LFC #13 I MAXIME CHATTAM I DÉCEMBRE 2018

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LFC #13 1 AN !

LE MAGAZINE DIGITAL

DÉCEMBRE 2018 DOUBLE COVER

100% INDÉPENDANT

288 PAGES DE CULTURE

Et aussi Thibault de Montalembert, Tristan Lopin Lenni Kim Gauz Yannick Choirat René Manzor Chico & The Gypsies Vincent Niclo Perla Servan-Schreiber Clarisse Sabard Najoua Belyzel Vincent Lahouze Françoise Bourdin Loulou Robert Inès Bayard

RENCONTRE EXCLUSIVE

MAXIME CHATTAM LE ROMANCIER QUI AIME VOUS EFFRAYER LAFRINGALECULTURELLE.FR


Les photos de nos covers

LFC MAGAZINE DE JANVIER À DÉCEMBRE 2018

DÉJÀ UN AN


ÉDITO

LA FRINGALE CULTURELLE, LE MAGAZINE DIGITAL LFC #13

Rédigé par CHRISTOPHE MANGELLE

Salut les Fringants, Plus les numéros paraissent, plus ils sont généreux. 270 pages le mois dernier, 288 pages ce mois-ci ! Nous vous proposons pour vous réchauffer les GRANDS entretiens de Thibault de Montalembert, la star de la série phénomène "Dix pour cent" en cover ce mois-ci, ainsi que Maxime Chattam qui propose un roman d'épouvante à lire au coin du feu. Nous en connaissons qui vont faire des bonds dans leurs chaleureux plaids ! Et aussi de nombreux invités comme Olivier Liron, Vincent Lahouze, Sophie Divry, Gauz, Françoise Bourdin, Adeline Fleury, Mathilde-Marie de Malfilâtre, Gilles Paris, Loulou Robert, Benedict Wells, Christian Page, Olivier Demangel, Sarah Manigne, David Chariandy, Inès Bayard, Wendy Delorme... Du côté de la musique : Vincent Niclo, Lenni Kim, Liliu, Najoua Belyzel, Florina, Cimo Frankel et Chico & the gypsies sont également dans nos pages. MERCI chers lecteurs pour votre fidélité et vos partages sur les réseaux sociaux. Toute la rédaction vous souhaite de belles fêtes de fin d'année !

ET SURTOUT... LA REPRODUCTION, MÊME PARTIELLE, DE TOUS LES ARTICLES, PHOTOS, ILLUSTRATIONS, PUBLIÉS DANS LFC MAGAZINE EST FORMELLEMENT INTERDITE. Ceci dit, il est obligatoire de partager le magazine avec votre mère, votre père, votre voisin, votre boulanger, votre femme de ménage, votre amour, votre ennemi, votre patron, votre chat, votre chien, votre psy, votre banquier, votre coiffeur, votre dentiste, votre président, votre grand-mère, votre belle-mère, votre libraire, votre collègue, vos enfants... Tout le monde en utilisant :

THIBAULT DE MONTALEMBERT MAXIME CHATTAM COVER PHOTOS DE CÉLINE NIESZAWER


07

Clarisse Sabard

14

Chinelo okparanta

21

Sophie Divry

29

Olivier Liron

37

Vincent Lahouze

45

Graeme Simsion

51

Marc Citti

58

Françoise Bourdin

65

Adeline Fleury

72

Olivier Demangel

81

Mathilde-Marie de Malfilâtre

88

Benedict Wells

95

Wendy Delorme

100

Sarah Manigne

107

Phillip Lewis

114

Loulou Robert

121

David Chariandy

126

Inès Bayard


135

Gilles Paris

143

Perla Servan-Schreiber

151

Christian Page

159

Jérôme Loubry

167

René Manzor

174

Maxime Chattam

187

Thibault de Montalembert

197

Yannick Choirat

206

Tristan Lopin

214

Gauz, Matthias Jambon-Puillet et Marianne Power

223

Hala Mohammad

232

Ilaria Tuti et Frédérick Rapilly

239

Vincent Niclo

245

Florina

249

Lenni Kim

255

Liliu

261

Najoua Belyzel et Cimo Frankel

266

Chico & the gypsies

276

Théâtre


L'ÉQUIPE Fondateur et rédacteur en chef Christophe Mangelle

Journalistes Guillaume Richez Christophe Mangelle Laurent Bettoni David Smadja Muriel Leroy Isabelle Despres Laurence Fontaine Jean-Philippe Marguerite

Coordinatrice des photographes Ursula Sigon LEEXTRA

Photographes Franck Beloncle Raphaël Demaret Julien Falsimagne Julien Faure Arnaud Meyer Céline Nieszawer Patrice Normand LEEXTRA Mathieu Génon Philippe Matsas OPALE

Clarisse Sabard, Chinelo Okparanta, Sophie Divry, Olivier Liron, Vincent Lahouze, Graeme Simsion, Marc Citti, Françoise Bourdin, Adeline Fleury, Olivier Demangel, MarieMathide de Malfilâtre, Benedict Wells, Wendy Delorme, Sarah Manigne, Phillip Lewis, Loulou Robert, David Chariandy, Inès Bayard, Gilles Paris, Perla Servan-Schreiber, Christian Page, Jérôme Loubry, René mandore, Maxime Chattam, Thibault de Montalembert, Yannick Choirat, Tristan Lopin, Gaz, Matthias JambonPuillet, Marianne Power, Vincent Niclo, Florina, Lenni Kim, Liliu, Najoua Belyzel, Cimo Frankel, Chico & the gypsies sont exclusivement photographiés par les photographes de l'agence LEEXTRA, notre partenaire. Des sujets tous 100% "fait maison".

Chroniqueurs Nathalie Gendreau (Théâtre) de Prestaplume David Smadja (Cinéma) de C'est contagieux


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

CLARISSE SABARD LA SCINTILLANTE NOUS PARLE DE SA BONNE ÉTOILE

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE I PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Pétillante, joyeuse, dynamique et sympathique, Clarisse Sabard vient nous rendre visite à la rédaction pour une séance de photos courant novembre pour nous parler de sa nouvelle comédie "La vie est belle et drôle à la fois" (Charleston), qui rencontre actuellement un franc succès. Entretien inédit avec une romancière des plus talentueuses de sa génération.

LFC : Le titre de votre nouveau roman La

raconter votre parcours ? Vous avez eu un

vie est belle et drôle à la fois, le titre, c’était

AVC et à partir de là, les choses sont

évident ?

devenues compliquées. Pourtant, nous avons l’impression que c’est l’écriture qui

CS : Non. C’est Danaé, l’éditrice qui l’a

vous a sauvé.

trouvé. À la base, le projet s’appelait Maman a disparu. Mais, nous nous

CS : L’écriture a été pour moi une renaissance.

sommes rendu compte que c’était

Pendant ma rééducation, je ne pouvais plus

connoté Michel Bussi, thriller. L’éditrice

travailler. Mais comme je déteste l’inactivité et

m’a relevé cette phrase vers la fin du livre

que j’ai toujours aimé lire et surtout écrire, je

en me disant que cela pourrait être un

me suis dit : c’est peut-être le moment.

super titre.

L’écriture m’a aidé à surmonter les séquelles de mon AVC. Mon orthophoniste me l’a

LFC : En avez-vous été aussitôt

confirmé lors de notre dernière séance. Je

convaincue ?

venais d’apprendre que Les lettres de Rose allaient être publiées et elle m’a dit : la boucle

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CS : Oui. Finalement, cela correspond au

est bouclée. Vous n’avez plus besoin de

roman.

rééducation.

LFC : Vous écrivez seulement depuis

LFC : Si vous n’aviez pas eu cet accident,

trois ans. Et vous publiez déjà votre

auriez-vous écrit malgré tout ? Nous

quatrième roman ! Pouvez-vous nous

ressentons une forme d’urgence dans votre


CLARISSE SABARD I LFC MAGAZINE #13


écriture.

CS : Avant l’AVC, le besoin d’écrire était là, sous-jacent. Mais je me retranchais derrière le travail, la vie quotidienne. Aurais-je sauté le pas un jour ? Je ne sais pas.

SELINA

LFC : C’est un mal pour un bien, car aujourd’hui vous offrez déjà quatre romans à vos fervents lecteurs. La vie est belle et drôle à la fois est un roman sur

L’écriture m’a aidé à surmonter les séquelles de mon AVC. Mon orthophoniste me l’a confirmé lors de notre dernière séance. Je venais que "Les lettres R d’apprendre ICHARDS de Rose" allaient être publiées et elle m’a dit : "la boucle est bouclée. Vous n’avez plus besoin de rééducation."

Noël. Aimez-vous Noël ? trouvé un truc, je vais t’écrire un roman de

CS : J’adore ! Je suis même fan des Noëls

Noël.

ultras kitsch à l’américaine. (Rires) Je ne

décore pas comme cela chez moi. Mais je

LFC : Ne serait-ce pas le roman qui vous

joue le jeu. Je décore. Je fais des

ressemble le plus ? Dans la vie, vous êtes

pâtisseries de Noël. Et je lis beaucoup de

dynamique et drôle.

comédie dédiée à Noël comme nous en trouvons aux États-Unis. Et très peu en

CS : Oui. C’est vrai. Je m’amuse toujours

France. Alors j’ai eu envie d’en écrire une !

quand j’écris. Mais pour ce roman, j’avais envie de rire et de faire rire. Alors quoi de

LFC : Comment cette histoire est-elle

mieux qu’une comédie familiale pour

née ?

répondre à ce désir ?

CS : J’avais cette idée d’un frère et d’une

LFC : Alors dans le roman, Léna et Tom sont

sœur qui se retrouvaient chez eux suite à

frères et sœurs. Ils sont invités dans la

l’invitation de leur mère et qui découvre

famille pour Noël. Léna déteste cette fête.

que leur mère a disparu. Donc j’avais les

Le lecteur ne sait pas pourquoi, mais il va le

personnages de Tom, Léna et Violette.

découvrir au cours de la lecture. La relation

Mais je n’avais encore ni le contexte ni

des deux fonctionne vraiment bien. Vous

l’élaboration de l’histoire. Et le contexte de

êtes-vous inspirée de personnages de

Noël est venu après. C’était il y a un an,

films, de livres ou même de proches pour

j’étais avec mon éditrice, Lauriane, au Bon

dessiner la psychologie de Léna et Tom ?

Marché et c’était décoré. Et sur les escaliers mécaniques, je lui ai dit : j’ai

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CS : Je n’ai pas de grand frère. Mais j’ai des


CLARISSE SABARD I LFC MAGAZINE #13


cousins dont je suis assez proche. Et c’est vrai que

à laquelle le lecteur va le moins s’attendre. Et

Tom a un petit côté paternaliste avec Léna. Comme

après, j’écris.

j’ai un cousin comme lui, cela a donc pu jouer. LFC : Certaines phrases dans la bouche de vos LFC : Nous avons beaucoup ri quand la grand-

personnages vous permettent de régler vos

mère s’inscrit sur Meetic.

comptes avec certains préjugés à propos de la comédie romantique.

CS : J’ai un faible pour les personnes âgées dans

SELINA

mes romans. (Rires) J’aime les grands-mères

RICHARDS

déjantées.

CS : J’ai des goûts éclectiques en termes de lecture. Oui, c’est surtout par rapport aux préjugés que je fais dire ces dialogues à mes

LFC : Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est le

personnages. Effectivement, dans un polar,

lait de poule ?

l’auteur peut décrire des personnages et on dit : c’est une très belle analyse. Et le même texte

CS : La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai

dans une comédie romantique ou un roman écrit

eu la même réaction que vous. J’étais en train de

par une femme, on dit : mais que c’est cliché ! Je

lire une comédie américaine où ils en parlaient.

n’avais donc pas envie de régler mes comptes,

Alors je me suis renseignée et j’ai essayé d’en faire.

mais de le souligner tout de même. J’essaye de

Il s’agit d’une douceur un peu alcoolisée et c’est

faire réfléchir même dans une comédie. J’ai des

délicieux. Cela se fabrique spécifiquement pour

lecteurs, des hommes, qui viennent parfois me

Noël aux États-Unis. Et ça mériterait de

voir en disant : je suis allé au-delà de mes

concurrencer le vin chaud en France.

préjugés. J’ai lu votre livre. Et effectivement, ce n’est pas un roman pour gonzesses uniquement.

LFC : Le lecteur est en immersion au cœur d’une

Et entendre ça, j’aime bien aussi.

famille, de ses secrets. Ce n’est pas un polar. Mais il existe une construction à suspens puisque

LFC : Lors de la sortie de ce roman, aviez-vous

les secrets règnent.

des appréhensions ?

CS : En tant que lectrice, j’ai moi-même besoin d’un

CS : Oui, je ressens de l’appréhension quand je

suspens. Si je sais dès le début où l’auteur veut

l’envoie surtout à mes éditrices. Je me dis

m’emmener, je m’ennuie. Donc quand j’écris,

pourvu qu’elles aiment. Mais, il faut bien le

j’essaye de faire la même chose avec une intrigue à

lâcher. Certaines lectrices Charleston m’ont fait

suspens.

des retours. Et ils étaient très positifs. Cela me rassure !

LFC : Vous proposez une forme de jeu dans votre

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écriture.

LFC : Ce livre a-t-il été difficile à écrire ?

CS : Quand je démarre un roman, j’ai besoin de

CS : Non. Je me suis tellement amusée. Et

connaître la fin tout de suite. Je réfléchis à la chose

contrairement à mes autres romans, je n’ai pas


CLARISSE SABARD I LFC MAGAZINE #13

eu à faire de recherches historiques. Donc, c’était un

un traumatisme dont on ne sait rien. Et j’ai aussi voulu

régal. J’observe beaucoup les gens. Même au restaurant,

dans ce livre travailler la manière dont les enfants

j’ai une amie l’autre jour qui se plaignait que je regarde

peuvent percevoir les choses. Si nous ne leur expliquons

par-dessus son épaule pendant qu’elle parlait.

pas les faits, ils vont se construire avec ça, dans un jugement erroné.

LFC : Qu’aimeriez-vous qu’on retienne de cette comédie ?

LFC : Quels sont vos prochains projets ?

CS : J’aimerais qu’on retienne que Noël, c’est pour passer

CS : Un prochain roman au printemps 2019 dont je ne

du temps ensemble. Mais il faut dire aussi que l’héroïne a

peux rien dire. (Sourire)


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

CHINELO OKPARANTA LA JEUNE ROMANCIÈRE QUI BRISE LES TABOUS SUR LA RELIGION ET L'HOMOSEXUALITÉ.

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : ARNAUD MEYER LEEXTRA


Le roman de Chinelo Okparanta "Sous les branches de l'udala", raconte le parcours d'une jeune fille qui vit son homosexualité naissante dans un pays - Le Nigeria - qui désapprouve cette différence. Rencontre à Paris dans un hôtel cosy pour une séance de photos et entretien inédit.

LFC : Sous les branches de l’Udala (Belfond)

ressenti des émotions positives ou négatives ?

est votre premier roman. Comment est née l’idée de ce récit ?

CO : C’était un roman difficile à écrire. D’abord, il y a la tragédie de la mort du père. Mais surtout, il y a deux

CO : J’ai d’abord eu l’idée d’écrire un roman au

sortes de guerres dans ce roman : la guerre extérieure,

sujet d’une famille nigérienne où le père meurt.

la guerre civile, qui commence en 1967, et cette

Dans la première version, toute la famille se

guerre continue dans le livre. Mais il y a aussi une

réunit chez lui pour les funérailles. Quand j’ai

guerre intérieure. Et cette dernière, c’est celle d’Ijeoma,

avancé dans la narration, il est devenu clair que

parce qu’elle doit vivre dans une société qui ne

je voulais que ce soit l’histoire d’Ijeoma. Donc

l’accepte pas.

j’ai écrit une autre version. C’est ma mère qui

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m’a inspirée ce second récit parce qu’elle

LFC : C’est la double-peine. Il faut dire que Ijeoma

habitait au Nigeria pendant la guerre civile.

est homosexuelle. Donc, elle tombe amoureuse

Mon grand-père est mort pendant la guerre,

d’une fille. Et malgré le fait que cela soit réprouvé

donc le roman commence avec ce décès du

par la société, elle fait tout pour s’en sortir. Qu’est-

père d’Ijeoma.

ce qui la fait tenir ? Est-ce l’amour ?

LFC : C’est intéressant ce que vous dites,

CO : Ijeoma tombe amoureuse d’Amina. Elle veut avant

parce que j’ai lu ce livre et la manière dont

tout comprendre le monde. Sa mère lui dit que c’est

vous évoquez le deuil peut permettre à ceux

mal l’homosexualité et qu’il faut lire la Bible. Alors

qui souffrent de la perte d’un proche, de

Ijeoma décide de lire la Bible pour comprendre

trouver une consolation dans votre livre.

pourquoi ce livre l’empêche d’être homosexuelle. Et

Lorsque vous avez écrit ceci, avez-vous

elle décide aussi de lutter pour les droits des femmes,


CHINELO OKPARANTA I LFC MAGAZINE #13


des êtres humains. LFC : Selon vous, ce roman est-il nécessaire ?

CO : Je pense que oui, parce qu’au Nigeria, il y a des gens qui souffrent d’être homosexuels.

SELINA

En 2014, le président d’alors, au Nigeria, était Goodluck Jonathan. Il a publié une loi selon

laquelle les homosexuels peuvent être lapidés ou punis de quatorze ans de prison. Mais ce n’est pas parce qu’il était spécifiquement religieux qu’il a fait ça. Goodluck Jonathan a fait

Je veux lutter pour les droits de la femme en général, les droits des êtres C’est R I C H A humains. RDS difficile d’être soi dans une société trop religieuse.

cette loi parce qu’il voulait remporter les

CO : Non, plutôt sur la guerre. Je voulais aussi

élections. Et il espérait que ça lui donnerait des

comprendre ce qui se passe au Nigeria, à propos

votes, mais il les a perdues. Hélas, la loi est

de l’homosexualité. J’ai passé du temps au

toujours en vigueur. Depuis, il y a des gens qui

Nigeria pendant que j’écrivais. C’était aussi le

traquent les personnes LGBT et qui les font

cas pour mes nouvelles, publiées sous le titre Le

chanter en leur disant : si vous ne me donnez

bonheur comme l’eau, dont le sujet est

pas de l’argent pour que je me taise, je vous

également l’homosexualité féminine.

dénonce à la police et vous irez en prison ou serez lapidé. C’est une forme d’exploitation, de

LFC : Pourquoi accordez-vous autant

chantage. Et c’est un problème.

d’importance à l’homosexualité féminine ?

LFC : On dit que dans un premier roman,

CO : Parce que c’est un thème important dans la

souvent, on parle de soi. Alors qu’y a-t-il de

vie ! Je veux lutter pour les droits de la femme en

vous dans ce roman, Chinelo ?

général, les droits des êtres humains. C’est difficile d’être soi dans une société trop

CO : (Rires) En fait, c’est mon premier roman,

religieuse.

mais ce n’est pas mon premier livre. J’ai écrit des nouvelles. Et dans ce recueil de nouvelles,

LFC : Vous-même, êtes-vous croyante ?

là j’ai parlé de moi. Mais dans ce roman-ci, j’ai surtout fait beaucoup de recherches dans les

CO : Oui, je suis chrétienne. Ma famille était

médias, les documentaires, la radio, la BBC en

témoins de Jehovah, mais pas moi.

particulier. LFC : Dans votre livre, vous montrez comment LFC : Sur l’homosexualité féminine ?

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en utilisant pour prétexte la religion, on peut


CHINELO OKPARANTA I LFC MAGAZINE #13


manipuler son prochain. Vous n’êtes donc pas

LFC : Ces personnes ne prennent-elles pas aussi

contre la religion, mais contre ses dérives ?

des risques en vous envoyant un e-mail ?

CO : Oui, dans ce roman, je me montre diplomate

CO : Oui, certainement, mais je vais les garder et les

(Rires) parce que pour moi, c’est important de

protéger, comme témoignage de ce qui se passe au

chercher ce qui est bon dans la Bible, et ce qui ne

Nigeria et partout d’ailleurs. Aux États-Unis, les gens

l’est pas. Le personnage d’Ijeoma est quelqu’un qui

disent ici, on n’a pas de problème avec ça. Ce n’est

dit dans la Bible, il y a du bon et du mauvais et il faut

pas vrai, il y a aussi des persécutions aux États-Unis

comprendre le contexte d’écriture de la Bible. S E L IIl yN aA

contre RIC H A Rles D Shomosexuel(le)s.

des choses qui ne sont pas applicables aujourd’hui. C’était important pour moi d’exprimer ça.

LFC : Il y a même des homophobes au pouvoir, on est passé de Barack Obama à Trump !

LFC : Je ne connaissais pas la guerre civile qui a ravagé le Nigeria, je l’ai découverte à travers

CO : Oui, c’est vraiment tragique ! C’est intéressant

votre livre parce qu’en France, à l’école, j’ai

parce qu’au fond, les deux pays, le Nigeria et les

entendu parler des guerres mondiales, mais pas

États-Unis ont les mêmes problèmes. Mais les gens

des guerres africaines telles que celles du

sont un peu aveuglés en occident.

Nigeria et du Biafra . LFC : L’homophobie existe aussi dans notre pays,

CO : Je ne suis pas surprise de ce que vous me

en France. Votre livre va plaire et va déplaire à

dites. Je vis aux États-Unis et mon agent, lorsque je

d’autres. Est-ce que ça vous ennuie que le livre

lui ai fait lire mon manuscrit m’a dit : oh, pourquoi

fasse débat ou êtes-vous satisfaite de cela ?

écris-tu encore sur ce sujet ? Tu as déjà fait un livre qui se passait au Biafra. Mais je pense que c’est

CO : Cela me plaît beaucoup. Pour moi, c’est un

important d’évoquer ces guerres lointaines, toutes

roman important, militant. C’est un texte qui doit

les guerres qui ravagent le monde. Parce que ce qui

ouvrir la porte à une conversation. Parce que si on

se passe dans un pays affecte aussi les autres pays.

continue à se cacher, rien ne va changer.

LFC : C’est très vrai ! Votre livre a été lu par la

LFC : Et puis, ce roman est aussi avant tout une

communauté LGBT nigérienne, quelles réactions

histoire d’amour ?

ont-ils eues ?

CO : Oui, et c’est une histoire d’amour universelle.

19

CO : Au Nigeria, des gens m’ont dit : vous êtes

Parce que même si vous n’êtes pas homosexuel(le),

américaine maintenant, pourquoi défendre la

au Nigeria, parfois vous avez d’autres problèmes.

communauté LGBT ici ? Mais il y a aussi des gens

Par exemple, vous ne pouvez pas vous marier avec

qui témoignent et me remercient en me disant :

une personne, parce qu’elle est d’une ethnie

cette histoire ressemble beaucoup à la mienne, je me

différente de la vôtre, l’un Haoussa et l’autre Igbo,

sens moins seul maintenant. Mais souvent,

par exemple. Il y a des différences, mais aussi des

ces témoignages sont envoyés par mail. On ne peut

similarités. Il faut donc discuter et améliorer les

pas dire ça en public sans prendre des risques.

choses. L’amour doit être plus fort.


CHINELO OKPARANTA I LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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#13 |

DÉCEMBRE 2018

SOPHIE DIVRY SOUS L'INFLUENCE DE ROBINSON CRUSOÉ

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE


Après "Quand le Diable sortit de la Salle de Bains" et "La Condition Pavillonnaire", la romancière lyonnaise Sophie Divry revient avec un cinquième roman, "Trois fois la fin du monde" (Noir sur Blanc). L'histoire revisitée d'un Robinson Crusoé, une ode à la nature. Séance de photos et entretien inédit. LFC : Trois fois la fin du monde, c’est votre nouveau

J’aime bien aussi rencontrer les lecteurs en

roman qui sort en pleine rentrée littéraire, est-ce la

librairies, en salons… Je me déplace moins parce

première fois ?

que je suis vite fatiguée. Le fait d’être derrière un stand, c’est moins intéressant. C’est plus une

SD : Non, c’est la quatrième.

fonction de relation publique.

LFC : Comment vivez-vous ce moment ?

LFC : Oui et puis c’est toujours plus intéressant d’utiliser le talent que vous avez à écrire plutôt

SD : Oui, c’est intéressant de participer à un

que d’être sur un stand.

événement collectif. C’est quelque chose de plus qui est particulier à la France et n’existe pas dans

SD : Oui, enfin, il y a parfois des lecteurs qui

d’autres pays. En même temps, c’est un contexte très

viennent spécialement et c’est agréable. Mais d’un

concurrentiel. Ce qui peut aussi être une source de

autre côté, on voit toute l’industrie du livre et la

tension, d’attente, de déception. Mais en général,

masse de la production également qui écrase

c’est bien parce que c’est un moment où il y a des

l’auteur. Et cela rend les choses parfois un peu

festivals. Parfois, c’est bien quand on a une amie ou

vaines.

un ami écrivain qui sort en même temps son livre, ainsi, nous pouvons nous croiser dans les festivals.

LFC : Trois fois la fin du monde, c’est le titre de votre nouveau roman. Quel a été le point de

LFC : C’est le cas cette fois-ci ?

départ de cette histoire ?

SD : Non, je suis seule. Mais ça va être l’occasion de

SD : Je voulais illustrer un paradoxe qui me travaille

rencontrer d’autres personnes, de nouvelles têtes.

depuis longtemps : c’est impossible de vivre avec

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SOPHIE DIVRY LFC MAGAZINE #13


les autres sans se prendre la tête. Et en même temps, c’est néfaste ou impossible de vivre tout seul. Donc cette idée s’est vite raccrochée à l’idée de Robinson Crusoe. J’avais envie de faire un livre qui permette de travailler autour du concept de nature. Et c’était aussi intéressant de reprendre un mythe pour lui donner une actualité. Ça résonne bien avec notre

S Epetit LINA époque, partir du collectif pour refaire son

Ce sont aussi trois tableaux de catastrophes et trois tableaux de solitude. RICHARDS

paradis écolo. Le désagrégement du nous, j’ai aussi lu le mur invisible, d’une auteure autrichienne, Marlen Haushofer que j’ai découvert récemment. Et

proche de nous, mais qui ne soit pas non plus

tout cela fait des catapultages qui sèment des

en prison par injustice. C’est souvent comme

graines d’idées. Cela donne des envies de défis

cela que ça se passe. Souvent nous sommes

littéraires. Et tout à coup, il y a la rencontre entre la

embarqués dans le milieu de la délinquance

graine, le terreau, un peu d’eau et cela prend. Mais

pour des histoires de loyauté. Il s’agit souvent

pour le coup, cela a été un de mes livres les plus

d’une question aussi de fraternité. Nous

difficiles à écrire. C’est presque une idée

sommes dans le lien avec l’autre. Et nous

philosophique, une métaphore géante de ce

devons nous rendre des services. Et du coup,

paradoxe la société, c’est l’enfer. Mais j’ai aussi envie

cela peut être un problème. Et puis, il fallait

de démontrer ce cheminement d’un héros qui fait la

que ce soit quelqu’un aussi qui perd sa

courbe en disant : la société est horrible, mais on est

famille. Il est orphelin de père. Sa mère est

obligé d’en revenir. C’est ça le roman : quelque

morte de maladie. Il n’a ni femme ni enfant qui

chose qui met en images, en peinture ou en photos

l’attend à sa sortie. Le dernier lien avec le

une idée morale qui n’est pas édictée comme une

monde, c’est son frère. Il faut que cette mise

idéologie. C’est une exploration de la conscience.

en place soit crédible pour le lecteur. Donc un

Ce sont aussi trois tableaux de catastrophes et trois

personnage proche de nous, que nous

tableaux de solitude.

pouvons suivre et pour qui le fait d’être en prison est dramatique.

LFC : Pour cela, il vous a fallu trouver les bons personnages et la bonne histoire. Dans la

LFC : Comment avez-vous travaillé la partie

première partie, pour le personnage de Joseph

carcérale ?

Kamal, on comprend bien que l’enfer, c’est les autres. Il arrive même en prison sur une sorte de

SD : J’ai consulté de la documentation. Et j’ai

malentendu lié au fait qu’il soit dans l’affect, sous

assisté à une conférence de l’observatoire des

l’influence de son frère.

prisons, d’anciens détenus qui parlaient. J’ai aussi regardé de nombreux films français

SD : Oui, j’avais besoin d’un personnage qui soit

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comme Le prophète.


SOPHIE DIVRY LFC MAGAZINE #13


C’est un livre qui m’a fait beaucoup souffrir. J’ai beaucoup douté de ce que j’écrivais, du projet. C’est un livre qui m’a fait du mal. La SELINA partie de robinsonade, le rescapé, le solitaire, je l’ai écrite deux fois.

milieu du récit qui fait qu’il est encore plus important qu’il aille se cacher. Mais tout ça, c’est à rebours, parce que le vrai projet, qui commence dans la troisième partie, c’est je suis seul, j’ai trouvé une cabane au fond des bois, je m’isole comme un mec en cavale et ensuite comme un robinson. Avec toute la poésie et toute la force du

R I C Hrobinson, A R D S avec l’aporie aussi : un homme n’est pas un homme s’il est juste seul. LFC : En écrivant ce livre, vous êtes-vous donné la possibilité de vivre quelque chose

LFC : On vous sent proche de ce cinéma-là. Si

que vous ne pouvez pas vivre ?

votre livre devenait un film, il serait assez proche du film Le prophète. Qu’en pensez-vous ?

SD : J’habite en centre-ville, à Lyon. Je suis beaucoup allée dans la nature pour écrire ce

SD : Oui, Le prophète m’a beaucoup marqué, surtout

texte. J’ai fait deux résidences d’auteur dans le

pour décrire les combines. Mais j’ai aussi fait un gros

lot. C’est aussi un livre qui m’a fait beaucoup

travail de docs. Documentations écrites par les

souffrir. J’ai beaucoup douté de ce que j’écrivais,

détenus, par les services de l’État. On sait très bien

du projet. C’est un livre qui m’a fait du mal. La

ce qui se passe dans les prisons. C’est assez

partie de robinsonade, le rescapé, le solitaire, je

scandaleux. Et encore, j’ai édulcoré. Il y a des choses

l’ai écrite deux fois. Une version que j’ai

abominables. Les gens y vivent comme des rats. Je

complètement jeté qui m’a pris six mois à écrire,

ne voulais pas faire un brûlot anti-prisons. C’est une

avec une autre focalisation. Et ensuite, j’ai

métaphore du pire de la société.

beaucoup buté sur le fait que je me demandais si j’allais réussir à être cet auteur-là, poétique et

LFC : Auriez-vous envie de reprendre cette

philosophique. Et du coup, cela m’a fait souffrir

thématique sur les prisons et de la développer

aussi, parce que c’est un truc de fou de se

encore ?

retrouver seul dans la nature, à recréer le monde. Et en tant que créateur, on le vit. C’est un livre qui

26

SD : Je ne pensais pas avoir à la traiter au départ. Je

m’a poussée à rester seule. Et de plus, c’est assez

voulais traiter de Robinson, de la nature. Mais il m’a

proche du travail d’écriture, qui est très solitaire.

fallu passer par la case prison, sans y être allée. Il

Donc il y a une sorte de mise en abîme qui s’est

fallait que le type ait vraiment envie de rester tout

produite sans que je m’en rende forcément

seul. Et si mon personnage passait par la prison.

compte. Ce livre, c’est aussi une image de

Après, il ne peut avoir qu’une envie pour le coup,

l’écriture. Mais ça, je ne m’en rendais pas compte.

c’est échapper à cette grande promiscuité qu’est la

Mais j’ai vécu cette folie mentale sous forme de

prison. Donc cela est cohérent, il est d’abord un

court-circuit dans ma tête. Et du coup, c’était

détenu. Après, j’ai inventé la scène du meurtre, au

assez épuisant de porter ça.


SOPHIE DIVRY LFC MAGAZINE #13


LFC : C’est d’autant mieux retranscrit dans le livre

épuisée moralement et psychiquement. De plus, la

que vous y avez mis beaucoup de vous, en fait,

troisième partie en plus était celle qui me faisait le

comme si vous vous étiez mise dans la peau du

plus douter. Mais heureusement, je n’ai pas eu à la

personnage ?

réécrire. Mais on peut très bien comme je le disais avant : beaucoup souffrir sur un livre et que le

SD : C’est un classique du phénomène de création.

résultat ne soit pas terrible pour autant. Je pense que si j’ai souffert, c’est parce que chaque fois que je

LFC : Tous les auteurs ne le font pas.

recommence un livre, je change mon fusil d’épaule.

SELINA

SD : Oui, mais en même temps, je ne vois pas comment

Et je ne savais pas comment ça fonctionnait. Et ça

RICHARDS

m’a un peu dépassé. Je n’ai pas tout maîtrisé. Du

on pourrait écrire un bon livre en mettant une distance

coup, à chaque partie, j’ai écrit d’une façon

avec ses personnages. Cela dit, me documenter sur la

différente. Et quand tout a été terminé, j’étais surtout

prison a été assez horrible. Mais pour l’écrire, j’ai trouvé

soulagée de ne plus jamais avoir à le réécrire ! Même

la clé, une fois que j’ai lu l’Enfer, dans la divine comédie

physiquement, j’ai eu mal au dos pendant trois ans

de Dante. Et puis mon livre, quand on rentre dedans est

en écrivant ce livre.

assez facile d’accès, il y a même un petit côté thriller, dans les cinquante premières pages. Mais qui s’arrête

LFC : Quand on vous lit, tout est très simple et

net ensuite. Parce que c’est juste la rampe de lancement

pourtant il y a une exigence d’écriture, c’est un

du problème philosophique. Et ça c’était plutôt agréable

équilibre savoureux.

à écrire, très dense. Mais en tant que tel, il y avait quelque chose de romanesque avec du pathétique et

SD : J’écris de manière condensée. J’ai fait une

des scènes assez fortes. Après la catastrophe, ça a été

école de journalisme. Et j’ai tendance à la clarté. Je

difficile à écrire. J’ai mis trois mois pour dix pages. Je

n’aime pas ce qui est obscur. Cela me semble

voulais tuer tout le monde, mais sans que ça ressemble

antinaturel. L’idée était de ne pas en rajouter ; par

à un film apocalyptique, parce que ce n’est pas le sujet

exemple, décrire la nature simplement, mais avec les

qui m’intéressait. Donc, c’était une sorte de lyrisme, de

émotions : les arbres, l’hiver, ne sont pas décrits pour

poésie, d’évocation, de prophétie.

ce qu’ils sont, mais pour ce que ça ouvre en termes d’émotions humaines. Joseph le vit. Et le lecteur peut

LFC : Donc dans ce livre, il y a eu beaucoup de travail,

ressentir à quel stade psychique, poétique et

de souffrance…

philosophique il se situe lui-même. Je propose une expérience littéraire qui avec ses trois parties forme

SD : C’est surtout le travail qui est intéressant. La

un triptyque. Mais c’est aussi une expérience

souffrance n’est pas essentielle. On peut très bien

mentale où je propose de vivre trois fantasmes. Cela

souffrir sur un livre qui n’en vaut pas la peine.

commence par la crainte : tout le monde est enfermé en enfer. Ensuite, le fantasme de tout le monde

LFC : Quand vous avez envoyé à l’éditeur

meurt. L’ordre s’effondre, plus de repère, tout est fini.

votre manuscrit, étiez-vous satisfaite du résultat ?

C’est le chaos que l’on craint tous. Et ensuite le fantasme : et si je bricolais dans ma cabane un

SD : Non, je ne savais pas du tout ce que ça valait. Parce

Nouveau Monde ? En même temps, tout ce que j’ai

que j’avais travaillé trois ans sans rien faire lire. J’avais

écrit est très en prise avec le monde actuel où l’on vit

recommencé après avoir jeté cent pages. J'étais

dans le rapport à autrui quelque chose de difficile.

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LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

OLIVIER LIRON

UN CHAMPION SINGULIER ENTRETIEN

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Après Véronique Olmi, récompensée en 2017 pour son roman "Bakhita", paru chez Albin Michel, c'est Olivier Liron qui a remporté, lundi 17 décembre, le Grand prix des blogueurs 2018 pour son roman "Einstein, le sexe et moi" publié chez Alma Editeur. Séance de photos et entretien inédit avec un auteur passionnant et stimulant.

