LE REEMPLOI, outil de transmission et d'innovation ?

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LE RÉEMPLOI

UN OUTIL DE TRANSMISSION ET D’INNOVATION ? Clémence GAZONNEAU

Année Universitaire 2015-2016 Ecole d’Architecture de Paris-Val de Seine Rapport de Licence sous la direction d’ Emmanuel DOUTRIAUX



SOMMAIRE

INTRODUCTION

2 - 3

I. LE RÉEMPLOI, RÉPONSE AUX MAUX SOCIÉTAUX ?

4 - 19

1. Définition, matière grise et réemploi

5 - 9

2. Difficultés, comment tenter d’y pallier ?

9 - 13

3. S’organiser pour répondre à des nécessités, Yona Friedman

13 - 19

II. SE FORMER, SENSIBILISER, TRANSMETTRE

20 - 35

1. Apprendre à faire ensemble, Patrick Bouchain

20 - 25

2. Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

25 - 31

3. Sortir de l’impasse

31 - 35

CONCLUSION

36 - 37

ARCHITECTES CITÉS 38 BIBLIOGRAPHIE 39 FILMOGRAPHIE 39 WEBOGRAPHIE 39

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INTRODUCTION

Aujourd’hui, les crises s’additionnent sans trouver une réponse globale. On se trouve à un moment charnière de l’évolution de la société où l’homme prend du recul sur les temps modernes passés. Le monde de l’abondance est mis à mal par les crises financières, on tache de répondre à la crise des banlieues par des démolitions successives, la crise environnementale essaie d’être pallié par le développement durable. Face à l’augmentation du prix de l’énergie et à la raréfaction des matières premières, le recours aux ressources matérielles locales va s’intensifier et s’imposer. Ingénieur architecte, Jean-Marc Huygen (a) considère que dans cette nouvelle ère « relationnaliste»1, les réponses doivent être pensées en terme d’interconnexion entre différentes disciplines. L’emploi des matériaux, par exemple, se pense en terme de ressources, de renouvelabilité mais aussi en terme d’impacts social et économique. Comment s’adapter à ces nouveaux processus du « faire ensemble » alors que l’individualisme semble être à son apogée ? Des réponses doivent être trouvées pour s’adapter à l’évolution de la société et renforcer les contextes politiques, climatiques, économiques actuels qui sont très fragiles. Ainsi, quels sont les moyens pédagogiques mis en place dans les écoles, les agences ou les associations pour sensibiliser les

1. HUYGEN Jean Marc, 2014. «Réemploi et Artisanat» in ENCORE HEUREUX, Matière grise, matériaux, réemploi, archtecture «On ne pourra réduire l’exploitation des ressources non renouvelables de la planète, la dégradation de l’environnement naturel et celle des sociétés humaines que par leur prise en compte conjointe. Pour être soutenable, un objet ne peut désormais se penser que par l’interconnexion de diverses disciplines. »

constructeurs, les entreprises, les habitants à ces questions de manque de ressources ? Comment réinventer des aspects de notre discipline par le processus de fabrication de l’architecture ? J’ai commencé à me poser ces questions lors de ma visite de l’exposition sur les matières grises au Pavillon de l’Arsenal2, j’ai alors compris qu’il était possible de construire grâce au réemploi de matériaux de construction. Je me suis donc demandée pourquoi nous n’étions pas sensibilisés à l’école sur ces questions alors qu’elles sont au cœur des préoccupations environnementales et directement liées à notre métier. Ne trouvant pas de satisfaction à l’école, j’ai décidé de m’orienter vers l’association Bellastock que j’ai découvert à la fin de la licence 2. J’ai participé au festival d’architecture qu’ils organisent, entre autre, pour les étudiants. Cette riche expérience, que je continue à développer en m’impliquant davantage dans l’association, me permet de m’ouvrir 2

2. Exposition Matière Grise, matériau, réemploi, architecture ; du 26 sept 2014 au 25 janv 2015 au Pavillon de l’Arsenal - Commissariat scientifique : Encore Heureux 75 projets démontrent le potentiel du réemploi et la possibilité d’une nouvelle vie pour des matériaux usés dans tous les lots du bâtiment. Et si construire passait d’abord par le réemploi des matériaux ?


Introduction

vers d’autres questionnements et d’orienter mon travail autour de l’acte de construire de façon collective en apprenant à concevoir avec les autres, en favorisant l’échange, la sensibilisation et le réemploi de matériaux. De façon plus général, depuis la fin du mois de mars, le mouvement des Nuits debout3 tentent également de répondre à ces questions dans le but de revoir dans sa globalité notre système politique et économique. Un mouvement « Archidebout », dans sa continuité, a vu le jour, tentant de

3. Article sur Le Monde du 3 mai 2016 : Nuit debout peut être porteur de transformation sociale de grande ampleur

répondre aux questions sociétales liées à notre métier.

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Dessins - Encore Heureux, 2014, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

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I. LE RÉEMPLOI, RÉPONSE AUX MAUX SOCIÉTAUX ?

Dans notre société d’abondance, l’utilisation de matières grises est un acte éthique plutôt qu’un acte de nécessité comme c’est le cas dans les pays où l’on manque de ressources4. Ce choix reflète des défis à relever : construire avec un minimum d’impact et utiliser ce qui est déjà présent. Le réemploi participe au bien commun ; dans un souci de l’avenir, l’objet obsolète n’est pas abandonné au profit d’un nouvel objet de

4. ENCORE HEUREUX, 2014, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

consommation.

1. DÉFINITION, MATIÈRE GRISE ET RÉEMPLOI

Qu’est ce qui devient déchet ? La matière. Elle provient toujours de l’environnement et nécessite quatre actions pour devenir construction : extraire, transporter, transformer, assembler (5). Chaque matériau résulte d’opérations effectuées sur la matière naturelle.

5. Ibid.

On distingue aujourd’hui trois familles de matériaux : métalliques, minéraux et organiques, qui résultent essentiellement de matières naturelles 6. Dans le processus de transformation, des étapes se sont ajoutées : chauffer, fondre, mouler, souffler. Le métal et le verre sont les exemples de cette diversification. Grâce aux découvertes et aux innovations techniques, une quatrième famille a vu le jour : les matériaux composites qui sont des assemblages d’au moins deux matériaux non miscibles, avec une forte capacité d’adhésion. Élaborés par l’homme, ils visent des objectifs bien précis

6.

