numéro de funambule sur un câble tendu à plusieurs mètres au-dessus de sol. Une jeune contorsionniste adopte des postures incroyables, jouant avec son corps comme avec un élastique. Un ventriloque vient avec une marionnette à laquelle il fait réciter une histoire amusante et les chiens savants ne manquent pas de se faire remarquer. Enfin, pour clore le spectacle, Zacharie prend à nouveau la parole : - Et voici maintenant, Mesdames et Messieurs, la surprise que vous attendez tous. La classe de monsieur Le Donge va refaire pour vous son spectacle de fin d'année, ici même, sur la piste du Cirque Bazar, accompagnée par nos musiciens et dirigée par Charlotte. La fillette entre en scène. Tous les enfants de la classe de Léo, vêtus des vêtements de marins qu'ils portaient pour la kermesse au mois de juin, s'installent sur deux rangées qui se font face. Les garçons sont vêtus d'un T-shirt rayé bleu et blanc et d'un pantalon noir. Ils ont sur la tête un béret blanc surmonté d'un pompon rouge. Les filles quant à elles 134


portent de longues robes blanches sur lesquelles tombe une tunique bleue comme la mer. Elles ont une fleur dans les cheveux, tenue par un ruban coloré, un collier de coquillages autour du cou et des bracelets argentés aux poignets. Les musiciens entonnent un air breton, puisant son origine dans un vieux chant marin, et les garçons s'avancent vers les filles. Chacun saisit la main de sa cavalière pour l'entraîner vers l'arrière. Charlotte compte attentivement le nombre de pas que font les danseurs. Les filles prennent la place des garçons et ceux-ci viennent s'aligner de l'autre côté. Les enfants répètent plusieurs fois cette chorégraphie avant de former un seul grand cercle au milieu de la piste. Alors spontanément Charlotte vient prendre le bras de Léo. Elle le conduit au centre du cercle formé par les jeunes danseurs et, saisissant ses deux mains dans les siennes, elle l'entraîne avec elle dans un tourbillon effréné. Un concert d'applaudissements les encourage. Le couple tourne de plus en plus vite. Les projecteurs deviennent comme des papillons lumineux qui dansent autour des deux enfants. Le regard de Léo est captivé par celui que Charlotte pose sur lui. Il devient lui-même une luciole, rendue folle par la lumière de ces yeux qui l'éblouissent. Alors, il ferme les paupières, mais les papillons dorés continuent de danser sur ses rétines et, comme deux étoiles, les yeux de Charlotte grandissent, grandissent, jusqu'à l’envelopper, jusqu’à effacer le monde autour de lui.

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découvre le monde du cirque


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anecdotes sur le

cirque 1

Le mot cirque est apparu pour la première fois sous l’Empire Romain ! Le peuple avait pour habitude de demander « Panem et circenses », ce qui signifiait « Du pain et des jeux de cirque » afin de se divertir.

2 Le cirque traditionnel était au tout début, un spectacle d’écuyers ! Philip Astley, considéré comme le « père » du cirque, a été le premier a faire des représentations de dressage et de voltige avec ses chevaux dans un champ près de Londres.

3 La taille de la piste d’un cirque est généralement définie par la distance entre l’écuyer, la longe du cheval, et le cheval.


4 Le premier cirque parisien s’est installé en 1783 rue Faubourg du Temple.

5 Lors de leur arrivée sur un terrain, les membres d’un cirque se séparent traditionnellement en trois groupes : ceux qui montent le chapiteau, ceux qui installent le campement et ceux qui font le tour de la ville pour faire leur promotion.

le cirque

6 En france, il existe 5 cirques en pierre :

Reims Châlons en Champagne Amiens Paris Elbeuf

entrée


7 Le cirque traditionnel propose les numéros suivants : Un numéro clownesque un numéro Équestre et de Dressage Une représentation avec les Éléphants Des Arts aériens un numéro de Jonglerie Des Acrobaties / jeux d’équilibre À la fin, il y a généralement une parade de tous les artistes et d’un charivari (une cohue similaire à celle du carnaval), tous présentés par Monsieur Loyal. Les numéros durent environ 8 minutes et doivent permettre au public d’alterner les moments de rires, stress, peur.

8 Le cirque « nouveau » est innovant car il se démarque par l’absence des fauves. Pour certains philosophes : « les humains n’ont pas vocation à dresser la nature, et il ne faut pas jouer avec la peur d’être dévoré. » À la place, ces numéros de dressage sont remplacés par des parodies de numéros de dressage.