LFC : Comment est née l’idée d’écrire ce

livre. À partir de cette envie, j’avais deux possibilités

roman très personnel ?

pour raconter l’histoire. Ou bien me poser en martyr et me faire plaindre. Ou bien partager cette histoire.

OL : Le point de départ, c’était l’envie de

L’humour était une option efficace pour passer le

raconter dans un livre la violence que j’ai subi

message, puisque cela met sa propre émotion, sa

à l’enfance et à l’adolescence. Puisque je suis

souffrance à distance. Et cela la rend recevable par

une personne avec autisme asperger. Le

quelqu’un d’autre. Cela rapproche le récit du lecteur.

premier titre était La cour de récréation où je racontais les violences sexuelles et physiques

Le fil rouge du livre, c’est de raconter tout ceci à

que subi un enfant dans une cour de

travers le déroulement du jeu Questions pour un

récréation. Or remettre en cause la violence

champion. Un jeu assez populaire pour représenter un

de l’école, c’est aussi, dans ce pays, remettre

lien avec le lecteur. En effet, j’ai gagné dix fois

en cause la violence de l’État. L’État étant

Questions pour un champion à un moment de ma vie

légitime, il ne peut pas avoir tort. Donc, j’avais

où j’avais besoin de peupler ma mémoire de poèmes

envie de raconter au départ cette histoire et la

et d’informations. J’avais donc appris 250 000

façon dont on s’en sort. Comment

questions en rapport avec ce jeu. Au début du roman,

transforme-t-on cette rage en quelque chose

je raconte que j’arrive dans le studio avec les lumières,

de positif ? Puisque si on la laisse nous

le bruit, l’adrénaline, l’appât du gain, tout ce qui est

dévorer de l’intérieur, on fait naufrage. C’est

propre à ce microcosme du monde de la TV.

donc un livre sur l’amour et sur la joie, avec

30

des personnages où l’art et l’écriture jouent

Dans les retours que j’ai eus sur le livre, il y a des gens

un grand rôle. C’est le point de départ du

qui me disent c’est très léger de parler de Questions


pour un champion, c’est drôle, c’est rafraîchissant. Mais je raconte aussi tout ce qui se passe en off : les coulisses, les magouilles, les stratégies, les gens qui pleurent, qui s’effondrent, qui crient et l’animateur, Julien Lepers, bien sûr qui

SELINA

orchestre tout. C’est une tragédie grecque, en

fait. Le début du livre, c’est un angle d’attaque qui permet d’avoir accès à des choses plus profondes, sur l’école par exemple. Parce que c’est aussi vrai que j’ai gagné Questions pour

C’est le regard des autres qui nous rend différents.

RICHARDS

un champion. Il est vrai aussi qu’à l’école on

m’attachait les oreilles au grillage. Quand on a

vous aussi franchement quand vous étiez au

une sorte de naïveté sociale et qu’on est une

collège ?

personne différente, même si je n’aime pas ce terme, qu’on soit un peu trop gros,

OL : Non, c’est l’écriture qui m’a permis de mettre à

homosexuel ou pauvre ou avec un strabisme,

distance des choses et de trouver un moyen

on est confronté à cette violence-là. C’est

d’expression. Quand j’étais adolescent, j’étais dans

quelque chose d’assez universel. Moi, par

un désarroi total. Et étant enfant, je lisais Tolkien,

exemple, je n’ai pas les codes sociaux, alors je

Agatha Christie, tout ce qui me tombait sous la

dis bonjour à tout le monde, je serre la main et

main. Et à l’adolescence, j’ai découvert la poésie :

au collège, dans mon dos, ils ont commencé à

Rimbaud, Sylvia Plath. C’est une aventure vers la

se moquer de moi, à me faire faire des choses

jouissance, la poésie. Ce n’est pas seulement un

très dégradantes.

supplément d’âme ou je ne sais quelle connerie. Cela donne une force de vie. C’était aussi un moyen

LFC : Dans quel but ?

d’accéder au corps. Le corps, à l’époque, était nié, très refoulé. Ce corps-là, je l’ai retrouvé par les mots.

OL : Pour nous faire comprendre notre

Je griffonnais des poèmes tout en écoutant du hard

différence, tout en disant : c’est super, vous les

rock.

autistes, vous êtes des personnes différentes.

Nous sommes des personnes comme les

La cruauté des enfants existe, mais il y a aussi

autres. C’est le regard des autres qui nous

l’abandon des adultes. Je raconte l’anecdote d’une

rend différents.

pionne qui me voit avec le visage en sang et qui me

dit : tu veux ma photo. À quel moment est-ce normal

31

LFC : Aujourd’hui, vous êtes écrivain. Sur la

d’abandonner un enfant à son sort ? Que peut-on

4ème de couverture, vous dites d’entrée

faire contre cela ? Il y a des professeurs aussi, au

de jeu que vous êtes autiste. En parliez-

lycée, qui prennent tes poèmes et te disent : vous


OLIVIER LIRON LFC MAGAZINE #13


Aujourd’hui, la société, c’est comme le film "Bienvenue à Gattaca". Il n’y a pas de place pour la différence. Il faut être un robot parfait. Sinon, nous S E L I N A R I C H A R D S ou réprimés sommes abandonnés par le corps social. n’arriverez jamais à rien. Il y a un pouvoir haineux

une question d’amour-propre là-dedans, après

derrière ces propos. C’est une sorte de formatage

avoir été mis en échec, souvent dans le rapport

très violent, l’école.

aux autres, autant au niveau amoureux qu’amical. Je sais que cela en a choqué

LFC : Alors, on sent l’amour propre blessé dans

beaucoup. Mais je voulais parler crument des

vos propos et cette haine, cette fureur, ressort

difficultés dans le domaine sexuel notamment.

même au niveau du jeu, Questions pour un

Par exemple, quand je suis avec une jeune

champion, avec la volonté d’atomiser vos

femme et comme je ne sais pas quoi faire avec

adversaires. Comment avez-vous fait pour

elle, je lui lis les Pensées de Pascal. Je voulais

transformer cette colère en énergie positive ?

aborder cela dans le livre. Le narrateur est dans son jeu, dans sa bulle. Il fait tout pour gagner.

OL : Ce qui m’a amusé, intéressé, dans le jeu, c’est

Mais il est surtout dans sa solitude. Et cela

ce que je voulais raconter dans le livre. J’ai vécu

devient une fable contre ce que j’appelle le

cette expérience de jeu télévisé au premier degré.

fascisme de la norme. Aujourd’hui, la société,

Et c’est ainsi que je la restitue. Sans moquerie, sans

c’est comme le film Bienvenue à Gattaca. Il n’y a

intellectualisme. D’ailleurs, Julien Lepers a lu le

pas de place pour la différence. Il faut être un

livre. Et il a beaucoup aimé. Ce qui m’a fait plaisir. Le

robot parfait. Sinon, nous sommes abandonnés

jeu dans mon livre devient une métaphore de la

ou réprimés par le corps social.

société. Ce n’est pas lourdingue à ce point. Mais le

33

jeu devient une métonymie, sinon de la société, du

Ce livre est dérangeant pour plusieurs raisons.

moins de l’école avec un Julien Lepers en grand

D’abord parce que tout y est vrai. Il est

maître d’école qui distribue les bons et les mauvais

révélateur de la manière dont la société va

points. Tous les candidats qui veulent gagner font

brutaliser des corps et les mettre à l’écart. C’est

des alliances comme à l’école, comme dans une

très difficile d’en parler. De nos jours, je sens une

vaste jungle. Pour moi, c’était une question de

sorte de grande révolte au quotidien, contre la

dignité de me dire : je vais participer à ce jeu. Et tout

façon dont effectivement le pouvoir peut

le monde verra de quoi je suis capable. Il y avait

s’arroger le droit de brutaliser n’importe qui. Et


si le livre s’inscrit dans une réflexion

à communiquer ce qui n’est pas communicable. Et

sociétale, c’est par rapport à cela :

elle sert à évoquer ce qui est de l’ordre de l’intime.

accepte-t-on la violence dans une

Cela permet de donner accès à une réalité invisible.

société d’un pouvoir qui veut dicter une norme unique ?

LFC : Quand on vous lit, on est incité à prendre beaucoup de recul. C’est l’impression que cela

Pendant la guerre de Sécession, il y

nous a fait sur notre propre vie. Je me suis dit : on

avait ce qu’on appelle la guerre par

est tous en train de jouer une grande comédie.

attrition, cela consistait à abandonner

les gens en les laissant dépérir. Donc

OL : Oui, il y a ce côté extrêmement théâtral de mon

les artistes, les malades, on les met de

personnage. En société, il est toujours en train de

côté. C’est une tactique de guerre

jouer un rôle. Ce qui lui convient le mieux, c’est le

quand l’État est en guerre contre le

rôle de champion dans un contexte très loufoque. Il

peuple. Mais mon livre n’est pas

y a une forme de résilience qui consiste à se

politique. Du moins, j’ai préféré

dire : même si tu ne trouves pas ta place dans ce

évoquer un jeu populaire qui devient

monde, tu peux la trouver dans un jeu. Pour ma part,

une forme de quête dans laquelle on

j’ai trouvé ma place dans l’écriture. Mais, à ce

essaye de se sortir de sa condition, de

moment-là de ma vie, j’étais à ma place dans le jeu.

faire de sa différence une force, selon

Donc dans l’histoire, tout le monde joue un rôle.

l’adage : tout ce qui ne nous tue pas

J’essaye de camper aussi les autres personnages,

nous rend plus forts… à condition

parfois en accentuant tel geste, telle mimique, tel

qu’on en réchappe. Ce qui est tout de

bruit. J’étais très attentif à l’environnement sensoriel

même une précision importante à

et sonore du jeu, puisqu’il a un rythme presque

apporter à cet aphorisme de…

musical. Les lumières aussi sur le plateau, tout

Nietzsche, je crois. Oui, effectivement,

l’environnement sensoriel, ce qui booste

on peut s’en sortir. Mais il faut pour

l’adrénaline et pousse le candidat à être

cela avoir de l’amour. J’essaye de

extrêmement concentré et exigeant. J’ai aussi

dresser un portrait à taille humaine de

essayé de restituer l’aspect littéraire du jeu.

ma vie. Je ne fais pas un traité théorique sur l’autisme ou sur la violence. Ce qui m’intéresse, c’est quand on part, en littérature, d’expérience intime, du vécu. George Perros, un poète que j’aime beaucoup disait : sans la littérature, on ne saurait pas ce que pense un homme quand il est seul. À une époque où on ne peut

plus communiquer, la littérature sert

Je ne fais pas un traité théorique sur l’autisme ou sur la violence. Ce qui m’intéresse, c’est quand on part, en littérature, d’expérience intime, du vécu.


OLIVIER LIRON LFC MAGAZINE #13


LFC : C’est très bien reconstitué, en effet,

LFC : On a bien parlé du livre. Une

parce que le livre est court, rythmé, ça

dernière question sur vos projets. Je

s’avale vite et on entend tout le monde

sais que vous défendez ce livre à fond

nous parler.

en ce moment. Écrivez-vous déjà le suivant ?

OL : Je suis très content de ce retour parce que j’ai vraiment essayé de reconstituer le

SELINA brouhaha. Le livre n’est pas aussi facile

OL : Oui, j’essaye de m’extraire de la

R I C formidable H A R D S et bouleversante tornade de la

d’accès qu’il peut en avoir l’air. J’essaye de

rentrée en essayant d’esquisser le

créer un livre où toutes les voix s’entremêlent.

prochain livre. Je suis vraiment très ému

Les voix intérieures qui sont celles de la

de tous les messages que je reçois. Ce

mémoire. Les voix intimes de la mère, de la

livre est pour moi une manière de livrer

grand-mère. Tout cet espace du dedans et en

une forme de vérité nue, parce que la

même temps tout ce brouhaha du monde qui

vérité, elle se sculpte. Mais le fait de

blesse le narrateur, puisqu’il n’arrive pas à s’en

rencontrer des gens qui ont vécu des

protéger. C’est cela qui peut être déstabilisant

situations similaires et me le disent fait que

pour le lecteur, puisqu’on passe du trivial au

je me sens vraiment porté par toute la

grotesque ou à d’autres choses qui peuvent

générosité et la bienveillance autour du

être émouvantes, plus intimes. Mais c’est

roman. Bien sûr le livre ne plaît pas à tout

exactement comme dans la vie, on n’y est pas

le monde. Mais je ressens vraiment un élan

toujours uniquement dans l’intime ou le

d’amour et de générosité autour de sa

sublime. On est souvent entre les deux…

sortie qui me fait le plus grand bien.

Oui, il y a ce côté extrêmement théâtral de mon personnage. En société, il est toujours en train de jouer un rôle. Ce qui lui convient le mieux, c’est le rôle de champion dans un contexte très loufoque. Il y a une forme de résilience qui consiste à se dire : même si tu ne trouves pas ta place dans ce monde, tu peux la trouver dans un jeu. Pour ma part, j’ai trouvé ma place dans l’écriture. 36


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

VINCENT LAHOUZE ENTRETIEN INÉDIT + PHOTOS EXCLUSIVES AVEC UN ENFANT DU WEB

INFLUENCEUR ENGAGÉ PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : PHILIPPË MATSAS OPALE


Vincent Lahouze a toujours écrit. Enfant du web, influenceur sur les réseaux sociaux avec plus de 60 k abonnés sur Facebook et près de 13 k sur Twitter, il se fait remarqué par les éditions Michel Lafon. Aujourd'hui, ce toulousain d'une trentaine d'années nous présente son premier roman "Rubiel e(s)t moi" (Michel Lafon). Séance de photos et entretien inédit.

LFC : Vous publiez Rubiel e(s)t moi (Michel

l’évocation dans les premières pages de la mère et

Lafon). Rubiel, c’est votre avatar ?

du père. Vous avez donc deux mères et deux pères.

VL : Sans spoiler, j’ai essayé de raconter mon histoire, l’enfance que j’ai eue et en même

VL : Beaucoup de personnes adoptées utilisent pour

temps celle que je n’ai pas eue, puisque ce

leurs parents naturels le terme de géniteurs. Ils ne

livre raconte mon adoption. J’ai été adopté à

veulent pas mettre les mots, mais je ne peux pas le

l’âge de 4 ans en Colombie et je suis arrivé en

nier, ils étaient là avant en tant que père et mère. J’ai

France. Je voulais donc dérouler de nouveau

donc fait beaucoup de jeux de mots autour de cette

le fil de ma vie en imaginant qu’elle aurait été

notion, comme le fait Grand Corps Malade dans la

ma vie si je n’avais pas été adopté. Mon

chanson Père et Mère afin de les désigner de cette

prénom d’origine, en Colombie étant Rubiel,

manière.

le titre est venu spontanément avant même d’avoir écrit. En arrivant en France, mes

LFC : Donc chaque parent a un adjectif : il y a le

parents m’ont donné le prénom de Vincent.

Repère, le Perfide, pour les deux pères. Et

Ça peut paraître violent de changer l’identité

l’Éphémère et la Merveilleuse pour les mères…

d’un enfant, mais leur but, louable, était de

Pouvez-vous résumer votre parcours jusqu’à la

me donner un prénom français pour favoriser

publication de ce roman ?

mon intégration. Et mon nom de famille, Lahouze, est celui de mes parents adoptifs.

VL : J’avais toujours aimé lire, écrire de petites histoires. Vers 21 ans, j’ai vécu une rupture

LFC : Ce qui est très joli dans ce livre, c’est 38

amoureuse traumatisante qui m’a laissé deux choix :


me suicider ou écrire. J’ai fait le choix d’écrire ! C’était l’époque des skyblogs et j’en avais un. J’y écrivais des pavés, sans ponctuation, sans respiration, comme ça venait ! Les internautes ont commencé à aimer et à me suivre sur internet. Alors que j’étais à l’IUT, je me suis inscrit sur Facebook, sur les conseils d’une SELINA amie. C’était il y a dix ans. Et j’ai été parmi les premiers sur ce réseau. J’ai commencé à écrire des textes en me construisant un double, un

Je continue de défendre les valeurs féministes, au quotidien, dans RICHARDS mon métier auprès des enfants.

peu comme dans la série Dexter et son double

39

le dark passenger. J’étais Tyler Ledger, Tyler,

VL : Cela faisait longtemps que je défendais mes

comme dans Fight Club et Ledger en référence

convictions sur internet. Mais je ne pensais pas

à l’acteur qui interprète le Joker dans Batman,

qu’un texte écrit en un quart d’heure allait

Heath Ledger. Ça me collait parfaitement.

entraîner de telles réactions. En un autre quart

J’étais très cynique et très provocateur. Les

d’heure, il y a eu 3000 partages. Ensuite, j’ai eu

gens adoraient sans trop bien comprendre

des interviews non-stop pendant un mois.

pourquoi j’avais besoin de m’exprimer à travers

C’était du délire. Cela a même été traduit en

autant de noirceur. La page FB fonctionnait

plusieurs langues. On me présentait comme un

bien. Mais je n’étais pas heureux. Cela a fini par

héros. Tout ça parce que j’avais dit tout haut, en

m’agacer. Et j’ai décidé d’assassiner ce double,

dénonçant le harcèlement de rue, ce que

pour m’en créer un autre, féminin, sans le dire à

vivaient et pensaient des milliers de femmes

mes lecteurs du web. J’étais Faust in et ma

chaque jour. Et du coup, fort de ce succès, j’ai

page s’appelait faste et furieuse. Le pseudo

pris la parole un peu partout et n’importe

féminin a fait que j’ai été dragué en messages

comment. Je peux comprendre les réactions

privés. J’ai alors mieux compris les violences

polémiques que ça a pu engendrer. De ce fait, je

faites aux femmes. Ça m’a sensibilisé à la

me suis mis en retrait sur ces questions, même si

condition féminine et ôté mes œillères. Au bout

je continue de défendre des valeurs féministes,

d’un an, j’ai décidé d’écrire sous mon vrai nom.

au quotidien, dans mon métier auprès des

Et c’est alors que j’ai écrit le fameux

enfants. Je suis directeur adjoint en CLAE

post l’homme en short, en faveur des femmes

(centre de loisirs attaché aux écoles ) et non

harcelées, qui a fait le buzz sur la toile.

écrivain !

LFC : Cela a aussi créé le débat. Aviez-vous

LFC : Cela peut venir en construisant un

conscience des réactions que ça allait

roman après l’autre, puisque vous venez de

générer ?

publier votre premier roman cette année.


VINCENT LAHOUZE LFC MAGAZINE #13


Mon père m’a dit qu’il voulait lire le manuscrit pour son anniversaire. Il voulait être mon premier lecteur. Comme on fêtait son anniversaire le 18 mars, j’ai terminé le livre la S E L Ce I N A R livre I C H A R D S a beaucoup veille. Il l’a lu. touché mes parents. Comment vous est venue l’idée de passer d’un

souhaité me rencontrer et ils m’ont fait signer un

billet d’humeur polémique à un premier roman ?

contrat. Donc, ça m’a vraiment mis la pression. Signer alors qu’on a juste commencé une histoire, ce n’est

VL : Il y a 3 ans, j’ai lu La part de l’autre, un livre d’Eric-

pas rien. Mais ils avaient compris que j’avais déjà tout

Emmanuel Schmitt. Et une déflagration a eu lieu dans

et qu’il fallait juste que ça sorte. Donc on a signé en

ma tête ! Je me suis dit en lisant ces deux destins

août 2017. Et il fallait que le roman soit écrit pour mars

d’Hitler, le dictateur sanguinaire d’un côté et l’artiste

2018 afin qu’il sorte à l’automne 2018.

qu’il aurait pu devenir de l’autre : mais bon sang, mais c’est ça. Je suis un petit garçon dont l’identité a été

LFC : Vous avez reçu un coup de pied au cul,

enlevée. Et la petite voix que j’entends depuis toujours,

comme on dit ?

c’est celle d’un enfant qui n’a pas eu le temps de grandir, un double. Ces textes mis bout à bout, écrit

VL : Oui et non, les premiers mois, j’étais assez cool et

sur les réseaux depuis des années forment le

puis il y a eu une rupture amoureuse assez délicate à

squelette d’une histoire. Au départ, je voulais écrire un

gérer. Et vers janvier/ février, j’avais cinquante pages.

livre et l’autopublier. J’avais déjà le titre de départ

Et je voyais la date arriver. Je m’y suis donc mis à fond

Rubiel e(s)t moi.

pendant un mois et demi non-stop. J’ai allié le boulot, l’écriture et le sport. Je fais du judo et de la

LFC : Et il a fallu construire le récit.

musculation.

VL : Il a fallu que je m’organise différemment. Que je

LFC : L’écriture pour évacuer psychologiquement

me tienne à un planning rigoureux, quotidien. Par le

et le sport pour évacuer physiquement.

biais d’une auteure qui me suivait et qui aimait ce que je faisais, Amélie Antoine, les éditions Michel Lafon

VL : Oui, c’est exactement ça. Et puis, mon père m’a dit

m’ont contacté. C’est Amélie qui a parlé de moi à

qu’il voulait lire le manuscrit pour son anniversaire. Il

l’éditeur. Et rapidement, ils m’ont demandé de leur

voulait être mon premier lecteur. Comme on fêtait son

envoyer ce que j’avais fait. À ce moment-là, j’avais

anniversaire le 18 mars, j’ai terminé le livre la veille. Il

écrit dix pages qu’ils ont lues. Et ça leur a plu. Ils ont

l’a lu. Ce livre les a beaucoup touchés. Cela a été dur

41


VINCENT LAHOUZE LFC MAGAZINE #13


aussi pour eux parce qu’ils ont appris que j’avais eu

suis le parrain du fils de mon grand frère biologique. Mais

des phases compliquées, des moments où j’étais un

mon livre n’a pas pour vocation de dire : regardez, voici

peu en perdition. Ils ne le savaient pas. Je n’ai pas

comment ça marche une adoption. Même si beaucoup

voulu les culpabiliser. C’était pour les préserver que je

d’enfants adoptés se reconnaissent dans mes propos sur

ne leur avais pas montré ce qui m’était arrivé. Mais par

les questions de l’identité, du déracinement, ça reste mon

le livre, ils l’ont appris. Et ensuite, j’ai rendu le

histoire.

manuscrit à l’éditeur. Je m’attendais à de nombreuses corrections. Et finalement, il y en a eu peu. Beaucoup

LFC : Aimeriez-vous que l’aventure se poursuive avec

de textes sont proches de mes statuts Facebook. Par SELI NA

Rune I Ctraduction H A R D S à l’étranger ? Un film ?

exemple, les jeux de mots sur le père et la mère dont on parlait tout à l’heure sont des textes que j’avais

VL : Une traduction en espagnol, forcément, j’aimerais être

écrits sur FB pour la fête des Mères et la fête des

lu en Colombie. Une adaptation ciné, ce serait fou. J’ai

Pères.

beaucoup aimé le film Lion. Mais… Ce que je vis actuellement, c’est déjà incroyable. C’est une marche

LFC : Aujourd’hui, le livre est un objet, c’est

supplémentaire. Je ne pensais pas que mes lecteurs

concret. Quels sont vos sentiments par rapport à

internet allaient se rendre en librairies pour acheter mon

cette aventure ?

livre. Tout n’est que bonus.

VL : Impressionnant ! Quand je suis allé chez Michel

LFC : Aimeriez-vous écrire un autre roman ?

Lafon, en août, pour la signature des services de presse, je ne vais pas vous mentir, j’ai versé une petite

VL : Concrètement oui. Pas une suite au livre, mais un autre

larme. Déjà, le shooting photo, quelques mois

livre, oui, j’ai déjà commencé. En écrivant Rubiel e(s)t moi,

auparavant avait été impressionnant. Mettre sur la

je me suis rendu compte que j’ai adoré écrire la partie

couverture mon visage, ou celui de Rubiel, à 4 ans et

fictive de la vie de Rubiel. J’ai aimé me laisser surprendre

le mien à 30 ans, c’était beaucoup d’émotions. Et là,

par mes personnages. Quand les auteurs disaient le

ce que je vis actuellement, les retours des lecteurs,

personnage a pris le pas sur moi, ça me faisait rire, je n’y

c’est très émouvant. Mais il y a aussi un côté très

croyais pas. Mais je l’ai vécu, c’est vrai : un personnage

douloureux que je n’avais pas anticipé. Parce que ce

peut vraiment te prendre complètement de court et vivre

livre est présenté comme un roman, mais je sais que

sa vie. C’est réel. Et j’ai aussi été profondément ému par

pour beaucoup de personnes adoptées ou de

mes personnages. Il y a même un processus de deuil que

parents qui veulent adopter, c’est aussi un

je fais en ce moment, afin de leur dire au revoir.

témoignage. LFC : Ce livre est né de morceaux, mais en récréant un LFC : Vous étiez une famille de trois enfants ?

grand morceau, vous vous sentez de nouveau vousmême. Dans quelle direction pensez-vous aller dans

VL : Mon grand frère et ma grande sœur biologiques

votre prochain roman ?

ont été adoptés un an après moi en France également, mais nous n’avons pas été adoptés par les

VL : Ce sera uniquement de la fiction cette fois. Pas un

mêmes familles. Mais à leur arrivée en France, mes

sujet très drôle forcément, je ne suis pas très feel-good,

parents adoptifs ont pris contact avec leurs familles

mais plutôt quelque chose de sociétal, grand public, avec

adoptives et nous avons créé des liens assez forts. Je

ma propre plume.

43


VINCENT LAHOUZE LFC MAGAZINE #13


GRAEME SIMSION UN AUSTRALIEN À PARIS

ENTRETIEN INÉDIT

LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : MATHIEU GENON


Graeme Simsion est un auteur australien de romans, nouvelles, pièces de théâtre ; il est également scénariste et dramaturge. Après "Le Théorème du Homard" et "L'effet Rosie", publiés dans de nombreux pays, Graeme Simsion revient avec une comédie musicale profonde et déjantée "Le best of d'Adam Sharp" (NiL).

LFC : Vous avez écrit le théorème du

confiance, en liberté, ou bien au contraire, avez-

homard et ça s’est très bien passé.

vous eu plus de pression ?

Maintenant que c’est derrière vous, quel souvenir gardez-vous de cette aventure

GS : J’ai vraiment gagné confiance. Mon héros

littéraire ?

personnel est Bob Dylan. Et il a fait ses meilleures chansons dans les années 60. Maintenant, il a plus de

GS : Quand on me demande quel est mon

70 ans. Il continue de travailler, de faire des chansons,

roman préféré, je dis toujours que c’est le

des albums. De temps en temps, il a un grand succès.

théorème du homard. Parce que ce n’était

Mais entre deux, il y a des chansons ordinaires. Quand

pas celui qui m’a demandé le plus de

il mourra, il laissera un corpus, qui constitue son

technique, mais c’est celui qui a changé ma

œuvre complète. Et on émettra des jugements sur ses

vie. J’étais consultant en informatique, et

chansons. Pour moi, en ce moment, je suis en train de

après ce roman, je suis devenu écrivain. Tout

construire un corpus de romans. Certains sont ou

a changé. J’ai reçu un courriel il y a quelques

seront très très populaires, et d’autres qui me plaisent

jours d’une femme qui est autiste. Et elle m’a

davantage. Pour moi, le roman qui me plaît le plus

demandé : si j’avais dû écrire le roman

c’est le best of d’Alan Sharp.

aujourd’hui, est-ce que je changerais quelque chose ? Je lui ai répondu que non. Je n’ai

LFC : Alors nous sommes là pour en parler,

aucun regret.

comment est né ce roman ? Quel a été le point de départ ?

LFC : Par son succès, ce roman a donc fait de vous un écrivain. Avez-vous gagné en 46

GS : J’ai mélangé deux histoires dans ce roman. La


GRAEME SIMSION LFC MAGAZINE #13


première histoire, c’est celle de ma femme. Elle avait un petit ami. Il y a 35 ans. Et c’est moi qu’elle a choisi. Tant mieux pour moi ! Mais alors que nous étions en vacances en France, elle reçoit un courriel de son ancien petit ami, qui lui est en Angleterre. Et il lui dit qu’il vient de divorcer. Elle a donc eu l’idée de lui dire de venir nous voir en France ! Bon, ça s’est bien passé. Et

SELINA

ma femme et moi sommes restés mariés ! Mais je me suis dit que c’était une bonne idée de roman. Un ancien amant/une ancienne amante qui ressurgit dans la vie d’un couple établi. La deuxième idée m’est venue parce que j’ai un très bon ami qui est pianiste. Il a 70 ans, mais il a tout

Les femmes sont habituées à exprimer leurs émotions de nombreuses façons. Alors que pour un la musique R I C H A Rhomme, DS est peut-être le seul domaine où il se laisse aller à montrer ses émotions, à les exprimer.

un tas d’histoire de pianistes à raconter. Et j’ai

je demande à ma fille si elle connait Hey Jude, de

pensé que la musique et les chansons jouaient

The Beatles, elle va me dire oui ! Mais si elle me

un grand rôle dans la vie émotionnelle des

demande si je connais des chansons de country &

femmes, mais aussi, bien que ça soit plus caché,

western, là c’est moins sûr ! J’avais envie que le

dans celle des hommes. Et j’ai eu envie d’écrire

roman ait une bande-son, comme dans un film. On

une histoire sur ce sujet caché.

ne peut pas écouter la musique en lisant. Mais on peut l’imaginer dans le récit, si on connait la

LFC : Cette idée est intéressante. La musique

chanson.

permet donc à votre personnage masculin d’exprimer ses émotions.

LFC : C’est vrai que ça marche ! Nous vous avons lu et par moment nous entendions les

GS : Oui. Les femmes sont habituées à exprimer

morceaux dans notre tête. Et cela donne envie

leurs émotions de nombreuses façons. Alors que

de réécouter ces chansons aussi !

pour un homme, la musique est peut-être le seul domaine où il se laisse aller à montrer ses

GS : Oui, c’est pour ça qu’il y a une playlist !

émotions, à les exprimer. LFC : C’est un livre qui rend joyeux ! LFC : Et puis cela vous permet dans ce roman de parler de votre passion. Parce que vous

GS : Je suis optimiste. Je cherche les bonnes

aimez la musique populaire.

choses dans l’être humain. Dans ce roman, il y a des hommes et des femmes qui font de graves

48

GS : Oui, j’adore. Et j’ai choisi d’évoquer cette

erreurs. Mais je voulais qu’ils puissent choisir en

musique dans le roman d’Alan Sharp,

leur âme et conscience entre l’amour romantique

principalement celle des années 60 et 70. Parce

et l’amour que l’on finalise dans le mariage,

que c’est une musique transgénérationnelle. Si

l’amour au quotidien. C’est un choix entre les


GRAEME SIMSION LFC MAGAZINE #13

deux, comme dans les livres de Rosie : le premier livre était une comédie romantique, le deuxième était une comédie domestique. Entre les deux, lequel est le meilleur ? Dans Alan Sharp, je donne aussi un choix : ou bien la femme avec laquelle on a vécu 20 ans ou bien l’aventure avec une inconnue et donc une relation plus fragile. Et à la fin, Alan fait son choix. LFC : On ne va pas spoiler, mais à propos de la fin, la connaissiez-vous avant de l’écrire ?

GS : Oui, je connaissais la fin. Je ne dirai pas ce qu’elle est. Mais disons que je sais que les amoureux de littérature préfèrent les fins tristes. Mais je suis un optimiste. LFC : Comme on dit en français : optimiste, persiste et signe.

LFC : Vos personnages se débattent avec euxmêmes, avec leurs forces et leurs faiblesses. Et c’est ce que l’on sent dans La fin de la solitude. Par ricochet, quand le lecteur est dans la solitude de vos personnages, il s’identifie et se sent moins seul !

BW : Merci beaucoup. C’est ce que je voulais faire passer. Avec ce livre, je voulais partager mes émotions, à travers mes personnages. Et faire en sorte que le lecteur ressente ce que je ressens. Et qu’au final, la solitude soit partagée et qu’il soit moins seul. LFC : On peut aussi faire de la solitude une force !

GS : (Rires) Oui, exactement ! LFC : Avant de commencer notre entretien, vous m’expliquiez que vous viviez à Melbourne, mais vous passez aussi du temps en vacances en France. Pourquoi cet attachement à la France ?

GS : C’est une coïncidence. À l’école, j’ai étudié le français. En 1996, ma femme et moi avions envie de prendre six mois de vacances. L’idée de départ était d’aller en Italie, mais j’ai fait la


connaissance d’une femme dont les parents ont

États-Unis, la France ou l’Angleterre !

une maison dans la Saône-et-Loire en France. Nous avons donc vécu à 4 kilomètres de Cluny. Et nous

LFC : En quelques mots, pourquoi les

aimions tant la région que nous avons acheté une

lecteurs devraient-ils lire votre roman le

maison.

best of d’Alan Sharp ?

LFC : Pas évident, vu la distance, d’avoir une

GS : Pour une femme, c’est une fenêtre sur

résidence secondaire en France, quand on vit en

le cerveau d’un homme ! Parce que

Australie ?

beaucoup de livres du genre du mien sont écrits par les femmes, pour les femmes,

GS : Oui, mais si on part de ce principe, quand on vit

avec des protagonistes féminins alors qu’ici,

en Australie, tout est loin de nous ! Il faut prendre

le point de vue est différent : c’est un roman

l’avion pour aller dans chaque pays, que ce soit les

d’amour vu du point de vue d’un homme !

GRAEME SIMSION I LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

MARC CITTI

ENTRETIEN INÉDIT LA RELATION PÈRE-FILS EXPRIMÉE PAR LA MUSIQUE ET LA LITTÉRATURE PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : MATHIEU GENON OPALE


Acteur, comédien, auteur, compositeur et interprète français, Marc Citti intègre à dix-huit ans l’école de comédiens de Patrice Chéreau, et joue notamment sous sa direction Platonov en 1987 et Hamlet en 1988. Rencontre avec l'auteur qui publie le roman "Sergent papa" (Calmann-Levy) pour une séance de photos et entretien inédit.

LFC : Comment avez-vous commencé

C’était l’école du théâtre des amandiers et il n’y avait

l’écriture ?

pas eu de livre sur ce sujet. Cela a été un moment assez fondateur dans l’histoire du théâtre contemporain qui a

MC : Étant jeune, j’avais un désir de musique

donné lieu à des carrières de gens très connus comme

qui a été remplacé par ma rencontre avec le

Agnès Jaoui, Valérie Bruni-Tedeshi, etc. C’était

théâtre. Et puis, il y a eu un réveil il y a dix ans.

émouvant pour moi de raconter tout cela, à la mort de

Je me suis mis à retravailler la guitare, le chant

Patrice Chéreau. Sa mort a joué un rôle déclencheur.

et à écrire. J’ai fait un peu de scène, mais je

Cela faisait très longtemps que j’avais envie d’écrire ça

joue, je compose. La première incursion dans

et je me disais que ça ne lui plairait pas !

l’écriture s’est faite avec les chansons. LFC : Donc c’est un travail de deuil qui a déclenché LFC : Vous faites un métier, acteur, qui vous

votre envie d’écrire et de continuer ?

demande lire de nombreux scénarios. Quand vous est-il venu l’envie d’écrire votre

MC : Oui, parce qu’on se dit qu’on a réussi, qu’on est

propre histoire ? Comment cela s’est-il

parvenu à coucher sur le papier une histoire très

passé ?

autobiographique. Mais après, nous avons envie d’aller plus loin, de créer des mondes sur le papier. Parce que

MC : D’abord, il y a eu les chansons. J’ai écrit

les acteurs ne créent pas de monde. Ils en sont les

aussi trois pièces de théâtre, un récit qui a été

vecteurs seulement. C’est important, surtout le travail

publié par Actes Sud, Les enfants de Chéreau,

sur le corps.

un essai sur le compagnonnage avec Chéreau pour qui j’ai travaillé quand j’étais jeune. 52

LFC : Oui, sans les acteurs, il n’y aurait ni spectacle ni


MARC CITTI LFC MAGAZINE #13


film.

