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Introduction
INTRODUCTION
Ce mémoire a pour objet la notion d'entre-deux. Il constitue une étape préalable d'une recherche plus large qui tente de répondre en dernière instance à la question de savoir comment la notion d'entre-deux est associée à l'exil dans l'art contemporain.
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Ce projet de recherche a pour point de départ des constats issus d'observations empiriques réalisées lors de nos propres expériences artistiques qui visaient à comprendre expérimentalement le phénomène de l'entre-deux. Afin de prendre une distance suffisante pour analyser notre propre pratique artistique, ce mémoire étudiera la notion d'entre-deux à partir de l'étude de quelques œuvres des artistes Francis Alÿs et Adrian Paci, en mettant celles-ci en relation avec des réflexions théoriques de plusieurs auteurs. Le choix des artistes a été déterminé par l'identification d'éléments en commun qui existent entre leurs pratiques artistiques et la nôtre ; ces éléments étant essentiels pour notre réflexion actuelle en tant qu'artiste et étrangère. Ces éléments sont la notion d'entre-deux, la notion de frontière, le voyage et l'exil, lesquels sont reliés entre eux par l'idée du déplacement du corps dans l'espace. Des relations entre ces différents termes, deux questions principales ressortent et forment le fil conducteur de ce mémoire : Comment la notion d'entre-deux estelle travaillée dans l'art contemporain ? Dans quel sens cette notion d'entre-deux peut-elle être reliée à l'exil ?
Afin de comprendre et d'essayer d'appréhender la notion d'entre-deux sur le terrain de l'art contemporain, nous partirons de la définition d'entre-deux donnée, d'une part, par l'artiste albanais Adrian Paci dans son portrait filmé, réalisé dans le cadre de son exposition individuelle Vies en transit au Jeu de Paume en 2013, et de l'autre, de celle donnée par le psychanalyste Daniel Sibony dans son livre Entre-deux : L'origine en partage. En outre, nous examinerons la notion de culture de l'entre-deux dans l'ouvrage collectif Migrations et cultures de l'entre-deux, dirigé par les chercheurs Laurent Muller et Stéphane de Tapia. Ces définitions sont des postulats de base pour notre propre perspective de la notion d'entre-deux.
La notion d'entre-deux est définie par Adrian Paci dans le portrait filmé de l'exposition Vies en transit au Jeu de Paume à Paris, quand il parle de la vidéo Centro di permanenza
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temporanea. L'artiste nous l'explique de cette façon :
Ces déplacements d'un pays à un autre, d'une société à une autre ont occasionné beaucoup d'expériences inattendues dans ma vie et mon œuvre. Mon travail a été marqué par ces moments de changement. J'ai commencé à m'intéresser aux espaces d'entre-deux, à ces instants où quelque chose perd de son identité en entrant dans une nouvelle dimension sans toutefois changer complètement d'identité. Centro di permanenza temporanea traite de cet entre-deux. Bien sûr il est question de migration, mais pas seulement. C'est sur la condition de l'être, sur ce moment existentiel lorsque tu quittes une forme d'existence pour entrer dans une autre, sans jamais l'atteindre1 .
Dans la citation précédente, l'artiste utilise plusieurs termes qui caractérisent cet entredeux: déplacements, expériences inattendues, moments de changement, instants, identité, dimension, condition de l'être, moment existentiel, forme d'existence. Il utilise ces termes pour préciser que l'entre-deux, ce sont des instants où quelque chose bouge, se déplace, d'une dimension à une autre nouvelle dimension. Plus exactement, l'entre-deux est ici présenté comme une situation, dans laquelle une chose ou un homme se déplace. Dans ce déplacement, elle/il rentre dans un entre-deux : par exemple, entre un lieu et un autre, entre une culture et une autre culture, entre une langue et une autre langue. Dans ce mouvement, la chose perd une partie de son identité, mais elle ne la perd pas entièrement.