9 un tour du monde du cirque :

USA : les plus grands cirques du monde y sont présentés avec des numéros de cow-boys Chine : les acrobaties avec des objets de la vie de tous les jours sont très populaires. Ce sont également des champions d’équilibre. Afrique : peu de cirque. Quand il y en a, ils sont présentés en plein air, au milieu des villages, avec principalement des acrobaties. Russie : dressage d’ours, exploits de cavaleries et acrobaties. La Russie est aussi connue pour son cirque de glace.

10 Si l’on regarde un peu autour de soi, les numéros de cirque sont partout ! Les artistes quittent les cirques pour proposer leurs services ailleurs comme dans les hôpitaux avec les clowns pour les enfants malades, les magiciens dans les mariages, les acrobates dans les films d’actions.


Quelques mots de vocabulaire Tchécos Terme qui désigne les monteurs du cirque.

L’auguste

Terme désignant les clowns avec un nez rouge, un costume trop grand et d’énormes chaussures, qui se différencie du clown classique au chapeau pointu blanc et pailleté. L’auguste de soirée est celui qui bouche les trous pendant que le matériel est installé.

Haute Cole

Dressage de chevaux avec des pas de danse, par exemple. Fort complicité entre le dresseur et la monture. La voltige regroupe, quant à elle, les acrobaties réalisées sur le cheval.

Roms

Ceux que l’on appelait autrefois les « Bohémiens » ou les « Romanichels », appelés aussi Tsiganes. Terme qui fait référence à leur langue « le romani »

Les gens du voyage

Terme administratif qui désigne dans notre langage courant, les personnes semi-sédentaires, qui s’installent dans les villes de plus de 5000 habitants et proposent des foires, des fêtes foraines etc.

La culture Rom

Un sens sublimé de la famille, en particulier l’amour et la protection des enfants. Leurs traditions culturelles, proches de celles de tous les Tsiganes, restent dominées par les valeurs d’honneur masculin et de pudeur féminine. Il existe chez les Roms une frontière identitaire marquée entre un « nous » communautaire – considéré comme pur – et le monde des Gadjés (non-Roms) – impur.


mots fléchés Remplis la grille de mots fléchés suivante en t’aidant des définitions de la page suivante et des lettre déjà placées.

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C

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A

B

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R

M

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19 11

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S

C

Y G

I

13

A

16 O

U


Définitions des mots à placer dans la grille : 1 • L’habitat traditionnel des gens du voyage. 2 • Dans ce livre, il est de feu. 3 • La manière de vivre des gens du voyage, qui s’oppose

aux sédentaires. 4 • Le prénom du grand-père de l’histoire. 5 • Aussi appelé « tour », c’est ce que fait chaque artiste sur scène. 6 • L’art d’apprendre des tours à un poney ou un cheval. 7 • C’est le nom de l’artiste qui fait des sauts vertigineux. 8 • Votre héros et ses amis vont la mener pour découvrir l’identité de la personne qui met le feu dans la ville ! 9 • Le nom de la communauté des gens du voyage de l’histoire. 10 • Le cercle en est composé. 11 • Représentation à laquelle assiste le public. 12 • Le nom du grand frère de la famille du cirque. 13 • C’est l’espace dédié aux artistes pour faire leurs numéros. 14 • Le nom de la structure accueillant les artistes et le public, qu’ils montent et démontent à chaque fois. 15 • Les gens du cirque sont aussi appelés, les gens du… 16 • C’est le nom du Champ où s’est installée la troupe. 17 • Le grand-père des ados du cirque en a fait son métier 18 • À partir du 18e siècle, c’est le nom donné à l’enceinte souvent circulaire et couverte, où se donnent des spectacles équestres, acrobatiques etc. 19 • Monsieur Wu en est un. Solutions : 1 : Caravane. 2 : Cercle. 3 : Nomade. 4 : Zacharie. 5 : Numéro. 6 : Dressage. 7 : Acrobate. 8 : Enquête. 9 : Rom. 10 : Feu. 11 : Spectacle. 12 : Mani. 13 : Piste. 14 : Chapiteau. 15 : Voyage. 16 : Foire. 17 : Clown. 18 : Cirque. 19 : Singe.


TESt Quel artiste de

cirque serais-tu ?

1) Quand tu es avec tes amis, tu es plutôt : Le leader, tu mènes la danse. Le fanfaron, qui a toujours le mot pour rire et amuser la galerie. ’oreille attentive, tu aimes écouter tes amis, les réconforter, L passer des heures à jouer avec eux. e courageux, celui qui prend toujours les devants dans les situations L compliquées.