MC : Oui. À leur manière, les acteurs créent quelque chose, mais ils n’en restent pas moins les vecteurs de la parole de l’auteur. J’ai toujours eu envie de créer des mondes. Si je savais peindre, je peindrais. Mon personnage qui s’appelle Mathieu Scarifi, dans le roman - d’ailleurs tous mes SELINA

Il y a de nombreux non-dits entre le père et le fils ainsi qu’une violence sourde.

RICHARDS

personnages s’appellent Mathieu Scarifi dans tous mes spectacles - c’est une sorte d’avatar de ma

musicien. Cela vous donne l’occasion d’exprimer

personne. Il est très proche de moi, même si je

votre passion pour la musique.

charge un peu la barque en en faisant un acteur à la dérive alors que dans la vie, j’ai la chance

MC : Oui, et puis ce sont deux pôles de moi-même. Je

d’avoir un autre parcours que le sien.

suis dans tous les personnages, y compris les femmes. Je ne suis pas seulement Mathieu. Ce n’est

LFC : Vous n’avez pas dérivé comme lui !

pas uniquement autobiographique, même si j’ai choisi pour mon premier roman d’écrire l’histoire d’un

MC : (Rires) J’ai dérivé secrètement et je continue

comédien, Mathieu, quinquagénaire et mélancolique.

encore à le faire. Ce Mathieu Scarifi est

Ce fils, Antoine, je l’adore. Et je le pare dans la

l’expression d’une psyché pleine de doutes. Il

première partie du roman de toutes les vertus. C’est

n’est jamais le même. Sauf qu’il a des points

un personnage extrêmement idéal. Ce qui me permet

communs comme ce regard assez mélancolique

d’avoir le point de vue du père là-dessus, qui est à la

sur le monde. Ce qui me ressemble assez. Même si

fois estomaqué, secrètement fier et tourneboulé. Le

j’ai un côté un peu solaire également, ce qui me

succès de l’un rebondissant sur la mélancolie de

permet d’avancer.

l’autre. Ce qui rebondit sur un sujet très tabou qui est la jalousie qu’un parent peut ressentir à l’égard de

LFC : D’après ce que j’entends, vous avez moins

son enfant. Tellement déplaisant que le père ne

exploité dans ce personnage-là, cette partie

parvient pas à le formuler clairement. D’autant que

solaire ?

c’est un homme très pudique. Je pense que cela se sent dans le roman. Il y a de nombreux non-dits entre

MC : Oui, mais on le laisse partir dans quelque

le père et le fils ainsi qu’une violence sourde.

chose qui ressemble à une histoire de rédemption. Par définition, une histoire de rédemption

LFC : Comment avez-vous travaillé la psychologie

commence mal. Et c’est le cas de Mathieu.

des personnages ? C’est la fiction ou vous êtes vous servi de l’observation de gens que vous

LFC : Vous parlez de Mathieu, le père, qui est

connaissez ?

comédien. Dans ce roman, vous abordez la relation père-fils, puisqu’Antoine, son fils, est

54

MC : Il y a beaucoup de choses vues, entendues,


MARC CITTI LFC MAGAZINE #13


Cette histoire est un moyen de mettre à distance ce que je ne voudrais pas être et en même temps mettre les mains dedans. Donc, oui, comme un exorcisme. J’ai beaucoup S E L I N A de R I C Hbienveillance ARDS pour ce personnage de Mathieu, même s’il est plein de turpitudes. vécues. Pour aérer le récit et casser cet axe père-fils,

occupé de son fils, il lui a quand même laissé une

j’ai fait appel à des personnages secondaires qui se

guitare, une collection de disques. Et voilà que ce

trouvent être des femmes. Leur présence est très

jeune homme en fait bon usage. Il y a donc un legs. Le

importante. J’ai adoré entrer dans la psyché des

roman commence de cette manière. À travers ce legs,

personnages féminins. Elles sont importantes aussi

il y a le passage de témoin, presque inconscient.

parce qu’elles sauvent Mathieu. Irina, la femme de ménage roumaine lui sauve littéralement la vie. Et le

LFC : Quelle résonance aimeriez-vous que ce

personnage de Marie, son ex-amie du conservatoire

roman trouve chez les lecteurs ?

dont la présence est salvatrice, rédemptrice. Il s’agissait aussi de faire vivre tout un milieu que je

MC : J’essaye, sans que ce soit une démarche

connais bien : celui de la scène, musique, théâtre. Et

consciente, de distiller une bienveillance. L’histoire de

puis le groupe de rock, ce trio qui tient ensemble,

Mathieu et son fils est un peu sombre. Mathieu, au

est très important aussi. Il fallait aérer l’espace afin

début du livre n’est vraiment pas un personnage

de faire tenir l’histoire.

reluisant. Personne n’a envie de lui ressembler. Même pas lui. J’aimerais que son parcours dégage une

LFC : Du point de vue de Mathieu, voir son fils

forme de bienveillance. Je ne suis plus un jeune

réussir le renvoi aussi à la question de l’âge.

homme. Mais je suis un jeune père. Puisque mon fils a

Mathieu accepte-t-il vraiment de vieillir ?

quatre ans. J’ai écrit cela comme une forme d’exorcisme. Probablement que je m’adresse à

56

MC : Il y a une inconséquence absolue, même ses

l’enfant que je n’ai pas eu à vingt-cinq ans et qui aurait

turpitudes liées à l’alcool et à la drogue. C’est un

l’âge d’Antoine maintenant. Et puis je m’adresse au

homme qui s’est laissé vivre avec une grande

jeune homme que j’étais à travers Antoine. Donc, oui,

insouciance. Donc la cinquantaine, l’accident

cette histoire est un moyen de mettre à distance ce

cardiaque, le renvoi au temps qui passe, alors que

que je ne voudrais pas être et en même temps mettre

son rejeton de vingt-trois ans devient une égérie

les mains dedans. Donc, oui, comme un exorcisme.

incontournable de la scène rock. Cela l’interpelle.

J’ai beaucoup de bienveillance pour ce personnage

D’autant que si Mathieu ne s’est jamais vraiment

de Mathieu, même s’il est plein de turpitudes.


MARC CITTI LFC MAGAZINE #13


ENTRETIEN INÉDIT

FRANÇOISE BOURDIN LA ROMANCIÈRE QUE LES FRANÇAIS ADORENT ! PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE I PHOTOS : MATHIEU GENON OPALE

LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018


On ne présente plus Françoise Bourdin... On la lit ! De livre en livre, le public lui porte une fidélité forte, se renouvelle de génération en génération. Le point commun de ces histoires : la famille avec ses joies et ses peines. Rencontre avec la romancière que les Français adorent lire. Entretien inédit à propos de "Gran Paradiso" (Belfond) et séance de photos dans le quartier de Montmartre à Paris.

LFC : Bonjour Françoise, vous publiez Gran

Aviez-vous également la volonté de vouloir parler des

Paradiso. Nous aimerions connaître le point de

animaux pour mieux évoquer la protection de la

départ de ce roman.

planète ?

FB : L’été dernier, ma fille aînée de trente-cinq

FB : Absolument ! Quand nous observons certains

ans me dit : pourquoi n’irions-nous pas à

animaux comme le tigre, et que nous savons qu’un

Thoiry ? Nous n’y étions pas allées depuis

animal pareil va disparaître à jamais, c’est dramatique.

qu’elle avait dix ans. Lorsque nous étions au

Nous ne les verrons plus qu’en photos. Et puis, l’humain

milieu des ours, je me suis dit que ce serait un

est tellement mercantile. Tuer un animal pour ses

point de départ idéal pour un roman. Et comme

défenses, dans le cas des éléphants ! Et même à Thoiry,

j’ai vu qu’il y avait à la télévision de nombreuses

un rhinocéros a été tué pour lui voler sa corne. C’est un

émissions sur les parcs animaliers, je me suis dit

élément que j’évoque dans Gran Paradiso. Comment

: c’est super, je vais pouvoir me documenter.

sécurise-t-on ces parcs animaliers ?

Donc le point de départ, c’est Thoiry. J’ai toujours pensé que je ne finirais pas ma vie sans

LFC : En écrivant ce livre, qu’avez-vous découvert ?

être allée voir des lions en Afrique. Ce qui est compliqué à organiser. Toutefois, à Thoiry,

FB : J’ai constaté que les rangers, dans les parcs africains,

quand vous êtes dans ce tunnel en verre et que

sont vraiment armés jusqu’aux dents pour faire face aux

les lions sont si proches de vous, c’est une

trafiquants. On sent qu’il y a ceux qui veulent profiter de

sensation extraordinaire.

l’animal d’un côté et ceux qui sont là pour le protéger.

LFC : Le contexte, c’est Thoiry et les animaux.

LFC : L’histoire du livre évoque aussi des relations de

59


FRANÇOISE BOURDIN LFC MAGAZINE #13


famille. Votre personnage principal s’appelle Lorenzo. C’est lui qui crée le Gran Paradiso. Néanmoins, il vit des relations familiales compliquées. FB : Oui, son beau-père ne l’a pas vraiment intégré dans sa famille. Il est tombé amoureux

SELINA

de la mère de Lorenzo, mais il n’a jamais aimé ce gamin. Et il n’a eu de cesse d’avoir ses propres enfants et de gommer l’identité de Lorenzo, qu’il appelait Laurent. Comme tous

Je m’attache à la langue française, non pour faire du style à tout prix, R I C Hmais ARDS pour rendre accessible le propos à tous.

les gens jaloux, il ne voulait surtout rien qui rappelle l’Italie et le passé de sa femme. Et avoir débaptisé cet enfant, c’est lui enlever

LFC : Comment avez-vous travaillé tous ces

son identité. Cela en fait un personnage pas

personnages ?

très sympathique. FB : Je ne travaille pas vraiment les personnages. LFC : Cependant, Lorenzo passe outre et il

Écrire pour moi n’est pas un travail. J’ai envie

en fait même une force.

d’écrire une histoire. Et quand je vois bien dans ma tête les personnages, cela vient tout seul. Les

FB : Il veut réussir sur ses propres rêves, sa

écrivains disent souvent : nos héros ont une

propre ambition, et il a cette opportunité de

existence propre. C’est un peu vrai. Lorsque

ces terres [léguées par son grand –père], mais

j’arrive dans mon bureau le matin, je demande :

il a des difficultés financières. Monter un parc

où en sont-ils ? Que font-ils aujourd’hui ? Je me

de cette taille, ce n’est pas simple. Et puis, il

laisse porter.

aime tellement les animaux [il est vétérinaire], qu’il y a sacrifié son amour de jeunesse. À

LFC : On sent cet élan dans votre écriture, et ce

voyager dans tous les zoos d’Europe et les

sont surtout les dialogues qui m’ont emporté

réserves africaines, la femme de sa vie a

dans l’histoire.

compris qu’elle passait en second et elle l’a plaqué.

FB : J’adore les dialogues ! Cette possibilité du romancier qui est d’être à la fois le narrateur

LFC : Mais elle revient…

omniscient. Celui qui est capable d’entrer dans la tête du personnage, de savoir ce qu’il pense, mais

61

FB : Oui, elle revient… Mais il n’est pas très à

aussi à travers ce que les gens se disent, toute

l’aise avec elle. Il laisse passer sa chance. Et

leur personnalité est déterminée dans les phrases

elle part finalement avec un autre.

qu’ils se renvoient : la timidité, l’orgueil... Tout


FRANÇOISE BOURDIN LFC MAGAZINE #13


S’il n’y a pas d’émotion, il n’y a pas de livre ! SELINA

FB : Oui, j’ai beaucoup de chance. J’ai sans doute une écriture fédératrice parce que j’ai un lectorat qui s’est renouvelé avec des jeunes, et qui s’est diversifié avec des hommes qui sont venus à mes romans. LFC : Et ce succès, comment l’expliquez-vous ?

RICHARDS FB : D’abord, ce n’est pas venu subitement. C’est une lente construction. Ce succès s’est fait petit à petit, sans les médias. Il s’est fait par le bouche-àoreille d’un lectorat qui a trouvé des choses. Je

peut transparaître dans un dialogue. Après, la

pense que j’apporte une certaine dose de rêves aux

difficulté pour un romancier, dans un dialogue, c’est

gens. Les lecteurs peuvent s’identifier. Les histoires

qu’on ne peut pas écrire comme on parle. Il ne s’agit

sont plausibles. Et je m’arrange aussi pour que le

pas de compliquer notre syntaxe. Dans un dialogue

début ne soit jamais rébarbatif, qu’on soit vite dans

de roman, on ne peut pas dire : d’talheure. Ou ce

l’action. Et ensuite, il ne faut pas les décevoir. Leur

que font les journalistes, parfois, en redoublant le

donner ce qu’ils aiment chez moi, un univers dans

sujet, ce qui est très laid, dans le vent, il va souffler.

lequel ils vont se sentir emportés, mais sans jamais

Je pense qu’on peut écrire pour tous les publics

leur raconter deux fois la même histoire.

sans écrire mal. Je m’attache à la langue française, non pour faire du style à tout prix, mais pour rendre

LFC : Vous avez participé à un collectif

accessible le propos à tous.

d’écrivains chez Pocket avec 13 auteurs qui s’engagent pour Les restos du cœur. Participez-

LFC : Tous vos romans ont un point commun,

vous à 13 à tables cette année ?

semble-t-il, c’est la famille, que vous mettez toujours au cœur de vos histoires ainsi que

FB : Oui, je le refais cette année pour la cinquième

l’amour, les relations humaines. Vous êtes très

fois parce que la première fois, quand les dirigeants

attachées aux émotions.

de chez Pocket m’en ont parlé, j’ai trouvé l’idée formidable. Il y a eu un élan de générosité

FB : Oui, s’il n’y a pas d’émotion, il n’y a pas de livre !

formidable. Le papier a été offert par les imprimeurs.

Ou bien je fais un traité. Mais un roman, une fiction,

Les auteurs ont abandonné aussi leurs droits sur

il faut qu’il y ait dedans ce qu’il y a dans nos vies

l’ouvrage. C’est une aventure extraordinaire. Cette

quotidiennes. Une famille, on en a tous une avec

année, pour la cinquième fois, je n’avais pas

des secrets de famille et de l’amour. Je l’espère pour

beaucoup de temps. Ceci dit, je voulais vraiment le

tous !

faire. Écrire une nouvelle, c’est un exercice difficile. Il faut tout dire en peu de mots. Ce qui est aussi très

63

LFC : Avec vos lecteurs, c’est aussi une grande

agréable. Je suis très heureuse de participer à cette

histoire d’amour qui dure encore et encore.

belle initiative.


FRANÇOISE BOURDIN LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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DÉCEMBRE 2018

ADELINE FLEURY COMMENT VIVRE LE DEUIL AMOUREUX QUAND CELA S’ARRÊTE DE MANIÈRE BRUTALE ?

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Adeline Fleury est journaliste dans la presse écrite depuis plus de quinze ans. Aujourd’hui romancière et essayiste, auteur d’un essai remarqué sur le désir, "Petit éloge de la jouissance féminine" (François Bourin), elle poursuit ses écrits sur l'exploration de la féminité avec son nouveau roman "Je, tu, elle" (François Bourin). Entretien inédit et séance de photos au cœur du Marais, à Paris. LFC : Vous publiez votre deuxième roman

homme dans la peau ? Et comment vivre le deuil

dont le titre est je, tu, elle, (Éditions François

amoureux quand cela s’arrête de manière brutale ?

Bourin). Quel a été le point de départ de

Mon héroïne, au début du roman, on est avec elle sur

l’écriture de ce roman ?

une plage en Basse-Normandie. Quand cela s’arrête, on a besoin d’être en prise avec les éléments : la vase,

AF : Le point de départ du roman remonte à

les coquillages, les palourdes. Elle gratte le sol de

un essai que j’ai écrit sur la jouissance

manière obsessionnelle pour se laver de cette passion.

féminine qui s’appelait petit éloge de la

C’est cette scène-là qui est venue très vite dans ma

jouissance féminine qui raconte en quelques

phase d’écriture. Je travaille beaucoup par première

mots ce qui se passe dans la vie d’une femme

scène. C’est très visuel, un peu comme un film. Et à

lorsqu’elle jouit pour la première fois, et en

partir de là, j’ai remonté le fil de cette passion un peu

l’occurrence assez tardivement, c'est-à-dire à

folle.

trente-cinq ans. Ce traité avait deux niveaux de narration. Je analysant avec des

LFC : C’est une sacrée introspection que vous

références à Anaïs Nin, à Virginie Despentes,

proposez au lecteur, puisqu’il y a trois points de vue

Miller, des personnes qui ont écrit sur ces

: le je le tu et le elle.

sujets-là. Et un elle, un double-littéraire que

66

j’ai appelé Adèle, qui vivait ce

AF : Pour ne rien vous cacher, au début, il n’y avait que

bouleversement dans sa chair. À l’issue de

le je. J’avais fait une sorte d’autofiction, disons assez

l’écriture de ce petit objet hybride, j’ai eu

proche de la fiction classique. Et je me suis dit que cela

besoin d’aller encore plus loin dans la fiction,

allait être une énième autofiction sur une nana en

dans l’analyse de la passion et de son

souffrance et qui ne s’en remet pas. Et même si je

corolaire, la folie. Comment ça fait d’avoir un

projetais des choses un peu étranges, avec les


ADELINE FLEURY I LFC MAGAZINE #13


sorcières, de vieilles Normandes qui la prennent en main, il y a un peu de surnaturel qui était déjà là dans ma première version. Très vite, je me suis dit qu’il fallait que je trouve autre chose. Si cette femme est comme cela, il faut être dans la tête de l’homme pour comprendre. Je me suis donc

SELINA

plongée dans la tête du tu. Pas un il, mais un tu. C’est la même narratrice qui a la main sur

La performance féminine. C’est le propos de "je, tu, RICHARDS elle".

le je et sur le tu. Elle sait ce qu’elle a provoqué chez cet homme. Ce qu’elle lui proposait, c’était trop pour lui. C’est aussi quelque chose sur la dévoration, plus que l’aliénation que provoque la passion. Cet homme ne la supporte plus. Elle est trop passionnée, trop cérébrale et elle l’étouffe. Et lui, il a mal à l’oreille. Il est ingénieur du son – ce qui est

répondre à un tas d’injonctions : être maman, être amoureuse, être femme active, amante, une femme absolue. Et est-ce possible d’endosser tout cela ? LFC : la performance !

très ennuyant parce qu’il a des otites à répétitions. Il ne sait pas d’où cela vient. C’est elle qui lui procure tout cela. Et peu à peu,

AF : Oui, la performance féminine. C’est le propos de je, tu, elle.

elle lui vole sa libido. Son désir à lui est étouffé par cette femme. LFC : Et le elle !

AF : On ne peut pas tout révéler, mais ça fait partie du trio. C’est un elle qui peut être fantasmé ; une femme qui a des enfants, qui serait la mère de ce tu, qui est aussi désiré par le tu. Il y a quelque chose sur la fluidité sexuelle. On ne sait pas pourquoi on est attiré par une femme, alors qu’on est 100% hétérosexuelle. Alors j’ai choisi un personnage d’actrice. Parce que l’actrice est

68

LFC : Écrire ce livre vous a-t-il fait du bien ou au contraire aviez-vous une douleur à calmer ?

AF : C’est banal de dire que cela répondait à un besoin d’écrire, comme un soulagement. Mais ce n’était pas pénible de le faire. C’était plutôt pour se libérer, pour sortir de cette histoire aussi. Évidemment, cet homme a existé. J’en parle dans le petit éloge comme un homme électrochoc. C’est

quelque chose de très fort. Et pour clore ce cycle, cette période de ma vie, j’avais besoin de coucher sur papier mes émotions.

à la fois factice. Et le je et le elle seraient peut-

LFC : Ce livre est très fort et très pertinent. On

être la même femme. Quelque chose sur la

comprend bien que vous l’avez vécu. Et pourtant,

femme moderne d’aujourd’hui qui doit

vous ne proposez pas que votre point de vue.


ADELINE FLEURY I LFC MAGAZINE #13


À l’ère des livres un peu feel-good, où le lecteur a de l’empathie pour les héroïnes, je n’ai pas cherché à la rendre forcément sympathique. Elle est comme elle est. D’ailleurs, je suis plus dure avec elle qu’avec l’homme. Je n’avais pas envie de m’en prendre aux hommes. SELINA RICHARDS C’est un livre de réconciliation hommes/femmes. Vous savez vous remettre en cause, prendre vos

sur le côté essayiste. Mais avec ce que j’ai vécu

torts, ne pas vous ménager, ne pas édulcorer

et que je mets dans ma fiction, je pense

votre image et assumer vos travers. Ce n’est pas

pouvoir dire que l’érotisme est une source

le meilleur du je.

énorme de connaissance de soi. Je crois qu’Anaïs Nin disait cela aussi avec la poésie !

AF : Oui, à l’ère des livres un peu feel-good, où le

Oui, je pense que l’émancipation doit se faire

lecteur a de l’empathie pour les héroïnes, je n’ai pas

par le corps. Le corps féminin est encore

cherché à la rendre forcément sympathique. Elle est

stigmatisé de nos jours alors que c’est quelque

comme elle est. D’ailleurs, je suis plus dure avec elle

chose de beau.

qu’avec l’homme. Je n’avais pas envie de m’en prendre aux hommes. C’est un livre de

LFC : L’autre thématique, dans votre livre,

réconciliation hommes/femmes. À l’ère de #metoo,

c’est la passion amoureuse destructrice.

il ne faudrait pas que dans les livres on s’interdise

Quand on a vécu une histoire comme cela,

d’écrire des scènes de sexe. Parce qu’il y a de la

sur le prochain amour n’avons-nous pas

chair. Mais j’ai l’impression qu’on ne peut plus

envie que ce soit très simple à l’inverse ?

tellement écrire certaines choses. Et je n’ai pas envie de cela.

AF : Oui, c’est cela, elle le dit : pourquoi pas un amour apaisé.

LFC : Vous avez envie d’être totalement libre dans le choix de vos mots, dans la parole et dans

LFC : Cet amour apaisé, existe-t-il ?

le rapport au corps aussi.

AF : Je l’espère. Dans la passion, elle se sentait

70

AF : Oui. L’émancipation de la femme passe par

en vie. Et en fait, quand ça s’écroule, on rampe

l’émancipation du corps. Je ne suis pas sur la même

au sol. Mais je pense qu’il faut placer le curseur

ligne que Camille Emmanuelle avec le

au milieu, mais ne jamais vivre la passion. Et la

Sexpowerment. Nous n’avons pas le même

fin est une réconciliation avec elle-même et

parcours. Elle est beaucoup plus légitime que moi

une ouverture vers un amour apaisé.


ADELINE FLEURY I LFC MAGAZINE #13

LFC : Avez-vous eu le sentiment d’être comprise avec ce roman ?

AF : Ce que j’ai pu lire sur le blog l’ivresse littéraire, par exemple, cette fille, j’ai eu l’impression qu’elle était vraiment dans ma tête. J’ai eu quelques papiers journalistiques, mais ils étaient moins profonds. Les retours de blogueurs et de libraires sont intenses. Enfin, certaines personnes aussi n’ont rien compris au elle par exemple. Ça arrive. LFC : Travaillez-vous sur l’écriture de votre roman ?

AF : J’ai une fiction écrite au deux tiers, mais que j’avais commencée avant. Et puis, il y a eu cette urgence-là. Je fais aussi des collaborations sur des livres de société. Par exemple, le livre de Bertrand Perrier, La parole est un sport de combat,

chez JC Lattès, sur l’éloquence, qui a très bien marché. Mais pour revenir à mes projets, il y a un livre quasi écrit et cet été m’est venue une autre idée. Mais ce qui est sûr, c’est que ce sera plutôt de la fiction. Dont un dans lequel je me mets dans la peau d’un personnage masculin.


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

OLIVIER DEMANGEL DU SCÉNARIO AU ROMAN

ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Olivier Demangel est scénariste pour le cinéma (collaborateur au scénario du film "9 mois ferme" d'Albert Dupontel) et la télévision. Il a publié un premier roman "111". Et il propose aujourd'hui en librairie son second roman "Station service" (Tohu Bohu). Entretien inédit et séance de photos sur les toits de Paris.

LFC : Vous travaillez dans l’écriture de

LFC : Le premier roman s’appelle 111 et il a eu un

scénarios, mais à un moment donné vous

très bon accueil puisqu’il a été sélectionné pour le

avez eu envie d’écrire un roman. Ce sont

prix Médicis 2015. Écrire un roman, c’est lancer une

deux exercices totalement différents.

bouteille à la mer. L’auteur ne sait jamais comment

Pourquoi cette décision ? Est-ce une

cela va se passer. Aujourd’hui, avec le recul,

récréation ou le désir d’avoir plus de liberté ?

comment avez-vous vécu cette première expérience ?

OD : À l’origine, je voulais plutôt écrire des romans. Je faisais des études qui me destinaient

OD : Je l’ai très bien vécue, d’autant que c’était un

à être professeur. Mais cela ne me plaisait pas

roman d’une austérité sans nom. Et j’avais l’impression

vraiment. Alors j’ai commencé à écrire des

qu’il serait très peu lu. Je l’avais publié parce que

scénarios parce que c’était un moyen de gagner

l’éditeur aimait beaucoup. Et puis, il faut savoir se

ma vie en écrivant. L’essentiel étant de créer des

séparer de ce qu’on fait. Je ne m’attendais pas du tout

histoires d’une manière ou d’une autre. Ensuite,

à cet accueil. Cela n’a pas été le prix Goncourt non

entre vingt et trente ans, j’ai commencé à écrire

plus, mais j’ai vécu une très belle expérience. Et c’est à

des romans. Mais il n’y en avait aucun dont

ce moment que j’ai commencé à prendre confiance et

j’étais satisfait. Puis, j’ai publié, il y a trois ans un

à en travailler d’autres.

roman qui me tenait très à cœur. Et à partir de là, j’ai décidé d’accélérer la production et d’essayer

LFC : Aujourd’hui en pleine rentrée littéraire, vous

d’avoir les deux facettes. Je ne dirai donc pas

publiez Station service. Un roman parmi tant

que je suis venu au roman depuis le scénario.

d’autres. Comment vivez-vous cela ?

C’est plutôt l’inverse : je suis venu au scénario depuis le roman. 73

OD : Avec l’éditeur, nous nous sommes interrogés


parce que le précédent roman avait un côté très littéraire, un peu abstrait, original. Celui-ci a quelque chose de plus classique. Les gens y relèvent une dimension polar que je ne vois pas vraiment personnellement. Après, arriver dans la rentrée littéraire, ce n’est pas évident pour un deuxième roman où je suis un peu

SELINA

moins attendu peut-être que pour un premier.

LFC : Comment avez-vous géré ce stress de la sortie ?

Dans la tradition littéraire, on a l’habitude que le personnage qui s’exprime à la R I C Hpremière ARDS personne essaye de nous dire une vérité. Et là, je voulais faire l’inverse.

OD : Comme j’ai beaucoup de travaux d’écriture en parallèle, je n’ai pas le temps de

remise en question de la parole du narrateur. Et

trop y penser. Il faut dire aussi que j’écris

du coup, j’ai ouvert de manière très minimaliste

beaucoup pour le cinéma. Et dans ce

dans la tête de ce personnage pour entrer dans

domaine, j’ai souvent l’habitude des choses

le labyrinthe de ce qu’il pensait. C’est un

qui s’arrêtent ou qui ne se font pas plutôt que

personnage fabulateur, qui raconte des

des choses qui se font ! Je pense qu’avec le

paraboles, des rêves, qui parle de son passé, de

temps, j’ai un peu relativisé l’enjeu d’une

ses parents dans une station-service. L’idée était

sortie littéraire. De plus, ne pas compter vivre

de faire flotter les 20/30 premiers chapitres avant

d’un roman et ne pas miser dessus, puisque

la rencontre avec la fille avec qui il va s’enfuir,

j’ai mon travail à côté, c’est une chance aussi.

pour essayer de rentrer à l’intérieur de sa conscience.

LFC : Station-service est le titre de votre nouveau roman. C’est au départ assez

Lorsque je dis que j’ai parfois quelques regrets,

minimaliste.

c’est parce que cette forme peut donner à certains lecteurs l’illusion que le livre va être une

74

OD : Oui, c’est vrai. Au départ, je voulais un

introspection ennuyeuse, mais c’est le choix.

roman labyrinthique, dans lequel on entre

C’est aussi que la partie d’ouverture et la fin ont

dans la tête d’un personnage. Dans la

été écrites à des intervalles de temps très

tradition littéraire, on a l’habitude que le

différents, puisque mon travail consiste toujours

personnage qui s’exprime à la première

à écrire les romans dans les intervalles qui me

personne essaye de nous dire une vérité. Et

sont permis par mon métier de scénariste. Faire

là, je voulais faire l’inverse. Un peu comme

les deux en même temps, c’est impossible.

dans le roman d’Agatha Christie, le meurtre

Donc, j’écris beaucoup en été. Là en

de Roger Ackroyd, je voulais qu’il y ait une

l’occurrence, pour finir, j’ai pris les mois de


OLIVIER DEMANGEL LFC MAGAZINE #13


Au départ, mon personnage est froid, hautain, assez monstrueux. L’idée est de raconter comment le sentiment peut naître chez lui, au prix de quelle libération. Donc le N A Rfois I C H A R Dtortueux S début est SàE L Ila et évoque un personnage torturé. février/mars afin de peaufiner. L’idée du roman, à la

Parce que j’ai l’habitude d’écrire des films, donc

base, c’est la naissance des sentiments, la libération

je l’ai fait sans y penser. La grosse différence, je

d’un personnage. Donc au départ, mon personnage

pense, entre le scénariste et l’auteur de romans,

est froid, hautain, assez monstrueux. L’idée est de

c’est qu’un scénariste travaille sur plusieurs

raconter comment le sentiment peut naître chez lui,

projets à la fois alors que les romanciers que je

au prix de quelle libération. Donc le début est à la

connais écrivent un roman, parfois deux, parfois

fois tortueux et évoque un personnage torturé.

ils prennent des notes pour un suivant, mais globalement, ils en font un à la fois. Par exemple,

LFC : C’est intéressant, parce qu’en effet, le

j’ai actuellement six ou sept projets en parallèle.

début est assez intrigant. La station-service, cela

La série TV qui avance vite. Les longs métrages

fait un peu peur au départ. On se dit qu’on va

qui me paraissent des montagnes à gravir. Donc,

s’ennuyer, mais, en fin de compte, pas du tout !

je pense que les chapitres courts, dans mes romans, me permettent d’avancer vite. Si je

OD : Oui, c’est un peu ça que je regrette. Mais tout

devais écrire un chapitre de vingt pages avant

va se mettre en place. Il y a des strates de pensées.

d’aller me coucher chaque soir, je n’y arriverais

C’est comme dans un scénario, tout est

pas. Donc j’écris des choses courtes, que je

payé ensuite, comme on dit dans les scénarios. Par

peux retravailler, un peu comme des petites

exemple, la station-service, cela peut paraître

fiches.

anodin. Mais en fait, tout va se révéler. On implante des choses pour les animer ensuite.

LFC : C’est très bien pour vous, mais c’est aussi très bien pour le lecteur.

LFC : Ce roman est très abouti, très construit. Le

76

travail de scénariste influence-t-il votre écriture

OD : Oui et ça permet cette superposition de

romanesque ? L’histoire reste très découpée.

strates dont on parlait tout à l’heure.

OD : Oui, presque en séquences mêmes, ce sont

LFC : Votre livre, le mot a été lâché polar, mais

des chapitres courts. Je l’ai fait inconsciemment.

vous contestez.


OD : Oui, en effet. Comme je le disais sur

votre livre, qu’aimeriez-vous qu’il vous en dise ?

France Culture, si on prend le film La ballade sauvage de Terence Malick, pour

OD : Compliqué… J’aimerais qu’il ait du mal à aller

moi ce n’est pas un polar. Pourtant il y a

pisser. (Rires) Qu’il ait une sensation bizarre en

une traque, des policiers, des personnes

entrant dans une station-service… Non,

qui fuient. Mais dans Station service, pour

sérieusement, qu’il en retienne quelque chose sur

moi ce qui importe le plus, c’est le récit

la dé-aliénisation. On vit une période politiquement

amoureux. Le vrai cœur du livre, c’est la

obscure, climatiquement catastrophique. Le

rencontre amoureuse ; elle passe par des

personnage que je décris est quelqu’un qui est

stades de polar, mais…

enfermé dans un système très carcéral, par sa famille, par le boulot qu’il avait dans un entrepôt

LFC : ...Il n’y a pas que l’aspect polar

style Amazon. Il avoue lui-même s’être éteint tout

dans votre livre, il y a aussi des

seul et attendre de mourir dans son appartement.

emprunts au western, au road-trip…

C’est une révolution qu’il fait, une prise de liberté. Alors elle est certes très sanguinaire, mais elle est

OD : Oui, il y a des mélanges de genres,

aussi très poétique. Le livre finit par un poème.

c’est certain. Il y a une ambiance de

L’histoire est encadrée par deux poèmes .C’était

polar. Le polar est un genre très vaste,

très important pour moi. Le premier au début est

mais j’ai l’impression que la partie

très cynique et autocritique. Et celui de la fin est au

enquête doit être beaucoup plus

contraire très romantique. Ce que j’aimerais qu’on

importante… Ou alors Station service est

retienne, c’est ça : l’histoire d’un personnage qui

un polar plutôt introspectif. Ce serait

s’est libéré.

proche d’Un tueur sur la route, de James Ellroy. Cela pourrait être aussi un roman

LFC : C’est un personnage sombre, pas très

de Kafka, comme la métamorphose.

sympa, et au final, il est très attachant pour le

Chez Kafka, le héros se réveille en cafard.

lecteur. C’est très réussi.

Et mon personnage, lui, se réveille avec l’impossibilité de pisser. Dans les deux

OD : Merci ! Si ça marche tant mieux, parce que

cas, ce sont des sensations très

c’était vraiment ça l’idée ! C’est pour cela que je

intérieures. La notion de polar me paraît

parlais d’Un tueur sur la route d’Ellroy. Je n’y ai pas

lointaine parce que cela me semble être

pensé sur le moment, parce que j’ai lu ce livre il y a

une structure très établie, alors que dans

longtemps. Mais c’est assez proche de son univers.

Station service, il n’est question que de

De celui de Beckett aussi. À propos de mon livre,

l’introspection du personnage. La

un ami m’a dit : c’est du Beckett de pissotières. Ce

question est de savoir s’il dit la vérité ou

qui tombe plutôt bien. (Rires) Mais le personnage

pas.

est hostile au monde parce qu’il subit la violence depuis qu’il est jeune. Il est un peu cynique aussi.

LFC : Une fois que le lecteur a terminé

77

Mais les constats qu’il fait sur le monde autour de


OLIVIER DEMANGEL LFC MAGAZINE #13


Même si la structure du récit paraît plus américaine, malgré tout, la dimension introspective du personnage est quand même très française. Le fond, la superposition des rêveries, cela ne va pas vers l’efficacité. lui sont quand même assez justes.

SELINA

LFC : Souhaitez-vous que le roman devienne un

RICHARDS scénario ?

LFC : Cette relation amoureuse est assez étonnante. Elle est forte aussi.