HUYGEN Jean-Marc, 2008, La poubelle et l’architecte, L’impensé - Actes Sud 7. BRECHET Yves, 2013. «La science des matériaux. Du matériau de rencontre au matériau sur mesure.» in ENCORE HEUREUX, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

pour permettre toujours plus de performance tandis que durant de nombreux siècles, la matière a été travaillée sans en modifier l’intégrité physique. Aujourd’hui, la structure interne des matériaux, à l’échelle moléculaire, est modifiée afin

« On construit aujourd'hui en assemblant

entre

eux

de développer ces nouvelles propriétés. On est donc

des produits régle-

passé d’un matériau « de rencontre » à une compétition

mentés et identifiés

« optimisés »7 Ces matériaux peuvent ensuite être transformés en produits réglementés et normés.

par des marques. » Julien Choppin (b)

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Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Stockage de bois sur la friche de Bellastock à Bobigny - Photographie personnelle 2 Chantier de démolition encadré par Bellastock - http://www.bellastock. com/ 3 Seconde cycle de vie d’un matériaux http://promoteurdecourtoisieurbaine.com

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Définition, matière grise et réemploi

Et la matière grise ? La matière grise correspond à la face cachée de la matière : pollution, rejets, déchets. Elle reflète aussi l’intelligence qui, dans le cadre du réemploi, nécessite d’être collective pour palier aux problèmes de ressource et de gestion des déchets. Pour Jean-Marc Huygen, il existe une cinquième famille issue de ladite matière grise : les matériaux de réemploi. Ils proviennent de cette matière obsolète déjà transformée et prête à être abandonnée, ou délaissée. Tous ces matériaux « usés », déjà utilisés sont à notre disposition dans l’environnement : des chantiers de démolition, des bâtiments en ruines ou abandonnés, chez des artisans, des entreprises, des paysans. Ils n’existent pas directement comme le résultat d’un projet humain mais d’une volonté de les élaborer en tant que matériaux : ils sont là, à notre disposition. Leur disponibilité est généralement plus importante dans les régions dites économiquement riches, mais ils sont plus exploités dans les régions pauvres.

Peut on faire autre chose que détruire ? Toute matière grise peut être soit réutilisée, soit réemployée, soit recyclée. La réutilisation engendre que la forme ainsi que la fonction de l’objet restent identiques. Au contraire, le recyclage fait disparaître la forme ainsi que la fonction de l’objet. Il nécessite de consommer de l’énergie en modifiant l’objet même s’il ne nécessite pas la consommation de matière « neuve ». Aujourd’hui, les entreprises de recyclage de métaux, par exemple, dépensent beaucoup d’énergie pour recycler la matière. Le processus courant nécessite de nombreuses étapes énergivores : on pose les bennes sur un chantier, une fois pleines, on retourne les chercher, puis, une fois de retour sur le site du recyclage, on trie le produit et on le prépare, si besoin : découpe, cisaillage ou broyage. Le métal doit répondre à un cahier des charges précis : dimensions pour qu’il puisse rentrer dans les fours et qualités pour éviter les impuretés. Ensuite seulement, il peut être emmené en aciérie ou en fonderie via un transporteur. Une fois refondu, il est à nouveau remis dans le circuit de la consommation8.

8. D’après un entretien avec ma mère Anne Laurier, cadre chez Bartin Recycling, entreprise du groupe Véolia, spécialisée dans la récupération des métaux ferreux et non ferreux.

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Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Détails de la façade du Pavillon - Photographie personnelle 2 Croquis de l’agence Encore Heureux - http://www.pavilloncirculaire.com 3 Vue générale du Pavillon - http:// www.lemoniteur.fr

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Définition, matière grise et réemploi

Le réemploi correspond à l’attitude intermédiaire entre la réutilisation et la recyclage : l’objet obsolète est conservé mais sert à élaborer un nouvel objet pour un nouvel usage, totalement différent du premier9. Il induit donc une remise en cause du cycle de la matière qui n’est pas jetée mais qui poursuit son évolution en même temps que la société. Les choses se lient à nouveau. On peut se référer au Pavillon Circulaire10 qui se trouve sur la place de l’Hôtel de ville et qui a été construit à l’occasion de la Coop 21. Le collectif Encore Heureux a réemployé 180 portes en bois d’un immeuble en réhabilitation dans le 19ème arrondissement pour les utiliser en façades. La laine de roche est issue de la dépose d’une toiture de supermarché dans le cadre d’une expérimentation menée par Emmaüs, le sol est composé d’anciennes cimaises d’exposition en bois du Pavillon de l’Arsenal et le mobilier a été collecté auprès

9. Article de AMC : la Pratique des trois R par na architecture HUYGEN Jean Marc, 2014. «Réemploi et Artisanat» in ENCORE HEUREUX, Matière grise, matériaux, réemploi, archtecture 10. Installé sur le parvis de l’Hôtel de Ville par le Pavillon de l’Arsenal à l’occasion de la COP 21 ; du 25 février au 31 mai Accueil une ressourcerie et une programmation de rencontres et ateliers animés par le Réseau Francilien des Acteurs du Réemploi (REFER).

des centres de valorisation et d’apports des encombrants. Cela peut engendrer un étonnement face au bâtiment construit : pourquoi des portes en façade ? D’où viennent-elles ? Certaines s’ouvrent elles ? L’architecture questionne le passant ou l’habitant et ne se contente plus seulement de plaire, l’interaction peut ainsi renaître. La notion de réemploi induit donc des notions de civilisation : l’objet réemployé sert à créer le cadre de la société de maintenant, tout en gardant la mémoire du passé. Plus le réemploi est direct, sans changement de forme ni d’usage, plus on garde la mémoire et moins on dépense d’énergie nouvelle . 11

11. HUYGEN Jean-Marc, 2008, La poubelle et l’architecte, L’impensé - Actes Sud

2. DIFFICULTÉS, COMMENT TENTER D’Y PALLIER ?

La construction en matériaux de réemploi est encore un acte très marginal qui cherche à se démocratiser. Certes nous savons qu’il existe des pionniers12 en la matière, mais cette préoccupation, qui cherche à dépasser l’acte ponctuel et solitaire,

12. Samuel Mockbee, Jean Prouvé, Michael Reynolds, Richard Greaves, Fred Bruns, Louis Guilaume Le Roy

est récente et elle implique de pouvoir anticiper, prévoir mais aussi prouver la faisabilité de la réalisation. Dans le circuit classique, il est très difficile de mettre en œuvre une construction en matériaux de réemploi car il existe encore une trop grande distinction entre le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et l’entrepreneur qui 9


Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Louis Guilaume Le Roy constuisant l’écocathédrale - Encore Heureux, 2014, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal 2 Maison personnelle de Jean Prouvé http://lecatalog.com/ 3 L’usine LU en 1925 - http://www.lelieuunique.com/ 4 L’usine actuelle reconvertie en lieu d’exposition - Ibid.

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Difficultés, comment tenter d’y pallier ?

ont chacun des exigences différentes. Ainsi, celui qui cherche à construire avec des matériaux réemployés n’agit plus seul. Le fonctionnement du domaine de la construction contemporain interroge ses capacités de métamorphose et d’adaptation dans un souci du viable, du vivable. Le réemploi s’étend ainsi aux processus divers et entrelacés qui structurent l’urbain et les démarches architecturales. Quel avenir pour notre métier ?