Dans ce sens, Laurent Muller, dans son essai « Migrations et déplacements dans l'espace social », reprend l'autobiographie de Tzvetan Todorov intitulée L'homme dépaysé, pour faire référence à « l'expérience d'exil entre deux langues et deux cultures » du philosophe d'origine bulgare. Tzvetan Todorov est né à Sofia en 1939 et, depuis 1963, il s'est installé en France. Il est cependant retourné dans sa ville natale après 18 ans d’exil. Il écrit à ce propos :
Je me sentais pas moins à l'aise en bulgare qu'en français, et j'avais le sentiment d'appartenir aux deux cultures à la fois. […] Mon état actuel ne correspond donc pas à la ''déculturation'', ni même à l'acculturation, mais plutôt à ce qu'on pourrait appeler la ''transculturation'', l'acquisition d'un nouveau code sans que l'ancien soit perdu pour autant. Je vis désormais dans un espace singulier, à la fois dehors et dedans : étranger ''chez moi'' (à Sofia), chez moi, ''à l'étranger2''.
Nous nous demandons, en somme, si l'entre-deux, nommé par Adrian Paci et décrit par Tzvetan Todorov, est un passage entre deux formes d'existence ou si l'entre-deux peut être
1 Adrian Paci, Lives in transit, vidéo couleur, son, 8:42 min, 2013, Jeu de Paume, le magazine: Portraits filmés, 20 mars, 2013. Disponible sur le web <http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/03/adrian-pacivies-en-transit/> et <http://www.youtube.com/watch?v=mUEBApzZ_CU> . 2 Laurent Muller, « Migrations et déplacements dans l'espace social », in Laurent Muller, Stéphane De
Tapia (dir.), Migrations et cultures de l'entre-deux, Paris : L'Harmattan, 2010, p. 97.
une situation permanente de vie. Ainsi, dans quel sens y a-t'il, dans l'entre-deux, de la mixité, du mélange, de la superposition ou la cohabitation de ces deux formes d'existence ?
Dans son livre Entre-deux : L'origine en partage, le psychanalyste Daniel Sibony définit l'entre-deux comme une « dynamique », un « opérateur » qui tresse une liaison entre deux termes ou entre deux choses3. Pour l'auteur, la notion d'entre-deux vient remplacer celle de différence, qui est aujourd'hui incapable d'expliquer le passage entre deux termes, entre deux réalités complexes4. Quant à la notion de différence, l'auteur affirme : « Le trait de la différence instaure un rapport trop simple pour les situations vivantes que le mouvement des choses impose : transmission de mémoire, secousses entre collectifs, afflux d'étrangers, quête plurielle d'identité, y compris pour l'individu5 […]. »
De même que dans la définition d'Adrian Paci, Daniel Sibony fait référence aux expériences, aux phénomènes humains plutôt qu'à une opposition de termes. Pour l'auteur, les formes de l'entre-deux, comme l'entre-deux lieux ou l'entre-deux langues, ne sont pas les mêmes mais elles ont en commun le fait qu'elles permettent à l'individu le passage d'un élément à un autre et qu’elles sont des passages « bifurqués6 ». Ainsi, l'entre-deux est défini par Daniel Sibony comme une « coupure-lien7 », comme « un espace de liens ''entre l'un et entre l'autre8'' » où il est possible d'intégrer des éléments divers9. L'auteur précise ainsi la notion d'entre-deux :
L'entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, […] chacune des deux entités a toujours déjà partie liée avec l'autre. Il n'y a pas de no man's land entre les deux, il n'y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords mais qui se touchent ou qui sont tels que des flux circulent entre eux10 .
L'idée de l'entre-deux vue comme « une forme de coupure-lien », formulée par Daniel Sibony, est réexaminée par les chercheurs Laurent Muller et Stéphane de Tapia : ceux-ci la caractérisent comme « un lieu, un trait d'union » ; en revanche, ils ne la considèrent pas comme étant une coupure11 .
Dans l'ouvrage collectif Migrations et cultures de l'entre-deux, Laurent Muller, Stéphane
3 Daniel Sibony, Entre-deux : L'origine en partage, Paris : Éditions du Seuil, 1991 et 2003 pour la préface, p. 7. 4 Ibid., p. 10. 5 Ibid., p. 14-15. 6 Ibid., p. 347. 7 Ibid., p. 315. 8 Ibid., p. 343-344. 9 Ibid., p. 315. 10 Ibid., p. 11. 11 Laurent Muller, Stéphane de Tapia (dir.), Migrations et cultures de l'entre-deux, op. cit., p. 26-27.