OD : Quand on m’avait posé la question pour le premier, 111, j’avais répondu que j’avais fait le livre

OD : D’abord, c’est une relation à trois.

le plus inadaptable possible. Mais là, oui, j’imagine

Lui, il est amoureux d’une fille. C’est

que c’est plus adaptable. Mais ce n’est pas moi qui

pour cette raison qu’il fuit, une sorte

l’adapterai. Ce n’est pas bon. Dans l’histoire, les

d’abstraction qu’il a rencontrée dans

romanciers qui adaptent eux-mêmes leur roman en

l’entrepôt où il travaille. Il se retrouve

scénario, ce n’est pas courant. Et je pense que cela

sur la route avec une fille qui paraît

n’est pas souvent arrivé. Depuis dix ans que je

attirante, mais qui représente un peu

travaille dans le milieu du cinéma, je ne connais pas

tout ce qu’il est censé ne pas aimer, un

de cas d’auteur ayant adapté eux-mêmes leur

peu dans la vie, dans l’action. Et le

roman et que celui-ci ait fini à l’écran. De plus, je

roman est une sorte de triangle

n’aurais pas envie de me replonger dans cette

amoureux abstrait. Va-t-il rester fidèle à

histoire ; on écrit quand même des choses pour les

ses idées ? Ou va-t-il se laisser entraîner

mettre derrière nous. Pour les sortir.

par cette fille qui est l’inverse de ses valeurs ? J’ai voulu faire cela très

LFC : Votre roman n’est pas une forme de pure

lentement. Au départ, leur rapport est

littérature française, il y a des influences…

très pragmatique. Ils fuient ensemble. Mais ensuite, il va progressivement se

OD : Oui, mais même si la structure du récit paraît

laisser guider par elle, à travers les

plus américaine, malgré tout, la dimension

errances, les ballades, les voitures. Il va

introspective du personnage est quand même très

aussi se nouer entre eux quelque chose

française. Le fond, la superposition des rêveries,

de fort. Mais je voulais que dans ce

cela ne va pas vers l’efficacité. Ce n’est pas du

roman, tout soit inattendu. Même au

Ellroy.

chapitre 80, le lecteur n’a toujours

79

aucune idée de ce qui va se passer

LFC : Non, mais c’est du Demangel et ça nous

ensuite. C’était l’ambition du livre.

plaît bien comme ça !


OLIVIER DEMANGEL LFC MAGAZINE #13


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DÉCEMBRE 2018

MATHILDE-MARIE DE MALFILÂTRE PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : MATHIEU GENON OPALE

ENTRETIEN EXPLOSIF LA ROMANCIÈRE ACIDE ET SANS FILTRE.


Pierre Assouline, Frédéric Beigbeder, et de nombreux critiques littéraires accueillent avec punch "Babylone Express" (Le dilettante), le roman de Mathilde-Marie de Malfilâtre. Nous voulions partager cette découverte avec vous. Rencontre pour une séance de photos et un entretien inédit.

LFC : Mathilde, Babylone Express est votre

LFC : Et pourquoi avez-vous souhaité vous exprimer

premier roman, comment est-il né ?

en utilisant le roman ?

MMM : Enfant, mon rêve était de devenir

MMM : C’était à flux tendu. Il fallait que cela sorte

écrivain. Et cela s’est réalisé un soir avec un

comme ça. C’était impérieux.

trip dans la caserne Babylone à Paris. J’ai pris une feuille et un stylo, et j’ai posé les premiers

LFC : Et viscéral ?

mots du bouquin. C’était en 2013. MMM : Oui, c’était du bonzo l’écriture. (Rires) LFC : Combien de temps ce livre a-t-il demandé ?

LFC : Vous racontez une histoire d’amour assez hallucinante à travers laquelle votre personnage

MMM : Environ six ans. Trois ans de matériel

change complètement de trajectoire. Pensez-vous

brut. Et l’été dernier, j’ai remis en forme. Et en

que l’amour a ce pouvoir-là ?

trois mois, j’ai harmonisé les notes. MMM : Oui, oui, c’est ce que dit le texte : l’amour, c’est LFC : Dans un premier roman, on met

l’élément décisif. J’étais gendarme dans l’antiterrorisme.

beaucoup de soi.

Et je n’étais pas très en accord avec ce que je faisais. Je me posais beaucoup de questions de conscience. Suis-

82

MMM : Oui, c’est le cas. Tout n’est pas vrai

je en train de servir mes concitoyens ? Suis-je en train

non plus ! (Rires)

de faire du bien aux gens en chassant les écowarriors,


MATHILDE-MARIE DE MALFILÂTRE LFC MAGAZINE #13


par exemple ? Et il y a eu l’amour, j’ai eu un énorme coup de foudre qui a été l’élément déclencheur de toute l’histoire. LFC : En effet, ce roman nous fait voyager. Il ne se passe pas qu’en France.

SELINA

MMM : Je suis une voyageuse dans l’âme. Un jour au Maroc, je me trimbalais du côté de

Zagora. J’allais vers l e désert. Et je rencontre un

J’ai eu un énorme coup de foudre qui a été l’élément R I C H A Rdéclencheur DS de toute l’histoire.

bijoutier qui m’offre une très belle chaine en maille serpent, argent, 900 carats… Et quelque temps après, j’ai appris que c’était une chaine

extraordinaire. Le plus beau jour de ma vie ! J’étais

qu’on donnait aux voyageuses.

chez le coiffeur quand il m’a appelé. Et j’ai fait : wahou !

LFC : Dans ce livre, il y a vraiment une voix, une langue. Une romancière est en train de

LFC : Pensez-vous avoir le profil d’un écrivain ?

naître. Comment ressentez-vous le fait d’avoir été sélectionné pour le prix de Flore ?

MMM : Je ne sais pas ce que je suis exactement. Mais je sais ce que je ne veux pas être. Je ne veux

MMM : C’est un honneur, un immense honneur.

pas officier à la direction générale de la gendarmerie ! (Rires) Ce n’est pas pour moi ! Et je

LFC : Comment avez-vous fait pour publier

dis cela avec beaucoup de respect pour les keufs.

ce livre ?

Ils m’ont appris tant de choses. Et ils m’ont donné des savoir-faire et des savoir-être comme le travail

MMM : Je suis venue apporter moi-même mon

d’équipe, la force, la volonté, l’organisation, la

manuscrit à la librairie le Dilettante à Paris. Et

détermination, le service de son pays. C’est très fort

mon éditeur a tout de suite parcouru la lettre de

pour moi ! Et puis la structure. D’ailleurs Luna, mon

présentation.

personnage, elle mène une opération extérieure, avec la mission Babylone.

LFC : Pourquoi avez-vous ciblé le Dilettante ? LFC : En quoi Luna vous ressemble-t-elle ?

MMM : C’est un ami journaliste littéraire qui après avoir lu le manuscrit m’a dit tout de suite :

MMM : Elle me ressemble en tout, sauf dans le

ce texte, c’est pour le Dilettante. Un mois après

trafic de drogue. Ça, je ne l’ai pas fait !

ma visite, l’éditeur m’a appelé pour me dire qu’il était très touché par mon récit. Pour moi, c’était

84

LFC : Vous êtes-vous tout autorisé dans ce


MATHILDE-MARIE DE MALFILÂTRE LFC MAGAZINE #13


La fureur de vivre. Allez au bout de ses rêves. Ne jamais rien lâcher. Allez au bout putain ! SELINA

RICHARDS

roman ? Vous êtes-vous censurée ?

MMM : Oui, il est écrit. Et il est dans le four. (Rires)

MMM : Honnêtement, non. Pas de censure.

LFC : Que souhaitez-vous que le lecteur retienne de la lecture de Babylone Express ?

LFC : Vouliez-vous que ce livre provoque les lecteurs ?

MMM : Bonne question ! La fureur de vivre. Allez MMM : Non. Ce livre, je l’ai écrit pour quelqu’un. Pour

au bout de ses rêves. Ne jamais rien lâcher. Allez

qu’on n’oublie jamais. Et puis, au bout d’un moment,

au bout putain !

nous nous sommes dit : non, nous allons garder cela pour nous. Et puis tout de suite après, nous nous sommes dit :

LFC : Pourquoi est-ce si important ?

non, nous allons partager. Il faut faire kiffer le peuple ! (Rires)

MMM : Ma vocation, c’est vraiment l’ironie du sort. C’est parler pour les droits de la planète et

LFC : Quand avez-vous décidé de partager justement ?

les droits des animaux, le combat du XXIème siècle. Et j’aimerais que les lecteurs retiennent

MMM : Dans les deux voire trois mois qui ont suivi le

cela. Il y a une guerre asymétrique qui est en

début de l’écriture, je me suis dit : j’ai la volonté de

train de se dérouler sur notre territoire. Il y a une

publier.

omerta là-dessus et des combattants qui sont en train de se battre pour les droits des animaux et

LFC : Vous avez écrit ce livre pour quelqu’un. L’a-t-il lu

la planète.

? A-t-il apprécié ? LFC : Revenir aux vraies valeurs. Mais en

MMM : Oui, il l’a lu et apprécié… Je l’espère !

même temps, vos personnages sont-ils amoraux ?

LFC : Avez-vous l’intention d’écrire un deuxième roman ?

86

MMM : Non, il n’y a pas plus moraux et honnêtes


MATHILDE-MARIE DE MALFILÂTRE

que Marc et Luna. Ils n’arnaquent jamais personne. Ils vendent de la super bonne à une clientèle adulte et consentante. LFC : Ils participent au jeu de l’offre et de la demande.

MMM : Oui, ce sont les rois du marché. Et ce sont des gentlemen courtois et sexy. LFC : Quels sont les auteurs qui vous ont influencé ?

MMM : Arthur Miller, Hubert Selby Junior, Sade, les auteurs de la Beat generation et mon dealer m’a fait lire les versets sataniques de Salman Rushdie. Et là, j’ai kiffé. (Rires) LFC : J’ai lu dans la presse qu’on vous comparait à Virginie Despentes. Qu’en pensezvous ?

MMM : Je ne l’ai jamais lu. Mais je vais le faire. Je suis très flattée qu’on me compare à quelqu’un d’aussi connu. LFC : Aimeriez-vous que votre livre soit adapté à l’écran ?

MMM : Bien entendu, ce serait un rêve ! Un gros kiffe ! LFC : Un casting déjà dans votre tête ?

MMM : Idéalement, Béatrice Dalle et Vincent Cassel ! LFC : Mathilde-Marie, l’écriture, pourquoi ?

MMM : Parce que l’art c’est une catharsis. C’est ce qui me tient debout. Et ce qui m’a probablement sauvé la vie.


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#13

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DÉCEMBRE 2018

BENEDICT WELLS LE JEUNE PRODIGE DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : ARNAUD MEYER LEEXTRA

ENTRETIEN INÉDIT


Benedict Wells est né en 1984 à Munich. En 2008, il publie un premier roman applaudi par la critique Becks letzter Sommer, qui lui valut le prix Bayerischer Kunstförderpreis, prix Bavarois des arts et de la littérature. Le roman a été adapté à l’écran et projeté dans les salles de cinéma en 2015. Aujourd'hui, nous le rencontrons pour "Le dernier été" (Slatkine & Cie). Entretien et séance de photos.

LFC : En France, vous avez publié La fin de

une vraie connexion avec la culture et le savoir-vivre

la solitude qui est disponible en poche et Le dernier été est votre nouveauté en

français. Et ce qui est amusant, c’est que dans mes

grand format. L’ordre de publication n’a

moitié français. Jules a un père français et Robert a une

pas été forcément respecté en France

maman française.

deux livres, les deux personnages principaux sont à

parce que Le dernier été était votre premier roman ?

LFC : Dans Le dernier été, Robert, est prof de musique et il fait la rencontre d’un personnage plus

BW : En Allemagne aussi Le dernier été est le

jeune qui fait de la musique. Il va revivre peu ses

premier qui a été publié, mais

rêves et faire une sorte de transfert, dans cette

mon vrai premier roman a été publié en

relation. Comment est née l’idée du livre, ainsi que

Allemagne, et pas encore en France !

ces deux personnages ?

LFC : Ceci dit, ça ne pose pas de véritable

BW : J’ai toujours été intéressé par la question : quel

problème, nous pouvons lire les livres dans

est l’artiste le plus heureux ; est-ce que c’est celui qui

le désordre. Pourquoi est-ce important

essaye, mais n’y arrive pas ? Ou celui qui n’essaye

pour vous d’être traduit en France et

même pas et donc ne prend aucun risque ? La

pourquoi avez-vous jugé cela si important

musique est ma grande passion. C’était évident de

que vous venez sur place pour rencontrer

placer l’histoire dans ce contexte, surtout avec le plus

vos lecteurs français ?

âgé qui est médiocre et le jeune musicien qui est un petit génie. De plus, quand j’étais au lycée, j’avais un

BW : J’ai toujours été francophile. Je ressens

professeur que je trouvais vieux, mais qui en fait n’avait

89


que 31 ans à l’époque : quelqu’un de très idéaliste, de passionné. Le contraire de Beck, qui acceptait même de relire mes premiers manuscrits qui étaient pourtant très nuls. Mais malgré son côté sympa, heureux de vivre, un jour, il m’a dit : oui, toi tu vas partir à Berlin et vivre ta vie, et moi je resterai ici pour

SELINA

toujours. Il avait un sourire amer en me disant cela. Et c’est ce sourire qui a été le point de départ du personnage de Beck. LFC : À l’inverse, le jeune génie ne semble

J’ai toujours été intéressé par la question : quel est l’artiste le plus heureux ; est-ce que c’est celui qui essaye, mais n’y arrive RICHARDS pas ? Ou celui qui n’essaye même pas et donc ne prend aucun risque ?

pas prendre conscience de son génie, ou alors, il s’en fout un peu.

C’était un pote de Beck. Et du coup, il l’emmène dans l’histoire.

BW : Sûrement comme de nombreux génies. Ils sont dans l’amusement.

LFC : Ce livre a été adapté à l’écran. Le fait que cela devienne autre chose, comment l’avez-

LFC : Comment avez-vous travaillé la

vous vécu ? Étiez-vous heureux ? Ou pensez-

psychologie de ce personnage ?

vous que cela a trahi vos intentions ?

BW : D’habitude, la psychologie de mes

BW : Je suis à la fois heureux et triste. Heureux

personnages me demande du travail. Mais là,

parce que les gens qui l’ont adapté, ils ont

c’est arrivé comme cela. Dans la première

vraiment compris le livre et ils ont consacré du

version, je sentais que cela n’était pas là. Et

temps et de l’énergie à son adaptation. Les

dans la deuxième version, c’était parfait. Je

acteurs sont incroyables, surtout Rauli. Parce

n’avais qu’à le suivre ; c’était comme un

que c’était le point le plus important qui soit et la

cadeau. Je savais que Rauli devait faire du

musique est superbe. Triste, peut-être comme le

patin à glace à côté de la musique, qu’il

réalisateur et son équipe elle-même parce qu’ils

devait y avoir un revolver, qu’il devait être la

ont voulu absolument respecter le livre. Et cela

personne qu’il est dans le livre.

ne se prête pas si bien que ça. Par exemple, toute la deuxième partie du film qui est un road-

LFC : Pourriez-vous nous parler de Charly,

trip jusqu’à Istanbul est très cinématographique.

l’ami de Beck ? Comment avez-vous eu

Mais cela n’apporte pas grand-chose à l’histoire

l’idée d’un personnage toxico ?

en tant que telle. Et on y perd en profondeur. La fin, elle aussi est très happy-end, très ciné, mais

BW : Je ne sais pas ! Il trainait comme ça.

90

ça jure un peu avec le reste de l’histoire. Alors


BENEDICT WELLS LFC MAGAZINE #13


Je voulais surtout évoquer la condition d’artiste et la question du devenir de nos rêves d’enfants une fois adulte. SELINA

RICHARDS

peut-être aurait-il fallu faire une œuvre ciné plus

BW : Ce sont deux univers différents. Et il vaut

clairement différente du livre. Je comprends mieux

mieux s’inspirer plutôt que de coller au texte. Si

pourquoi tant d’adaptations échouent à rendre

bien que si quelqu’un aujourd’hui voulait faire

l’atmosphère d’un roman. Les gens sont parfaits,

l’adaptation de La fin de la solitude, je lui dirais :

mais en voulant trop respecter le livre, on passe à

prends ce que tu veux, jette le reste, ce n’est pas

côté de quelque chose. Et c’est plus un piège

grave. Par exemple, pour prendre un exemple

qu’une réussite.

populaire : l’adaptation la plus réussie d’Harry Potter, c’est le prisonnier d’Azkaban, parce que

L’exemple d’une adaptation réussie, c’est un film

le réalisateur a vraiment une esthétique et une

tiré du livre de John Irving, l’œuvre de Dieu, La part

vision du monde d’Harry Potter qui lui est

du diable. Dans le film de 1999 réalisé par Lars

propre. Et qui apporte quelque chose à l’histoire

Hallström, avec Tobey Mc Guire et Michael Caine,

et au livre.

l’adaptation a été confiée à John Irving lui-même. L’écrivain a écrit et réécrit le script du film à partir de

LFC : Entre Le dernier été et La fin de la

son livre pendant 15 ans ! Et plus il travaillait, plus il

solitude, il y a une similitude de la

se radicalisait, au point de retirer l’un des trois

thématique : vous parlez de l’enfance et de la

personnages principaux. Mais cela n’a manqué à

conséquence de l’enfance sur la vie d’adultes

personne dans le film. Et finalement, c’est une

de vos personnages. Pourquoi cette

adaptation réussie. Elle est éloignée du livre. Mais

obsession pour ce thème en particulier ?

l’auteur a su garder l’âme du livre. Et c’est l’âme qui importe plus que tout, dans l’adaptation ciné d’une

BW : Ce sont des thèmes auxquels tout le

œuvre littéraire.

monde est confronté dans la vie. C’est un vrai sujet dans La fin de la solitude. Mais dans Le

92

LFC : Comme vous le dites, ça a l’air d’être une

dernier été, c’est plutôt un sujet parmi d’autres.

bonne idée de suivre le livre, mais à partir du

Parce que je voulais surtout évoquer la

moment où du livre on passe à l’écran, c’est déjà

condition d’artiste et la question du devenir de

une autre histoire.

nos rêves d’enfants une fois adulte.


BENEDICT WELLS LFC MAGAZINE #13

LFC : Vos personnages se débattent avec eux-

BW : Oui et non. Il y a une différence entre le terme anglais de

mêmes, avec leurs forces et leurs faiblesses. Et

« lonely » et le terme allemand qui est un peu plus négatif.

c’est ce que l’on sent dans La fin de la solitude.

Par exemple, quand j’ai terminé ma scolarité, je me suis

Par ricochet, quand le lecteur est dans la

vraiment isolé pour écrire. Et je faisais tout pour y parvenir.

solitude de vos personnages, il s’identifie et se

Donc, cela m’a plongé dans une grande solitude. Quand j’ai

sent moins seul !

commencé à être connu en tant qu’écrivain, je me suis retrouvé dans des hôtels, et finalement toujours aussi seul.

BW : Merci beaucoup. C’est ce que je voulais faire

Donc c’est là que je me suis dit qu’il fallait que je déplace le

passer. Avec ce livre, je voulais partager mes

curseur. Et que je parte à Barcelone. Ce qui a été une de mes

émotions, à travers mes personnages. Et faire en

meilleures décisions. J’avais trouvé une boussole, une

sorte que le lecteur ressente ce que je ressens. Et

direction à suivre.

qu’au final, la solitude soit partagée et qu’il soit moins seul.

LFC : L’écriture en effet c’est de la solitude, mais c’est aussi beaucoup d’euphorie. Cela vous plaît d’être à la fois

LFC : On peut aussi faire de la solitude une force !

le centre d’attraction dans les salons du livre, les


journalistes et ensuite retrouver cette solitude de

mes livres dans des talk-shows où je parlerais de ma vie

l’écrivain ?

privée. C’est le livre qui doit avoir l’attention, pas moi, son auteur. Le livre.

BW : C’est une profession très antisociale. Écrire n’est pas pour moi une profession, mais une passion LFC : Avez-vous le sentiment que vous êtes trop célèbre, absolue. Donc je ne peux faire autrement que de

maintenant, en Allemagne et que cela vous dérange ?

m’isoler pour écrire. J’en ai un besoin vital. C’est donc étrange, une fois le livre sorti, de retrouver

BW : Disons que j’ai commencé à le sentir et j’ai l’exemple

cette folie des dédicaces et des rencontres. C’est

d’écrivains, d’artistes qui en raison de cette effervescence

pour ne pas me perdre que j’ai fait le choix pour le

médiatique sont moins heureux. Je n’ai pas envie de

dernier livre, en Allemagne, de limiter les salons. Et

changer moi-même. C’est pour cela que je suis prudent et

j’ai donc fait seulement trois lectures publiques lors

que je prends de la distance. Je ne veux pas me lasser. Et

de la sortie allemande.

donc au milieu de tout cela, j’essaye de trouver le chemin qui

SELINA

RICHARDS

me convienne. Je ne sais pas non plus si je ferais cela toute ma vie, écrire. Peut-être aurais-je une seconde vie après

LFC : Donc vous aimez écrire, partager vos écrits avec vos

l’écriture. J’ai toujours admiré des gens comme Bob

lecteurs, mais vous fuyez la célébrité, la notoriété.

Dylan ou JD Salinger qui a vendu 7 millions de livres. Ce n’est pas toujours facile quand on se

BW : Oui, j’aime le contact véritable. C’est pour cela que je

retrouve à la tête d’une fortune du jour au

fais des lectures. Je ne veux pas donner une fausse image de

lendemain grâce à ses écrits et la célébrité qui va

moi. Je suis un écrivain avant tout. Par exemple, j’ai adoré la

avec. On peut être tenté de se retirer et de tout

rencontre avec les libraires de La librairie Idéale, hier. Ça,

arrêter. Et je pense que c’est pour cela que je ne

c’est super. Ce qui m’intéresse, c’est la littérature. Et en parler

franchirai jamais la limite qui consiste à aller vendre

avec des gens qui ont les mêmes intérêts que moi.

106


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#13

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DÉCEMBRE 2018

WENDY DELORME

DES PERSONNAGES FORTS QUI INCARNENT NOTRE SOCIÉTÉ.

ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : ARNAUD MEYER LEEXTRA


Après "Quatrième génération" (2007), le recueil de nouvelles "Insurrections ! en territoire sexuel" (2009) et "La Mère, la Sainte et la Putain" (2012), Wendy Delorme propose une fiction littéraire avec "Le corps est une chimère" (Au Diable Vauvert), un roman choral où huit personnages incarnent notre société.

LFC : Comment est née l’écriture de ce

rendu compte que chaque personnage me permettait

roman ?

de parler de problématiques sociétales liées aux questions de genre et de sexualité. Il y a un

WD : Un personnage après l’autre. J’ai un

personnage qui est confronté à l’homophobie, un

premier personnage qui m’est venu à l’esprit.

autre au sexisme au travail, un personnage face aux

Et j’ai commencé à imaginer son histoire.

violences conjugales, une femme qui est travailleuse

Puis, la personne avec qui elle vivait est

du sexe, un autre qui travaille dans un commissariat et

apparue. Puis, un personnage avec qui elle

qui est confronté à la manière dont les victimes de

était en lien. Et une constellation de

violences conjugales sont traitées. Cela permet de

personnages est née comme cela. Un peu

parler de sujets de société. Et par le biais d’un roman,

comme quand on écrit un scénario, que l’on

cela touche un public élargi.

part d’une personne et qu’on élargit l’histoire avec d’autres personnages qui impliquent

LFC : Oui, ça reste divertissant, mais derrière ça,

des problématiques sociétales.

vous nous adressez de nombreux messages.

LFC : Effectivement, à la lecture du roman,

WD : Oui. J’ai fait en sorte que l’écriture soit fluide, qu’il

le lecteur comprend tout de suite que

n’y ait pas d’effets de manche inutiles. Je voulais que

derrière chaque personnage, vous abordez

ce livre puisse être lu par n’importe qui.

un sujet de société. LFC : Pourquoi souhaitez-vous que ce roman soit lu

WD : Oui, c’est voulu. Ce n’était pas l’intention

par tous ?

première. Au départ, je me suis juste laissée habiter par des personnages. Puis, je me suis 96

WD : Mes précédents livres étaient écrits depuis


l’intérieur d’une subculture : la culture queer. Et ils ne s’adressaient pas forcément à un public élargi. Parce que quand on parle à travers le prisme d’une subculture, on témoigne d’un espace-temps et d’une problématique politique minoritaire qui concerne le plus grand nombre. Mais à

SELINA

propos de laquelle le plus grand nombre ne

se sent pas vraiment concerné ! Ce livre-ci est né dans le sillage de la loi Taubira, des manifs pour tous, etc. Et même si ce n’était pas

l’intention première, j’ai écrit ce livre pour que les gens de la manif’ pour tous sachent ce

J’ai fait en sorte que l’écriture soit fluide, qu’il n’y ait pas d’effets de R I Cmanche HARDS inutiles. Je voulais que ce livre puisse être lu par n’importe qui.

que ça fait de vivre dans leur pays. Parce que

l’INED ou de l’INSEE, et des articles de

je pense qu’il y a des gens qui ignorent tout

recherches sociologiques sur la violence

de nos vécus minoritaires et qui pensent avoir

conjugale. Il y a eu toute une littérature

des opinions rationnelles, justes, élaborées,

scientifique sur la question. La première enquête

argumentées sur la valeur de ces vies

sur les violences faites aux femmes est l’enquête

minoritaires, des vies qui vaudraient moins

ENVEFF dont les résultats ont été publiés en

que les leurs, voyez-vous ? Et l’idée, c’est de

1999-2000. Par exemple, je parle de démences

les emmener dans les histoires de personnes

psychologiques dans le couple ; un des

qui ont des vécus minoritaires. Et du coup,

personnages sert à parler de cela. Du coup, ce

c’est un roman plutôt sociologique. Par

personnage me permet de montrer que ces

exemple, pour le personnage qui travaille

violences psychologiques tuent. L’enquête

dans un commissariat, j’ai énormément lu de

ENVEFF de 1999-2000 indique clairement que

témoignages de personnes victimes de

ce type de violence dans le couple a un effet

violences sexuelles qui sont allées dans des

dévastateur sur la santé des personnes, leur

commissariats. Pour cette scène, j’ai fait une

isolement, la perte de travail. Pour construire ces

véritable étude de corpus afin que ce soit le

personnages, je m’appuie sur ce que je connais

plus réaliste possible. Il y a de nombreuses

de la vie, mais aussi sur des données

scènes dans le roman pour lesquelles je

psychologiques étayées par des recherches.

m’appuie sur des données sociologiques. LFC : C’est une démarche très intéressante. LFC : Où avez-vous trouvé ces données ?

Mais après, il fallait rendre tout cela digeste

Ce sont des livres de témoignages ?

pour en faire un roman accessible à tous les lecteurs. Alors comment y êtes-vous

WD : Ce sont des rapports d’enquêtes de

97

parvenue ?


WENDY DELORME LFC MAGAZINE #13


LFC : Avez-vous apprécié cette façon de travailler ?

WD : Oui, j’ai bien aimé le côté Cluedo. LFC : Avez-vous été coincée à un moment clé ?

SELINA

RICHARDS WD : J’ai fait une frise chronologique. Et j’ai aussi fait relire par des amis de façon à ce qu’il n’y ait pas non plus d’anachronisme ou d’incohérence. Ensuite, concernant le travail d’écriture, je

WD : C’est un travail d’édition. Un travail sur la

voulais que ce soit un livre qui puisse

forme. Il y a un gros travail sur la structure du

circuler le plus possible. Pour ça, il faut

texte. Il y a 7 personnages qui arrivent dans un

une écriture fluide. Et cela demande

certain ordre… Connaissez-vous la série Sense 8 ?

beaucoup de travail. Il faut penser à enlever tous le superflu, les adverbes par

LFC : Oui.

exemple. Naturellement, je n’écrirais pas comme cela. Dans la dernière version, j’ai

WD : Je me suis inspirée de cette série en matière

fait un gros dégraissage pour enlever tout

de structure. Dans la série, il y a 8 personnages

ce qui n’était pas indispensable au niveau

qui sont connectés entre eux. Là, j’en ai 7. Alors

du style.

ce n’est pas du tout un sujet de SF, mes personnages ne sont pas reliés par télépathie.

LFC : C’est un roman court, très

Mais en matière de structure, mon roman

efficace, qui se lit très bien. Mais il y a

ressemble assez à la série, dans le sens où l’on

beaucoup de thématiques. Vous auriez

suit chaque personnage dans son histoire

peut-être pu aller plus loin en vous

personnelle. Le lecteur découvre peu à peu les

centrant uniquement sur une seule

liens qu’il a avec les autres. Maintenant, il y a ce

thématique ?

qu’on appelle l’horizon d’attente. Les lecteurs et

99

téléspectateurs d’aujourd’hui sont habitués à un

WD : C’est vrai qu’il aurait été possible de

certain type de narration. J’ai repris ce type de

faire un livre avec un seul personnage.

narration par épisode. Et chaque chapitre est

Par exemple, celui d’Isabelle, qui a 57 ans,

comme une petite histoire qui se termine sur un

qui se voit vieillir et qui est victime de

cliffhanger. Je propose une structure rigoureuse

violence au travail. Mais au fond, chaque

de 3 x 7 chapitres. Et ensuite, ils arrivent deux par

personnage serait digne d’un roman. Et

deux. Ainsi, le lecteur comprend comment ils sont

ce roman mériterait aussi d’avoir une

tous reliés entre eux.

suite, pour chaque personnage.


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

SARAH MANIGNE ÉCLOSION D'UNE NOUVELLE PLUME

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Dans "L’atelier" (Merure de France), son premier roman, Sarah Manigne questionne la relation entre un père artiste et sa fille, désireuse elle aussi de peindre. Rencontre pour une séance de photos et un entretien inédit.

LFC : Sarah Manigne, vous publiez votre

premier livre que j’ai envoyé. Et je n’avais

premier roman en pleine rentrée littéraire,

préalablement jamais réussi avant à envoyer

voilà qui est anxiogène, avec tous les livres

quelque chose qui est assez abouti.

qui sont proposés ! Comment avez-vous vécu ce moment ?

LFC : Vous avez donc un tapuscrit, comme on dit maintenant. Vous l’envoyez à des maisons

SM : De manière assez anxiogène. D’autant

d’édition.Cette méthode marche-t-elle encore

plus qu’il paraît que c’est une année avec

de nos jours ?

beaucoup de premiers romans ! Mais il faut s’en réjouir. Et puis en plus, qui dit premier

SM : Oui, La Poste fonctionne. Et les comités de

roman, dit jeune génération qui arrive. Et pour

lecture aussi.

être sincère, je ne me sens pas tellement jeune génération !

LFC : En avez-vous envoyé beaucoup ?

LFC : Chez les écrivains, si ! Au-delà de

SM : Une dizaine. J’avais été conseillé pour cibler

cette question d’âge, qu’est-ce qui est

des maisons d’édition qui font des premiers

important dans le fait d’avoir pu écrire ?

romans. Ce qui n’est pas le cas de tous. Ensuite,

D’être allée au bout du projet et d’être

les lettres de refus ont commencé à arriver,

publiée ?

jusqu’au jour où j’ai reçu le coup de fil d’Isabelle Gallimard.

SM : Oui, ça c’est une aventure magnifique. À

101

la fois, on y pense dès qu’on commence à

LFC : Pas mal ! C’est un peu le Graal, comment

écrire, dans un petit coin de sa tête. C’est le

avez-vous réagi à ce moment-là ?


SM : J’étais très surprise. Et comme je ne savais pas comment cela fonctionne, j’attendais les étapes. Et je me suis dit : ils vont me rencontrer, peut-être, et ils vont renoncer. C’était en octobre 2017, et très vite,

on m’a annoncé que ce serait pour la rentrée littéraire 2018. Mais pendant des mois, il ne

SELINA

se passe rien. Alors quand on connait le

processus, on sait que c’est normal. Mais dans mon cas, avec le manque d’expérience, on se protège. On se dit que cela n’arrivera peut-être pas. Et ce n’est que quand on a le

Je voulais surtout que le lecteur puisse aussi vivre ce qu’elle raconte de manière distancée. J’ai donc R I C Hadopté ARDS un style assez sec et distancé, également dans la narration.

livre en mains que c’est concret. n’amenez pas à juger vos personnages dans ce LFC : Votre roman L’atelier parle d’art,

que vous écrivez.

d’une famille, une mère, un père, une fille. Cela paraît simple comme je le présente,

SM : Non, bien sûr le personnage qui parle est la

mais ce n’est pas si simple…

fille, Odile. Donc, on a une certaine empathie avec elle. Sa difficulté à vivre est palpable. Mais je voulais

SM : Non, c’est le moins qu’on puisse dire.

surtout que le lecteur puisse aussi vivre ce qu’elle

C’est l’histoire d’Odile, qui est la fille d’un

raconte de manière distancée. J’ai donc adopté un

couple : le père est un peintre qu’on peut

style assez sec et distancé, également dans la

penser célèbre. Il vit de sa peinture. Et sa

narration.

femme, la mère est vraiment une muse. Elle vit pour son mari, le père, et pour son œuvre.

LFC : Le livre est assez court. Vous allez à

Et dans cette histoire-là, le lecteur comprend

l’essentiel. Ne vouliez-vous pas bavarder ?

assez vite que la fille n’a pas beaucoup de

102

place et très peu d’importance. C’est parti de

SM : En fait, ce n’est pas un choix, pas une façon

l’idée d’un couple d’artistes et de la place des

d’écrire, mais c’est juste que chaque fois que je

enfants, mais avec la figure du créateur et de

développais, je finissais par enlever. Cela m’a

la muse. Je voulais montrer qu’eux-mêmes

d’ailleurs posé problème parce que je pensais que

ont des passions et des envies. Ce ne sont

proposer un récit court était un critère de non-

pas que de mauvais parents. Ils sont habités

publication. Mercure de France, par exemple, m’a

par des choses qui peuvent expliquer qu’ils

immédiatement dit que le volume n’avait aucune

n’arrivent pas à être des parents ordinaires.

importance.

LFC : Vous proposez au lecteur une

LFC : On dit souvent que dans un premier roman

situation, un contexte. Mais vous

on met beaucoup de soi, est-ce votre cas ?


SARAH MANIGNE LFC MAGAZINE #13


L’art, les rapports humains, l’affectif, l’enfance sont des thèmes, des sujets sur lesquels j’ai toujours écrit. Mais audelà de ça, il n’y a rien de personnel qui soit identifié. SELINA

RICHARDS

SM : En effet, c’est une question que tout le monde

et l’artiste, c’est fascinant. Elles sont parfois vues

se pose ! Le premier roman, on le fait lire à la famille,

comme démoniaques ; mais elles les ont

aux amis. Donc c’est une question que je dois

soutenues dans une période où personne

affronter. Je dirais qu’on ne peut pas totalement

d’autre n’y croyait. Ce sont souvent de grandes

réfuter la question en disant qu’on écrit sans rien

amoureuses. Et cela commence souvent comme

mettre de soi. Dans mon cas, je n’y ai rien mis de

ça et non comme des femmes qui sont

factuel. Ce n’est pas mon histoire. Pas mon vécu.

intéressées. Et un jour, peut-être était-ce leur fille

Absolument pas. Maintenant, qu’on ait une

elle-même qui s’exprimait. J’ai découvert que

sensibilité sur certains thèmes, sur certains sujets…

Eluard et Gala avaient eu une fille, dont je n’avais

Oui !

jamais entendu parler. Et à partir de ce momentlà, je me suis questionnée : qui serions-nous si

LFC : Vous devez aimer la peinture, l’art…

nous étions l’enfant d’un couple pareil ?

SM : L’art, les rapports humains, l’affectif, l’enfance

LFC : Qu’aimeriez-vous qu’on retienne de

sont des thèmes, des sujets sur lesquels j’ai toujours

votre livre ?

écrit. Mais au-delà de ça, il n’y a rien de personnel qui soit identifié.