Comme tous les matériaux, les matériaux de réemploi sont potentiellement disponibles sur la planète en quantité limitée, ils sont partiellement renouvelables et recyclables. Faut-il les privilégier aux matériaux entièrement biodégradables ou avec un faible impact écologique ? Le réemploi cherche à être « soutenable »13 c’est à dire à répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations

13. HUYGEN Jean-Marc, 2008, La poubelle et l’architecte, L’impensé - Actes Sud

futures de répondre aux leurs. Sans impacter sur des ressources neuves, on préserve les ressources pour les générations à venir. A l’appellation “développement durable” est donc préférable celle de “ développement soutenable”, voire de “soutenabilité”: les notions qu’elle recouvre ne traitent en effet pas d’un développement qui devrait durer. Au contraire, elles cherchent à réduire au minimum l’impact du développement humain sur la planète, tel que celle-ci puisse soutenir la vie à long terme. Le réemploi de matériaux de construction cherche également à préserver une certaine culture du passé et notamment une culture du patrimoine bâti. Pour ses défenseurs, il n’est pas nécessaire de restaurer à l’identique un bâtiment, il faut au contraire le laisser vivre, et lui permettre de changer pour s’adapter à l’évolution de nos modes de vie, de travail, de divertissement tout en gardant en lui des traces de son passé. Comment réinterpréter les architectures détruites pour les réintégrer dans d’autres ? Quelle plus value cela leur apporte t-elle ? La réhabilitation d’un héritage industriel du Lieu Unique par Patrick Bouchain à Nantes en est un exemple. Implanté dans l’ancienne usine Lefebvre Utile, cette usine désaffectée en 1986, a été réhabilitée en respectant sa forme d’origine. L’aménagement de l’espace intérieur a été effectué en utilisant des matériaux rappelant le monde de l’usine (sols bruts, poutrelles de métalliques, escaliers de secours, conduits de ventilation apparents) mais en changeant une partie 11


Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Stockage de matériaux sur la friche Bellastock - Photographie personnelle 2 Construction d’un dôme en bambou à Nuit Debout - © Nicolas Barrial 3 Stockage des tuiles attendant une seconde vie - http://rotordb.org/

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Difficultés, comment tenter d’y pallier ?

de ses volumes intérieurs pour lui permettre d’accueillir de nouvelles activités artistiques.

Cependant, il est difficile de pouvoir se fournir en matériaux réemployés car les filières de réemploi n’existent pas encore ou se développent depuis peu. Pourtant, ces chaînes d’approvisionnement permettraient de répondre et d’anticiper certaines demandent en matériaux. De surcroît, si on ne considère pas le sujet dans sa globalité, il est alors impossible de réemployer de façon responsable. En effet, le réemploi dans sa dimension économique, implique de ne pas dépenser trop d’énergie pour le transport de la matière. Ainsi, il est nécessaire d’en trouver dès le début du projet, à proximité de ce dernier pour commencer à l’élaborer. Le processus de conception n’est pas le même car on ne choisit, pour l’instant, ni les caractéristiques des matériaux ni les performances qu’ils possèdent14. Enfin, l’économie faite en matière première et en énergie ne compense pas la dépense faite en temps pour répondre aux processus

14. ENCORE HEUREUX, 2014, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

de déconstruction/reconstruction lié à l’utilisation des matériaux de réemploi. Ceci implique un temps plus long dans la conception si on ne possède pas des gisements directement réemployables. Il faut donc soit trouver des processus qui permettrait de répondre plus facilement à un besoin en matériaux, soit revoir notre façon de vivre et notre rapport à la temporalité, en acceptant de reconsidérer un temps plus long, plus en adéquation avec les cycles de vie.

Avec toutes ces difficultés encore existantes, comment, sans connaître l’avenir certain du projet, convaincre le maître d’ouvrage et construire le projet ? Si trouver de la matière sur place est difficile, pourquoi ne pas se lier aux acteurs de proximité ? Cela permettrait de potentiellement créer une entraide efficace qui renforcerait les actions et donnerait plus de crédibilité et de force au projet, surtout quand le fait d’utiliser des matériaux réemployés n’est pas acquis.

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Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

Croquis deYona Friedman - cours de Théorie de Xavier Dousson du L3S5

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S’organiser pour répondre à des nécessités

3. S’ORGANISER POUR RÉPONDRE À DES NÉCESSITÉS Yona Friedman est un précurseur des questions de ressources et de politique énergétique. Depuis les années 1980, il s’est interrogé sur les moyens de réduire le coût énergétique de la construction. Il préconisait déjà de recycler les matières premières déjà extraites et converties, de repenser la conception des objets d’usage en vue de les adopter aux matières premières recyclables et renouvelables. Ces derniers coûtaient déjà beaucoup moins chers que les matières premières usuelles qui nécessitent extraction et transformation15.

Existe t-il un autre système pour produire et redistribuer ? Yona Friedman pensait

15. FRIEDMAN YONA, 1982, Alternatives énergétiques ou la civilisation paysanne modernisée, Editions Dangles

alors que décentraliser la production et la consommation et produire d’abord pour son propre usage ou à proximité immédiate permettait de développer une rentabilité énergétique plutôt que commerciale. Ainsi, le stockage dans un environnement proche permettrait de répondre aux nécessités de matière. Mais comment stocker lorsqu’on est dans des zones urbaines très denses ? Le regroupement semblerait être la solution la plus appropriée pour accéder à des zones de stockage. On pourrait également envisager de s’approprier des lieux en déshérence, des friches où les ressources sont à proximité immédiate et en grande quantité. Lorsque l’on réfléchit au précessus, les friches, dans les zones urbanisées sont vouées à disparaître pour accueillir de nouvelles activités liées à l’évolution de la société. Cela a d’ailleurs été le cas dans plusieurs grandes villes où d’anciennes zones portuaires et industrielles ont été entièrement repensées pour accueillir des logements, des bureaux ou toutes autres activités (ZAC Masséna à Paris, Lyon-Confluence, île de Nantes). Pourquoi, alors que ces sites étaient riches en matériaux

« Produire comment

et en bâtiments, n’a t-on quasiment rien gardé ? Pourtant, et produire à partir de quoi ? Sont des quesla conservation des bâtiments ou de leurs matériaux de tions aussi importantes construction auraient permis une forte économie énerque produire quoi ? » gétique. On s’est souvent contenté de garder quelques bâ- Yona Friedman, 1982 timents (Machines de l’île de Nantes, Ancienne Société (d) 15


Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Projet sur l’île de Nantes et présentation des éléments architecturaux principaux - © uapS Anne Mie Depuydt & Erik Van Daele 2 Machines de l’île de Nantes, ancien chantier naval désaffecté - Photographie personnelle 3 La SUDAC transformée en partie pour acceuillir l’ENSAPVS 4 Projet de réaménagement de la ZAC Masséna à Paris - © SEMAPA

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S’organiser pour répondre à des nécessités

Urbaine de Distribution d’Air Comprimé à Paris, Halle de l’ancien marché de gros à Lyon) pour marquer l’événement sans penser la chose de façon globale. Comment remédier au gaspillage énergétique ? Quels processus ou méthode pour changer ces modes de production architecturale ? Ne peut-on pas s’unir pour récupérer et produire localement, à proximité immédiate des lieux de redistribution ou de futur appropriation d’un lieu ? D’après les circonstances économiques actuelles, il semble essentiel de tisser à nouveau du lien pour pouvoir répondre à la nécessité de construire avec des matériaux de réemploi, mais comment ?