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de Tapia et un groupe de chercheurs en sciences humaines ont analysé la notion d'entredeux par rapport aux relations interculturelles et à la migration. Dominique Schnapper a défini la notion de cultures d'entre-deux non pas comme étant le partage d'une même culture entre deux personnes, mais comme les cultures élaborées par les personnes qui « ''n'appartiennent'' pas à deux ou plusieurs cultures, mais qui se réfèrent à deux ou plusieurs cultures12 [...]. » L'entre-deux associé à la migration et à la mondialisation interroge la mobilité13 et le déplacement dans les sociétés actuelles. Les cultures de l'entredeux produites par « […] ceux qui passent d'une nation à l'autre de manière permanente ou provisoire14 [...]», c'est-à-dire par les migrants, exposent un entre-deux largement caractérisé par les auteurs de la manière suivante :
[…], l'entre-deux peut être physique, matériel, érigé en barrière voulue infranchissable ou au contraire flou, immatériel, invisible, plus moral que physique, mais souvent bien plus infranchissable. Mais il peut aussi, comme dans le cas de ces comptoirs ou marchés frontaliers connus dans toutes les périodes historiques et toutes les civilisations, être le lieu de la mixité, de l'échange, voire de l'osmose ou de la symbiose15 . [...]
La notion d'entre-deux est, donc, ici inscrite dans une problématique particulière : celle des migrants qui arrivent dans un « pays d'installation16 » de manière voulue ou non, temporaire ou permanente. Ce migrant est considéré comme l'autre, perçu comme bizarre et menaçant17, celui qui met en relief une nouvelle relation à la nation, laquelle n'est plus, comme elle pouvait l'être auparavant, une relation construite pour relier de manière cohérente les sphères des habitants, de la « culture », du « territoire » et du système politique18, mais une relation qui par la présence de cet « autre19 » donne à voir le fait que les habitants ne partagent pas tous « la [même] manière de vivre ensemble20 » .
12 Ibid., p. 13 et 16.
La question principale abordée dans cet ouvrage est la suivante : « […] que se passe-t-il lorsqu'un individu, ayant élaboré sa personnalité dans un pays et une culture donnés, est amené à quitter ceux-ci pour aller vivre au sein d'un pays associé à une autre culture ? ». Ibid., p. 27. 13 Ibid., p. 17. 14 Ibid., p. 14. 15 Ibid., p. 26. 16 Dans la préface, Dominique Schnapper souligne l'utilisation de l'expression « pays d'installation » au lieu de « pays d'accueil » car elle dit que « les formes de l'accueil sont souvent ambiguës, pour parler en termes modérés. » Ibid., p. 16-17. 17 Ibid., p. 16-17. 18 Ibid., p. 13. 19 J'utilise des guillemets pour insister sur l’emploi singulier de ce terme et indiquer ma distance critique vis-à-vis de celui-ci. 20 Ibid., p. 17.
Okwui Enwezor, commissaire de la Triennale de Paris de 2012, intitulé Intense Proximité, a réfléchi aussi à la question du vivre-ensemble quand il a fait la lumière sur le propos de l'exposition : « […] l'objectif du discours critique d'Intense Proximité n'est pas d'étudier comment les sociétés contemporaines peuvent partager un espace commun ou vivre ensemble. La question essentielle est bien plutôt de savoir comment
En somme, la consultation des différentes sources citées précédemment nous permet d'observer que la notion d'entre-deux est reprise par plusieurs disciplines et ne se limite pas uniquement aux domaines des migrations ; elle est aussi employée pour faire référence à d'autres phénomènes de groupes humains, que Laurent Muller désigne comme « d'autres situations d'interface culturelle entre deux milieux dissemblables21 . » En effet, l'entre-deux est compris en tant que « zone de tension22 », « espace intermédiaire23 », « moment de transition24 », état liminal25, « lieu de passage », « zone de flottement26 », « entrecroisement27 », zone de contact et de transition28 entre plusieurs éléments.
Cette révision bibliographique, constituant le point de référence de notre définition de l'entre-deux, nous permet d'articuler dans les pages suivantes cette notion à une réflexion sur la frontière, le voyage et l'exil, en ayant toujours présent à l'esprit l'idée du déplacement du corps dans l'espace.