SM : J’aimerais qu’on aime Odile, mais qu’on n’ait ni un avis tranché sur ce que la vie aurait dû

LFC : Quel a été le point de départ de l’écriture de

être pour elle ni ce qu’on doit être pour être de

ce roman ?

bons parents. J’aimerais juste que le lecteur ait l’impression d’avoir lu une histoire humaine

SM : J’avais toujours beaucoup lu sur Gala, des

avec des parcours de vie difficiles, avec les

biographies, femme de Paul Eluard, puis de Dali et

envies de chacun qui sont parfois difficiles à

ces personnages d’égéries, de muses qu’on

concilier.

retrouve auprès des grands peintres comme

104

Picasso et toute une génération d’artistes. Cela m’a

LFC : Il n’empêche que lorsque j’ai lu le début

toujours intéressée. Et puis ce rapport entre la muse

de l’histoire, j’ai trouvé que c’était très


mystérieux…

cette fille que j’entendais plus que je ne la voyais. Parce que je voyais plus la mère

SM : C’était plus une envie de ne pas dévoiler

comme un personnage littéraire. Alors

tout de suite les choses. Mais la construction

qu’Odile est peut-être davantage une

où tout se passe en une nuit et une soirée,

extension de moi-même.

avec des flashbacks, est voulue. Puisque ce qui m’est venu quand j’ai commencé à écrire,

LFC : Les différentes thématiques que vous

c’était Odile qui se souvenait… La voix que

avez abordées dans ce roman, en avez-

j’entendais, c’était celle d’Odile.

vous fait le tour, ou avez-vous envie d’y revenir sous la forme d’autres histoires ?

LFC : La voix que vous entendiez, c’est intéressant. Les écrivains parlent souvent

SM : Les rapports familiaux, c’est quelque

de la voix de leur personnage qu’ils

chose que j’ai envie d’explorer encore. Cela

entendent leur parler… Ils sont habités par

va perdurer parce que ça me parle depuis

leur personnage, et ceci amène ma

toujours. La peinture, je ne sais pas. Cela s’est

question suivante : comment avez-vous

imposé parce qu’il était plus facile d’écrire sur

donné chair à ces trois personnages ? Vous

un peintre que d’écrire sur un écrivain. Mais

êtes-vous inspirés de gens que vous

même le fait qu’Odile peigne est venu très

connaissez ? Parce que la psychologie est

tard. Donc je ne peux pas prévoir le prochain.

très fine. LFC : Quels sont vos projets ? Écrivez-vous

SM : Je pense que nous sommes nourris par

déjà votre prochain roman ?

ce que nous voyons et nous entendons, par ce que nous lisons aussi. Au départ, pour moi,

SM : J’essaye. J’y pense. Je suis à la page 50,

il y avait avant tout la relation mère-fille, avec

mais pas moyen de savoir pour l’instant si cela

cette mère que je voyais parfaitement. Et

donnera un livre. On verra bien…

Les rapports familiaux, c’est quelque chose que j’ai envie d’explorer encore. Cela va perdurer parce que ça me parle depuis toujours.


SARAH MANIGNE LFC MAGAZINE #13


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#13

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DÉCEMBRE 2018

PHILLIP LEWIS IL Y A DU FAULKNER CHEZ LEWIS

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : FRANCK BELONCLE LEEXTRA


Ce premier roman est ancré dans le Sud profond de l'Amérique. "Les jours de silence" (Belfond) est une pépite littéraire à découvrir d'urgence. Rencontre pour une séance de photos dans un hôtel parisien et un entretien inédit. LFC : Phillip Lewis, votre premier roman

vraiment intéressant. Il est vrai que ce lieu, que vous

s’appelle Jour de silence. Quel a été le point

avez remarquablement bien décrit dans votre

de départ de ce roman ?

réponse, est un personnage à part.

PL : C’est toujours la question la plus difficile

PL : C’est vrai que c’est un personnage à part entière.

à laquelle je dois répondre. J’ai grandi dans

Si nous voyageons là-bas, et à plus forte raison si nous

une petite ville de montagnes en Caroline du

nous y vivons, cela devient une partie de vous, de

Nord et c’est vraiment différent de tout ce qui

votre personnalité. Nous pouvons le ressentir où qu’on

existe dans le monde. Les gens, le paysage,

aille. Cela fait partie de soi. Et si l’on veut faire un

les émotions, cela peut être un bel endroit

portrait juste et vrai de cette partie des montagnes au

pour vivre, mais c’est aussi émotionnellement

nord-ouest de l’État de Caroline du Nord, il faut en faire

assez désolé. La première chose que je

ressentir tous ses aspects. Et cela va bien au-delà

voulais faire, c’était de décrire cet endroit, pas

d’une simple description physique.

de façon typique. De nombreux auteurs ont

108

écrit à propos des montagnes, de leur beauté,

LFC : On ressent bien maintenant l’atmosphère de

mais il y a une certaine tranquillité, une

ce livre. C’est une invitation au voyage. On

immobilité dans les arbres, toutes ces choses

découvre ces montagnes [les Appalaches ] que

qui ne bougent pas. Et en même temps, il y a

vous connaissez très bien et l’on découvre une

cette émotion, cette atmosphère particulière.

famille. Ce sont surtout les personnages masculins

Et c’est la première chose qui m’a poussé à

de cette famille que vous mettez en avant. Le père

écrire.

et le fils.

LFC : Le début de votre réponse est

PL : Avec le personnage du père, ce que je voulais le


PHILLIP LEWIS LFC MAGAZINE #13


plus exprimer, c’était la réalité de la lutte pour la création. Toute personne qui se lance dans une entreprise créative traverse des épreuves et des sacrifices que d’autres personnes pourraient ne pas comprendre. C’est une existence solitaire, souvent dénuée d’attraits, la création. Et c’est ce que je voulais faire

SELINA

ressentir, la solitude de ce personnage, son

isolement même à l’intérieur de sa famille, qui

Toute personne qui se lance dans une entreprise créative traverse des épreuves et des sacrifices que d’autres personnes pourraient ne pas comprendre. C’est une existence solitaire, souvent RICHARDS dénuée d’attraits, la création.

n’a pas idée ni de ce qu’il traverse ni de ce qu’il essaye d’accomplir. Et combien ce processus créatif affecte sa vie de famille. LFC : Votre réponse m’amène une réflexion

roman est un roman d’apprentissage. Cela vous

: vous avez beaucoup parlé du père.

convient-il ?

Parlons maintenant du fils. Lorsque le père s’en va, son fils, Henry, est plongé dans

PL : Oui, je pense en effet que c’est un roman

l’incompréhension. Mais la disparition de

d’apprentissage. En anglais, on utilise le terme

ce père solitaire plonge aussi le fils dans la

allemand Bildungsroman. Et j’ai effectivement voulu

solitude.

que mon roman soit ainsi. Je voulais prendre Henry depuis le plus jeune âge et l’amener jusqu’à la

110

PL : C’est exact. Je pense que ce que je

personne qu’il va finalement devenir, le porter à

voulais montrer c’est qu’au départ le fils est

travers toutes ses expériences, son évolution. J’ai

prédisposé à marcher sur les traces de son

toujours été fasciné par la manière dont les

père, que son enfance entière est une

expériences de notre enfance peuvent nous

solitude déjà. Son père est là, il est présent

affecter durablement. J’ai grandi dans une maison

physiquement. Mais il est émotionnellement

où il y avait beaucoup de musique : Chopin,

absent parce qu’il est tellement absorbé par

Schubert… Je jouais du piano. Et je me demande ce

son œuvre, la réussite de celle-ci, qu’il n’est

que cela peut faire pour la compréhension de la vie

pas disponible pour son fils comme d’autres

des enfants, jusqu’à quel point cela peut aller et

pères peuvent l’être. Donc quand son père

jusqu’à quel point les efforts créatifs, dans

s’en va, la solitude qu’il y avait dans son

n’importe quel domaine peuvent impacter leurs

enfance ne disparait pas. Mais elle change de

enfants. C’est le cas de Henry. Mais un autre enfant

nature. Et le fils passe le reste de son temps à

aurait-il évolué de la même façon ? Je me suis

comprendre cette solitude, à l’apprivoiser et à

questionné sur l’importance de ce qui se passe

articuler sa vie autour.

dans le foyer.

LFC : Si l’on vous dit que votre premier

LFC : Vous parlez d’une famille où la création, la


PHILLIP LEWIS LFC MAGAZINE #13


Plus que tout, j’aimerais que ce roman soit reconnu comme une œuvre d’émotion sincère. Ce livre vient en partie de mes propres expériences émotionnelles. Donc plus que tout, je me suis vraiment efforcé d’en faire une SELINA RICHARDS œuvre honnête. Et j’espère que cela se ressent à la lecture. littérature, la musique sont au cœur de

vraie vie. On ne dit

l’éducation, du foyer. Et pourtant, le

pas facilement à ses

titre de votre livre en français l’évoque

proches qu’on les

bien. Dans cette famille, il y a aussi du

aime, sauf quand ils

silence. Cette famille semble ne pas

sont partis.

trouver les bons mots pour se parler. LFC : Les lecteurs

PL : Je pense que ce silence est un

vont lire ce roman,

intermédiaire. L’incapacité de la famille à

qu’aimeriez-vous

communiquer les uns avec les autres est

qu’ils en retiennent ?

au cœur dans le roman. Henry, en

112

particulier, a le cœur empli à la fois de

PL : Plus que tout,

respect et d’angoisse à l’égard de son

j’aimerais que ce

père, mais aussi de sa sœur et de sa

roman soit reconnu

mère. Tout cela, il le porte en lui très

comme une œuvre

profondément. Et le départ du père

d’émotion sincère. Ce

pousse le fils à refouler encore plus tous

livre vient en partie de

ces sentiments qui grandissent en lui et

mes propres

qu’il n’exprime qu’en de rares occasions.

expériences

Par exemple, dans le livre, la lecture du

émotionnelles. Donc

poème de W.B Yeats, le violoneux de

plus que tout, je me

Dooney, lui crée un chagrin immense. Si

suis vraiment efforcé

cette famille avait pu communiquer

d’en faire une œuvre

vraiment, ils auraient pu exprimer ce

honnête. Et j’espère

qu’ils ressentaient vraiment. Mais ce

que cela se ressent à

n’est pas si courant non plus dans la

la lecture.


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#13

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DÉCEMBRE 2018

LOULOU ROBERT

UNE ROMANCIÈRE À L'ÉCRITURE ABRUPTE POUR UN ROMAN CHOC

ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Loulou Robert a publié en septembre "Sujet inconnu" (Julliard), un roman choc qui a enthousiasmé la presse et la blogosphère. Rencontre à la Maison Auguste Comte, 10, rue Monsieur Le Prince à Paris pour une séance de photos et un entretien inédit à propos de ce roman qui sort des tripes de l'auteure. Un texte viscéral et puissant.

LFC : Quel a été le point de départ de votre

LFC : Pourtant ce n’est pas un thriller.

roman Sujet Inconnu ?

LR : Non, ce n’est pas un polar non plus. Si cela devait LR : Cela a été un rêve que j’ai fait la nuit qui a

être un film, ce serait un film d’horreur, une montée

précédé le premier jour d’écriture. Un rêve un

d’angoisse dans l’histoire de cette jeune fille.

peu particulier parce que j’y ai vu quelqu’un que je n’avais pas vu depuis longtemps. J’ai

LFC : On ressent aussi une certaine souffrance à la

écrit le début du roman à mon réveil, pendant

lecture de votre roman. Cela vous a-t-il fait du bien

la nuit. Et le lendemain, j’ai recroisé la personne

de l’écrire ?

dont j’avais rêvé. Et juste après cela, je me suis mise à écrire. Comme un besoin viscéral

LR : Écrire me fait toujours du bien. Je suis dans une

d’écrire. J’ai écrit d’un souffle, en un mois, sans

sorte de transe. Lors de l’écriture, j’étais à fleur de

faire de pause. Je me suis sentie libérée.

peau. Donc la souffrance était là aussi.

Pourtant ce texte est bien un roman, pas un témoignage.

LFC : Ce n’est pas un roman évident à écrire…

LFC : Votre roman, nous l’avons lu d’une

LR : Non, mais j’ai depuis trop longtemps un vide à

traite.

combler. Et l’écriture m’a aidé. C’est un peu ma manière d’être au monde. J’ai besoin de ressentir les

LR : En effet, c’est un roman que les lecteurs

choses avec force et puissance.

me disent avoir lu très vite. Comme si le besoin que j’avais leur avait été transmis aussi. 115

LFC : Le roman, c’est l’histoire d’amour entre une


LOULOU ROBERT LFC MAGAZINE #13


femme et un garçon. Une histoire d’amour qui se passe mal. Ils n’arrivent pas à s’aimer.

LR : Oui, il n’y a pas un amour au singulier, mais bien des amours au pluriel. Il y a l’amour de la mère, du père aussi. Et puis l’amour n’est pas toujours beau, comme on le pense souvent. Il

SELINA

peut être très noir. À travers l’amour, l’héroïne

va se révéler. C’est l’histoire de cette petite fille qui devient une jeune femme solitaire, qui tombe amoureuse éperdument et qui dans sa passion va devenir une femme et une écrivaine. C’est un peu comme un roman initiatique.

Pour l’héroïne, à ce moment de sa vie, elle a besoin de se faire peur, quitte à RICHAR DS risquer sa peau. Elle a besoin de cette passion pour devenir qui elle est. LFC : C’est un livre court, qui frappe, qui va à l’essentiel. À travers vos

LFC : Votre roman interroge le lecteur sur ce

phrases, on se sent boxé, frappé, c’est

que signifie aimer. Faut-il être dans la folie de

travaillé ou c’est naturel ?

l’amour ou aimer raisonnablement ? Ce roman pose cette question.

LR : J’avais écrit une nouvelle sur une boxeuse. Et j’ai trouvé un style que j’ai

LR : Pour l’héroïne, à ce moment de sa vie, elle

utilisé de nouveau, mais sans le

a besoin de se faire peur, quitte à risquer sa

retravailler dans ce roman. D’ailleurs, je

peau. Elle a besoin de cette passion pour

l’ai écrit en un mois, sans me relire. C’est

devenir qui elle est. Actuellement, je suis en

vraiment de l’écriture brute. Je n’ai pas

train de terminer mon roman suivant. Et cette

cherché à écrire comme cela. Je préfère

fois-ci encore, le thème principal, c’est l’amour

quand c’est trop fort que pas assez fort.

fou, la passion. C’est un thème qui me tient à cœur. Dans l’histoire, son amant l’aime et la

LFC : Ce livre est lu par des lecteurs,

frappe, mais sans l’excuser complètement. Elle

des libraires, des journalistes ou

le comprend. Et elle l’aime.

même des blogueurs. Quelle résonance aimeriez-vous auprès

LFC : C’est un livre qui invite le lecteur à ne

d’eux ?

pas juger les personnages.

LR : Une envie de vivre. Une rage de

117

LR : Oui, absolument.Le lecteur comprend. Il

vivre. L’envie de se battre. Je pense.

ressent. Il excuse. Le lecteur a de l’empathie.

Chacun y verra de sa propre histoire et

Chacun fait comme il peut : elle, lui, sa mère.

de son propre combat.


LOULOU ROBERT LFC MAGAZINE #13


Sans résoudre tous mes problèmes, l'écriture m’a permis de donner du sens à ma vie. SELINA

LFC : Quand on vous lit, aimer, cela

RICHARDS

LFC : C’est une aptitude naturelle ?

fait peur ?

LR : Oui, depuis que je suis gamine, je LR : Oui, mais on n’a pas le choix.

pleure facilement. Je suis à fleur de peau. C’est peut-être aussi ce qui me

LFC : Aimeriez-vous que ce roman

donne la possibilité d’écrire. Cela sort

soit un film ?

plutôt de mon ventre que de ma tête.

LR : Oui, une sorte de huis clos entre

LFC : Vous avez été sélectionnée

deux personnes. Avec de l’angoisse,

pour le prix de Flore, que ressentez-

une montée d’émotion, un suspens. Il

vous ?

y a vraiment quelque chose à faire. Je pense qu’il y a des scènes-chocs.

LR : Cela fait plaisir. Cela permet d’avoir de la visibilité. J’écris surtout

LFC : Aimez-vous rencontrer vos

parce que je n’ai pas le choix et pour le

lecteurs ?

lecteur. Après, un prix littéraire, c’est un bonus.

LR : Oui, c’est important. Sans eux, l’auteur n’est rien. Mais quand je fais

LFC : L’écriture, peut-elle vous

des salons, quelques heures après, je

sauver ?

suis épuisée parce que je suis une

119

éponge. Je ressens vraiment tout :

LR : Sans résoudre tous mes

l’humanité, la tristesse, les joies

problèmes, elle m’a permis de donner

cachées…

du sens à ma vie.


LOULOU ROBERT LFC MAGAZINE #13


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DÉCEMBRE 2018

DAVID CHARIANDY

LE ROMAN LE PLUS BOULEVERSANT DE L'ANNÉE

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : ARNAUD MEYER LEEXTRA


Le romancier canadien avait marqué avec «Soucougnant», le portrait d'une mère des Caraïbes émigrée au Canada et atteinte de démence précoce. Aujourd'hui, il publie «33 tours» (Zoé), une histoire à haute tension, un hommage à l’art métissé du hip hop et un hymne à l’amour fraternel. Entretien inédit.

LFC : Vous publiez le roman 33 tours

33 tours. L’éditeur a donc choisi de mettre

(Éditions Zoé). Quel a été le point de départ

davantage en avant la musique qui joue un rôle

pour écrire ce roman ?

important dans votre roman.

DC : J’ai grandi dans une banlieue de

DC : Oui, la musique est très importante dans ce

Toronto qui a souvent été mal représentée

livre. C’est le moyen pour les jeunes d’affronter la

dans les médias. C’était considéré comme

vie et d’y trouver de l’espoir. La musique hip-hop

une no-go zone où il y avait une forte

spécifique-ment, qui a émergé vers la fin des années

criminalité et où les gens vivaient des vies

80 et au début des années 90 est devenue pour la

fracassées. On disait l’endroit sans aucune

jeunesse une manière de trouver une dignité dans

beauté, sans aucune qualité. Mais la réalité

leur existence. Évidemment, ce type de musique, le

était complètement opposée. Les gens qui

hip-hop implique l’utilisation de platine et de

vivaient dans cette banlieue n’étaient pas du

disques vinyle et surtout un DJ, personnages très

tout prospères. C’est sûr. C’étaient des

présents dans le roman. Et c’est à tout cela que fait

immigrés ou des enfants d’immigrés, souvent

référence le titre français. Mais de manière plus

venus des Caraïbes, d’Asie ou encore

importante, au début des années 90, il y a eu un

d’Afrique. Et je voulais raconter une histoire

break entre le hip-hop commercial et une forme plus

qui reflétait les difficultés d’une certaine

expérimentale avec les DJs aux platines. C’était une

jeunesse, mais aussi la beauté de leur

nouvelle opportunité d’expression créative et un

existence.

moyen aussi de se réapproprier une forme de musique. Une musique elle-même connectée à

122

LFC : le titre original du livre en anglais est

différente partie du monde, au-delà de cette

Brother, mais en français, il porte le titre de

banlieue très métissée.


DAVID CHARIANDY I LFC MAGAZINE #13


LFC : La musique est très importante parce que c’est la bulle dans un contexte qui est plus oppressant. Vous invitez le lecteur au sein d’une famille : une mère seule et ses deux enfants, qui sont adolescents, à qui elle inculque des valeurs et des fondements importants auxquels ils

SELINA

adhèrent. Même si par moment, les

trajectoires diffèrent de ce que leur mère leur dit, lorsque les enfants sont confrontés à une cruelle réalité.

L’amour est un élément central du roman, notamment à travers les chansons que les R I C H A R D protagonistes S écoutent. Mais il est question de différentes sortes d’amour.

DC : La mère espère qu’en adoptant une posture de responsabilité, ses enfants y

que les protagonistes écoutent. Mais il est

adhéreront et trouveront le bonheur. Mais des

question de différentes sortes d’amour. L’amour

situations telles que le harcèlement à l’école,

filial, entre la mère et ses enfants, qui est, comme

celui de la police, prouvent que ces valeurs

vous l’avez noté, source de tensions. Mais aussi

ne suffisent pas à protéger les enfants des

l’amour fraternel entre Francis et Michael, les

difficultés qu’ils rencontrent dans cet

deux frères, également avec des tensions parce

environnement. Donc la musique devient un

que Francis est l’exemple même du bad boy.

moyen d’imaginer un futur au-delà de

Alors que son frère, Michael, ne peut pas l’être.

l’éducation conventionnelle inculquée par

Et une autre forme de manifestation de l’amour

leur mère. La musique les aide de deux

s’exprime, c’est celui qui existe entre Francis et

manières : ils espèrent à travers la musique. Ils

Jelly. C’est un amour complexe et important

espèrent devenir des musiciens reconnus et

entre ces deux jeunes hommes. Et le narrateur,

donc accéder à la gloire. Mais pour moi, au-

Michael, ne peut que le relater de manière très

delà, leur rêve est vraiment de transcender

superficielle.

leur condition, à travers la musique, et y puiser le nécessaire afin d’imaginer leur futur.

LFC : Et c’est lié uniquement à son regard. Ce serait intéressant du point de vue de l’écrivain

LFC : Le roman parle aussi d’amour sous

d’essayer de raconter la même histoire, mais à

différentes formes. Il y a l’attirance pour

travers le regard de l’autre personnage

Aïcha, mais aussi l’amour fraternel entre les

principal, donc de Francis.

deux frères.

DM : Oui, cela aurait pu. Mais je ne me sentais

124

DC : L’amour est un élément central du

pas capable de représenter ce point de vue avec

roman, notamment à travers les chansons

une complexité suffisante. Peut-être me sentais-


DAVID CHARIANDY I LFC MAGAZINE #13

je tout simplement plus à l’aise dans la peau de Michael que dans celle de Francis ! LFC : Après avoir lu ce roman, que voudriez-vous que le lecteur retienne de votre roman ?

DM : Qu’il y a de la beauté là où souvent nous ne croyons pas pouvoir en trouver. Et aussi que des dangers guettent les jeunes gens. La société doit admettre que ces dangers existent. Elle doit assumer cette réalité dérangeante. LFC : Votre roman a été distingué par le prix Rogers Writers’ Trust Fiction 2017 à Toronto, au Canada. L’écriture est un acte plutôt solitaire. Ceci dit, qu’avezvous ressenti lors de la remise de ce prix littéraire ?

DM : La plupart des écrivains sont des personnes souvent solitaires et parfois même assez timides. Une récompense concentre subitement l’attention sur vous. Je me suis senti terriblement heureux et flatté de recevoir ce prix. Mais j’étais aussi dans un sens un peu surpris. Parce que mon histoire concerne des gens qui ne sont pas fréquemment mentionnés dans une œuvre littéraire. Et je suis aussi très surpris que le roman a été traduit et publié dans différents pays et différentes langues.


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#13

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DÉCEMBRE 2018

INES BAYARD LA ROMANCIÈRE QUE PERSONNE N'A VUE VENIR ET QUI A DÉRANGÉ LES LECTEURS AVEC SON PREMIER ROMAN.

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET MURIEL LEROY PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Dans ce premier roman suffoquant, Inès Bayard dissèque la vie conjugale d’une jeune femme à travers le prisme du viol. Un récit remarquablement dérangeant. Rencontre avec la romancière que personne n'a vue venir et qui a dérangé les lecteurs avec sa première fiction, "Le malheur du bas" (Albin Michel).

LFC : Vous publiez votre premier roman Le

témoignages de femmes. J'ai essayé de récolter

malheur du bas (Albin Michel). Ce texte est

le maximum d'informations utiles. Mais la

puissant et très abouti. Avant de publier ce

rédaction de ce roman a duré seulement un

livre, aviez-vous beaucoup écrit ?

mois.

IB : Non. Je n'ai pas écrit de roman avant

LFC : Pour écrire Le malheur du bas, avez-vous

celui-ci. C'est même un premier jet, parce qu'il

suivi la chronologie précise de l’histoire ?

a été peu travaillé en corrections. Ce texte n'a d'ailleurs pas subi beaucoup de

IB : Oui. Je l'ai travaillé de manière très

modifications entre le moment où je l'ai

concentrée, suivant une chronologie précise de

soumis à mon édifice et le moment de sa

l'histoire. Je n'aurais pas pu passer deux ans sur

publication. On a juste corrigé des fautes de

l'écriture. Cela n'aurait pas produit le même effet

syntaxe, quelques erreurs et retiré quelques

d'urgence. Le rythme de l'écriture va avec le

passages repetitifs. Cela a été assez rapide

rythme de l'histoire de mon personnage. C'est

dans les faits.

pour cela que c'est très rythmé.

LFC : Ce roman va à l’essentiel. Comment

LFC : Nous avons lu votre livre et nous

l’avez-vous conçu ?

souhaitons que vos futurs lecteurs n'en sachent pas trop. Ne leur gâchons pas le

127

IB : Il a été écrit durant un laps de temps très

propos du livre. Néanmoins, comment

court. La réflexion et la documentation ont

présentez-vous votre personnage principal ?

été plus longues. J'ai dû lire beaucoup de

Comme une héroïne ou une anti-héroïne ?


IB : Si une héroïne, c'est plutôt quelqu'un qui a des pouvoirs, qui s’en sort hyper bien, non, ce n’est pas une héroïne. C’est une femme avec une vie banale. Mais selon moi, cette banalité-là n'existe pas dès le départ. Une femme sans problème financier, vivant dans une famille unie, avec un emploi stable, donc

SELINA

sans aucune crainte particulière, pour moi, ce n’est pas une banalité. C'est même une certaine exception. Que j'ai mis en avant pour pouvoir ensuite la faire sombrer progressivement. Elle ne trouvera ni les

Ce que je dis souvent, c’est que le point de départ de ce roman était d'écrire sur le corps de la femme. C'est vraiment un livre RICHARDS du corps. Une fois l'idée en tête, je me suis dit : comment l’appréhender ?

ressources ni les capacités de se sortir de ce malheur.

documentée sur divers supports. J'ai lu de nombreux témoignages de femmes, cohérents,

LFC : Que pensez-vous sur le fait de ne pas

mais pas forcément en rapport avec la violence.

dévoiler le propos du roman avant sa

Puis Metoo est arrivé et cela m'a amené à

lecture ?

reconsidérer la place du corps de la femme dans la société. Parce que c'est ce qui s'est passé. J'ai

IB : Ce roman peut être abordé par plusieurs

donc eu accès à des témoignages beaucoup

façons. Notamment, il y a ceux qui rentrent

plus forts sur le corps qui était vraiment central.

dans le détail, en racontant la trame de

L’histoire est donc arrivée naturellement, mais il

l'histoire. C'est une question de sensibilité du

fallait structurer la trame narrative de manière

lecteur. Dans les deux cas, cela ne me

très stricte.

dérange pas. LFC : C’est intéressant, car le choix de votre LFC : Quel a été le point de départ de

construction captive justement le lecteur.

l’écriture de ce roman à propos du malheur de cette femme qui ne fait que se

IB : Je n'avais pas pour idée de commencer un

poursuivre ?

roman sans savoir où j'allais. J’avais le début, le milieu et la fin. Tout était même presque écrit

128

IB : Ce que je dis souvent, c’est que le point

avant. Il fallait aussi permettre au lecteur d'être

de départ de ce roman était d'écrire sur le

spectateur et acteur. Il fallait qu'il ressente cette

corps de la femme. C'est vraiment un livre du

impuissance qui amène à l'oppression au

corps. Une fois l'idée en tête, je me suis dit :

moment de la lecture. Tout ce qui va le

comment l’appréhender ? Il me fallait un bon

déstabiliser, le faire tanguer à droite ou à

axe d'approche, une entrée. Je me suis alors

gauche. Tout ce qui fait qu'on se sent mal à


INES BAYARD I LFC MAGAZINE #13


La problématique du corps de la femme suscite toujours autant de tensions. De toute façon, dès que nous commençons à entrer dans ces zones-là, cela bouscule dans tous les sens. du corps S E L I N A La R I C Hzone ARDS féminin, c'est une zone de turbulences pour notre société. l’aise. Tout était extrêmement calculé dans la

zones-là, cela bouscule dans tous les sens. La

narration.Si j'ai cela qui me revient aux oreilles, c'est

zone du corps féminin, c'est une zone de

très bien.

turbulences pour notre société. Quoiqu'il arrive si vous abordez le sujet et que

LFC : Avec ce premier roman, vous lancez un

vous le faites de manière frontale en vous

pavé dans la mare. Selon vous, être écrivain, est-

concentrant uniquement sur la réalité des

ce susciter des réactions dérangeantes chez le

choses, tout en vous éloignant du flou de cette

lecteur pour le bousculer ?

espèce de silhouette féminine très ancrée dans la sensualité, vous entrez dans cette zone. Cela

IB : Je m'intéresse beaucoup à une littérature

part dans tous les sens. C'est d'ailleurs aussi

particulière. Je ne lis pas de feel good même si c’est

pour cela qu'on dit que j'ai une écriture

un succès en librairie. Je peux comprendre

organique. Parce qu'elle est dans la réalité.

d’ailleurs que les lecteurs aiment lire ce genre de

L’actualité fait aussi qu'il y a un parallèle entre

littérature. Je m’intéresse à l'art, à la musique, à la

mon roman et ce qui se produit aujourd'hui

littérature. Quand je lis, j’aime me sentir bousculée.

autour du corps de la femme et du viol. En

J’aime bien quand quelqu'un remet en cause mes

même temps quand j'écris, je n'ai aucune

convictions qu'il s'agisse d'un livre, d'un film, d'une

difficulté à décrire une scène de viol et de la

exposition... Tout ce qui relève du choc m'intéresse.

même façon à écrire une scène de repas. J'écris tout exactement de la même manière.

LFC : Votre roman suscite des réactions à sa lecture. C'est un livre qui fait parler. En très peu

LFC : C’est ce qui rend votre livre glaçant.

de pages, vous dites beaucoup de choses sur notre société.

IB : Oui. Justement, il faut se retirer un peu de soi et se concentrer sur l'écriture. Et là, rien n'est

130

IB : Oui. La problématique du corps de la femme

impossible. Je suis alors plus concentrée sur la

suscite toujours autant de tensions. De toute façon,

forme de ma phrase, l'orthographe. Écrire des

dès que nous commençons à entrer dans ces

scènes comme cela ne me heurte pas. Après,


oui, en tant que citoyenne, je suis heurtée quand

Au début, je ne savais pas que j'allais être publiée.

j'entends des choses réelles.

Je l'ai envoyé par La Poste. La première étape est de savoir si le texte va passer. Je n’en étais pas

LFC : Quelle était votre difficulté pour écrire

sûre, à cause de l'ambiance actuelle.

ce roman ?

Heureusement, je tombe sur mon éditrice Linda, qui est une femme extraordinaire. Elle est très

IB : La phase la plus complexe, c'est toujours

enthousiaste à l'idée de publier le texte. Et là, cela

celle d'avant pour structurer les idées. Aller vers

change le rapport à l'écrit quand on sait qu'on va

ce dont j'ai envie et ne pas partir dans tous les

être publié ou non. Ensuite, je ne sais pas si cela va

sens.

marcher. Alors l’éditeur commence à le donner aux libraires. Ainsi, on sent qu'il y a quelque chose qui

LFC : Effectivement, vous aviez de quoi partir

prend.

dans tous les sens...

Viennent ensuite la publication et les premiers IB : Oui, exactement. De plus, c'est un sujet qui

retours de lecture, qui sont exclusivement des

avec le mouvement metoo qui est arrivé, a posé

lectrices dans les premiers temps. Puis arrivent les

une multitude de questions. Il fallait éviter les

hommes, avec un état d'esprit assez particulier.

pièges, comme ne pas écrire de documentaire

Immédiatement, ils sont perturbés par mon

dans le roman par exemple. Mais il y en a

personnage masculin. Pourquoi avez-vous mis un

beaucoup d'autres, des pièges !

personnage comme cela dans votre roman ? Il

n'arrive pas à voir ce qu’elle vit, alors d'une LFC : Pour vos premiers pas en littérature,

certaine façon, il est lui aussi coupable. Ce n’est

vous avez su éviter l'écueil du premier roman

pas du tout comme cela que j'ai voulu faire. Mon

qui est de trop vouloir en dire. C’est un essai

personnage, Laurent est un bon mari, un mari

réussi.

aimant qui apporte une sécurité dans le foyer. Il n’a rien du monstre décrit par les hommes. Donc, cela

IB : Il existe une sorte de parallélisme tellement

me perturbe beaucoup. Car on retrouve cette

fort entre l'actualité et ce que je peux vivre au

espèce de culpabilité inconsciente de l'homme qui

quotidien en tant que femme ainsi que dans

de suite se dit : ce n’est pas possible, il ne peut pas

mon vécu. De nombreux paramètres

ne pas voir, ne pas sentir... Sa force et son intégrité

s’enchevêtrent. On peut facilement se perdre.

sont remises en cause. Il devient le centre de tous

Personne n'aime lire des livres décousus. Il faut

les tourments. Alors que celle qui souffre dans le

quand même sentir que l'écrivain tient son truc.

roman, au-delà de Laurent qui finira aussi par en souffrir, c'est quand même sa femme.

LFC : Quels sont les retours de lecture de votre roman Le malheur du bas ?

Ce roman fait aussi écho aux réactions que je sens et qui ne sont pas si claires. Mais il y a aussi des

IB : Les retours de lecture sont assez diversifiés.

hommes qui ont aimé ce roman en étant dans une


INES BAYARD I LFC MAGAZINE #13


La problématique du corps m'intéresse toujours autant. Je continuerai à l'explorer jusqu'à ce que j'arrive au bout. logique complètement différente.S E L I N A

RICHARD S cinéma, je vois mal une espèce de

J'ai aussi eu des femmes qui trouvaient

voix off qui parlerait comme cela.

choquant qu'on fasse d'elle une meurtrière, car

Je vois mal la mise en scène. Cela

c'était une victime. Elle ne pouvait donc pas

m'inquiéterait même. Il faudrait

passer à l'acte. D’autres me reprochaient de

même travailler là-dessus. J’en ai

mettre trop d'artifices dans mon roman, comme

parlé à un ami producteur, qui a lu

si parler du corps était un artifice mis en plus.

le texte rapidement. Il m'a confirmé

J’ai aussi eu d'autres réactions très

qu'il le voyait au théâtre. Au

sympathiques.

cinéma, ce serait suicidaire.

LFC : Cela fait débat et tant mieux, puisque

LFC : Écrivez-vous un autre

vous vouliez un roman qui ne laisse pas

roman actuellement ?

indifférent !

IB : J’ai autre chose en tête. Mais IB : Voilà, le débat est ouvert. Et puis, comme

rien n’est écrit encore. Cette fois-ci,

vous dites, tant mieux! Quand je lis, j'aime

je vais prendre plusieurs années.

passer par toutes les émotions. Et quand les écrivains remettent tout en doute, c’est

LFC : Plusieurs années ?

nécessaire. IB : Plus d’une année voire deux LFC : Si on vous propose une adaptation

ans. Je veux prendre le temps.

cinématographique, seriez-vous partante ? LFC : Vous ne publierez pas un

IB : C’est une question complexe. Ce roman, je

livre par an. C’est ce que nous

ne l'imagine pas au cinéma. Néanmoins, une

entendons dans votre réponse.

adaptation théâtrale, avec grand enthousiasme.

133

Je serais plus à même d’avoir une réflexion sur

IB : Non. Mais la problématique du

la mise en scène au théâtre, avec une héroïne

corps m'intéresse toujours autant.

qui sur scène crie au public sa rage, sa

Je continuerai à l'explorer jusqu'à

peine. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le

ce que j'arrive au bout. Mais pour le

texte, c'est une intériorisation de la pensée du

moment, je ne suis pas encore

personnage, qui ne parle pas. Donc au

fixée.


