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Conclusion

CONCLUSION

Ce travail de recherche nous a montré que la réflexion sur la notion d'entre-deux dans l'art contemporain est une démarche vaste et complexe, étant donné que l'entre-deux se présente toujours à nous comme un cas particulier dans chaque œuvre artistique analysée. Nous avons examiné la notion d'entre-deux dans certaines œuvres d'Adrian Paci et de Francis Alÿs, dans lesquelles des questions fondamentales sur les déplacements des corps dans des espaces, à des moments et dans des conditions spécifiques, se sont présentées à notre réflexion ; il s'agit spécifiquement de situations qui se rapportent au franchissement des frontières, au voyage, à l'entre-deux cultures et à l'exil. Le développement de notre travail nous a permis de comprendre les rapports que ces différentes situations entretiennent entre elles. Nous avons donc divisé et circonscrit notre sujet de recherche en trois figures de l'entre-deux : l'entre-deux spatial, l'entre-deux comme frontière et l'entredeux du voyage et de l'exil. D'un chapitre à l'autre, à travers le chemin parcouru, nous avons construit des réponses aux deux questions principales de ce travail de recherche : Comment la notion d'entre-deux est-elle travaillée dans l'art contemporain ? Dans quel sens cette notion d'entre-deux peut-elle être reliée à l'exil ?

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Il faut souligner que, dans ce travail de recherche, nous avons mis en relation quelques œuvres des deux artistes choisis, en ayant pleinement conscience du fait que la notion d'entre-deux est présente de manière évidente dans la pratique artistique d'Adrian Paci ; l'artiste et plusieurs auteurs ont parlé spécifiquement de cette notion en tant que fil conducteur de son travail. En revanche, la notion d'entre-deux n'est pas un élément évident dans la pratique artistique de Francis Alÿs et, d'ailleurs, dans les textes critiques, les entretiens et les articles consultés, cette notion n'est pas mentionnée. En outre, l'artiste n'a pas fait de déclaration précise à propos de la relation directe qui pourrait exister entre cette notion et sa pratique artistique, comme c'est le cas d'Adrian Paci. Cependant, en étudiant les œuvres de Francis Alÿs, nous avons trouvé que cette notion était présente dans certaines œuvres et qu'il était possible de construire une réflexion personnelle en nous appuyant sur des analyses de plusieurs auteurs. En construisant cette réflexion, nous avons relevé un défi de recherche très intéressant qui nous a permis d'approfondir et d'élargir notre pensée sur

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cette notion et d'approcher les œuvres des deux artistes, sans les comparer, à travers les figures de l'entre-deux proposées.

Dans cette étude de l'entre-deux, notre point de départ a été constitué à partir de la définition donnée par Adrian Paci271. Selon cet artiste, l'entre-deux serait comme l'évocation d'une situation existentielle, d'un phénomène ou d'une zone où un ou plusieurs corps se déplacent dans un espace entre des lieux, des moments, des formes d'existence, etc.

Nous avons tout d'abord considéré la manière particulière dont cet entre-deux, défini en termes de déplacement, est mis en œuvre dans les projets étudiés. Dans Centro di permanenza temporanea d'Adrian Paci, ce sont les migrants qui se déplacent et qui « habitent » l'escalier d'embarquement ; ils habitent aussi entre le pays d'origine, le pays de transit et le possible pays d'installation. Dans Placing Pillows de Francis Alÿs, c'est l'artiste qui se déplace dans la ville et qui déplace des oreillers, d'un lieu d'origine inconnu à un lieu transitoire. Les oreillers se superposent aux encadrements des fenêtres sans vitres, peut-être pour peu de temps ; les oreillers sont suspendus pendant un moment entre le dedans et le dehors.

En revenant à l'œuvre Centro di permanenza temporanea, nous y observons que l'image vidéo de l'escalier d'embarquement, celui-ci étant rempli d'hommes et de femmes laissés au milieu de la piste, donne l'impression de soutenir le poids des étrangers et nous parle aussi d'un état de suspension. La plateforme est comme un tremplin, un plongeoir qui représenterait un saut dans le vide, le vide après la plateforme de l'escalier d'embarquement, un vide réel et existentiel car ces passagers ne peuvent aller nulle part.