Pour eux aussi, trouver des gisements à proximité est problématique, surtout lorsqu’il est difficile de savoir qui demain sera toujours impliqué. De façon plus pérenne, Bellastock a réussi à tisser des réseaux et à comprendre comment trouver des matériaux pour anticiper le chantier. En connaissant les démolitions à venir dans un environnement proche, on peut avoir un abondant accès à de la matière grise. Pour y avoir accès, il faut connaître les acteurs et les aborder : institutions publiques, aménageurs, industriels, associations. Qui ? Où ? Que font ils ? Comment peut on collaborer ? Une fois ces réponses trouvées, il faut parvenir à développer des partenariats et interroger des regroupements d’acteurs locaux. C’est à la première table ronde de Bellastock que je comprends avec plus de précision ce processus. A Bobigny, Bellastock et Véolia ont convenu d’un accord : pour le prochain festival et les besoins en matériel qui y sont liés, une benne sera mise en place dans les locaux de l’entreprise pour récupérer les déchets et matériaux des artisans ou entrepreneurs qui viennent. Ceux qui apportent du bois réutilisables, par exemple, se verront exemptés de payer le contenu apporté. Ils sont donc gagnants et l’association l’est

16. Conférence Co-évaluer, réinventer le diagnostic d’un territoire mesuré, le 9 mars 2016 Intervenants : Séquano, Améliore, De l’Aire

aussi (habituellement, l’entreprise paye 30€ la tonne de bois et 100 à 150€ la tonne de déchets)16. De plus, cela sensibilise indirectement les entreprises de proximité et les amènent peut-être à se questionner sur leur façon de produire des « déchets ».

D’autres exemples de collaboration, à une échelle plus importante existent : à Bruxelles, le collectif belge Rotor et la fédération Ressources ont demandé à l’institut public 17


Le réemploi, réponse aux maux sociétaux ?

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1 Friche du festival Bellastock et son environnement avant son aménagement 2 et 3 Campement du festival et vue intérieur de notre logement pour le festival Bellastock sur la mobilité, année 2015 - Photographies personnelles

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S’organiser pour répondre à des nécessités

de la région Bruxelles-Capitale une étude sur le potentiel du réemploi de matériaux en Belgique. Suite à cela, ce dernier a soutenu la création d’un site internet regroupant des entreprises qui distribue des matériaux de réemploi autour de Bruxelles. Depuis, un module sur le réemploi des matériaux de construction a été intégré aux formations annuelles destinées au professionnel de la construction. En parallèle de cet enseignement liées aux formations sur la construction durable, un guide pratique sur le réemploi a été crée. Aujourd’hui, elle octroie des financements à ce type de projet et encourage les acteurs du territoire à se mobiliser pour optimiser sa gestion des déchets qui représentent un tiers des déchets non ménagers de Bruxelles 17.

Ainsi, grâce à ces partenariats crées, le ou les maîtres d’œuvre gagnent en crédibilité car il peuvent avoir le soutien des personnes avec qui ils se sont associés pour faire

17. NICOLAS SCHERRIER, 2014. «Un guide pratique du réemploi» in ENCORE HEUREUX, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

évoluer le projet et le rendre plus concret. Si certains me font confiance, pourquoi les autres ne suivraient ils pas le mouvement ? De plus, on peut penser à s’entourer d’autres personnes, différemment liées au projet mais, pour autant tout aussi impliquées : les usagers18. Pourquoi ne jamais aborder ces questions lors du procesus de conception, dans les écoles ? Par l’intermédiaire d’ateliers ou de journées de sensibilisation sur le site même de la construction, on peut les rendre véritablement acteurs du projet et

18. Conférence Coconstruire, gouvernance horizontale et économie circulaire, le 23 mars 2016 Intervenants : Patrick Bouchain, TerritoriZ

peut être même décisionnaires de certaines choses : c’est autour de ce projet que s’est développé le travail de l’architecte Patrick Bouchain.

« Le bac à ordure a certes apporté plus d’hygiène et de

confort, mais à l’inverse, il a atténué ou supprimé la conscience du détritus ou de l’objet obsolète dont on peut encore faire quelque chose. Le bac est là, prêt à être rempli. La poubelle a donc occasionné une plus grande consommation de matière, moins de respect envers elle et moins de relations humaines. » Jean-Marc HUYGEN 19


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« Quand je me déplace pour construire, je développe autour du chantier une activité périphérique touchant à l’éducation, la solidarité, à l’insurrection. Savoir se retirer à la fin du chantier, c’est créer le vide qui permet à l’utilisateur d’y entrer. » 20

Patrick Bouchain

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1 Concertation autour de la construction et la rénovation de 30 maisons en accession et location sociale - http:// www.construire.cc/ 2 Sensibilisation de futurs citoyens conscients de l’importance de leur cadre de vie - http://www.bellastock. com 3 Taille d’un morceau de bois pour réemploi dans l’aménagement de la cuine de la friche à Bellastock - Photographie personnelle


II. SE FORMER, S’ENSIBILISER, TRANSMETTRE

Pratiquer l’interdisciplinarité, c’est apprendre le consensus mais surtout participer à un transfert mutuel de connaissances. C’est aussi remettre en question la hiérarchie des métiers dans le processus d’édification : dès le début du projet, chaque membre du groupe participe dans la construction / conception. Ainsi, le mode de gouvernance est horizontal et non plus vertical.

1. FAIRE ENSEMBLE DANS UN CONTEXTE, PATRICK BOUCHAIN

Souvent, l’élément déclencheur de l’économie de matière vient du maître d’ouvrage qui manque de moyens financiers. Ainsi, un investissement temporel et humain est nécessaire. On fait avec peu mais avec les autres. On s’investit alors dans une longue aventure collective à rebondissements. Il faut d’abord démarcher pour trouver des matériaux : chez les fermiers, les ferrailleurs, les entreprises ou via des annonces. Ainsi, on peut établir une sorte de réseaux autour du chantier. Ceci permettra de privilégier le circuit court mais également d’investir différents acteurs à proximité et de tisser du lien, comme nous l’avons développer plus haut. On se trouve alors dans des lieux « réemployés» où les personnes, les matières et les pratiques sur place sont utilisées et exploitées pour le projet. Il s’agit ainsi de multiplier des dynamiques éparpillées et structurer un mouvement pour retrouver une force locale qui implique des acteurs. Patrick Bouchain, architecte autodidacte, est l’un des premiers à avoir bouleverser les modes de gouvernance et le système autoritaire de l’acte architectural. L’appropriation par l’architecte libéral de la conception implique la juxtaposition d’objets autonomes. Ces derniers souvent mal compris sont délaissés ou maltraités par l’usager qui ne se reconnaît pas dans son lieux de vie, de travail, de divertissement, etc...