INES BAYARD I LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

GILLES PARIS

L'ÉCRIVAIN DE L'ENFANCE ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Attaché de presse indépendant dans l'édition et surtout l’auteur de "Autobiographie d’une courgette" qui a été un carton en librairie et au cinéma avec le film d'animation, Gilles Paris signe un recueil de nouvelles "La lumière est à moi et autres nouvelles" publié chez Gallimard. Rencontre pour une séance de photos et un entretien où l'émotion est au rendez-vous. LFC : Vous publiez La lumière est à moi et

sortira au moment du Salon du livre en mars 2019.

autres nouvelles (Gallimard), dans la

C’est pour moi quelque chose que je ne referai

collection Haute enfance. Pouvez-vous

sûrement pas parce que cela demande une attention,

nous parler de cette collection ?

une pression qui ne me ressemble pas en tant qu’écrivain. J’aime davantage l’idée de prendre son

GP : C’est une collection prestigieuse, dans

temps pour écrire. Et de publier quand on en a envie.

laquelle on trouve un certains d’écrivains

Finalement, les circonstances ont fait que ces trois

célèbres dont James Ivory. Elle a été créée et

livres sortent de manière très rapprochée. Mais le

elle est dirigée par COLLINE FAURE-POIRÉE

prochain roman, sur lequel je suis en train de travailler,

qui est une grande éditrice de Gallimard.

ne paraîtra pas avant au moins trois ans. Il y aura donc de la distance. Et j’y tiens parce qu’on a tendance à

LFC : Une publication chez Gallimard, est-

oublier que pour un artiste, c’est bien de se faire

ce important pour vous ?

oublier un peu. J’aime cette idée de garder une forme de distance dans la création et à un moment donné

GP : C’est un peu exceptionnel, oui. Si on

disparaître quelque part. Faire autre chose. Cela

remonte dans le temps, mes trois premiers

n’empêche pas d’écrire. Mais on est moins sous les

romans étaient espacés chacun de dix ans. Et

feux des projecteurs.

ces derniers temps, cela s’est accéléré. Le vertige des falaises est paru chez Plon en avril

LFC : C’est la première fois que vous publiez des

2017. Ce recueil de nouvelles sort en octobre

nouvelles. Comment sont-elles nées ?

2018. Et je publie chez Gallimard Jeunesse mon premier album illustré jeunesse qui 136

GP : Pour dire la vérité, j’en écris depuis l’âge de douze


ans. Cela a toujours été mon exercice favori. Dans mes romans, les chapitres sont souvent conçus comme des nouvelles. J’en ai publié parfois sur des blogs ou dans des revues. Mais je rêvais d’en faire un livre. Et quand j’ai publié mon premier roman, papa et maman sont morts. Jean-Marc Roberts qui était alors

SELINA

mon éditeur avait lu et aimait beaucoup mes nouvelles, mais il m’avait expliqué qu’en France, c’était difficile, que ce n’était pas un genre qui cartonnait ; en dehors d’auteurs

Je pense que jusqu’à mon dernier souffle, RICHARDS j’écrirai sur l'enfance.

prestigieux comme Eric-Emmanuel Schmitt ou Anna Gavalda. Des auteurs qui ont l’habitude d’être exposés et peuvent se

adulte et la langue enfant, comme une sorte de

permettre d’être exposés dans l’écriture de

pause pour passer d’un univers à l’autre,

nouvelles. Mais pour moi, c’était un véritable

puisque tous ces personnages ont en commun

rêve difficile à réaliser. J’ai essayé plusieurs

une enfance déchue, un moment dans leur vie

fois d’aborder la question. Et j’avais à peu

où l’enfance décide de leur destin. Pour moi,

près toujours la même réponse. Mais dans le

c’était important qu’il y ait ce trait d’union entre

cas de Gallimard, ce sont eux qui sont venus

le monde adulte et le monde enfant.

vers moi. Et ils m’ont proposé de faire un recueil de nouvelles. J’espère par la suite en

LFC : L’enfance est un des thèmes qu’on

faire d’autres avec Colline. C’est vraiment un

retrouve dans tous vos livres.

projet de longue haleine. C’est une manière de condenser la vie, l’amour, les sentiments

GP : Je pense que jusqu’à mon dernier souffle,

et de faire vibrer les gens sur des

j’écrirai sur ce sujet. J’aime beaucoup cette idée

émotions nues, sans artifices.

dans certaines nouvelles adultes, je pense à cette nouvelle sur la séduction, ce neveu qui

LFC : Comment avez-vous travaillé l’ordre

observe son oncle et en fait une sorte d’oncle

des nouvelles ?

boy qui est un roman de Christine de Rivoyre qui

m’a beaucoup travaillé quand j’étais adolescent.

137

GP : Une fois que j’ai terminé de les écrire,

Cette vision idyllique qu’il n’est pas. Pas plus

nous nous sommes réunis chez Gallimard.

dans la nouvelle de Christine de Rivoyre que

J’avais envie d’alterner les nouvelles adultes,

celle de mon personnage. Mais on devine ses

qui ont été spécialement écrites pour ce livre

défauts, ce qui ne fonctionne pas dans son jeu

et les nouvelles enfants que j’avais écrits au fil

de séduction. Mais dans le regard de son neveu,

des ans. L’idée était d’alterner la langue

il brille de mille feux.


GILLES PARIS LFC MAGAZINE #13


La mort a toujours été quelque chose d’effrayant pour moi. L’idée surtout que tout s’arrête alors qu’on se bat au jour le jour pour exister, pour aimer, être ce qu’on est. SELINA

RICHARDS

LFC : Nous avons beaucoup aimé la première

aussi celui du recueil. C’est une nouvelle à

nouvelle du recueil. Ce n’est pas anodin que le

laquelle je tenais beaucoup. Puisque c’est

livre commence par celle-ci, parce que c’est une

l’histoire d’un enfant qui va guérir sa mère qui

nouvelle dont on se souvient durablement.

était malade depuis des années. Et il lui rend en quelque sorte la vie.

GP : C’est une nouvelle très étrange, parce que quand je l’ai terminée, je me suis dit qu’il manquait

LFC : La thématique de la mort ou du deuil

quelque chose. Je me suis demandé s’il ne fallait

des parents revient souvent dans vos

pas la rallonger alors qu’elle se déroule déjà sur

nouvelles.

plus de quarante ans. Et ensuite, je me suis dit qu’il fallait plutôt la voir sous un autre angle. On connait

GP : Oui. Quand nous sommes gravement

l’histoire vue par Ruth, le personnage féminin

malades, l’ordre des priorités change

principal. Et le lecteur va découvrir la véritable

radicalement. Et la mort arrête tout

histoire vue par l’homme, Anton, qui va dans la

définitivement. Je fais partie de ces gens qui ne

seconde nouvelle raconter ce qui leur est arrivé. Et

croient pas à l’au-delà. Pour moi, quand la vie

toutes les carences qui figurent dans la première

s’arrête, c’est la fin de notre trajectoire, de notre

nouvelle vont apparaître clairement dans le langage

histoire. Il n’y a rien après. Et même si à deux

d’Anton.

reprises, dans mes textes, je donne la parole aux morts, je montre d’ailleurs peut-être que les

LFC : De ce fait, cela en fait un recueil de

vivants. Mais la mort a toujours été quelque

nouvelles avec des originalités puisqu’il y a des

chose d’effrayant pour moi. L’idée surtout que

nouvelles qui se répondent l’une à l’autre.

tout s’arrête alors qu’on se bat au jour le jour pour exister, pour aimer, être ce qu’on est. Mais

139

GP : C’est vrai. Certaines nouvelles se répondent et

je pense que tant que nous avons la santé, que

d’autres non. J’ai terminé le recueil sur la nouvelle

nous ne sommes pas dans cet esprit-là, tout

qui s’appelle Lior, Lior étant un prénom hébreu qui

peut se faire. Bien sûr, nous pouvons avoir des

signifie en français la lumière est à moi. Ce titre est

freins, des hésitations. Mais nous sommes


GILLES PARIS LFC MAGAZINE #13


quand même dans de meilleures

au photographe Didier Gaillard-Hohlweg qui se

dispositions pour se dépasser soi-même.

passe aux États-Unis, dans l’Utah. C’était un

Nous pouvons bien sûr écrire quand nous

documentaire que j’avais vu sur l’histoire de deux

sommes malades. Mais nous n’écrivons

frères qui habitaient au pied de cette montagne

pas de la même manière. Nous ne sommes

rose. Et j’ai eu l’idée de se faire rencontrer au

pas aussi joyeux. Il y a des gens qui

sommet de cette montagne un allemand de 46 ans,

écrivent dans la douleur. Mais moi, il faut

homo, et une jeune israélienne d’une vingtaine

que je sois bien physiquement dans ma

d’années. C’est une rencontre très forte entre eux.

peau, sinon il me manque l’énergie, l’élan

J’aimais cette idée de mêler des nationalités, des

vital, pour raconter la vie des autres.

religions et des lieux dans un récit. Il y a aussi des histoires qui se passent à Lausanne, sur l’île

LFC : Alors pendant ces moments où

Maurice ou en Italie, à Stromboli. Il y avait une idée

vous manquez de cette énergie, de cet

d’universalité. Je vais beaucoup au cinéma. Je vois

élan, pour écrire, pouvez-vous malgré

beaucoup de films d’auteur. Et je me rends compte

tout vous réfugier dans la lecture ?

en voyant des films d’un réalisateur danois, ou d’un russe que chaque fois les sentiments sont perçus

GP : Oui, je peux lire. Je peux m’y réfugier.

de manière différente. Et j’avais envie d’une palette

Je ne suis pas sûr de garder aussi bien en

où les sentiments ne sont pas tout à fait les mêmes

mémoire les livres que je lis quand je suis

selon les histoires.

malade. Mais cela ne m’empêche pas d’observer. Quand je suis sorti des

LFC : Parallèlement à la sortie de ces nouvelles, il

épisodes de maladies, j’ai pu écrire sur des

y a une exposition photo qui accompagne les

choses dont je me remémorais. Et c’est

textes. Pouvez-vous nous en parler ?

important. Puisque c’est ce que j’aime : surprendre les lecteurs, raconter des

GP : Avant d’écrire ces nouvelles, j’avais rencontré

histoires dans lesquelles nous sommes un

le photographe que j’ai déjà mentionné Didier

peu emportés par l’énergie, la fougue des

Gaillard- Hohlweg. J’ai adoré son travail. Je suis fan

personnages, leur envie d’aimer et d’être

des photographes en général. J’ai trouvé une

aimé en échange. Et cela donne des

sensibilité particulière dans celle de Didier ; c’est un

histoires qui sont à la fois bouleversantes et

photographe qui a travaillé dans le milieu de la

fortes.

mode. Et il ne s’y est pas retrouvé. Il a donc changé d’horizon à 180° et s’est tourné vers les pays en

LFC : Les décors importent aussi. On

conflits. Il est allé en Bosnie et en Israël. Au lieu de

n’est jamais dans le même paysage

photographier les gens, il a photographié les

d’une nouvelle à l’autre. Le lecteur

paysages, mais aussi des murs criblés de balles,

voyage.

des affiches de propagande. Et pour certaines de mes nouvelles, je me suis servi de ses photos en me

GP : Oui. J’ai écrit une nouvelle en

faisant le pari qu’on pût inventer une histoire à

particulier sur le toit du monde que je dédis

partir d’une ou plusieurs d’entre elles. Donc nous


en sommes venus assez vite à l’idée de monter une exposition où la littérature et la photographie se répondent. J’ai donc proposé des extraits de mon livre.Nous les avons mis sur des cartons format A3. Il y a vraiment une correspondance entre les extraits de mes textes et les photos de Didier Gaillard-Hohlweg. Pour cela, nous avons travaillé en binôme et choisi photos et textes ensemble. LFC : Où cette exposition était-elle visible ?

GP : Du 22 octobre au 12 novembre, une partie de l’exposition était visible à la librairie Filigrane à Bruxelles. Et du 8 au 11 novembre, c’était à Paris, pour la manifestation Photo-Fever au Carrousel du Louvre. LFC : Quels sont vos projets ?

GP : Mon prochain livre paraîtra chez Gallimard Jeunesse. Il s’appelle Inventer les couleurs. C’est mon premier livre illustré jeunesse. Et cela correspond à mes soixante ans, l’an prochain. Ensuite, d’ici trois ans, mon prochain roman devrait être terminé. J’y travaille déjà depuis un an. Il se passe entièrement à Stromboli où je suis déjà allé plusieurs fois pour les besoins du livre. C’est un travail colossal parce que ce sera un roman grand public, mais qui va mélanger un certain nombre de nationalités et de faits d’actualités. LFC : Votre roman le vertige des falaises est disponible en version poche chez J’ai lu depuis le 12 septembre.

GP : Oui. La couverture du livre en format poche a d’ailleurs été faite par Didier Gaillard-Hohlweg. C’est une de ses photos : une jeune femme française. Cette photo a été faite aux États-Unis il y a treize ans à Shutter Island. Et elle a aujourd’hui vingt-huit ans.

GILLES PARIS LFC MAGAZINE #13


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#13

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NOVEMBRE 2018

PERLA SERVAN-SCHREIBER ENTRETIEN INÉDIT

VIEILLIR HEUREUX AVEC JOIE !

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : PATRICE NORMAND LEEXTRA


Après "Ce que la vie m'a appris", Perla Servan-Schreiber publie "Les promesses de l'âge" (Flammarion), un livre dans lequel elle brise le tabou de la vieillesse. Rencontre à son domicile à Paris pour une séance de photos et un entretien inédit.

LFC : Vous avez préalablement publié le

vivre commençait. Et j’ai donc découvert qu’au fond,

livre Ce que la vie m’a appris et aujourd’hui

c’était bon de rentrer dans ce qu’il convient d’appeler

celui-ci, Les promesses de l’âge

la vieillesse. J’aime beaucoup ce mot. Il ne me fait pas

(Flammarion). Ces deux livres sont liés.

peur. J’ai tout de même aujourd’hui 75 ans. J’ai

C’est une continuité. Êtes-vous d’accord

commencé à écrire ce livre à 72 ans. Et c’était une

avec cette affirmation ?

belle découverte. Parce que, étant vieille et en retraite, je me mettais à une autre place. Et les autres me

PSS : Oui, c’est une continuité. Et

voyaient bien à cette place-là. Et j’aime cette nouvelle

curieusement, le livre Les promesses de l’âge

relation qui s’installe entre les autres et moi.

aurait dû précéder Ce que la vie m’a appris. Il y a déjà 3 ans que j’ai eu l’idée d’écrire sur

LFC : Dans ce livre, vous dites qu’il ne faut pas

l’âge parce que depuis des années, je prends

confondre vieillesse et maladie.

de l’âge, mais je ne me sens pas vieillir. C’est

144

une sensation très étrange. Les mots qui me

PSS : Oui, je crois que là, il y a quelque chose de très

viennent sont compliqués pour exprimer

fort. Et je n’aurais pas pu imaginer d’exprimer ceci de

cette nuance qui est aussi le sentiment de

cette façon-là. J’ai lu de nombreuses choses sous la

toute ma génération. Je trouvais que c’était

plume de sociologues qui s’expriment sur la vieillesse.

une découverte de petites misères physiques

Et je pense que c’est une des mises en garde les plus

et corporelles. Et à la fois d’extraordinaires

fondamentales. Quand on est malade, que l’on ait 80

découvertes d’un univers nouveau. Parce

ans ou 20 ans, la vie ne ressemble pas à celle qu’on

que j’ai réalisé, il y a 3 ans, un virage dans ma

avait la veille. Les handicaps sont là. La pénibilité, les

vie. Nous avons arrêté notre entreprise de

espoirs aussi, mais nous avons trop souvent tendance

presse. Et de ce fait, une nouvelle manière de

à confondre la vieillesse et la maladie. Et une des


choses que je voulais souligner dans ce livre, c’est qu’aujourd’hui, grâce aux progrès de la science dont nous bénéficions, y compris guérir de cancers, nous vivons vieux. Il est essentiel de considérer que la science nous permet de déconnecter l’âge de la vieillesse. Et ça, c’est formidable. On ne sait plus à quel âge commence la vieillesse. On sait comment elle

SELINA

finit. Et contrairement à la jeunesse, dont on ne

sait pas quand elle finit, mais on sait quand elle

La vieillesse n’est pas une maladie. C’est un âge de la vie comme les autres et vieillir R I Cn’est H A R D S pas forcément tomber malade.

commence. La vieillesse, c’est exactement l’inverse. Or, précisément aujourd’hui, on a des statistiques, que j’ai mises en annexes avec des chiffres qui disent ce phénomène. Ces chiffres disent que 90% des nonagénaires, aujourd’hui, ne sont pas malades. Ce qui veut dire qu’on est de plus en plus nombreux à vieillir longtemps et en bonne santé. Je ne parle bien sûr pas de ceux qui sont atteints d’Alzheimer ou autres maladies, car ces horribles choses ne sont pas le propre de la vieillesse. Ils peuvent même toucher des personnes de plus en plus jeunes. Ceci en raison des modes de vie actuels. Par exemple, un de nos amis nous apprenait l’autre jour que son petit-fils était atteint d’une horrible tumeur au cerveau alors qu’il n’a que dix ans. Les médecins lui ont confirmé que c’étaient des maladies nouvelles, dévastatrices, qui n’existaient pas il y a encore quelques années. Mais la vieillesse n’est pas une maladie. C’est un âge de la vie comme les autres et vieillir n’est pas forcément tomber malade. LFC : Dans votre livre, vous dites qu’il y a de plus en plus de personnes qui vivent longtemps. Mais on a le sentiment qu’il y a une contradiction entre cette vérité et ce que vous évoquiez avant : le petit garçon

145

atteint d’une tumeur et qui n’a que dix ans. On peut se demander si les générations futures auront aussi la possibilité de vivre si longtemps ou si l’espérance de vie régressera.

PSS : Vous avez raison, on sait que durant les vingt prochaines années, les gens vont continuer à vieillir de façon exponentielle. Et il y aura de plus en plus de vieux. L’INSEE dit que dans vingt ans, il y aura plus de personnes de 65 ans que de jeunes de 20 ans. Au-delà, on pense que ça va s’inverser. Reste que je suis dans cette génération-là. Et ceux de 50 ans aujourd’hui sont aussi dans cette tranche-là. LFC : Dans votre livre, vous utilisez le terme de vieux que vous préférez à celui de senior ?

PSS : Franchement, on ne dit pas d’un jeune qu’il est un gamin. Pourquoi appellerait-on les vieux autrement que vieux. Sauf si ce nouvel âge que la science nous permet de vivre soit nommé autrement. J’ai essayé. Je me suis dit : on peut appeler ça la petite vieillesse, puisque quand on

interroge les gens et qu’on leur demande l’âge de la vieillesse, ils disent 90 ans. Pour une femme


PERLA SERVAN-SCHREIBER LFC MAGAZINE #13


Dans mon livre, je ne donne ni conseils ni leçons de vie. Je témoigne d’une expérience. SELINA

RICHARDS

de mon âge, on dirait une petite vieille. Cela ne va

si j’ai eu des moments lumineux lors de cette

pas ! Donc il faut continuer à chercher.

période.J’adorais danser le rock. J’ai beaucoup dansé. C’étaient les moments de joie de ma

LFC : Vous aimez les vieux ?

jeunesse. Mais ce que je pense, c’est que plus on vieillit, plus il est important de garder des

PSS : Je les adore ! Depuis toute petite, j’ai eu la

liens avec les jeunes. Sans courir après une

chance d’avoir des grands-parents magnifiques qui

illusion de jeunesse qui serait la nôtre. Mieux

n’étaient rien d’autre que vieux. Ils n’essayaient pas

vaut aimer la jeunesse des autres.

d’être autre chose que vieux. À l’époque, être vieux, c’était à 45 ans. Pour les femmes, c’était pire

LFC : Du passage de l’activité professionnelle

encore.À la ménopause, ce n’était plus des femmes,

à la retraite, quels conseils pouvez-vous

puisqu’elles ne pouvaient plus avoir d’enfants. Et à

recommander à ceux qui vivent ce moment

l’époque, la féminité était fortement reliée à la

clé d’une vie ?

maternité. Alors qu’aujourd’hui, il serait bon de faire un syllogisme en disant puisque l’âge est

PSS : Dans mon livre, je ne donne ni conseils ni

déconnecté de la vieillesse, tout comme la maternité

leçons de vie. Je témoigne d’une expérience. Et

l’est de la féminité, grâce à la contraception, donc on

peut-être que d’autres s’y reconnaîtront. Ce que

va essayer d’effacer l’âge pour effacer la vieillesse. Et

je peux observer, c’est que si on s’arrête, on est

c’est l’idéologie anti-âge de l’industrie cosmétique

mort. C’est une forme de mort qu’on s’inflige

qui est en train de noircir la vie des femmes de plus

quand on arrête toute activité. Que l’on arrête

de 50 ans.

son activité parce qu’on a 65 ans dans une entreprise, c’est une obligation. Dans mon cas,

LFC : Vous dites aussi dans votre livre qu’il faut

étant moi-même entrepreneur avec mon mari,

aimer la jeunesse.

nous avons arrêté à 72 ans, par choix. D’autant que le domaine de la presse écrite actuellement

147

PSS : Oui, il faut aussi aimer la jeunesse des autres !

est un domaine en souffrance. Mais cela ne veut

Moi je n’ai pas beaucoup aimé ma jeunesse, même

pas dire que j’ai arrêté toute activité. Au


PERLA SERVAN-SCHREIBER LFC MAGAZINE #13


BENEDICT WELLS

C MAGAZINE #13 Plus onL F vieillit, plus il est important de s’occuper de soi. Ce n’est pas seulement une question de rides. C’est une des manifestations de la vieillesse. Mais il y en a bien d’autres. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer dans ce livre.

contraire, j’ai découvert grâce à de nouvelles rencontres,

la même personne qui parle. Cela

de nouvelles possibilités. J’ai aussi plus de temps pour

vient de la même vie. Les

écrire. J’ai des projets. Donc tout cela me permet de dire

péripéties sont différentes. Mais

que l’important quand on vieillit n’est pas de rester jeune,

elles se ressemblent. C’est

mais de rester vivant.

pourquoi j’ai voulu que les deux livres se ressemblent aussi

LFC : Ce que la vie m’a appris a amené Les promesses de

physiquement.

l’âge. Le livre Les promesses de l’âge amènera un nouveau livre ?

LFC : En témoignant dans ce livre, qu’aimeriez-vous que les

PSS : Les promesses de l’âge est un livre que j’ai eu des

lectrices retiennent ?

difficultés à terminer. Je l’ai commencé bien avant Ce que la vie m’a appris. Puis un éditeur m’a proposé d’écrire ce le

PSS : Qu’elles n’aient plus jamais

livre Ce que la vie m’a appris, et j’ai jugé qu’il était plus

peur de vieillir. Je serais très

important que je sorte les livres dans cet ordre. Donc j’ai

contente s’il y a, ne serait-ce

interrompu Les promesses de l'âge. Et j’ai repris ensuite

qu’une femme, qui se dit : voilà, je

Ce que la vie m’a appris. C’est compliqué d’interrompre un

n’ai plus peur de vieillir, je vais aller

livre. Mais j’ai observé qu’un des chapitres sur lequel j’ai

vers la vieillesse, le plus

été le plus interrogée dans Ce que la vie m’a appris, c’est

élégamment possible. Parce que

le chapitre : vieillir enfin libre. Parce que personne ne m’a

plus on vieillit, plus il est important

jamais dit que plus je serai vieille, plus je me sentirai libre.

de s’occuper de soi. Ce n’est pas

Cela a beaucoup interpellé de nombreux journalistes.

seulement une question de rides.

Donc je me suis dit : je vais écrire là-dessus. Et puis

C’est une des manifestations de la

comme je parle d’une expérience personnelle en la

vieillesse. Mais il y en a bien

replaçant dans un contexte d’époque et sociologique,

d’autres. C’est ce que j’ai essayé

c’est difficile que ce soit différent. C’est forcément la

d’expliquer dans ce livre.


PERLA SERVAN-SCHREIBER LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

CHRISTIAN PAGE ENTRETIEN INÉDIT

EX-SDF 2.0, IL TÉMOIGNE DANS SON LIVRE D'UNE LUTTE ACHARNÉE POUR VIVRE DIGNEMENT ET LIBRE !

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA


Ex-SDF 2.0, Christian Page publie son témoignage "Belleville au cœur" chez Slatkine & Cie. C'est sur les réseaux sociaux, Twitter, que ce dernier a réussi à attirer l'attention. Rencontre avec un héros ordinaire qui vous changera le regard porté au sans-abris en bas de chez vous. Rencontre pour une séance de photos et un entretien d'une franchise redoutable. Fort !

LFC : Vous vous appelez Christian Page et

LFC : Vous n’écrivez pas sur le téléphone, mais à la

vous écrivez un livre Belleville au cœur.

main.

CP : Oui, je ne sais pas si c’est un nom

CP : Oui, j’écris à la main, à l’ancienne. J’ai quarante-

prédestiné. Mais j’ai toujours été vanné sur mon

cinq ans. Je ne suis pas vieux. Mais j’ai toujours un

nom depuis l’école. T’es à quelle page, les

grand et un petit carnet avec moi pour tout noter.

numéros de page, tourne la page… Il y a toujours

eu un con pour me dire : Faudra que t’écrives

LFC : Je vous pose la question parce que je crois

un livre un jour. Et bien voilà, c’est fait !

que tout a commencé sur Twitter. Confirmez-vous ?

LFC : Comme est née l’aventure du livre ?

CP : Oui dans la rue, c’est difficile de les garder plus de deux mois. Mais nous avons des téléphones. J’avais

152

CP : L’aventure du livre, l’objet, c’est un travail

un ami SDF qui se trouvait des petits boulots par le

qui dure depuis un an et demi avec Slatkine &

biais de Twitter. À l’époque, j’utilisais beaucoup les

Cie, ma maison d’édition. Mais c’était

SMS. Et Twitter, ce sont des SMS que tu envoies à la

extrêmement compliqué de conserver des

planète entière. Donc, j’ai commencé à faire un petit

papiers quand on vit dans la rue. Je me suis fait

journal de rue sur Twitter, en novembre 2016. J’y ai

voler trois fois mon sac. Donc à chaque fois que

rencontré une certaine médiatisation qui a attiré

j’écrivais quelque chose, on se calait avec ma

l’attention d’un éditeur. Slatkine et Cie m’a proposé de

maison d’édition de façon à le filer à quelqu’un

faire un livre de ce que j’écrivais. Au début, j’étais

afin que ça soit mis de côté, qu’il le retranscrive

dubitatif, parce que je suis plutôt dessins et graffitis.

et que je puisse corriger derrière.

J’ai du mal avec l’écriture parce qu’il faut la rendre


cohérente sur la durée. C’est vrai qu’après trois bières, on n’écrit plus de manière lucide… (Rires) Et puis, je n’ai pas la prétention d’être Bukowski ! Ceci dit, entre ce qui a été écrit sur Twitter et ce qu’est le livre, ça n’a rien à voir. J’ai réécrit et beaucoup modifié pour que cela tienne la route. Donc tout cela a pris deux ans. Ce sera presque un anniversaire quand le bouquin va sortir !

SELINA

LFC : Le choix de Slatkine & Cie s’est imposé à vous. Aviez-vous été approché par d’autres éditeurs ?

CP : Oui, il y a eu Gallimard ! (Rires) Mais j’ai apprécié Slatkine & Cie parce que les gens sont sympas. Et ils y croyaient vraiment, même plus que moi ! Je suis franco-suisse et eux aussi. Alors on s’est serré la main. Et cela, ça compte. Il fallait que cela soit une aventure humaine avant tout, avec des gens motivés.

C’était extrêmement compliqué de conserver des RICHARDS papiers quand on vit dans la rue. de sommelier. Vous devenez sommelier à Paris. Vous vous mariez. Vous avez une femme, un fils, et là, c’est la dégringolade. Ce qui est intéressant dans votre récit, c’est que vous expliquez que cela peut nous arriver à tous, de tomber.

CP : Oui, presque à tout le monde. Si tu es

LFC : Au point de départ du livre, vous

extrêmement riche, peut-être pas. Mais si tu es

semblez avoir une vie parfaite.

dans la classe moyenne, la dégringolade, comme je le dis dans le livre, c’est un triptyque.

CP : Parfaite, non. Mais ce n’était pas trop mal, une vie ordinaire. Je suis née en Suisse. Ma mère est de Suisse centrale. Et elle vivait en France quand elle a divorcé de mon père après l’avoir surpris en flagrant délit d’adultère. Donc, après son divorce, elle est retournée en Suisse avec mon frère et moi qui avions dix et douze ans. Elle a fait toute sorte de petits boulots. Donc, j’ai grandi en Suisse, et pour autant, je ne suis pas né avec une

153

La femme qui se barre. Le boulot qu’on perd. Et l’appartement qu’on perd aussi parce qu’on n’a plus de boulot. Je travaillais comme sommelier dans un restaurant étoilé à la Madeleine. Je gagnais environ 2200 euros net. Et j’occupais un 80 m2 en HLM dans le XIXe arrondissement dont le loyer était de 700 euros par mois. En famille, nous faisions de nombreuses activités et d’agréables sorties. C’était en 2012. Et en moins de trois ans, je me suis retrouvé à la rue. Quand

cuillère d’or dans la bouche.

tu as un RSA à 499 euros, même un loyer

LFC : Vous avez donc suivi une formation

mathématique. J’espère que tu as assuré de la

modéré, tu ne peux plus le payer. C’est


CHRISTIAN PAGE I LFC MAGAZINE #13


Je pense qu’il n’y a aucune volonté politique cohérente pour nous aider. SELINA

RICHARDS

tune de côté parce que cela pourrait t’arriver à toi !

qu'elles prennent la poussière !

LFC : Mais c’est comme cela que nous l’avons

LFC : Votre livre est un constat, un témoignage

reçu votre livre. Après lecture, nous en avons

de ce qui se passe. Pourquoi pensez-vous qu’il

parlé à la rédaction. Et nous nous sommes dit :

est si difficile de sortir de la rue ?

cela peut nous arriver ! Ça fait peur… CP : Je pense qu’il n’y a aucune volonté politique CP : Non, ce n’est pas pour cela que je l’ai écrit.

cohérente pour nous aider. Il y a deux mois, ils ont

C’est juste un rappel de la réalité ! Dans le bouquin,

annoncé qu’ils allaient supprimer 57 millions pour

je parle d’un pote, Nassim, (j’ai changé tous les

les CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion

noms pour ne pas emmerder les potes de la rue) qui

sociale). C’est la structure dans laquelle je suis et

a été professeur de français pendant sept ans et

qui m’a sortie de la rue il y a deux mois. Donc, on va

formateur au conseil général de Seine Saint-Denis :

enlever 15 millions par an pendant quatre ans aux

il est à la rue à l’âge de cinquante-huit ans. C’est

structures d’aides !

une réalité. Enfin, aujourd’hui, il n’est plus à la rue. LFC : Avez-vous déjà interpelé les politiques ? LFC : Votre situation a changé depuis peu. Vous avez été relogé. Donc c’est une bonne nouvelle.

CP : Oui, je n’arrête pas. Je suis à fond sur les

Mais dans ce livre, vous expliquez aussi que vous

réseaux sociaux. Je parle dans le livre du secrétaire

faites les choses pour les autres.

d’État au numérique, Mounir Mahjoubi. Je crois que je vais lui faire parvenir un exemplaire dédicacé !

CP : Je crois aux relations transversales. Les relations dans la vie ne doivent pas être binaires. Par

LFC : Comment allez-vous, aujourd’hui ? Quelle

exemple, je ne supporte pas les gens qui ont une

est votre situation ?

bibliothèque chez eux. Si tu kiffes mon bouquin, tu

155

le lis et tu le donnes à une autre personne. Il faut

CP : J’ai été relogé le 2 août 2018 après avoir été

faire circuler les choses, pas les garder pour

trois ans et demi à la rue. C’est encore très récent.


CHRISTIAN PAGE I LFC MAGAZINE #13


Pour moi, les vrais pauvres, ce sont les riches. Ils courent après des choses. Les pauvres, ceux qui sont dans la rue, ils sont riches à l’intérieur. les vieux réflexes de la rue, je ne les

LFC : Et côté santé ?

ai pas encore tous perdus. Par exemple, là, je suis réveillé depuis

CP : Pour l’instant, ça va. Mais c’est difficile de parler sur

deux heures et demie du matin,

la durée. J’ai commencé un apprentissage de

comme quand j’étais à la rue. Il faut

sommelier à quinze ans et j’en ai quarante-cinq ! Alors

le temps d’atterrir. Il faut

avec la rue en plus, mon foie, il en a pris un coup. Donc

réapprendre à manger à des

je m’attends à le payer un jour. Mais c’est plus à cause

horaires réguliers, dormir sur un lit.

de ma manière de vivre que pour le fait d’avoir été à la

Cela ne se perd pas, c’est comme le

rue.

vélo. Mais il y a des petits détails : par exemple, j’ai un frigo dans mon

LFC : Vous parlez de pauvreté ouvertement. Peu de

appartement. Mais dans la rue, tu

personnes osent en parler. Pourquoi ?

achètes seulement ce dont tu as besoin tout de suite. Tu perds

CP : Pour moi, les vrais pauvres, ce sont les riches. Ils

l’habitude de faire des courses. Il a

courent après des choses. Les pauvres, ceux qui sont

donc fallu que je me réorganise pour

dans la rue, ils sont riches à l’intérieur. Quand on passe

un quotidien différent. Et depuis que

par des moments difficiles, on voit la vie autrement. Je

je suis sortie de la rue, à cause du

n’ai pas une culture littéraire. Mais j’ai découvert

bouquin, je n’arrête pas d’en

L’alchimiste de Paulo Coehlo. Et j’aime Nietzsche, que

reparler ! Mais cela ne me gêne pas.

j’ai étudié à l’école. La volonté de puissance, il avait

Le bouquin, c’est une clé pour sortir

raison Nietzsche. Quand on voit le comportement des

de la rue. Pour sortir de la rue,

politiques !

souvent les gens vont dans un bureau d’aide sociale et baissent les

LFC : Vous avez envie d’approfondir votre culture

yeux en disant oui, madame à tout

littéraire maintenant que vous avez un toit ?

ce qu’on propose. Moi, je suis allé sur Twitter et j’ai écrit un bouquin.

CP : Pas forcément ! Si demain on me dit de lire un livre,

Peut-être que je ne fais pas les

je le lirai avec plaisir. Mais on peut aussi bien aller faire

choses comme les autres. Mais il faut

un tennis. Ce qui m’intéresse c’est de continuer de faire

être créatif dans la vie !

ce que je fais avec plaisir. Vivre tout simplement !


CHRISTIAN PAGE I LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE

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#13

| DÉCEMBRE 2018

LA NOUVELLE VOIX DU ROMAN NOIR FRANÇAIS

ENTRETIEN INÉDIT

JÉRÔME LOUBRY PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : OPALE


Après avoir publié en 2017 chez Calmann-Lévy son premier roman, "Les Chiens de Détroit", lauréat du Prix Plume libre d’Argent 2018, il signe un nouveau SELINA RICHARDS roman "Le douzième chapitre" habilement construit. Rencontre pour une séance de photos et un entretien inédit. LFC : Le douzième chapitre est le deuxième

envoyé qu’à une seule personne, Caroline Lépée. Et

livre que vous publiez aux Editions Calmann-

cette personne l’a pris.

Lévy, dans la collection noire. Vous avez publié l’an dernier Les chiens de Détroit.

LFC : Avez-vous été recommandé ?

Comment êtes-vous venu à l’écriture ?

JL : Non, mais il y a 5/6 ans, je lui avais déjà envoyé un JL : Très tôt, déjà en CM1, j’avais demandé pour

texte, alors qu’elle n’était pas encore chez Calmann-

Noël à ma mère une machine à écrire, que je n’ai

Lévy. Sa réponse a été tellement respectueuse et précise

jamais eue. J’écrivais déjà des histoires et je

que j’ai trouvé ça sympa. Je me suis dit : quand tu auras

trouvais ça lent, d’écrire à la main. Je suis

le temps de travailler un texte et quand tu jugeras que tu

originaire de Saint-Amand-Montrond, où il y

peux l’envoyer, tu l’enverras à cette personne.

avait l’imprimerie Bussière. Et régulièrement, j’avais des livres qui n’étaient pas sortis dans le

LFC : Du coup, n’avez-vous pas craint un

commerce parce que ma mère connaissait

découragement ?

quelqu’un qui travaillait dans cette imprimerie. Et donc, je découvrais des romanciers comme

JL : Non, parce que ce n’était pas une priorité d’être

Stephen King avant tout le monde !

publié. J’ai gardé mes textes très longtemps. J’écris depuis l’âge de vingt ans.

LFC : Comment avez-vous fait pour publier votre premier roman Les chiens de Détroit

LFC : Alors comme ce n’était pas une priorité,

? Publier, c’est compliqué.

comment y vient-on à un moment donné ?