Cette idée de l'entre-deux comme zone de suspension est aussi présente dans d'autres œuvres analysées dans le premier chapitre. Par exemple, dans les peintures La leçon de musique et La Théorie des ensembles et dans la vidéo Children's Game #14 : Piedra, Papel y Tijeras de Francis Alÿs. Dans ces œuvres, nous avons parlé, d'une part, de déplacement, notion qui a été définie préalablement selon les termes de développement de l'espace, c'est-à-dire d'un espace qui se développe dans le temps de l'action et par l'action des personnages272 ; de l'autre, nous avons parlé de suspension, dans le sens où il s'agissait d'actions coordonnées et soutenues dans un moment et un espace précis. C'est le cas

271 Introduction de ce travail. 272 Chapitre 1 « L'entre-deux spatial ».

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lorsque l'on voit la feuille de papier suspendue dans l'air par l'action coordonnée de deux personnes qui soufflent dessus, ou le collier de perles suspendu grâce à l'action d'un homme assis sur une chaise et les mains des enfants qui s'ouvrent et se ferment dans la vidéo Children's Game #14 : Piedra, Papel y Tijeras. Dans les actions The Leak et Duett du même artiste, cette suspension, c'est le temps et l'espace entre une chose et une autre, entre un lieu et un autre, entre une situation et une autre, qui crée un entre-deux. Cet entredeux est plutôt expérimenté par le spectateur dans certaines œuvres de Francis Alÿs, comme par exemple, dans The Leak : lorsque le spectateur regarde le document vidéo de cette action, il a l'impression de suivre Francis Alÿs dans les rues de Paris, comme le fait la caméra vidéo, en éprouvant la durée du parcours qui a l'air de ne pas finir. C'est un entredeux entre le point de départ et le point d'arrivée de l'action. De plus, nous pouvons dire que la ligne de peinture laissée par l'artiste sur le sol, aussi bien que sa marche et le temps de son action se superposent à la surface de la ville, aux temps de passage des autres marcheurs et aux autres objets qui sont sur la surface du pavé. En outre, l'entre-deux spatial est aussi considéré en tant qu'ouverture de l'espace dans l'œuvre de Francis Alÿs, dans le sens d'une « clairière dans le bois », de l'« espace d'un instant » et d'« une fissure dans l'espace » entre la réalité d'un contexte précis et celle créée par l'action de l'artiste à un moment donné. En somme, l'entre-deux spatial est caractérisé comme zone intermédiaire, de suspension, de superposition et d'ouverture. Le déplacement qui définit initialement l'entre-deux est alors marqué par un état de suspension qui résulterait du concours de plusieurs actions étroitement liées l'une à l'autre. L'ouverture, troisième terme qui caractérise l'entre-deux, est à son tour associé au rapport dynamique existant entre les deux précédents.

En ce qui concerne l'entre-deux comme frontière, les éléments – corps, espace, déplacements, temps – ont été examinés dans une perspective plus politique, et ce en raison, d'une part, des thématiques des projets étudiés, étant donné que les artistes travaillent sur la problématique de la circulation des frontières internationales et d'autre part, par la manière dont les deux artistes franchissent ces frontières : à travers des déplacements dans l'espace, que nous avons nommé des gestes politiques, et à travers la construction de récits artistiques où la réalité et la fiction cohabitent. Dans ce sens, la notion de frontière s'approche de celle d'entre-deux car elle devient une zone de passage, de superposition, de possibles va-et-vient entre des lieux, entre le passé, le présent et le

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futur, entre l'ici et l'ailleurs, comme par exemple, dans les œuvres The Green Line de Francis Alÿs et A Real Game d'Adrian Paci. La construction de ces récits artistiques avec lesquels ou par lesquels les artistes et les personnages franchissent les frontières, nous montre qu'il y a des situations existentielles dévoilées qui sont en jeu dans ce passage, dans lesquelles et par lesquelles les passants sont dans une situation d'entre-deux. Ainsi, la ligne verte du projet de Francis Alÿs à Jérusalem met sur la surface de la ville, pendant un moment, une partie de l'histoire de cette région, où son passé est simultanément mis en rapport avec la situation actuelle. Semblable est la vidéo A Real Game d'Adrian Paci, dans laquelle on voit que l'histoire de la migration de la famille de l'artiste est construite à partir des couches de souvenirs de Jolanda, qui se superposent pendant la durée de la vidéo. Ce sont des souvenirs qui font des allers et retours entre deux pays et entre deux époques de violence et de paix de la vie de la famille Paci. Le franchissement de la frontière, analysé à travers ces œuvres en particulier, nous a permis d'aborder autrement la question du déplacement qui s'opère dans l'entre-deux : un déplacement physique des corps dans l'espace, mais aussi un déplacement dans l'espace métaphorique de la pensée qui se produit à travers la construction du récit. Ce travail de réflexion nous a donné aussi à penser à la relation étroite qui se noue, du point de vue temporel, entre la production de ces deux types de déplacements, corporel et mental, visible et invisible, lesquels construisent une situation d'entre-deux, tout autant pour les personnages qui font les actions dans les projets examinés que pour le spectateur.