« L’autre, c’est aussi celui qui construit

Pour l’architecte, il faut réussir à créer un environne-

avec moi. »

ment pour que les choses se fassent, évoluent avec les

Patrick Bouchain (e) 21


Se former, sensibiliser, transmettre

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1 A Nantes, réutilisation des techniques abordées au festival sur la mobilité pour l’une des Nuit Debout 2 et 3 Désossage des palettes et finition des bancs mobiles pour les Nuits Debout sur la place de la République à Paris - Photographies personnelles

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Faire ensemble dans un contexte, Patrick Bouchain

les différents acteurs sans forcément les faire soi-même. On redonne alors une marge de manœuvre à l’usager du lieu pour qu’il invente des dispositifs qui lui sont propre. L’architecte organise puis laisse un vide pour que l’usager se l’approprie et décide. Le fond, une fois posé, fait la forme. L’utilisateur n’est plus assisté et consommateur, il participe, s’implique, comprend. Il faut pouvoir entraîner tout le monde car l’acte de construire est avant tout un acte collectif, créateur de lien qui reflète la culture des hommes19. Dans les projets participatifs, si on n’est pas capable de s’exprimer, il est difficile de

19. BOUCHAIN PATRICK, 2006, Construire autrement, L’impensé - Actes Sud

prendre la parole et de se faire entendre. Ainsi, ce sont toujours les mêmes personnes qui se retrouvent impliquées et qui le sont d’ailleurs souvent déjà dans d’autres luttes.

Je comprenais déjà les idées que défendaient Patrick Bouchain qui est, pour moi, un exemple car il semble être parvenu à sensibiliser les gens et les faire participer ce qui apporte beaucoup de richesse à notre métier mais aussi beaucoup aux personnes a qui on rend un peu plus d’autonomie, ou d’importance via l’implication. Pour une fois, on redonne une partie du pouvoir de décision aux personnes qui seront véritablement impliquées dans le projet, et pas seulement dans un temps court, mais qui y passeront parfois leur vie. Aujourd’hui, le pouvoir de décision, en architecture, est la plupart du temps seulement octroyé aux personnes riches qui peuvent faire appel à un architecte pour construire leur maison ou leur entreprise. Pourtant, tout le monde a un avis sur l’espace dans lequel il vit, travaille, dort, mange. J’ai pu en juger par moi-même lors d’une journée d’action collective sur la Place de la République pour les Nuits Debout. Paul, l’un des membres de Bellastock, m’a proposé de venir les aider à fabriquer des bancs mobiles pour que les gens puissent investir l’espace public de façon plus confortable tout en abordant les questions de la mobilité, dues aux nécessités d’évacuation rapide dans le cas d’interventions des forces de l’ordre. Un samedi, en début d’après midi, nous avons commencé par nous organiser en mettant en place les différents stades de réalisation. Paul avait amené un mode d’emploi sommaire et un prototype à l’échelle un. Nous avions à notre disposition un stock de palettes qu’ils avaient récupéré et des roulettes dont nous nous étions servis pour le festival de l’année dernière qui était également sur le thème de la mobilité. 23


Se former, sensibiliser, transmettre

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1 Vue générale du Pavillon de France à la biennale de Venise, 2006 2 et 3 Appropriation de l’espace par l’équipe d’architectes dans le Pavillon pour engendre les échanges - http:// juliemons.wix.com/

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Faire ensemble dans un contexte, Patrick Bouchain

Au désossage des palettes, travail très laborieux, nous avions peu de matériel et surtout pas de techniques. Les passants étaient intrigués, certains observaient, d’autres nous proposaient leur aide. L’échange était bref mais chacun donnait du sien.

Cette expérience a été très enrichissante, car j’ai pu juger par moi-

même que cela crée un réel attrait. Les actions collectives directes permettent de sensibiliser des personnes qui ne sont pas forcément intéressées par le sujet mais permettent aussi un échange mutuel de connaissances, de techniques. Le réemploi est propice à l’interdisciplinarité car il sensibilise chacun à des questions ou des techniques à son échelle, chacun a donné en fonction de ses compétences (l’étape du désossage demande moins de techniques que la réalisation d’une charpente). Ainsi, si notre métier apprenait davantage à se développer selon ces critères, nous ferions sûrement des bâtiments beaucoup plus qualitatifs que ceux qui existent aujourd’hui qui sont de plus en plus axés sur la forme et non plus sur l’habitant.

Ainsi, comme dans l’expérience à la biennale de Venise que Patrick Bouchain et le collectif Exyst avaient développé en 2006, c’est en se basant sur les échanges que l’on peut inventer, et proposer des solutions concrètes. Le « 1% scientifique » que développe Patrick Bouchain dans ses projets permet également une autre forme de recherche qui ne se substitue pas aux laboratoires mais qui propose une mise en situation, une possibilité d’application sur le chantier. Cette démarche permet de s’ouvrir à de nouveaux questionnements et produire des réponses immédiates et inédites20.

20. BOUCHAIN PATRICK, EXYST, 2011, Construire en habitant, L’impensé - Actes Sud

L’absence partielle de contrôle normatif et d’objectif déterminé est nécessaire dans le processus de production. Ce processus est aujourd’hui plus largement développé par de jeunes architectes qui agissent davantage en collectif ou associations d’architectes, urbanistes, ingénieurs, paysagistes, etc...

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1 Construire ensemble, vaste programme à Nuits Debout - © Revelli-Beaumont - Sipa 2 Vue générale du campement du festival Bellastock, expérimentation commune - Photographie personnelle 3 Permettre l’échange et la construction à l’échelle 1, l’une des ambitions des ArchiDebout - © Nicolas Barrial

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Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

2. EXPÉRIMENTER À L’ÉCHELLE UN ET INNOVER, BELLASTOCK

En février, je me suis confrontée au travail en agence. Je voulais le faire avec des concepteurs lumière car cette particularité de notre métier m’intéressait. J’ai assisté à une réunion avec des membres de l’ACE (association des concepteurs éclairagistes), ils se posaient la question de l’avenir de leur métier, sachant que les restrictions énergétiques risquaient de le mettre en péril. Je me suis donc demandée, moi qui, au bout de deux jours ne supportais déjà plus le travail en agence, ce qui pouvait potentiellement être changé dans notre métier. En effet, je suis profondément convaincue qu’il n’évolue pas assez vite par rapport à la société et ses enjeux. Bellastock, comme Rotor, Yes we Camp, Basurama, Raumlabor, Exyst, Assemble, et bien d’autres sont des collectifs, associations, pôles de recherches français ou non, qui expérimentent autour de thèmes communs : la construction en réemploi, la recherche sur les matériaux : normer et essayer de réglementer les performances des matériaux en fonction de leur caractéristiques, la construction participative en impliquant les usagers. Lorsque j’ai découvert l’existence de tous ces groupes, cela m’a tout de suite parlé et plu.