JL : Oui, il paraît. Mais dans mon cas, je ne l’ai

JL : On le fait lire à sa famille. Et ensuite, on se dit : si tu

160


JÉRÔME LOUBRY LFC MAGAZINE #13


fais quelque chose, essaye d’aller jusqu’au bout du processus. Puisque tu n’écris pas pour ça, tu

Si personne ne m’avait Chiens encouragé, je SELINA RICHARDS pense que j’en serais resté là.

n’as rien à perdre. Si personne ne m’avait

encouragé, je pense que j’en serais resté là. LFC : Sur la blogosphère, la sortie des

de Détroit a reçu un très bon accueil. Que

retenez-vous de cette première expérience ?

JL : L’insouciance. Parce que Les chiens de Détroit, je l’avais vraiment écrit pour moi.

Ensuite, le fait qu’il soit édité, on est sur un petit nuage. Mais on ne réagit pas forcément tout de suite. Puis les articles sont arrivés. Je ne suis pas

personnages masculins, qu’ils ont vécu pas

dans le milieu littéraire. Et je me suis demandé

mal de choses dans leur enfance et qu’ils sont

où j’allais. Mais tout s’est bien passé. Je n’ai pas

devenus adultes. Pouvez-vous nous parler un

eu de retour négatif.

peu de l’histoire ?

LFC : Vous n’avez eu aucune crainte ?

JL : Si on veut comparer avec Les chiens de Détroit, on change complètement d’atmosphère

JL : Ce serait mentir de dire que je n’avais pas la

avec ce nouveau roman. On quitte la pluie, les

crainte d’être éreinté par les critiques. J’avais

rues grises et métalliques de Détroit, et on se

peur que l'on considère que mon livre était

trouve sur une belle plage, au soleil. C’était un

mauvais et que de ce fait, je n’en vende qu’une

défi, écrire un roman noir sur un bord de plage.

centaine d’exemplaires et qu’il n’y ait pas de

C’est demander un peu plus d’imagination au

suite à la publication. C’est d’ailleurs cette

lecteur. Il y a plein de personnages et d’époques

anxiété qui grignote l’insouciance, le fait de

qui entrent en collision dans ce livre. C’est un

risquer d’entendre que le livre est mauvais, que

livre plus personnel aussi. Les lieux, les

ce soit une désillusion. Parce que quand on met

personnages ont existé dans ma vie. Et je

un pied dans l’édition, c’est quand même pour

m’attaque au sujet que je préfère : le passage de

que ça plaise aux gens.

l’enfance à l’âge adulte. Des événements datant de 1986 vont ressurgir trente ans après, relatés

162

LFC : On sait le temps et le travail que ça

dans un mystérieux texte, qui contient douze

demande d’écrire, donc remettre votre titre

chapitres et qui va révéler aux héros de l’histoire

en jeu avec une nouveauté Le douzième

des choses qui ne se sont pas forcément

chapitre, c’est important. Dans ce livre, il y a

passées de la manière dont leur mémoire en a

déjà beaucoup d’idées en place dans le pitch

conservé le souvenir. Ils vont devoir changer

quand on le lit. On sait qu’il va y avoir deux

leur perspective pour comprendre ce qui s’est


JÉRÔME LOUBRY LFC MAGAZINE #13


L’écriture pour moi, c’est six mois de travail, huit heures par jour. Je commence à écrire une fois que j’ai visualisé toute l’histoire, comme un film, le début, la ensuite, je SELIN A R fin. I C H A R DEt S me mets à écrire. réellement passé, ce qui est particulièrement difficile

des mots repères dans quelques chapitres

quand on a des souvenirs d’enfance ancrés dans

qui font que quand le lecteur va lire ce mot

notre esprit. Il va se produire une dichotomie entre

ou ce symbole, il va se dire : ah, mais oui, il y a

l’enfant et l’adulte.

quelque chose, là.

LFC : Sur le plan de la construction du livre, il y a

LFC : Comment avez-vous travaillé ce livre

aussi pas mal d’événements qui sont vus sous des

pour parvenir à ce résultat ? Avez-vous un

angles différents.

secret que vous pouvez nous dévoiler ?

JL : Oui, c’était un jeu très excitant d’expliquer la

JL : Pas forcément un secret, une technique

même action perçue par différents personnages, la

plutôt… L’écriture pour moi, c’est six mois de

mère, le beau-père, le rouquin qui est un

travail, huit heures par jour. Je commence à

personnage central également. Et ceci tout en

écrire une fois que j’ai visualisé toute

démontrant qu’il n’y a pas de vérité, autant dans la

l’histoire, comme un film, le début, la fin. Et

perception des adultes comme dans celle des

ensuite, je me mets à écrire. L’histoire peut

enfants. Il y a ce flou qui représente une frontière,

évoluer. Et la fin ne sera peut-être pas celle

avec la symbolique du tableau dans lequel se fonde

que j’avais imaginée au départ. Il faut six mois

le ciel et la mer, sans limites chromatiques.

parce que des repères vont se constituer entre les personnages pour me permettre de

LFC : Le lecteur a la perception d’un puzzle et peu

dérouler l’histoire. Dans Les chiens de Détroit,

à peu, au fil des pages, l’histoire va se reconstituer

je n’avais pas fait de plan. Et à un moment,

lentement.

Stan et Sarah se sont mis à se promener dans Détroit et ont dirigé le récit. C’était du moins

164

JL : C’est ce que j’aime aussi quand je lis un livre : je

l’impression que j’en ai eue. Dans Le

ne sais pas où je vais. J’aime être perdu dans un

douzième chapitre, j’avais davantage de

livre. La gymnastique d’écriture consiste à laisser

points d’ancrage. Mais l’auteur est comme


JÉRÔME LOUBRY JÉRÔME LOUBRY LFC MAGAZINE #13 LFC MAGAZINE #13


le lecteur, il se laisse lui aussi porter par le récit

pour Les chiens de Détroit, la première scène, l’arrestation, elle

et souvent par les personnages.

est tournée. Elle est même déjà sur DVD, dans ma tête.

LFC : Oui, j’ai le sentiment que vous

LFC : Rêvez-vous d’une distribution idéale ?

connaissez le point de départ et le point d’arrivée, mais que pour que ça fonctionne,

JL : Oui, bien sûr, mais il y a du chemin à faire. Le fait que Le

vous vous laissez emporter par les

douzième chapitre se passe en France. Cela rend l’adaptation

personnages, par certaines actions.

davantage possible que pour Les chiens de Détroit. Il faudrait budget S E L I N déjà A Run IC H A R Dplus S conséquent pour tourner aux États-Unis !

JL : Oui, l’auteur vit à travers les yeux du personnage qu’on décrit. Quand j’écris sur

LFC : Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré ?

Samuel, David ou Julie, je suis tour à tour l’un d’eux. Je pense que c’est un peu comme ça

JL : Je ne lis pas beaucoup de polars. Je préfère la littérature

pour tous les écrivains.

générale. Albert Camus, l’Étranger, ou Louis-Ferdinand Céline. Je lis aussi beaucoup d’auteurs étrangers tels que José Carlos

LFC : Les journalistes sont toujours friands

Somoza, James Ellroy pour le côté incisif et précis de l’écriture.

d’anecdotes. Vous avez dit que dans ce

Salman Rushdie pour le voyage.

deuxième roman il y avait beaucoup de vous, que c’était plus personnel ? Ce qu’il y a de

LFC : C’est intéressant parce que, dans Le douzième

vous, ce sont les lieux ? Les personnages ?

chapitre, oui on est dans le suspens, la construction est haletante, mais on est aussi à la frontière de la littérature

JL : Oui, le rouquin, par exemple, a vraiment

blanche. Pour nous, nous ne sommes pas dans le polar

existé. Quand j’étais petit, j’habitais dans une

pur…

cité. En tant qu’enfant, ce n’était pas seulement un voisin, mais un viking, un fantôme, ou un

JL : En effet, c’est poétique, presque reposant, m’a fait

tueur, quelqu’un qui avait forcément fait

remarquer une attachée de presse, avant la sortie du livre.

quelque chose de mal. Et on avait la frousse de

C’est vrai que c’est mon style. Je ne saurais pas écrire un polar

lui.

qui se passe dans un commissariat, avec toute la structure policière, la gendarmerie. Ce n’est pas ce que je lis. Ça n’est

LFC : Dans l’enfance, comme on ne connait

pas ce qui me parle. Je suis dans une brume, entre le thriller

pas le monde, on s’en invente un.

et, si on enlève les meurtres, juste un récit de souvenirs de vacances. Je prends ça plutôt comme un compliment, d’être

JL : Oui, c’était un besoin de trouver un

à la frontière de la Blanche.

personnage qui nous fasse peur, ou nous fasse imaginer des récits. L’enfant a tellement

LFC : Mais c’est un compliment ! Dans la construction, il y a

d’imagination qu’il a besoin de la projeter sur

les codes du thriller, mais c’est différent. Avez-vous

quelqu’un.

d’autres histoires en préparation ?

LFC : Votre écriture est très visuelle.

JL : J’ai commencé à écrire le troisième la semaine dernière ! Ce sera un thriller. Si j’arrive à écrire ce que je vois, cela

JL : Oui, c’est ce qu’on me dit souvent. Déjà 166

devrait le faire cette fois-ci encore !


LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

RENÉ MANZOR

LA FASCINATION DE L'ORIGINE DES CROYANCES

ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : MATHIEU GENON OPALE


En mai 2012, il publie son premier roman "Les Âmes Rivales". Suivront "Celui dont le nom n'est plus" en 2014, "Dans les brumes du mal" en 2016 . Aujourd'hui, nous avons rendez-vous dans un café parisien pour parler de son nouveau roman "Apocryphe". Après l'entretien, nous avons achevé la séance de travail pour quelques photos. Rencontre.

LFC : Apocryphe est votre quatrième roman et

qui était à l’origine des croyances, que ce soit dans

j’ai constaté que vous sortiez toujours un

le magique, même à travers mes films. Et je me suis

roman les années paires et tous les deux ans.

dit, il faudrait peut-être que tu te penches sur la foi

Superstitieux, ou pas du tout ?

dans laquelle tu as été élevé pour en retrouver les racines. Quand on est enfant et qu’on nous

RM : (Rires) Ah ! Les années paires, je n’avais pas

raconte ces histoires, c’est aussi fascinant que le

fait attention. Superstitieux, non. Mais croyant en

père Noël ou les fées. La religion, quand on est

plein de choses, oui.

enfant, c’est l’accès aux merveilleux, toutes les religions. Mais une fois qu’on est adulte, alors

LFC : Dans la note de l’auteur, il est indiqué : le

qu’on nous apprend à cesser de croire dans les

doute n’est-il pas le principe même de la foi ? Quand on dit « je crois », c’est bien qu’on n’est pas sûr.

fées et le père Noël, on nous dit qu’il faut encore croire à ce qui nous a été inculqué dans la religion, parce que, nous dit-on, c’est sérieux. C’est alors qu’on se demande ce qu’il y a de sérieux là-

RM : Oui, quand on dit je crois, on a l’impression

dedans. Et on tire le fil. Mais ce n’est pas un livre de

d’une certitude alors que c’est l’affirmation d’un

prêche. C’est un livre épique, qui peut être violent,

doute.

avec une reconstitution sociale et politique qui en fait un univers réel

LFC : N’est-ce pas le début de l’idée de ce livre ?

LFC : Ce livre, c’est deux ans de travail, deux ans d’obsession et de recherche. Quel était votre

RM : J’ai toujours eu une fascination pour ce 168

objectif dans ce thriller ?


RM : J’ai cherché à retrouver, comme je le dis dans la note en fin de livre, à retrouver l’odeur du Jourdain. C'est-à-dire retrouver les racines

de l’arbre de la religion, plutôt que de goûter ses fruits et m’en tenir à sa modernité telle qu’on nous présente souvent la religion actuellement. Aux racines, il y a toujours une

SELINA

vérité. Et l’homme est ainsi fait que sur une

idée merveilleuse. Il a tendance à brouiller les choses et à les rendre mauvaises. L’enfance de l’idée est toujours pure, innovante,

C’est dans le thriller que je m’exprime le R I C mieux. HARDS C’est mon tableau, mes couleurs.

intéressante. Et après, la vie adulte de l’idée est plus discutable. dit dans les écritures. Quand il va à Cana, c’est LFC : C’est pour cela que vous avez choisi

avec sa fratrie. Et donc, je me suis penché sur la

de nous présenter un enfant auprès de

vie de ce petit garçon qui a quatre ans quand

Jésus de Nazareth ?

son père s’en va prêcher sur les routes. Je me suis demandé comment il vivait cela. Et donc

RM : Oui, mais surtout ce qui était important,

pour moi, l’expression qu’il a à sept ans, après

c’est de dire : cet homme qui est sur la croix,

trois ans de vie publique de son père,

c’est un rabbin. Et à l’époque, pour être

l’expression du petit garçon, c’est de la rancune

rabbin, il faut être marié. Et si l’on est marié,

pour cet homme qui a tout donné aux autres et

dans un monde où la contraception n’existe

si peu à lui. Et c’est ce sentiment-là qui va être le

pas vraiment, on a forcément un enfant, au

point de départ du livre. Et que va devenir cet

moins un. Et je me suis dit ; et si cet enfant

enfant ? Ce fils-là peut-il avoir une vie normale ?

était au pied de la croix quand son père est

Donc, je fais encore un bon dans le temps. Et je

crucifié ? Quelle serait son expression ? Est-ce

le retrouve sept ans plus tard, adolescent, en

qu’il pleure ? Je me suis dit ; non, il ne pleure

pleine révolte. Sept ans qu’il vit caché, car sa

pas, parce que cela fait trois ans qu’on lui dit

mère essaye de le protéger contre les dangers

que son père est en mission. Jeshua de

éventuels.

Nazareth est charpentier. Il apprend ce métier avec son père. Et il part quarante jours dans le

LFC : Pourquoi avez-vous choisi le thriller

désert et en revient changé, différent, avec

pour évoquer cette histoire ?

une mission que lui aurait confiée Yahvé, le

169

dieu des juifs. Et du coup, il tourne le dos à

RM : C’est dans le thriller que je m’exprime le

tous, à sa famille, à sa femme, et même à ses

mieux. C’est mon tableau, mes couleurs. Donc

frères et sœurs, parce qu’il en a. On nous le

quand il s’agit de peindre quelque chose, c’est


RENÉ MANZOR LFC MAGAZINE #13


Mon but n’est pas de faire un polar de plus. Il faut quelque chose pour me mettre en danger. Si je mets l’action à cette époque, j’ai matière à un thriller très violent. Parce qu’entre 30 et 37 ap SELINA RICHARDS JC, le monde est très violent. Donc je me suis dit : je vais aller là-bas. dans cet univers-là que je le fais. Bizarrement, il n’y

sur la vie de Jeshua. Mais on sait beaucoup de

avait pas de thrillers qui se passaient à cette époque.

choses sur ce qu’était la judéité sous l’occupation

J’ai un peu craint de faire quelque chose qui existait

romaine. Dans ce roman, il y a donc de nombreux

déjà. On connaît tous les thrillers ésotériques. Nous

thèmes qui correspondent à notre époque

en avons lu de nombreux comme Da Vinci Code de

actuelle. Par exemple, les zélotes, pour les

Dan Brown et autres. C’est mon quatrième roman.

romains sont des terroristes, et pour les juifs, ce

Mon but n’est pas de faire un polar de plus. Il faut

sont des résistants. Parce que les juifs sont depuis

quelque chose pour me mettre en danger. Si je mets

20 ans sous occupation romaine, mais ils refusent

l’action à cette époque, j’ai matière à un thriller très

la pax romana, qui aujourd’hui serait l’équivalent

violent. Parce qu’entre 30 et 37 ap JC, le monde est

de la démocratie américaine. Sous prétexte

très violent. Donc je me suis dit : je vais aller là-bas.

d’imposer la paix, les romains imposent une civilisation à des pays qui ont une autre culture. La

LFC : Cela a été facile ?

puissance romaine est une puissance économique qui annexe les pays. La réalité

RM : Pas vraiment. Il y a peu d’éléments historiques.

politique et sociale de l’époque explique

Donc, le romanesque prend beaucoup le pas. Parce

énormément de choses sur cette période : les

que les contemporains de Jeshua ne parlent pas de

mendiants dans les rues, la misère du peuple de

lui. Les apôtres eux-mêmes n’écrivent pas. Il va falloir

Judée, et la difficulté de la vie font que c’est un

attendre 70 ans après sa mort pour avoir le premier

pays où les messies, ceux qui en tout cas

évangile de Marc. Et les évangiles sont des textes

prétendent l’être, pullulent. Tout ceci parce que

liés à ce qui s’est passé pour Marc, Mathieu et Luc

dans le livre de Daniel, on prédisait l’arrivée du

qui ont été écrits le plus tôt possible. Mais ce n’est

messie sous l’Empire Romain. Donc mon histoire

que leur école de pensée, eux-mêmes ayant des

reste romanesque, mais elle s’appuie sur tous ces

disciples – donc des étudiants, le sens premier du

faits historiques.

terme - qui écrivaient, d’où l’expression l’évangile selon Saint Marc. On sait donc très peu de choses 171

LFC : Des quatre romans que vous avez


publiés, aucun n’est encore adapté à l’écran.

le calendrier grégorien. Aujourd’hui, nous avons

Avez-vous eu des propositions ?

l’impression que nous avons une religion qui s’est éloignée des origines. C’est Saint Paul qui a bâti la

RM : Sur les quatre romans, deux sont en cours

religion dans laquelle j’ai été baptisé. Et j’ai essayé de

d’adaptation : Celui dont le nom n’est plus et Dans

retrouver la religion de Jeshua. Parce qu’il y a eu un

les brumes du mal. Ils ont une héroïne en commun,

premier schisme dont on ne parle pas. Et ce schisme est

Dahlia Rhymes qui est criminologue. Et aucun des

visible, y compris dans les actes des apôtres : la dispute

deux n’est en cours d’adaptation en France. C’est

entre les apôtres qui ont connu Jésus et Saul, qui

un groupe anglo-saxon. C’est assez cohérent

deviendra Saint Paul (Paul de Tarse - NDLR ) qui a fondé

puisque l’action se passe à Londres pour l’un et en

le christianisme. Donc, il y a ces éléments politiques de

Caroline du Sud pour l’autre. Mais cela n’est pas

l’époque : comment une petite secte, la secte des

une obligation que le pays soit maintenu. En ce

Nazaréens, qui était celle de Jeshua, a pu être étouffée

moment, je suis en train d’adapter Seul le silence de

parce que les gens qui s’occupaient de ce mouvement

RJ Ellory et j’ai transplanté l’action de Georgie en

étaient des artisans et en face d’eux, il y avait Saul De

Camargue. Ceci dit, les ingrédients de Seul le

tarse, un homme extrêmement cultivé qui lui voulait en

silence sont maintenus : la Deuxième Guerre

faire une religion mondiale ? Mais il a réussi en tournant le

mondiale, très présente, et dans les 2 cas, Georgie

dos à certains des préceptes de Joshua de Nazareth. J’ai

et Camargue sont des régions de marais. Dans le

eu envie de retrouver les préceptes de ce petit

cas de mes deux romans, c’est l’étranger qui s’est

charpentier revenu du désert en délirant après y avoir

montré intéressé.

passé 40 jours. Ce type-là est mort pour ses idées. Mais que sont-elles devenues ? Et pourquoi ?

LFC : Auriez-vous des choses à ajouter concernant la sortie d’Apocryphe, votre dernier

LFC : Vous êtes très actifs sur les réseaux sociaux pour

roman ?

défendre les librairies indépendantes. Pourquoi ?

RM : Ce que je n’ai pas dit, c’est que c’est un livre à

RM : Ce que je défends, ce sont les libraires

la fois romanesque et historique, mais aussi avec de

indépendantes qui sont seules et généralement pas

nombreuses stars. Caligula, Barrabas et Pilate dont

aidées. Le théâtre est subventionné. Les librairies ne le

on a choisi la phrase, mise en exergue dans le livre :

sont pas. Le ministère devrait s’occuper des librairies pour

la vérité, qu’est-ce que la vérité ? En fait, dans ce

qu’elles ne disparaissent pas. Nous faisons des actions

livre, il y a de nombreuses vérités. Il y a les

avec quelques amis écrivains, en sauvant quelques

évangiles, qui sont reconnus, canonisés, mais il y a

librairies. Ce qui permet d’en parler dans les médias. J’ai

131 apocryphes. J’en ai fait un 132ème.

fait une page sur Facebook SOS librairies qui ferment. Je recommande aux gens d’y aller parce que nous y parlons

LFC : Quelle résonance aimeriez-vous que ce

de ce problème qui est un peu absent des médias. La

roman rencontre chez les lecteurs ?

mobilisation demande énormément de temps. Il faudrait que le ministère de la Culture fasse quelque chose.

RM : Je voudrais que ce livre ne soit pas perçu

Inventer une taxe sur les grandes sociétés vendeuses de

comme un livre historique, mais vraiment

livres qui pourrait par exemple servir de cagnotte et venir

comme un thriller, ou un roman noir qui se passe au

en aide aux libraires indépendants. Pour que les librairies

1er siècle, où la notion d’avant et d’après Jésus-

de quartier, de ville, ne disparaissent pas comme c’est

Christ n’est pas encore existante, pas plus que le

déjà le cas, hélas, au Québec et en Angleterre.


RENÉ MANZOR LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

PHOTOS Céline Nieszawer I Leextra

INTERVIEW INÉDITE par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine

MAXIME CHATTAM LE ROMANCIER QUI AIME VOUS EFFRAYER


Maxime Chattam revient à son premier amour : l'écriture de roman d'épouvante. Inspiré fortement par Stephen King, il signe un pavé de plus de 700 pages dans lequel il invente une ville : Mahingan Falls. Le pire peut avoir lieu dans le nouveau et ambitieux roman"Le Signal" (Albin Michel). Rencontre pour une séance de photos exclusives et un entretien inédit avec le maître de l'effroi français : Maxime Chattam. LFC : Votre nouveau roman, Le signal (Albin Michel) semble vraiment fait pour nous faire peur. MC : Oui, c’est un livre d’épouvante. C’est vraiment comme cela que je le ressens et que je l’analyse maintenant qu’il est fini. C’est comme cela que naissent souvent les romans : j’ai une idée, et ensuite, je cherche comment je vais la raconter. Et c’est ce comment qui répond à la question : que va donner ce livre ? Sera-t-il un roman policier, un roman fantastique, un roman d’aventure, un roman pour enfants ou un roman adulte très noir ou, comme cette fois-ci, un roman d’épouvante ? En réfléchissant à cette manière de l’écrire, j’ai eu une évidence sur une petite ville à l’américaine. Je sentais que je ne pourrais pas trouver la ville LFC MAGAZINE #13 | 175

parfaite. Et je sentais que c’était le roman de personnages. Mais cela allait au-delà de ça. C’était un roman sur la nature, sur la ville… Tout serait sujet à être personnage de l’histoire. Et à un moment, je me suis dit : pourquoi ne ferais-je pas ce que mes auteurs de chevet, quand j’étais gamin, feraient ? Lovecraft a inventé ses villes avec Arkham et Kingsport par exemple. Stephen King a fait pareil avec Derry et Castle Rock… Et d’autres auteurs encore. Ce n’est pas pour me comparer, mais je me suis dit : pourquoi ne ferais-je pas moi aussi ma ville américaine ? J’ai donc inventé Mahingan Falls. Et à partir de là, j’ai senti que la tonalité du livre serait celle des romans d’épouvante de tous ces auteurs que j’aimais lire adolescent. Et que même aujourd’hui, adulte, j’aime reprendre. Je me suis donc lancé dans le récit de cette manière-là. LFC : Quelle est la signification particulière de Mahingan Falls ? MC : Quand on invente une ville, il faut l’inventer en profondeur. J’aurais donc pu faire paraître deux livres


en même temps : le roman Le Signal et le roman qui raconte l’histoire de la ville et des personnages de Mahingan Falls. Oui, Mahingan signifie loup en algonquin et Falls, en anglais, les chutes. Donc, ce sont les chutes du loup. C’est une ville qui est cernée de cascades. Et un territoire qui a une très longue histoire liée à celle des Indiens. Comme pour la plupart des dizaines de petites villes qui se situent sur la côte atlantique et qui sont situées là où se déroule l’histoire, dans le Massachusetts, elles ont une histoire influencée par celle des Indiens qui occupaient les lieux avant l’arrivée des colons anglais. LFC : Le Signal, c’est juste le temps d’un livre ou plusieurs ? MC : Cette histoire-là est une histoire unique. À la fin, à priori, je ne me suis pas dit : il y aura une suite. Mais d’une part, Mahingan Falls est un sujet en tant que tel. Et j’ai eu un si grand plaisir en écrivant que mille histoires me sont venues alors que je prenais des notes. Au XVIIe siècle, il y a ça, etc. Donc, j’y reviendrai, c’est évident. Mais ce ne sera pas lié à cette histoire précisément. Ce sera lié à Mahingan Falls. D’autre part, je suis connu pour écrire des thrillers. Mais en réalité, je suis venu à l’écriture, par et pour les romans fantastiques, les romans LFC MAGAZINE #13 | 176

En réalité, je suis venu à l’écriture, par et pour les romans fantastiques, les romans d’épouvante, à la base. d’épouvante, à la base. Adolescent, le premier roman que j’ai lu et qui m’a fasciné, c’est le seigneur des anneaux, de Tolkien, donc la fantasy. Et j’ai aussi pris plaisir à lire les romans d’épouvante de Stephen King. Après, j’ai embrayé sur Dean Koontz, Graham Masterton, Shirley Jackson, tout ce qui était possible… Bien sûr, les grands classiques avec le Dracula de Bram Stocker, de Frankenstein, de Shelley et toute cette littérature, avec Lovecraft bien sûr, m’a donné envie d’écrire. Les premiers textes que j’ai écrits, les nouvelles, étaient de l’épouvante. Le second roman que j’ai publié, le 5è règne était le premier que j’avais écrit. Et c’était un roman fantastique. On l’oublie souvent parce que ce n’est pas avec celui-là que je me suis fait connaître. Mais avec l’âme du mal qui était un thriller. Il a été publié avant et il avait été écrit après. C’est à l’âge de vingt ans que j’ai rencontré les romans policiers. J’étais fasciné par la construction. À mes yeux, j’y voyais un défi intellectuel. Comment parvenir à raconter une histoire parfaitement tenue en quatre cents pages ? Et plus que le roman policier, c’était le modèle du thriller à l’américaine qui me fascinait. Je me suis dit : je veux essayer d’écrire comme cela. Et je me suis mis à en lire trois,voire quatre par semaine, pendant des années. J’en ai lu des



centaines. Et c’est donc par le thriller que j’ai été connu et que j’ai eu du succès. Mais en fait, avec Le Signal, je reviens à mes bases. Je m’étais un peu empêché d’y aller pendant des années parce que j’avais d’autres projets en tête… LFC : Et la série Autre-Monde (7 tomes + le hors cycle Ambre paru cet été 2018, inédit Le livre de Poche) vous a accaparé de nombreuses heures de travail. MC : Oui, Autre-Monde était deux cycles de romans fantastiques. Cela m’a pris du temps à écrire. Ce sont des romans d’aventures destinés au grand public… Sept volumes, c’était dense. Même si cela m’a pris du temps, pendant ce temps-là, j’avais cette envie de roman d’épouvante. Il y avait toujours une raison de ne pas le faire. Et à un moment précis, je me suis lancé là-dedans. Ma femme m’a fait remarquer que quand j’écris des romans policiers, lorsque j’en sors - sans pour autant que je sois malheureux - je suis toujours concentré, plongé dans l’histoire, taciturne. Et pendant que j’écrivais Le Signal, j’étais dans une sorte d’exaltation permanente, de joie, qu’elle a trouvée très étonnante. C’est étonnant en effet parce que le sujet est parfois très dur. Des scènes sont insoutenables. Certaines parties du roman vont très loin, avec des personnages qui se font massacrer. Et pourtant, c’est vrai que j’étais porté par une sorte d’euphorie LFC MAGAZINE #13 | 178

d’écriture. Alors que lorsque je suis dans un thriller, je suis dans une telle concentration que je suis un peu fermé. C’est vrai. Prochainement, je vais repartir vers le thriller, même si je pense que dans la foulée, je me referai un plaisir avec un roman d’épouvante. La clé du plaisir d’écriture, c’est l’alternance. J’alterne les romans policiers, les thrillers, les romans fantastiques tels que l’AutreMonde, parfois des romans un peu décalés comme Le coma des mortels qui était plus dans l’humour noir et les romans d’épouvante aussi de temps en temps. Donc je vais continuer de tracer mon sillon de cette manière-là même si c’est un sillon irrégulier. LFC : Ce roman d’épouvante est une création complète : le monde de la ville, des personnages à foison… Vous disiez que le thriller était une

Pendant que j’écrivais "Le Signal", j’étais dans une sorte d’exaltation permanente, de joie, qu’elle a trouvée très étonnante. C’est étonnant en effet parce que le sujet est parfois très dur. Des scènes sont insoutenables. Certaines parties du roman vont très loin, avec des personnages qui se font massacrer. Et pourtant, c’est vrai que j’étais porté par une sorte d’euphorie d’écriture.


horlogerie. Mais ce roman-ci, bien que d’épouvante demande aussi une construction très importante. Une flopée de personnages interviennent et le lecteur a l’impression de ne pas savoir où il va… Et pourtant, rien n’est laissé au hasard. MC : Dans ce roman, je ne me suis pas interdit ce que je m’interdis dans un thriller, c'està-dire la digression utile. Dans un roman policier, il n’y a quasiment pas de gras. Ce sont des livres qui font 400 à 500 pages avec 70 à 80 chapitres. Et si on en retire un, tout s’effondre. Il n’y a donc pas vraiment de gras. Dans celui-ci, je me suis fait plaisir. Je m’autorise une digression qui en réalité est une digression qui a son utilité. Et le lecteur le comprend à la fin. C’est un tout. Dans le roman d’épouvante, si je ne prends pas le temps de développer les personnages, pour que le lecteur ait le sentiment de vivre avec eux, de s’identifier à eux, si je ne prends pas le temps de ça en tant que romancier, au moment où on bascule dans le fantastique plus tard dans le livre, le lecteur ne croit pas à ce qui va leur arriver. Alors que s’il y a eu un travail préparatoire, au moment où ça bascule dans l’irrationnel, ce n’est pas grave, puisque l’important, c’est ce que ressente les personnages. Et comme nous LFC MAGAZINE #13 | 179

sommes vraiment avec eux au cœur de l’action, que le lecteur s’est attaché à eux, qu’il vit avec eux, que cette ville a une vraie densité, tout cela semble presque crédible. Ainsi, il ne se pose même plus la question de j’y crois, je n’y crois pas. Et c’est fondamental. Ce n’est pas quelque chose que j’ai raisonné avant d’écrire. Mais c’est une réflexion que j’ai eue en amont en repensant à des auteurs comme Stephen King. Et en me disant, finalement, ce que King fait, c’est ça ! Il prend tellement le temps de nous décrire des choses réelles, plausibles, ancrées dans notre quotidien que quand cela devient irrationnel, le lecteur y croit. Et c’est ce que je me suis autorisé dans ce livre-là. Donc je vous rejoins là-dessus, la ville est un personnage à part entière parce que nous avons besoin d’y croire. Et j’ai eu un plaisir d’écriture à ce niveau-là aussi. Dans le thriller, j’ai un défi intellectuel que je dois relever à chaque livre. Et je m’interroge : mon histoire va-t-elle fonctionner ? Tous les éléments vont-ils s’emboîter ? Pour ce livre, j’ai eu le plaisir de ne pas avoir à me brider. Si j’ai envie de parler de cette ville et de ce quartier historique qui à priori ne va pas servir à mon histoire, eh bien ce n’est pas grave, je peux essayer de voir où ça va et je peux l’écrire. Des passages ont été supprimés à la relecture. Mais j’ai aussi décidé de laisser des choses qui n’étaient pas directement utiles à mon histoire. Et que j’ai volontairement laissées. LFC : Certaines scènes, surtout au début du livre, sont utiles à créer de l’atmosphère. Et nous en sommes même parfois au stade d’avoir peur en lisant, sans savoir pourquoi, ce qui est assez drôle. Alors après bien sûr,


et heureusement, vous réservez des réponses dans la suite du roman. Cela participe à l’ambiance et c’est important. MC : Tant mieux ! À la fin du livre, toutes les scènes du début ont une vraie utilité. Mais le travail sur la peur se fait à plusieurs niveaux. Au quotidien, il y a différentes strates de peur et elle peut se décortiquer. La peur intellectuelle telle que j’ai peur d’être malade, qu’il arrive quelque chose à mes enfants. La peur irrationnelle je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours eu peur de ce truc-là. Et la peur viscérale, qui est plus rare, beaucoup plus forte, plus incontrôlable. Et c’est cette peur qui peut tout faire basculer. Et plus profond encore,

la peur primitive qui est une sorte d’atavisme préhistorique, enfoui dans l’être humain, dans le cortex reptilien, qui est la peur du noir pour certain. Et ce sont des peurs viscérales aussi, mais qui jouent sous d’autres registres. Dans mon livre, j’ai essayé de travailler sur différents registres de peur. J’ai commencé à travailler sur une peur qui est la porte d’entrée. Et peu à peu, avancer, en jouant sur différents types de peur pour que différents types de lecteurs ressentent une émotion plus ou moins marquée. Et au fur et à mesure du récit, ces peurs changent. Dans le récit, on pourrait croire que l’on commence sur une peur intellectuelle pour finir sur une


peur viscérale. Et en fait, c’est l’inverse, parce que les peurs viscérales fonctionnent assez facilement. Et la peur intellectuelle est plus compliquée à mettre en place. Il a fallu que je mette en place tout mon décor et mes personnages, donc une forme d’affect avec le lecteur pour que la peur intellectuelle fonctionne sur la dernière partie du livre et qu’on se dise : j’ai peur qu’il arrive ça au personnage. LFC : Comment avez-vous travaillé Le Signal ? MC : Il y a un élément qu’on n’a pas évoqué : à la fin, le livre évoque quelque chose du monde dans lequel on vit. (Maxime Chattam nous dévoile une idée du livre que vous découvrirez à la lecture) Souvent, je pars sur l’idée que je veux faire émerger à la fin. Mais il faut que je construise tout mon livre pour y parvenir. Le livre est une sorte de spirale. Et je pars du centre. Et je fais des cercles concentriques en m’éloignant de plus en plus de mon idée de départ. Et plus je m’éloigne, plus je développe ce qui va amener le lecteur au centre du récit. Dans un premier lieu, ce sont les personnages : qui sont-ils ? Que vont-ils vivre ? J’ai décidé d’utiliser une cellule familiale, pas un héros unique. Le récit parle autant de ce qui arrive au père, à la mère et LFC MAGAZINE #13 | 181

aux enfants, des adolescents aux bébés. Tous sont concernés. Et tout ceci parce que le message final de mon livre : tout cela nous concerne tous, du plus petit au plus grand, et même la ville entière, donc le monde. LFC : Ce qui explique le foisonnement de personnages dans le livre… MC : Oui, en fait, je veux montrer une microsociété qui est en réalité le portrait de la société dans son ensemble. Mais ce qui est valable dans un microcosme est valable pour moi, mes amis, mon quartier, ma ville, tout le monde. Et comme c’est une petite ville agricole, cela marche aussi. À partir de mon idée de départ, le travail de maturation prend des mois, des années. Parfois, j’écris d’autres livres pendant ce temps. Et un jour, je sens que j’ai une histoire qui est prête. Quand j’ai fini Le Signal cet été, une partie de ma tête réfléchissait déjà au prochain livre. Et j’ai en moyenne une quinzaine de romans en tête. J’en ai certains qui sont plus ou moins prêts. Donc cela avance et de temps en temps, j’ai une idée. Et je me dis : cela, ça correspondrait bien à tel type de bouquin. Et je prends des notes. J’ai besoin d’être en flux tendu dans l’écriture. Je ne m’arrête quasiment jamais d’écrire. Il y a aussi des rushs dans l’écriture. Les deux mois et demi de fin d’écriture, je ne pense plus qu’à une seule chose, c’est le livre que je suis en train d’écrire. Mon cerveau disponible est à 100% concentré sur ce que j’écris. Mais dès que ça ralentit ou diminue d’intensité, j’ai de nouveau 15 à 20% de mon cerveau disponible pour d’autres histoires. Et dès que j’ai mis le point final à l’histoire que j’écris, là j’ai de nouveau 80% de temps


de cerveau disponible pour embrayer sur autre chose. C’est toujours comme cela. Donc, je ne pourrai jamais quantifier le temps que j’ai pris à penser et écrire un livre. L’écriture en elle-même se fait rapidement parce que dès que je commence à écrire, le livre est déjà totalement prêt dans ma tête. Ce livre-là, j’ai mis six mois à l’écrire. Bien entendu, j’y réfléchissais depuis longtemps. LFC : Ce que j’entends dans ceci, c’est que plus on a travaillé l’amont, plus le temps d’écriture va être condensé. Six mois pour un tel livre, cela paraît court. Mais pas tant que cela si tout a été pensé avant.