Par la suite, nous avons relié les éléments du voyage et de l'exil dans le dernier chapitre de ce travail, « L'entre-deux du voyage et de l'exil ». Ici, le voyage est, tout d'abord, un déplacement dans l'espace, qui peut être un aller avec retour ou sans retour. Pourtant, ce voyage implique non seulement un déplacement d'un pays à un autre, d'une région ou d'une ville à une autre, mais aussi un déplacement intérieur car, dans certains cas, celui-ci implique un changement de culture, le besoin de construire un chez-soi, d'habiter entre deux ou plusieurs cultures et langues, comme nous l'avons examiné à travers les œuvres Albanian Stories, The Column, When Faith Moves Mountains, Turista et Home to go, lesquelles nous parlent d'un voyage en termes d'un entre-deux existentiel.

Nous pouvons affirmer maintenant que la notion d'entre-deux n'est pas simplement reliée à l'exil, mais que l'exil est un entre-deux. C'est l'homme qui porte le toit de sa maison sur son dos, celui-là même avec lequel il se protège, à cause duquel il tombe et a du mal à se

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relever. L'entre-deux de l'exil est cet état, cette situation, ce moment, cette zone où l'ici et le là-bas, l'avant et l'après cohabitent, comme dans une zone intermédiaire, de passage d'une forme d'existence à une autre qui est, selon Adrian Paci, insaisissable. Sur ce dernier point, notre recherche, dans sa structure constructive, retourne au point de départ : à la définition d'entre-deux d'Adrian Paci.

Dans notre étude de la notion d'entre-deux dans l'art contemporain, les analyses des différents projets des deux artistes confirment que l'entre-deux est à la fois une zone, une situation, un moment de suspension, de superposition, de passage, d'échange, de transformation où cohabitent deux ou plusieurs éléments pendant un temps indéfini. Cet entre-deux est expérimenté, vécu ou subi par une personne, un artiste, un passant de la rue, un spectateur.

Les trois figures de l'entre-deux qui constituent notre travail de recherche, quoiqu'elles soient étudiées dans le champ spécifique de l'art contemporain, dépassent celui-ci, et s'ouvrent à des questions plus profondes de notre société actuelle.

Nous nous demandons, donc : De quoi est constitué le chez-soi ? Le chez-soi est-il un entre-deux pour l'étranger ? Selon Adrian Paci, le chez-soi est « comme un espace de protection » et non pas seulement l'endroit où nous habitons273. Et, d'après Marc Augé, « le signe qu'on est chez soi, c'est qu'on parvient à se faire comprendre sans trop de problèmes, et qu'en même temps on réussit à entrer dans les raisons de ses interlocuteurs sans avoir besoin de longues explications274 . »

Le chez-soi est aussi constitué de la possibilité de construire une continuité entre le passé, le présent et le futur, entre l'ici et l'ailleurs, dans laquelle l'individu peut se projeter dans l'avenir, c'est-à-dire construire des interactions et des passages entre ces temps et ces lieux, c'est-à-dire des entre-deux. L'impossibilité de pouvoir faire un pas en avant, le fait de vivre avec « la valise dans la tête275 », dans l'attente de la date d'expiration d'un permis de résidence temporaire, correspondent à ce que nous appelons un état de suspension, un entre-deux qui peut être considéré comme un blocage ou un piège existentiel ; comme nous l'avons vu, par exemple, dans la vidéo Centro di permanenza temporanea, quand les

273 … and other stories : Maja Bajevic, collab. Emmanuel Licha, contrib. Johannes Fehr, Bojana Pejic et

Adrian Paci. Zurich : Collegium Helveticum, 2002, p. 78. 274 Marc Augé, Non Lieux: Introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit., p. 136. 275 Salim Hatubou, Pascal Jourdana, « Ouverture : Entre les Comores & Marseille : Dialogue avec Salim

Hatubou », in Michel Gironde (dir.), Méditerranée et Exil : Aujourd'hui, Paris : L'Harmattan, 2013., p. 185.

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passagers restent en zone d'attente dans l'aéroport sur l'escalier d'embarquement ; ou encore, comme les migrants traversant la mer sur un bateau pour arriver aux côtes européennes ou attendant indéfiniment dans des centres de détention.