Cet esprit contestataire, en lien avec un manque de cohésion entre notre évolution et notre façon de vivre au quotidien dans ce système politique et économique, je l’ai retrouvé dans le mouvement des Nuits debout, jeune mouvement né des manifestations contre la loi du réforme du travail. Le mouvement ne reprend pas seulement cette question besogneuse, il embrasse plus globalement celui de la société, du monde dans lequel nous vivons, de nos façons de consommer, de notre rapport à l’autre, au monde du travail, au logement, etc... Cette union cherche à trouver des réponses novatrices aux enjeux réels de notre société, aux défis stratégiques du moment. Nuit débout contribue à élargir le champ des possibles permettant aux luttes de converger. C’est dans cet état d’esprit qu’est né le mouvement Archidebout, rassemblant des personnes déjà impliquées dans une lutte pour un habitat pour tous 27


Se former, sensibiliser, transmettre

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1 et 2 Stockage des matériaux récupérés et réemploi d’agréagats de béton sur l’Actlab de l’Ile Saint Denis, ou comment créer des sculptures éphémères - http://www.bellastock.com/ 3 Les déchets : les matériaux de construction sont les plus conséquents - © Vinciane Verguethen

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Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

et par tous, mais aussi des étudiants ou des personnes sensibles à ces questions. Sur la place publique, le mouvement sensibilise et interpelle au sujet de diverses questions liées à notre métier : certaines idées ont déjà été proposées pour reprendre les outils politiques, sensibiliser les plus jeunes (ateliers de construction sont mis en place le mercredi, propager ArchiDebout dans les écoles, les quartiers en développement). Sur la place, on réapprend à tisser du lien, on se pose la question du faire ensemble : Quelle place peut on donner aux autres commissions ? Comment inviter d’autres participants à enrichir cet événement ? Ensemble, on cherche aussi à trouver des matériaux pour construire l’utopie, on glane, on essaie de trouver des bons plans de matériaux à réemployer. Ainsi, même celui qui n’est pas forcément sensibilisé à l’architecture en elle-même peut se rendre utile, témoigner, aider. Nous avions développé ce travail d’une nouvelle société utopique lors d’un workshop en début de deuxième année. Partant d’un principe de mobilité nécessaire au changement climatique, nous avions développé des maisons sur pattes, complètement construite en matériaux de réemploi. Ces derniers étaient glanés au fur et à mesure des déplacements dans un monde sans frontières. Rechargeable grâce à du méthane, produit des excréments des animaux, nous nous déplacions de « boites à mélasse » en « boite à mélasse » pour recharger nos batteries et continuer à nous déplacer.

Aujourd’hui, notre rapport aux matériaux de rebuts ainsi que les nombreuses réglementations et normes qui existent, n’aide pas à la construction en matériaux de réemploi. Le RPC, Règlement des Produits de Construction de l’Union Européenne impose une étude de l’aptitude au réemploi et au recyclage de tout matériaux avant la mise sur le marché21, or cette démarche est très difficile à appliquer pour le réemploi. De plus, il n’existe, pour l’instant, pas ou très peu de professionnels des matériaux

21.dhttp://www.citechaillot. fr/fr/auditorium/litterature/26017-reinventer_lurbain.html

de réemploi dans la construction. Le développement d’expérimentations est donc essentiel pour pouvoir attester des performances des matériaux de rebut. Bellastock a développé un pôle de recherche sur ces questions et est aujourd’hui fréquemment consultée pour trouver des réponses aux problèmes techniques liés à l’utilisation de matériaux réemployés. Elle s’appuie sur les savoir-faire qu’elle a développé au fur 29


Se former, sensibiliser, transmettre

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« Les villes vont devenir des mines. Dans les temps qui viennent de manque de ressources en matières premières, d’accroissement du coût de l’énergie, de faible pouvoir d’achat pour construire ou rénover, tous matériaux et composants de construction qui peuvent être récupérés et réemployés seront les bienvenus. » 30

Frédéric ANQUETIL (f)

1 Sensibiliser et transmettre sur le site directement pour agir en suivant http://www.bellastock.com/ 2 Installation du «pôle» ArchiDebout sur la place de la République, Paris - © Nicolas Barrial 3 Installation de la cuisine dans le container sur la friche Bellastock à Bobigny faite de matériaux réemployés Photographie personnelle


Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

et à mesure de ses expérimentations. Chaque intervention est unique car elle peut intégrer plusieurs de ses expertises afin de répondre aux contraintes et opportunités des territoires et des lieux d’interventions. Les membres de cette association sont les premiers en France a développer un travail d’expertise sur le réemploi dans le secteur du BTP. Ceci leur a été possible grâce à des recherches appliquées, menées principalement sur le territoire de la Plaine Commune qui regroupe Aubervilliers, Epinay-sur-Seine, L’île-Saint-Denis, La Courneuve, Pierrefitte-surSeine, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains et Villetaneuse22. Le déchet devient, grâce à leur expertise, une ressource de qualité grâce au diagnostic des gisements, à leur

22.dwww.plainecommune. fr

déconstruction sélective puis à leur réemploi dans les constructions nouvelles. Leur travail leur a permis d’avoir une total maîtrise sur les cycles de la matière qui leur permet d’intervenir à plusieurs étapes des projets d’aménagement (diagnostic des gisements disponibles sur le territoire, appuis sur la conception, la réalisation et la gestion de chantier sur le volet réemploi, fourniture de matériaux et prototypage de composants d’ouvrage en réemploi fait en atelier). De plus, l’expérimentation est l’un des rares moment où on peut se familiariser avec la matière. Lorsqu’on nous parle de matériaux, on ne peut que difficilement comprendre ses réactions et ses différentes utilisations possibles si on n’a pas déjà observé son processus de création ou de mise en place. Penser des structures, pouvoir les construire c’est comprendre comment on peut assembler les éléments entre eux en connaissant leur résistance.