2) Les animaux et toi… : Tu n’aimes pas les animaux, tu en as peur. ne vraie histoire d’amitié, une vie sans animal de compagnie serait U bien triste pour toi, il y a une relation de confiance entre eux et toi.. Tu adores leur apprendre des tours, donner la patte, se coucher. Tu adores les imiter pour amuser tes amis.

3) Les parcs d’attractions et toi… : C’est un bon moyen d’avoir des sensations fortes. ne histoire d’amour, tu y vas souvent, tu connais chaque recoin par cœur, U et tu connais chaque attraction dans les moindres détails.

u adores faire le tour des boutiques de souvenirs pour te déguiser T et faire rire tes amis. Tu préfères regarder les spectacles mettant en scène les phoques, les orques, ça te fascine !


4) Ton prof de français souhaite créer une pièce de théâtre extraite d’un film pour le spectacle de fin d’année… Tu aimerais que ce soit… Un western ! Une comédie, rien de tel que de faire rire le public ! Une pièce d’action pour incarner James Bond ou Tomb Raider. u préfèrerais simplement être le présentateur de la pièce, le metteur T en scène, jouer ne t’intéresse pas tant que ça.

5) Tu te rends en cours, une voiture passe à côté de toi et tes amis, et roule à toute vitesse dans une énorme flaque d’eau, qui t’éclabousse de la tête aux pieds… comment réagis-tu ? Tu entres dans un fou-rire avec tes amis, tu t’en amuses et exagères même la situation. râce à tes réflexes, tu as eu le temps de faire des bonds immenses G pour ne pas être trop éclaboussé ! Plus de peur que de mal. u détournes l’attention sur autre chose, pour sécher en paix et poursuivre T votre route, après tout, ce sont les aléas de la vie. Tu cours derrière le conducteur pour pouvoir lui expliquer qu’il devrait faire plus attention la prochaine fois.

6) Tu as un exposé à rendre, pour ton cours de la semaine prochaine, comment t’y prends-tu ? u es très organisé(e), chaque étape de ton exposé est maîtrisée, tu sais T à l’avance de quoi tu comptes parler, en combien de temps.

Tu es très fort en improvisation, et tu sais que ton sens de l’humour te permet de rendre l’exposé plus vivant. Tu comptes faire intervenir tes camarades de classe pour que ce soit plus divertissant.

u as prévu une mise en scène digne d’un réalisateur ! Tu as d’ailleurs demandé T à quelques uns de tes camarades de se prêter au jeu pour illustrer tes propos. Un exposé ? Ah bon ? Il est peut-être temps que tu révises un peu !


découvre l’artiste qui sommeille en toi dans les résultaSt CI_DESSOUs : Tu as une majorité de picto jongleur

Un Monsieur Loyal sommeille en toi ! Tu as un esprit de leader. Tu aimes gérer les choses à ta manière. Organisé(e), curieux(se), tu aimes savoir où tu vas, connaître les moindres détails des actions que tu dois mener ou des lieux que tu dois visiter. Les gens aiment se fier à toi, tu es quelqu’un de confiance et tu ne laisses pas de place à l’imprévu !

Tu as une majorité de picto clown

Tu es un(e) véritable clown ! Tu aimes par dessus tout amuser la galerie, faire vivre à tes proches de bons moments en te côtoyant. Toujours très optimiste, tu trouves toujours une façon agréable de faire sourire les gens, quitte à te ridiculiser… Parler en public ne te fait pas peur, tu es courageux(se), déterminé(e).

Tu as une majorité de picto élephant

Tu ferais un excellent dresseur ! En effet, au quotidien tu as cette facilité à toujours mener tes proches, tes projets, là où tu le souhaites. Les gens t’écoutent avec attention, tu sais leur parler, les conseiller. Une relation de confiance s’établit entre le monde et toi. En plus, tu adores les animaux, ils te fascinent ! Tu aimes les mises en scène, donner de ta personne et inclure les autres dans tes projets.

Tu as une majorité de picto acrobate

Tu es un(e) acrobate ! Le goût du risque, tu adores ça ! Pour toi, ta vie doit être synonyme d’actions, de frissons, de suspens incroyable, et parfois même de danger ! Rien ou presque ne te fait peur ! Les gens peuvent compter sur toi pour faire des prouesses dans les situations les plus compliquées. Courageux(se), agile, déterminé(e), tu aimes bouger, faire plein d’activités seul(e) ou avec tes amis.



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