De surcroît, deux autres questions nous interrogent : Pourquoi les artistes, les individus, décident d'aller vivre ailleurs ? Et, est-ce que les artistes actuels tissent leurs chez-soi avec les difficultés, les défis et les interactions possibles qui sont liés au fait d'être entre l'ici et l'ailleurs ?

L'idée d'« une ''culture de l'exil'' volontaire276 » mentionnée par Eric Bonnet par rapport à l'artiste Chen Zhen et au concept de « transexpérience », inventé par l'artiste, nous donne une première réponse à nos questions. Selon Eric Bonnet, la transexpérience, comme « méthode artistique », « permet de faire le lien entre les événements qui s'accumulent au cours des années, et être attentif en permanence dans une immersion dans la vie et le milieu dans lequel on se trouve277 . » Cet exil volontaire permet aussi à l'artiste et à l'individu de devenir autre et de faire des rencontres, avec l'autre qui est en soi et avec l'autre qui est son voisin. C'est pourquoi, nous nous demandons si l'entre-deux est une situation transitoire ou permanente de l'existence humaine, particulièrement aujourd'hui, dans certaines situations vitales et contextes, semblables à ceux qui ont été abordés par les artistes eux-mêmes dans les projets que nous avons étudiés.

La colonne de la vidéo The Column d'Adrian Paci de 2013, aussi bien que la dune du projet When Faith Moves Mountains (Cuando la fé mueve montañas) de Francis Alÿs de 2002, nous offrent une réponse à cette question dans le terrain de l'art contemporain, étant donné que nous avons affirmé, auparavant, que la colonne et la dune sont des métaphores des transformations d'un homme, d'une société ou des choses par le mouvement dans l'espace, par l'avancée de la colonne sur l'eau et la dune dans le désert ; finalement la dune a été déplacée de 10 centimètres par rapport à son emplacement initial et la colonne est arrivée à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris.

L'entre-deux considéré comme une zone de suspension, c'est aussi l'essai qui consiste à atteindre cette nouvelle forme d'existence insaisissable signalée par Adrian Paci, ainsi que la tentative et le mirage auxquels Francis Alÿs fait référence. Dans ce va-et-vient, Adrian

276 Eric Bonnet, « Exil & passage des frontières : Edmond Jabès & la condition de l'étranger » dans :

François Soulages (dir.), Géoartistique & Géopolitique : Frontières, op. cit., p. 108. 277 Cf. Ibid., p. 108 pour une définition plus large de la notion de transexpérience.

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Paci et Francis Alÿs construisent des ponts278 pour passer d'une forme d'existence à une autre ; leurs propositions donnent à voir non seulement la puissance potentielle, mais aussi la fragilité constitutive de ces tentatives de passage, qui peut faire échouer à chaque instant ce qu'on a essayé de construire. Dans l'action Don't Cross the Bridge Before you Get to the River de 2008 de Francis Alÿs que nous avons déjà évoquée, l'artiste essaie de construire un pont physique sans y parvenir vraiment, mais en formant une ligne visible sur l'horizon avec des enfants qui portent à la main des bateaux fabriqués avec des chaussures entre le Maroc et l'Espagne. Deux ans auparavant, en 2006, l'artiste avait réalisé l'action intitulée précisément Bridge/Puente279 (Pont), entre Key West aux États-Unis et La Havane à Cuba. Francis Alÿs voulait construire un pont avec des embarcations américaines et avec celles des pécheurs cubains. Les bateaux alignés formaient un « pont flottant280 » entre les deux pays. Cette action a été motivée par la lecture qu'avait faite Francis Alÿs d'un article à propos d'une loi migratoire dans laquelle il était écrit que si les « boat people cubains », les « balseros281 », étaient arrêtés sur le sol américain, ils avaient le droit de rester aux États-Unis, mais s'ils étaient arrêtés en mer, ils devaient retourner à Cuba. Francis Alÿs s'interroge sur l'idée du Pont: « À quel moment une ligne de bateaux devient-elle un pont ? Combien de bateaux faut-il pour créer l'illusion d'un pont ? Suffisamment pour suggérer le désir de chaque communauté de voir un pont exister, […] » ; et l'artiste poursuit : « Un pont pour traverser, pour partir pour revenir282. »