3. SORTIR DE L’IMPASSE

Comment se familiariser avec la matière alors qu’on en est si éloigné au quotidien ? Comment impliquer les personnes dans la conception et la réalisation de projets alors qu’elles sont aujourd’hui si passives dans leur rôle de citoyen ? Après mes trois années de licence, je suis parvenue à ces réflexions sans y trouver de réponses. Peu aidée et orientée dans mes récents choix, je me suis sentie quelques peu démunie face aux impasses liées aux débats que j’ai eu avec mes professeurs de projet. 31


Se former, sensibiliser, transmettre

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1 Apprendre à l’étudiant à concevoir un projet architectural à partir de pratiques collaboratives menées avec des acteurs du territoire local - http:// www.lyon.archi.fr 2 Traitement d’une charpente en bois, l’équipement porté par l’homme montre la toxicité du traitement 3 intervention dans la jungle de Grande Synthe avec Cyrille Hanappe - facebook : airarchitectures

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Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

Mon intérêt pour les matériaux de réemploi ne s’est jamais réellement manifesté dans mes projets d’architecture et cet attrait pour le sujet n’est que récent. Nous avons toujours abordé le choix des matériaux à la fin du projet, en même temps que nous définissons clairement la façade. De plus, mon expérience de la matière était pauvre. D’un point de vue éthique et d’après mes convictions personnelles, je préférais employer des matériaux subissant peu de transformation et restant au maximum naturel. Au premier semestre de troisième année, notre cours sur le bois23

23.dL3-S5, le Bois

a soulevé mon intérêt pour les matériaux bio-sourcés. Cependant, les problèmes de plantation pour le bois (zones dans lesquelles on replante des essences différentes que celles existant naturellement) ou d’énergie nécessaire à la chauffe de la brique m’ont permis de comprendre que si on ne veut pas ajouter d’agents chimiques ou de produits qui inhibent toute vie au matériaux, il faut laisser le temps faire. Après avoir découvert dans un cours de théorie de deuxième année24, avec l’exemple de Jean Prouvé, que l’industrie pouvait servir l’Homme, ma vision de la chose a été nuancé

24.dL2-S3, Théorie de l’architecture, L’un et le multiple : artisanat et industrie, Jean Prouvé

et j’ai ainsi compris qu’elle peut aider à construire raisonnablement : les composants industriels structure la distribution et les espaces pour un moindre coût. En étant donc moins catégorique sur l’emploi de certaines matières et matériaux, je me suis demandée pourquoi nous n’utilisions pas de matériaux réemployés. Lorsque j’ai abordé le sujet pour mon dernier projet, je n’ai pas été vraiment aidée dans ce choix. J’ai donc décidé de rechercher d’autres écoles, plus ouvertes sur d’autres disciplines et sur l’expérimentation et le réalisation à l’échelle un notamment au sujet des dépenses énergétiques liées au domaine de la construction et mais aussi à la co-conception.

Le réemploi n’est pas une question assez globalement prise au sérieux, comme ne l’est pas le rôle que peut jouer le citoyen ou l’usager dans l’architecture. Mon enseignement de projet est et a été trop passéiste, trop axé sur l’architecte et ses disciples. Il ne reflète que trop peu les questionnement liés à l’Homme qui devraient pourtant être les nôtres. L’architecture est une discipline qui m’a ouvert à de nombreuses observations et à de nombreux autres champs de réflexion que ceux proprement liés à la conception architecturale. Le travail d’analyse de site, de situation ou de contexte particulier m’ont 33


Se former, sensibiliser, transmettre

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1 Ralph RAPSON, « Greenbelt House » Case Study House 4, 1945 2 Richard ROGERS, « Zip-Up House », 1968-1971 3 Richard ROGERS, « Self-Sufficient House », 1978 Croquis montrant des réponses de problématiques énergétiques - cours de Théorie de Xavier Dousson du L3S5

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Expérimenter à l’échelle un et innover, Bellastock

permis d’être plus attentive aux fonctionnements de l’usager et à être plus attentive aux pratiques, aux goûts et aux attentes de chacun. Consciente que toutes les expériences de démocratie dite « participative » ainsi que les initiatives qui prétendent impliquer les habitants dans l’évolution des espaces et des politiques urbaines se soldent souvent par des échecs cuisants, je souhaite aborder des méthodes qui permettent à l’habitant de ne pas intervenir que sur des aspects marginaux d’aménagements urbains dont l’évolution a été décidée en amont par les acteurs publics et les promoteurs privés. J’aurais aimé pouvoir mettre en application l’échange avec différentes personnes et apprendre à manipuler de nouvelles démarches qui impliquent des acteurs multiples (architectes, urbanistes, paysagistes, sociologues, chercheurs ou simples citoyenscitadins). Cela m’aurait permis d’aborder un autre processus de conception qui ne suit pas un « plan » ou un « projet » prédéterminé. Même si la situation paraît particulièrement bloquée et stérilisée en France, à cause de la centralisation des pouvoirs, de la complexité des démarches administratives et d’une longue tradition autoritaire en ce qui concerne l’aménagement du territoire25, j’ai pu observer, grâce aux cours de théorie de Xavier Dousson, qu’on pouvait penser autrement la fabrique de la ville et de l’architecture et que de réels enjeux existaient dans notre métier, notamment au sujet de l’autosuffisance alimentaire et l’importance de mêler l’agricole

25.dFRÉDÉRIC ANQUETIL, 2014. «Des gisements à portée de main» in ENCORE HEUREUX, Matière grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

à la ville (comme le développait Yona Friedman).

Les problèmes existent. Nous en sommes conscients, ils nous entourent au quotidien mais nous ne sommes toujours pas formés pour pouvoir y répondre. Pourquoi la pédagogie, au sein de l’école, ne parvient pas à suivre l’évolution sociétale et les problématiques qui l’accompagne ? Mais, on peut également se demander pourquoi si peu d’élèves s’intéressent à ces sujets, alors qu’ils sont de réels enjeux pour nos futurs métiers et que l’on en est globalement conscient ? Heureusement, notre métier se modifie petit à petit grâce à ces associations, agences et collectifs polyvalents qui abordent le travail sous un autre angle. Le pouvoir politique finira t-il par encourager ces démarches ?

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CONCLUSION

Durant mes trois années de licence, j’ai appris qu’au début d’un projet, on connaît essentiellement les usages et les performances à atteindre : dimensions et relations spatiales, nécessités de fonction et de qualité technique, intention d’intégration formelle et parfois sociale. Les matériaux ne sont pas connus et pré-définis. Hors, à travers la construction en réemploi, les matériaux de rebut sont l’une des premières choses que l’on considère pour l’élaboration du projet. Le chantier devient par la suite un temps décloisonné où les différents intervenants négocient pour avancer ensemble. Il faut ensuite, selon les matériaux trouvés, les assembler tout en respectant les performances nécessaire pour le projet. D’après les divers témoignages que j’ai pu lire, les objets réemployés permettent souvent l’émergence de nouvelles idées. Le chantier est alors un lieu d’ouverture d’esprit et de discussions, bien loin des représentations toujours très négatives où l’architecte à le monopole sur l’objet construit. Tous, l’architecte, l’administration, le futur utilisateur, ses voisins ainsi que les différents corps de métier qui prennent à la réalisation de l’ouvrage, sont remis en questions. Les enjeux du réemploi des matériaux de construction sont méconnus car il n’existe pas de groupement professionnel puissant qui s’y intéresse vraiment. Seuls les précaire de tous pays, le pratique tant bien que mal. Le choix des matériaux devrait s’appuyer sur la production et les savoir-faire du territoire : déplacements limités, ressources humaines valorisées et économie stimulée. Comme la création de matières Plastiques ont conduit à la création d’entreprises