Pour aborder les questions que nous nous sommes posées – à savoir, notamment, la manière dont la notion d'entre-deux est travaillée dans l'art contemporain et le sens dans lequel cette notion d'entre-deux peut être reliée à l'exil –, ce travail de recherche sera constitué de trois parties, construites de manière personnelle et intitulées « figures de l'entre-deux ». Les trois figures de l'entre-deux sont : l'entre-deux spatial, l'entre-deux comme frontière et l'entre-deux du voyage et de l'exil. Dans la première partie, nous construirons la notion d'entre-deux spatial à partir de l'analyse des œuvres suivantes : Centro di permanenza temporanea (Centre de rétention provisoire) d'Adrian Paci ; Placing Pillows (Plaçant des oreillers), The Leak (La Fuite), Duett (Duo), La leçon de musique, La
vivre avec cette disjonction, dans l'épaisseur de nos processus ethnographiques fondés sur l'identité. »
Intense proximité : la triennale de l'exposition (commissaire : Okwui Enwezor), guide de l'exposition,
Palais de Tokyo et lieux associés, Paris : Artlys, 2012. 21 Laurent Muller, « Migrations et déplacements dans l'espace social », op. cit., p. 101. 22 Entre-deux : Une confrontation entre la photographie féminine d'hier et d'aujourd'hui en Belgique et aux
Pays-Bas (commissaires : Inge Henneman, Dominique Somers), Anvers : Provinciaal Museum voor
Fotografie, 2000, p. 114. 23 Ibid., p. 114. 24 Marie Fraser et Marta Gili, « Entretien avec Adrian Paci », in Adrian Paci : Transit (commissaires :
Marta Gili et Marie Frazer). Paris, Jeu de Paume ; Milan, PAC Padiglione d'Arte Contemporanea ;
Montréal, Musée d'art contemporain de Montréal, Milan : Mousse Publishing, 2013, p. 32. 25 Terme composé à partir des réflexions de Edna Moshenson d'après la définition d'entités liminales de l'anthropologue britannique Victor Turner : « […] ne sont ni ici ni là ; elles sont entre les deux [...] ».
Edna Moshenson, « Sujets en transit », in Adrian Paci : Transit, op. cit., p. 49. 26 Valentine Oncins, « Synthèse : L'entre-deux » (sous la direction de Georges Bloess), thèse : Université
Paris 8, Esthétique, Sciences de l'art, Arts Plastiques, 2002, Vol. 1, p. 6. 27 Ibid., p. 4 et 28. 28 Ibid., p. 141.
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Théorie des ensembles et Children's Game #14 : Piedra, Papel y Tijeras (Jeu d'enfants #14 : Pierre, Feuille et Ciseaux) de Francis Alÿs. L'analyse des œuvres sera faite en dialogue avec les notions d'espace, de lieu, de non-lieu et d'ouverture; dans notre argumentation, nous reprendrons les travaux de différents auteurs, tels que ceux de Michel de Certeau, de Marc Augé, de Martin Heidegger et de Didier Franck.
La deuxième partie de notre travail étudiera la connexité entre la notion d'entre-deux et la notion de frontière, vis-à-vis des mutations de cette dernière, en correspondance avec les œuvres Klodi et A Real Game (Un jeu réel) d'Adrian Paci, The Loop (La Boucle) et The Green Line (La ligne verte) de Francis Alÿs et les réflexions d'auteurs tels que Yves Lacoste, Michel Foucher, Philippe Fontaine, Didier Bigo, Karoline Postel-Vinay et Michel de Certeau.
Finalement, dans la troisième et dernière partie, nous chercherons à comprendre comment la notion d'entre-deux est liée à l'exil par rapport au voyage et à la situation de l'entre-deux cultures, et ce à partir de l'étude des projets artistiques comme Albanian Stories (Contes albanais), The Column (La Colonne) et Home to Go (Un toit à soi) d'Adrian Paci, When Faith Moves Mountains (Quand la Foi Déplace des Montagnes) et Turista (Touriste) de Francis Alÿs ; notre réflexion prendra appui sur les idées avancées à propos de l'exil et de la notion d'entre-deux par Daniel Sibony, Edward T. Hall, Edward W. Said, Michel Gironde et Cihan Gunes. Les enjeux des œuvres décrites seront examinés à partir des analyses des spécialistes de l'art contemporain tels que les commissaires d'expositions, les historiens et les critiques d'art suivants : Edna Moshenson, Edi Muka, Marie Fraser, Marta Gili et Angela Vettese pour les œuvres d'Adrian Paci ; Mark Godfrey, Bruce W. Ferguson, Russell Ferguson, Cuauhtémoc Medina, Thierry Davila, le sociologue brésilien Laymert Garcia dos Santos et l'architecte et professeur israélien Eyal Weizman pour les œuvres de Francis Alÿs.
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