Ainsi, cette dernière action mentionnée ouvre des perspectives sur de nouvelles questions que nous souhaiterions explorer par la suite : Est-ce qu'il est possible de parler d'entre-deux quand il n'y a pas d'entre-deux cultures ? Est-ce que la notion d'entre-deux est proche de celle de pont ? Le pont serait-il alors une quatrième figure de l'entre-deux ? Nous fermons provisoirement notre réflexion sur ces questions, en ayant présent à l'esprit ces propos de Michel de Certeau sur la relation du pont avec la frontière : « Il y a partout ambiguïté du pont » ; « tout se passe comme si la délimitation même était le pont qui ouvre le dedans à son autre283 . »

278 L'idée de pont peut se comprendre ici dans le sens d'une figure métaphorique de passage. 279 Cf. Francis Alÿs, Bridge/Puente (making of), vidéo couleur, son, 23:17 min., La Havane, Cuba / Key

West, Florida, 2006. Disponible sur le web <http://www.francisalys.com/public/bridge.html>. 280 Francis Alÿs : A Story of Deception, p. 159. 281 Ibid., p. 159. 282 Ibid., p. 39. 283 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, op cit., p. 188 et 189.

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Image 41 :Francis Alÿs, Don't Cross the Bridge Before You Get to the River (titre de travail), Détroit de Gibraltar, 2008, Documentation vidéo et photographique d'une action

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Image 42 : Francis Alÿs, Bridge/Puente, Key West, Florida/La Havane, Cuba, 2006. Documentation vidéo et photographique d'une action

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ANNEXES

Réflexions de Francis Alÿs

« Marche

Il n'y a pas de théorie de la marche, juste une conscience de la marche. Mais il peut y avoir une certaine sagesse qui accompagne l'acte de marcher. Il s'agit plutôt d'une attitude, et c'est une attitude qui me convient très bien. C'est un état dans lequel on peut être à la fois tout à fait attentif à tout ce qui se passe dans notre vision périphérique et à tout ce que l'on entend et en même temps être tout à fait perdu dans ses propres pensées.

Marcher, en particulier errer ou flâner, c'est déjà – en rapport à la culture de la vitesse de notre époque – une sorte de résistance. Paradoxalement, il s'agit aussi du dernier espace privé, à l'abri du téléphone et des courriels. Mais il se fait que c'est aussi une méthode très immédiate pour laisser des histoires se déployer.

La marche n'est pas une technique, c'est une attitude. Marcher est un moyen très immédiat et très commode d'interagir et, éventuellement, d'interférer dans un contexte donné.

La marche procure un état de conscience prolifique. À l'ère du numérique, c'est aussi l'un des derniers espaces privés284 . »

« Poétique/Politique

Parfois faire quelque chose de poétique peut devenir politique et parfois quelque chose de politique peut devenir poétique.

La licence poétique agit comme un hiatus dans l'atrophie d'une crise sociale, politique, militaire ou économique. Par le biais de la gratuité ou de l'absurdité, l'art provoque un moment de suspension de toute signification, un sentiment fugace de non-sens qui révèle l'absurdité d'une situation et qui, à travers cet acte de transgression, vous fait faire un pas en arrière ou un pas de côté et vous amène à réviser vos présuppositions sur cette réalité. Et lorsque le processus poétique parvient à provoquer cette subite perte de conscience de soi qui permet à son tour de se distancier de la situation immédiate, alors le poétique peut être en mesure d'entraîner une pensée politique.

Ce que j'essaie de faire, en réalité, c'est de diffuser des histoires, de générer des situations à même de provoquer une distanciation subite et inattendue du contexte immédiat et capable de bouleverser la façon dont vous voyez les choses, capable de déstabiliser et de générer, l'espace d'un instant – en un clin d'œil – une vision différente de la situation, comme vécue de l'intérieur.

Je pense que l'artiste peut intervenir en provoquant une situation dans laquelle vous vous éloignez subitement de votre quotidien et regardez les choses sous un angle différent, ne serait-ce que l'espace d'un instant. C'est peut-être là l'apanage de l'artiste et c'est en ce sens que son domaine d'intervention diffère de celui d'une ONG ou d'un journaliste local.

À différence du journaliste, du scientifique, de l'intellectuel ou du militant, la société autorise l'artiste (et peut-être même est-ce là ce qu'elle attend de lui) à poser des axiomes sans avoir à les démontrer285 . »

284 « Francis Alÿs : A à Z », sélection de Klaus Biesenbach et Cara Starke, trad. de l'anglais Zoé Derleyn, in

Francis Alÿs : A Story of Deception, op. cit., p. 37. 285 Ibid., p. 39.

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