« Si le gouvernement

et d’emplois nouveaux, comme le bois ou la

débloquait

pierre correspondent à des artisans spécialisés, les matériaux de réemploi pourraient créer de

des

fonds

publics et encourageait les investissements privés pour les matériaux

nouveaux spécialistes insérés dans l’économie de

de

la société. Pour sortir de la marginalité, il serait

il le fait actuellement

nécessaire de fédérer les acteurs afin de peser sur la progression des réglementations et proposer des produits répondant à toutes les exigences. 36

pour

réemploi, le

comme

bio-sourcés,

une vraie filière pourrait émerger. » Dominique GAUZIN-MULLER

(g)


Conclusion

Ces activités de proximité favoriseraient les relations de proximité et de confiance, la création d’un espace fondé sur la reconnaissance et la valorisation d’un patrimoine commun et l’émergence de relations évitant la clôture sur soi-même. Le réemploi, comme la participation des habitants, permettent une réappropriation de l’espace, d’une part par la matière et l’originalité du construit, d’autre par par l’implication et la prise de conscience de la possibilité de vivre l’espace.

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ARCHITECTES CITÉS (a) Jean-Marc Huygen Il est ingénieur civil et architecte, diplômé de l’Université de Liège. Il a réalisé en Belgique des maisons, réhabilitations, musées, scénographies d’expositions. Il enseigne l’architecture depuis 1988 à l’université de Liège, puis à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble puis de Marseille (depuis 2009) : projet, construction, espace public, soutenabilité. Jean-Marc Huygen travaille également à la recherche : modes de relation entre bâtiments, entre matériaux, entre usage et consommation ; labyrinthe, textile, réemploi, compacité. Il est auteur de La poubelle et l’architecte – Vers le réemploi des matériaux, Actes Sud, 2008 et exerce en tant que conseiller sur les matériaux de réemploi à la friche Belle de Mai à Marseille. d’après http://www.ekopolis.fr/ressources/intervention-de-jean-marc-huygen-ingenieur-civil-architecte (b) Julien Choppin C’est un architecte et fondateur associé du collectif Encore Heureux, crée en 2001. Il s’agit d’un atelier exploratoire de la condition urbaine, partisan d’une dynamique collective faite d’alliances multiples, ils se revendiquent « généreux généralistes » et considèrent cette approche comme la seule susceptible de leur faire prendre la juste mesure de problématiques toutes spécifiques. d’après http://www.citechaillot.fr/fr/auditorium/colloques_conferences_et_debats/les_entretiens_de_chaillot/26006-julien_choppin_et_nicola_delon_encore_heureux.html (c) Yves Brechet Il est professeur des universités et enseignant-chercheur à Grenoble INP, professeur associé à la McMaster University (Canada) et Professeur senior à l’Institut universitaire de France. Spécialiste des matériaux il est également conseiller scientifique de Arcelormittal, CEA (DEN et DAM), Consultant scientifique d’Alcan, EDF, ONERA. Le 30 novembre 2010, il est élu membre de l’Académie des sciences. En 2012, il est nommé membre du Comité de l’énergie atomique du CEA et haut-commissaire à l’énergie atomique. d’après https://fr.wikipedia.org/wiki/Yves_Br%C3%A9chet (d) Yona Friedman Il interroge l’architecture dans son rapport aux autres champs de la culture humaine, tels que les sciences (physique et biologie), l’organisation sociale (l’économie, les structures de groupe) et les arts (l’auto-expression sous toutes ses formes). En 1958, dans un contexte d’urbanisation effrénée et de mutation économique, sociale et culturelle, Friedman publie L’Architecture mobile, l’ « habitat décidé par l’habitant ». L’usager conçoit lui-même son environnement bâti, base même d’une approche libératoire de l’architecture, ouverte et disponible aux interventions de chacun. d’après http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/friedman-yona-58.html?authID=72 (e) Patrick Bouchain Il a enseigné le dessin et l’architecture pendant plus de dix ans à l’École Camondo à Paris, à l’École des Beaux-Arts de Bourges et à l’École de Création industrielle de Paris, après avoir fait les Beaux-Arts. Il a été conseiller du ministre de la Culture Jack Lang, puis du président de l’Établissement public du Grand Louvre. Convaincu que l’architecture doit « répondre au souci de l’intérêt général », il se concentre sur des constructions publiques et sur les besoins collectifs. Il est un des pionniers du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels. Il a collaboré avec de nombreux artistes contemporains dont Daniel Buren. Il a réalisé en 2006 le Pavillon français à la biennale d’architecture de Venise ainsi que le centre Pompidou itinérant, qui marque selon lui la «quintessence» de sa vie d’architecte. d’après http://www.franceinter.fr/personne-patrick-bouchain (f) Frédéric Anquetil Il est président des Bâtisseurs d’Emmaüs, association développée pour construire des abris pour ceux qui n’ont pas de toit. Ces ateliers et chantiers d’insertion propose aujourd’hui tout type de constructions, de rénovations et de réhabilitations, pour des collectivités locales comme pour des groupes Emmaüs. Conçu pour offrir un emploi à des personnes éloignées du monde du travail ou issues de la grande précarité, ces derniers privilégient l’humain. d’après http://emmaus-france.org/batir-des-abris-pour-ceux-qui-nont-pas-de-toit/ (g) Dominique Gauzin-Muller Il est spécialiste de l’architecture et de l’urbanisme éco-responsables : matériaux (bois, terre crue), énergie, implications socioculturelles. Rédactrice en chef du magazine EcologiK (EK), elle a publié 11 ouvrages traduits en plusieurs langues. Professeure honoraire de la Chaire Unesco des cultures constructives, elle enseigne dans les universités de Strasbourg et Stuttgart. d’après http://expertes.eu/expertes/dominique-gauzin-muller/

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BIBLIOGRAPHIE

BOUCHAIN Patrick, EXYST, 2011, Construire en habitant, L’impensé - Actes Sud

BOUCHAIN Patrick, 2006, Construire autrement, L’impensé - Actes Sud

ENCORE HEUREUX, CHOPPIN Julien, DELON Nicola, 2014, Matière Grise, matériaux, réemploi, architecture, Pavillon de l’Arsenal

FRIEDMAN Yona, 1982, Alternatives énergétiques ou la civilisation paysanne modernisée, Editions Dangles

HUYGEN Jean-Marc, 2008, La poubelle et l’architecte, L’impensé - Actes Sud

FILMOGRAPHIE

ORIOT Eric, 2013, Remuer la terre, c’est remuer les consciences, 38min

DION Cyril, LAURENT Mélanie, 2015, Demain, 1h58.

WEBOGRAPHIE http://www.citechaillot.fr/fr/auditorium/litterature/26017-reinventer_lurbain.html http://www.franceculture.fr/emissions/metropolitains-11-12/larchitecture-du-reemploi-et-du-detournement https://gazettedebout.org/ http://www.bellastock.com/ http://www.construire.cc/ 39


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