MC : L’idée que j’ai eue pour Le Signal, je l’ai eue il y a au moins cinq ans. Cela ne m’arrive quasiment jamais de commencer un livre en ayant eu l’idée trois semaines avant. Chaque livre que j’ai écrit, j’en avais eu l’idée très souvent des années avant. Et j’ai écrit des tas d’autres choses entre-deux en faisant murir cette idée, en la développant. Le livre que j’écris en ce moment, je n’en ai que cent cinquante pages écrites. Mais le livre qui suivra celui-là, clairement, je sais déjà que ce sera un roman


d’épouvante. Mais ce n’est pas linéaire. Entre-deux, je peux avoir envie d’écrire autre chose. Entre-deux parce qu’un autre livre est prêt dans ma tête et s’intercalera. LFC : Sur un livre d’épouvante, même si on a l’idée, l’écriture est très importante : des descriptions de l’ombre, du fantôme, l’ambiance en général. Comment avez-vous travaillé l’écriture ? MC : La difficulté la plus forte est d’arriver à être efficace. Simple dans l’écriture. Et d’aller là où je souhaite aller sans céder à la belle phrase, ne pas partir dans une longue description avec des mots pointus. Cela marche moins bien. En fait, il faut arriver à être efficace et donner l’impression au lecteur qu’il n’a aucun effort à faire. Le lecteur ne doit pas réaliser qu’il vient de s’enquiller sans difficulté quatre pages d’atmosphère où il ne s’est absolument rien passé. Je n’ai pas le talent de faire le Horla tel que l’a écrit Maupassant. Et pour autant, il faut que j’arrive à décrire une atmosphère forte. Je le fais avec mes armes à moi. C’est un travail régulier sur l’atmosphère. J’ai mes gimmicks à moi. Je travaille sur les sens. Et

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j’accentue par exemple certains sens plus que d’autres. Dans certaines scènes, je mets l’accent sur les couleurs. Si la scène se termine sur quelque chose de particulièrement noir, ce sera plus fort pour le lecteur si j’ai commencé sur des sensations visuelles plus qu’auditives, par exemple. Il y a une préparation avant chaque chapitre : où vais-je aller dans ce chapitre-là ? Et comment vais-je y amener le lecteur ? Au final, il s’agit dans un livre de manipuler le lecteur de A à Z : écrire, c’est de la manipulation ! LFC : Ça, c’est clair ! Et c’est pour cela que quand vous avez réussi votre coup, vous êtes exalté avec le sentiment d’avoir manipulé le lecteur. MC : Oui. L’épouvante a un côté très jubilatoire. Quand j’écris un thriller, je suis

Le lecteur ne doit pas réaliser qu’il vient de "s’enquiller" sans difficulté quatre pages d’atmosphère où il ne s’est absolument rien passé. Le Signal (Albin Michel) est actuellement en librairie


dans la tête d’un enquêteur ou d’un tueur en série, ou dans celle d’une victime. C’est très difficile, il faut retranscrire cela. C’est assez compliqué. C’est intéressant intellectuellement, mais c’est lourd. Par contre, dans Le Signal, écrire des scènes qui font peur, c’est très jubilatoire, un peu comme une bonne blague. Ça a un côté enfantin. En plus, je puise l’inspiration à domicile, parce que quand les gens viennent chez nous, et ma femme a cette même impression, ils ont l’impression d’être dans la maison hantée de chez Disney. Les murs sont peints dans des couleurs plutôt sombres. Nous avons de vieilles photos sur le mur. On dirait que ce sont celles de vampires. Alors que ce sont des photos de famille en noir et blanc dans de grands cadres. Il y a des crânes, des squelettes humains derrière des vitres et les gens se disent : waouh, vous êtes bizarre. Et les gens pensent que c’est moi, mais en fait, je dois leur dire que ce sont les idées de ma femme. Ils sont surpris. (Rires) LFC : Vous avez écrit Le Signal en écoutant une dizaine d’albums. MC : J’en écoute parfois même plus que cela. Parce que j’écris parfois sept ou huit heures par jour, parfois dix ! Donc, je fais tourner de nombreux morceaux. Mais au fur et à mesure de LFC MAGAZINE #13 | 184

l’écriture, j’affine mon choix. Et ce sont les mêmes qui reviennent… À la fin, quand je termine le livre, je fais une petite sélection de trois ou quatre albums qui m’ont le plus marqué dans l’écriture. Et que je propose au lecteur. L’écriture est pour moi quelque chose qui est très lié à la musique. Écrire est une question de rythme et d’atmosphère qui correspondent le mieux au livre. C’est pourquoi ce sont des musiques de plusieurs films, sans paroles. LFC : Vous avez dit que vous êtes sous l’influence de Stephen King. Comment vous êtes-vous détaché de lui pour écrire Le Signal ? MC : J’ai essayé de ne pas chercher à faire comme tout en assumant le fait que c’était dans l’esprit de ce qu’il faisait. Je n’ai pas son talent et sa narration. Mais ce n’est pas grave. Je fais ce que j’ai envie de faire. J’ai eu le plaisir de rencontrer Stephen King. Et de discuter avec lui. La première chose que je lui ai dite, c’est : you made me, Ce qui veut dire : vous m’avez fait. Et lui, il m’a répondu : non, peu importe tes influences, tu t’es fait tout seul. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense malgré tout qu’un romancier a des influences dont il ne se débarrassera jamais. Simplement dans ce livre, j’ai assumé le fait de faire ce que je voulais faire sans aller jusqu’à me dire : attention, tu fais peut-être du King et tu n’en as pas le talent. J’ai arrêté de me poser cette question. J’ai juste fait l’histoire que j’avais envie de raconter. Peu importe le reste, finalement, je me suis amusé. LFC : Ce que vous décrivez est la bonne démarche. Assumer ses influences, car


cela fait partie du processus de création. Si on se dit : je ne peux pas faire ça parce que cela a déjà été fait, nous ne faisons plus rien ! MC : Oui, il faut digérer ses influences. Elles nous ont fait. Et ensuite, nous allons nous faire nousmêmes en traçant notre propre sillon. Mais aucun artiste au monde ne peut dire qu’il est vierge de toute influence. Nous avons forcément quelque chose qui nous a donné le goût de faire ce qu’on fait. C’est aussi pour cela que je commence le livre avec deux exergues qui sont des citations de Stephen King et de Howard Phillips Lovecraft. Ce sont les deux auteurs qui m’ont le plus marqué dans le registre de l’épouvante. Et je pense que ce roman-là n’existerait pas sans eux. À la lecture de ce roman, nous pouvons voir l’évidence de ces auteurs-là. Sans eux, ce roman n’existerait pas. Je leur ai même fait des clins d’œil dans le livre. À un moment donné, des personnages se rendent dans un asile psychiatrique qui se situe à Arkham, qui est un lieu inventé dans les livres de Howard Phillips Lovecraft et un des personnages dit venir de Derry qui est la ville inventée par Stephen King. Donc le récit est truffé de référence à tout un tas d’auteurs. Les trois quarts de ces clins d’œil, les gens ne les verront pas nécessairement. Mais ce n’est pas grave. Ils sont dans le récit parce que ça me faisait plaisir de le faire. LFC : Pourriez-vous dire un mot sur l’aspect du livre ? Nous avons LFC MAGAZINE #13 | 185

remarqué un travail particulier sur la couverture, la mise en forme, les encadrés. MC : Je rêvais que ce livre-là soit un tout. Que le fond et la forme soient particuliers. Il est un peu différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent, même s’il se rapproche comme je l’ai dit au début du 5e règne. Donc je voulais que dans son habillage, cela soit inscrit aussi. C’est un livre noir. Donc, je voulais qu’il soit noir jusqu’au bout, que la tranche soit autre chose que la tranche blanche d’un livre habituel. Cela a été une longue bataille. Et j’ai eu la chance d’être très bien entouré par Brigitte Fontaine chez Albin Michel qui a tout fait pour trouver des solutions à mes demandes pendant tout l’été. Je pense que l’objet est singulier, qu’il est beau : argenté noir, avec les encadrés gris de chaque page noire. C’est un objet qui va au-delà de ce qu’il raconte. Sa forme a une importance. Nous avons essayé de faire un bouquin unique ! LFC : La barre est encore plus haute pour la suite ! Quel est l’avancement de vos projets ? MC : Je suis en train d’écrire le prochain. Je pense que je l’aurais fini dans deux ou trois mois. Dans la foulée, je pense que je vais embrayer sur le suivant. J’ai prévenu mon éditeur que j’étais dans une phase de boulimie d’écriture. J’ai besoin que cela sorte, que ça jaillisse de ma tête. J’ai tellement d’histoires que ça se bouscule dans ma tête. Et j’ai besoin de les cracher. J’ai donc une sorte de frénésie d’écriture. Je suis à dixsept romans dans ma tête et dans mes notes qui sont prêts à être écrits. Certains sont totalement aboutis. Pour les autres, j’ai une vraie grande trame. Mais dans l’ensemble, je pense que je vais être à deux bouquins par an pendant au moins deux ans.



LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

PHOTOS Céline Nieszawer I Leextra

INTERVIEW INÉDITE par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine

THIBAULT DE MONTALEMBERT

"On peut espérer une saison 4 de "Dix pour cent". Ce sera la dernière !"


Thibault de Montalembert est un des visages "stars" de la série phénomène "Dix pour cent" diffusée sur France 2 et actuellement sur Netflix. Actualité chargée, il publie également aux éditions l'Observatoire un livre : Et le verbe se fait chair co-écrit avec la talentueuse romancière Sigolène Vinson. Rencontre dans les studios de Céline Nieszawer pour une séance de photos exclusives et un entretien inédit avec le comédien que même les ÉtatsUnis se disputent. LFC : Vous publiez Et le verbe se fait chair (Éditions l’Observatoire). L’éditeur vous a proposé de faire un livre et vous en avez été le premier étonné. Pouvez-vous nous expliquer cela ? TDM : Oui. Cela m’a intimidé, surpris et fait plaisir. Il est vrai que j’ai un rapport à l’écriture un peu particulier. Je fais énormément de fautes d’orthographe. J’ai toujours beaucoup écrit, mais pour moi uniquement. J’ai un frère qui est écrivain. Moi, je suis acteur. Muriel Beyer, éditrice, est venue me proposer d’écrire un livre. Nous étions à Nancy. J’étais làbas pour une lecture de Vernon Subutex à l’Opéra. Et je me suis retrouvé à une table avec elle. C’est là qu’elle m’a proposé d’écrire ce LFC MAGAZINE #13 | 188

livre. LFC : Vous avez dit très humblement que vous aviez écrit ce livre avec Sigolène Vinson parce que vous avez un rapport difficile à l’écriture. TDM : Comme je lis beaucoup, je sais construire mes phrases, j’ai le sens de la grammaire, je connais très bien la syntaxe. Mais c’est vrai que l’orthographe, c’est très mystérieux. Je peux très bien écrire dix pages sans faute. Et tout à coup, je vais en faire soixante-dix. LFC : Ceci dit, ce n’est pas parce que vous avez ce souci-là que vous ne devez pas écrire. Vous persistez donc à écrire. TDM : Mais bien sûr ! Et même si nous n’avons pas le sens de la syntaxe et de la grammaire, il faut écrire. Il ne faut pas que cela empêche d’écrire. J’en parlais avec mon frère qui est allé assister ce weekend à un colloque sur l’intelligence artificielle. Les jeunes aujourd’hui ont de moins en moins accès à la connaissance et de plus en plus accès au savoir, par


internet. Ils ont donc l’impression de connaître. Mais ils ne connaissent pas, ils savent seulement. C’est une donnée sociologique. Ce n’est pas la peine de se dire c’était mieux avant. C’est comme cela. Il faut faire avec. Mon frère me disait qu’il avait lu récemment qu’il y a des jeunes très friands de lecture qui avaient dévoré des mangas. Et comme ils étaient frustrés que l’histoire se termine, ils ont continué en écrivant le manga. Donc c’est bien. Cela veut dire que la créativité continue de fonctionner, même si cela fonctionne autrement. LFC : Comment avez-vous travaillé Et le verbe se fait chair avec Sigolène Vinson ? TDM : Ayant peur d’affronter l’écrit, pour commencer, je me suis servi d’un logiciel qui s’appelle Dragon Dictate. C’est un outil qui retranscrit le langage oral à l’écrit sur l’ordinateur. J’ai écrit les quarante premières pages comme cela. Je les ai envoyées à Sigolène. À partir de ces pages, elle m’a posé des questions, comme une interview. Et elle a réinjecté les réponses dans mon texte. À ce moment précis, je me suis dit que ça n’allait pas le faire. Parce que c’étaient ses mots et non les miens. Comme mon texte est assez biographique - j’évoque LFC MAGAZINE #13 | 189

Même si nous n’avons pas le sens de la syntaxe et de la grammaire, il faut écrire. Il ne faut pas que cela empêche d’écrire. ma vie de mes cinq ans à aujourd’hui - je me suis dit : je ne peux pas, ce ne sont pas mes mots. J’ai failli arrêter et je me serais bien trompé. Puis je me suis calmé, j’ai repris ce qu’elle avait écrit que j’ai réécrit. Et ceci m’a emmené plus loin. Et une sorte de ping-pong avec Sigolène Vinson a commencé à s’instaurer. Elle pointait minutieusement ce que j’avais écrit. Et elle me poussait dans certaines directions. Finalement, ce livre, c’est moi qui l’ai écrit. Tous les mots que j’ai choisis sont les miens. LFC : L’effet ping-pong était essentiel, parce que ces mots, il fallait que vous les assumiez. Puisque l’intérêt de ce livre et de cette collection est de raconter votre vie à travers les mots et la littérature. TDM : Oui, après il y a d’autres livres dans cette collection qui sont construits différemment. Pour Guillaume de Tonquédec (voir interview LFC #11), cela a été un grand enregistrement, il n’a pas écrit. Jacques Weber, lui, fait une analyse à travers quelques œuvres parce que c’est quelqu’un qui maitrise l’écrit depuis longtemps, qui a déjà écrit des livres. Moi, j’ai vraiment tiré le fil depuis l’époque où je ne savais pas écrire et où on me lisait les contes de Grimm dans mon lit, le soir.



Ce qui m’a initié le goût du livre, de l’histoire. LFC : Quand on vous lit, en effet, les références sont très diversifiées. TDM : Oui, je suis comme ça même professionnellement. Je fais du cinéma, de la radio, de la télévision. Je fais des pubs, des doublages. Je fais tout ce qu’un comédien peut faire parce que tout s’enrichit de tout. Je dis souvent qu’on est dans un monde de spécialistes. Et j’ai la chance de faire un métier qui exige presque qu’on ne soit pas spécialiste. LFC : Vous avez évoqué vos difficultés d’orthographe, mais votre force, c’est bien sûr votre don de comédien. Vous posez aussi votre voix sur des livres audio. Vous incarnez vraiment les histoires, ce qui est une richesse quand on sait que les livres audio sont destinés à des malvoyants. TDM : C’est vrai ! Mais le public se diversifie de plus en plus. LFC : Tant mieux ! Mais c’est quand même très utile pour eux… Et je pense aussi à votre frère, dont vous parlez dans le livre. TDM : Oui, il a été très important pour moi aussi du point de vue de la littérature. Parce que la littérature, c’est d’abord le verbe. À l’époque où il était voyant, il voyageait beaucoup. Il s’est retrouvé à Sumatra, dans une LFC MAGAZINE #13 | 191

île où il y avait une population animiste qui avait des croyances. Et les missionnaires n’arrivaient pas à s’imposer auprès de cette population parce que la tradition orale était très forte. Les missionnaires ont donc décidé de mettre par écrit toutes leurs traditions. Et ensuite, ils disaient aux gens : mais vous n’avez pas besoin d’aller voir. Puisqu’on a tout écrit, vous pouvez venir écouter ce que nous avons à vous dire. En fait, l’écrit a été à un certain moment la perte des traditions, pour la tradition orale. Et aujourd’hui la perte de l’écrit, c’est quelque chose d’autre qui est en train de se développer. LFC : Une fois le travail achevé avec Sigolène Vinson, le résultat final de ce livre vous a-t-il étonné ? TDM : Non. Mais on vit avec sa vie. On a donc l’impression qu’elle n’est pas plus passionnante que cela. De même, gamin, j’étais dépressif, mais je ne savais pas que je l’étais. C’est plutôt vos réactions qui m’étonnent par rapport à ce livre.

La série m’a donné une notoriété auprès du grand public. Les gens me connaissent. Ils ne mettent pas encore un nom sur mon visage, mais ils me reconnaissent.


LFC : Votre actualité, c’est aussi la série TV phénomène Dix pour cent dans laquelle vous interprétez l’agent star Mathias Barneville. Nous avons regardé en avant-première les trois premiers épisodes. TDM : C’est surtout dans les trois derniers que j’apparais le plus. Et mon rôle prend de plus en plus d’ampleur. LFC : Cette série, quand on vous l’a proposée, avant le succès retentissant d’aujourd’hui, y avez-vous cru aussitôt ?

choses formidables. Mais cela m’a donné une notoriété auprès du grand public. Les gens me connaissent. Ils ne mettent pas encore un nom sur mon visage, mais ils me reconnaissent. LFC : Selon vous, pourquoi cette série fonctionne-t-elle ?

LFC : Ce succès a-t-il changé votre rapport au public ? Dans la rue, le public vous reconnait-il davantage ?

TDM : Pour des tas de raisons ! Parce que nous sommes tous des gosses. (Rires) Nous avons tous envie d’aller voir ce qui se passe dans les coulisses, et de voir des stars qui jouent leur propre rôle. Nous pensons que nous allons apprendre des choses sur elles. Et puis au départ, il y avait une concentration d’humanité dans cette histoire. D’abord, Dominique Besnehard, qui est un être humain très humain, et puis Cédric Klapisch aussi et Lola Doillon qui est son épouse dans la vie. Elle est une réalisatrice très en empathie. Et Antoine Garceau, l’assistant de Cédric est comme ça aussi. Et on se trouve avec quelque chose qui est bienveillant. Une des raisons pour lesquelles ça marche : le monde est violent. Ce qu’on nous propose à la télévision est assez dark. Et tout à coup, il y a quelque chose qui surgit avec de l’humour, de la tendresse, du rire. Même les stars ne se prennent pas au sérieux. Surtout dans la troisième saison : Jean Dujardin fait quelque chose de très bien. Monica Bellucci, le regard qu’elle a sur elle est formidable. C’est ce qui fait la richesse de cette série.

TDM : Oui, beaucoup plus… J’ai toujours fait mon métier, des

LFC : Les acteurs font un épisode, mais ils donnent tout.

TDM : Oui, tout de suite. J’étais sûr que ça allait marcher, tant c’était différent de tout ce qu’on avait vu avant. D’abord, il y avait Dominique Besnehard avec sa boîte à malices d’histoires, qui est infinie. Cédric Klapisch donne le ton, l’esthétique. Nous sommes loin des séries de France Télévisions. Nous sommes plus proches du cinéma dans la démarche. Du point de vue de l’écriture, c’est de plus en plus construit. Et la saison 3 est la meilleure.

LFC MAGAZINE #13 | 192


TDM : Oui, ils y vont à fond, parce qu’il y a cette qualité de regard. On a affaire à des réalisateurs de cinéma, contrairement à ce qu’on voit trop souvent à la télévision où on filme un scénario. Dans ce cas précis, on filme une histoire. Parce que le scénario, aussi bien soit-il, n’est jamais qu’un élément du film final. La patte du réalisateur, son regard, son écriture cinématographique va donner le bonus qu’il n’y a pas forcément dans le scénario. Les acteurs qui viennent tourner avec nous et qui font plus de cinéma le

sentent tout de suite. Que ce soit Cédric Klapisch, Lola Doillon, Antoine Garceau, Laurent Tirard, ce sont des gens qui aiment les acteurs, qui les regardent et qui les tirent vers le haut. LFC : Et vous, comment avez-vous préparé le rôle de Mathias ? C’est un personnage qui évolue. TDM : Oui, ce qu’il y a de bien avec Mathias, c’est que dès le départ, on m’a donné une double vie. C’est génial ! Au départ, il est odieux.


Donc je pars du pire et peu à peu, il se fissure. Il a ce côté balai dans le cul, grand bourgeois, insupportable, arrogant, qui essaye de faire des coups… Mais à chaque fois, il se pète la gueule. (Rires)

retrouver.

LFC : Et il reste toujours nickel.

TDM : Oui. Et après, c’est fini.

TDM : Oui, toujours impeccable, un ancien élève des jésuites, et en même temps, il est touchant parce qu’il est menteur. Il est jouisseur, même s’il ne se l’avoue pas. C’est un personnage dans lequel on peut se

LFC : Pour quelles raisons ?

LFC : C’est une série qui se veut toujours très courte : six épisodes par saison. Trois saisons à ce jour, peuton espérer une quatrième saison ?

TDM : C’est voulu, à cause du principe d’avoir des guests. Cette saison, c’est un peu le haut du panier : Jean Dujardin, Monica Bellucci,


Isabelle Huppert, Béatrice Dalle, Gérard Lanvin. Et au bout d’un moment, ça s’épuise un peu. Et puis, il y a ceux qui ne veulent pas venir parce qu’ils n’ont pas envie de jouer leur propre rôle. Je sais qu'on a proposé à Catherine Deneuve, mais elle n’a pas envie de jouer son propre personnage. Ce que je peux comprendre. Donc, ça va s’épuiser à un moment.

LFC MAGAZINE #13 | 195

LFC : Le livre, la série, quels sont vos prochains projets ? TDM : Le tout premier est le spectacle que je vais faire avec Hélène Babu qui se trouve être mon épouse à partir d’une adaptation du dictionnaire gastronomique d’Alexandre Dumas. Je fais un montage avec Jean-Anthelm BrillatSavarin, un auteur du XIXe siècle, qui avait écrit Physiologie du goût. On va se produire dans les restaurants étoilés. On va commencer par un restaurant qui s’appelle le Thélème, rue Troyon, à Paris et dont le propriétaire est fou de théâtre. Il transforme son restaurant, quatre fois par semaine en petit théâtre et les gens viennent écouter. Il a eu des acteurs de haut niveau, Valérie Dreville, Jacques Weber, des gens du français etc…

Donc, le public est déjà au rendez-vous. Et si ça marche, le projet est de faire le tour de France des tables étoilées avec ce spectacle. Ce qui va être formidable. Après, il y a des projets de tournages. Il faut savoir que Dix pour cent est à présent sur Netflix, que ça s’appelle Call my agent, et qu’à Hollywood, ils le regardent tous. Stéfi Celma et moi-même, nous avons donc bossé avec les Américains cette année. J’ai fait un film avec David Michôd qui avait fait Animal kingdom. Tout cela, c’est grâce à Dix pour cent. Cet été, je suis allé à New York rencontrer des directeurs de casting. Ils me connaissaient tous parce qu’ils avaient regardé Dix pour cent. Donc, comme je parle anglais, tout est possible. Ma mère étant irlandaise. Je ne le parle pas aussi bien que je le voudrais, mais suffisamment pour jouer. LFC : Donc l'aventure américaine, ça vous tente ? TDM : Oui, ce serait une nouvelle expérience. Les expériences me tentent. Et comme la vie est courte, il faut les saisir. LFC : Avez-vous donc des propositions, des projets concrets ? TDM : En image, il y a des choses dans l’air. Ensuite, il va y avoir du théâtre. En septembre 2019, je voudrais faire l’adaptation de Garde à vue au théâtre Hebertot. Il y a la reprise d’une pièce d’un ami, Charif Ghattas dont le titre est Dépendances que j’avais jouée au petit Hebertot avec Francis Lombrail et que l’on reprendra au théâtre du Rond-Point en janvier février 2020 !

Dix pour cent, France 2, sur Netflix actuellement la saison 1, 2 et 3.



LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018

ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA

À L'AFFICHE DU FILM "PUPILLE" ACTUELLEMENT AU CINÉMA

YANNICK CHOIRAT DANS LA PEAU DE VICTOR HUGO - SÉRIE FRANCE 2


Yannick Choirat est comédien de théâtre. Il participe à de nombreux projets aux côtés de Joël Pommerat. Son actualité est double : il endosse pour la première fois à l'écran le rôle de Victor Hugo dans la mini-série événement de France 2 (déjà diffusée en novembre) et il est à l'affiche du film "Pupille" de Jeanne Herry actuellement en salles. Rencontre pour une séance de photos et un entretien inédit.

LFC : Yannick Choirat, vous interprétez Victor

à la révision de la Constitution, qui se situe dans

Hugo dans la série-événement de France 2

l’épisode 4. Et je me suis dit : mais c’est moi, là, je suis

Victor Hugo Ennemi d’État. C’est une minisérie

le bon outil pour cela, il faut que j’y aille. Et j’ai pris

de quatre épisodes qui dure chacun cinquante

énormément de plaisir à faire ces essais. Et cela s’est

minutes. Quand vous a proposé ce rôle, quelle

ressenti, je pense. Donc après, j’ai eu un an pour me

a été votre réaction ?

préparer au rôle. C’est un luxe incroyable d’avoir tout ce temps.

YC : Quand on me l’a proposé, je jouais depuis trois ans dans une pièce de théâtre de Joël

LFC : Comment avez-vous préparé ce rôle durant

Pommerat qui s’appelle Ça ira (1) fin de Louis et

cette année-là ?

qui traite de la création de l’Assemblée nationale

198

pendant la Révolution française du point de vue

YC : J’ai beaucoup lu. J’ai découvert ou redécouvert

des députés et du peuple aussi. Comment s’est

des choses. J’ai relu les misérables. J’ai découvert

créée cette députation qui devient assemblée,

ses poésies, que je connaissais peu. J’ai lu des

face à Louis XVI qui reste le roi à ce moment-là, en

biographies, notamment celle de Jean-Marc Hovasse

1789 ? Nous avions travaillé huit mois à la

et des essais, dont celui de Jean-François Kahn qui

création de ce spectacle. Donc cela faisait déjà un

s’appelle L’extraordinaire métamorphose – Hugo

moment que j’étais plongé dans la politique et les

l’insoumis et qui traite justement de la période qui

questions démocratiques, les droits et les devoirs

est évoquée dans la série. Il y a aussi un livre de

du peuple. Je baignais donc là-dedans. Quand je

Hugo, qui s’appelle Choses vues dans lequel Victor

suis arrivé au Casting de Victor Hugo, j’ai eu le

Hugo prenait en notes tous les jours des tas de

discours sur la défense du suffrage universel face

choses. Et donc là, j’avais sa subjectivité, ce qui était


génial. Parce que je pouvais voir par ses yeux et par sa langue. Et ensuite, j’ai lu tous les discours politiques qu’il a faits. J’ai donc beaucoup lu. Et puis, j’ai pris dix kilos. Et je me suis laissé pousser les cheveux. Puis, on s’est revu plusieurs fois avec Jean-Marc pour discuter du rôle. Et au fur et à mesure, le

SELINA scénario s’affinait. Et j’arrivais à décortiquer chaque scène du scénario pour savoir à quelle étape de sa vie il se situait. Et dans quel état d’esprit il était.

Je suis le premier à incarner Victor Hugo à l’écran.

RICHARDS

LFC : Intéressante la précision sur le physique, parce que c’est - sans jeu de mots - un gros investissement : entre

LFC : C’est bien ce que j’ai ressenti, dans le

l’épisode que nous avons visionné hier et

premier épisode quand il y a le face à face, la

vous aujourd’hui, il y a une grande

tuerie, la rébellion des pauvres et en face,

différence !

Victor Hugo est dans le camp des riches. Et il ne veut pas que cela dérape. Mais finalement,

YC : C’est important parce que Victor Hugo

c’est ce qui se passe. C’est une séquence-

est une figure patrimoniale. Il y a des photos

choc.

de lui. Je suis le premier à l’incarner à l’écran.

199

Cela n’a jamais été fait avant. Donc je ne

YC : Moi aussi, j’ai été surpris quand j’ai

voulais pas être dans le mimétisme total. Je

découvert la série, à travers le scénario. Parce

n’ai tout de même pas la même tête que

qu’à aucun moment, je ne pensais que Victor

Victor Hugo. Mais je voulais qu’il y ait un

Hugo avait été un royaliste/monarchiste au

rapprochement facile à faire pour que le

début de sa vie politique. Je pensais qu’il avait

téléspectateur ne se pose pas la question. Et

toujours été de gauche. Et en fait pas du tout,

surtout, qu’il se concentre sur ce qui va être

c’était un poète institutionnel à l’académie, un

dit. C’est ce qu’il y a de plus important. Parce

homme très bourgeois, très installé. Mais toutes

que, certes, il y a le mythe Victor Hugo, mais

ces questions bougeaient en lui. En fait, c’est

ce qui m’intéressait le plus, c’est comment

l’arrivée de Louis-Napoléon Bonaparte au

peuvent résonner aujourd’hui les discours

pouvoir [en 1848] et le coup d’État qu’il a

d’hier sur des questions aussi importantes

commis en 1851 pour le hisser au rang

que le suffrage universel, les droits des

d’Empereur qui a transformé la conscience

femmes, la lutte contre la misère. Et comment

politique de Victor Hugo. Sa lutte a alors pris un

cela peut-il avoir comme impact

autre sens. Et il est devenu la figure tutélaire de

concrètement sur notre quotidien ?

la littérature française et du combat de gauche


YANNICK CHOIRAT I LFC MAGAZINE #13


Avec cette série, on renoue avec la tradition des séries historiques, mais en essayant de moderniser un peu la narration. Par exemple, la musique tranche avec l’époque. Elle redonne de la vigueur. IlS Efaut de trop L I N A Rse I C H Agarder RDS d’académisme. en faveur de la république.

YC : Bien sûr, on est comme un enfant. Dès que j’arrivais sur le plateau, j’étais heureux. Je découvrais le travail de

LFC : Le spectateur découvre cela ensuite…

la décoration. Le travail de la costumière a été d’une

mais dans le premier épisode, ce qui nous

méticulosité incroyable, jusqu’au moindre bouton. Et

saute au visage, c’est cette contradiction entre

aussi la patine : il faut coller à l’époque jusque-là dans le

le Victor Hugo que l’on croit connaître,

réalisme.

l’homme de gauche et ce qu’il est au départ dans la série : un bourgeois avec des idées

LFC : C’est très bien qu’une série comme celle-ci voit

conservatrices.

le jour parce qu’il y avait beaucoup de séries historiques dans les années 80/90. Mais à présent,

YC : Oui, au départ, il a des idées conservatrices

c’est assez rare.

surtout parce qu’il sentait que la république pouvait arriver en France. Mais il ne sentait pas le

YC : C’est vrai, il y a eu les contes de Maupassant, à un

peuple prêt pour ça. Il fallait d’abord une grande

moment donné. Mais là, il n’y avait plus rien. Avec cette

éducation du peuple. Victor Hugo voulait un

série, on renoue avec la tradition des séries historiques,

ministère de l’instruction publique, laïque et

mais en essayant de moderniser un peu la narration. Par

obligatoire. Et c’est cette exigence qui fait

exemple, la musique tranche avec l’époque. Elle

achopper sa relation avec Louis-Napoléon

redonne de la vigueur. Il faut se garder de trop

Bonaparte. Parce que celui-ci promet ce ministère

d’académisme.

à Victor Hugo. Mais finalement une fois élu, il le confie au comte de Falloux qui va remettre le

LFC : Parlez-nous de vos partenaires sur cette série ?

clergé au centre de l’éducation du peuple. YC : De nombreux comédiens viennent du théâtre. LFC : Le fait de jouer en costume, avec des

Isabelle Carré joue le rôle de Juliette Drouet, la

décors aussi, nous déconnecte complètement

maitresse de Victor Hugo depuis dix-huit ans. Erika

de notre époque, est-ce un plaisir de comédien

Sainte, une comédienne belge, joue le rôle de Léonie

de voyager dans le temps ?

d’Aunet, une de mes maîtresses également. Et Nade

201


YANNICK CHOIRAT I LFC MAGAZINE #13


Ce personnage qui était complètement engagé pour la chose publique, pour l’assistance publique, le faire entendre aujourd’hui dans un monde où on essaye de tout privatiser, c’est hyper important.

là et de les faire résonner avec notre époque. Le but n’est pas de faire de l’archéologie avec des figures historiques, mais de montrer la similitude des temps. Ce personnage qui était complètement engagé pour la chose publique, pour l’assistance publique, le faire entendre aujourd’hui dans un monde où on essaye de tout privatiser, c’est hyper important. Cela va prendre de l’ampleur et j’espère que les gens

Dieu qui joue ma femme, Adèle Fouchet,

vont réagir.

avec qui j’ai eu trois enfants dont Adèle H, jadis incarné par Adjani est ici jouée par

LFC : Pourriez-vous nous parler de votre

Cosima Bevernaege. Lorenzo Lefebvre et

collaboration avec Joël Pommerat ?

Gaspard Meier-Chaurand jouent mes autres enfants. C’est vrai que quand on

YC : Cette collaboration a commencé en 2012.

commence l’histoire, on est un peu perdu

À l’époque, je faisais des spectacles avec

comme spectateur, parce qu’on ne nous

d’autres metteurs en scène. Je jouais les essais

donne pas tout de suite les clés. À l’image,

de Montaigne. Ensuite, j’ai joué Ibsen. Et je vois

c’est la confusion politique liée à la

passer une annonce comme quoi Joël faisait un

révolution et chez Victor Hugo, la confusion

stage d’un mois en Belgique. Ma femme

de cœur avec les nombreuses femmes qui

attendait un enfant. J’ai pris mon sac à dos. Et je

gravitent autour de lui. Parce que Victor

me suis dit : je pars en Belgique. Et nous avons

Hugo était aussi un grand séducteur et

travaillé pendant un mois sur le thème de

même un grand érotomane. Il avait donc de

l’amour. Nous avons improvisé énormément.

multiples maitresses. Cela dit, dès le

Suite à ce mois de travail où l’on était une

deuxième épisode tout se remet en place,

trentaine, il a demandé à quatre hommes de

et j’aime ce mouvement de confusion au

participer à son nouveau spectacle sur la

début.

réunification des deux Corées. Le spectacle a été monté. Et je l’ai joué pendant trois ans. Nous

LFC : La série est en résonance avec les

allons d’ailleurs le rejouer, en février prochain à

problématiques de notre temps. La

Nanterre, aux Amandiers. Après la réunification,

condition de la femme, mais aussi la

Joël a créé Ça ira (1) fin de Louis un spectacle

pauvreté qui est très largement évoquée.

en trois parties, qui dure cinq heures. Et où

Ceci entre bien en écho avec notre

nous sommes quatorze sur scène. Cela fait 218

époque.

fois que nous le jouons. Et nous allons jouer soixante dates au théâtre de la porte Saint-

YC : Oui, c’était même le but avoué de Jean-

Martin du 13 avril au 27 juillet 2019. Quant à la

Marc Moutout, le réalisateur, et de Sophie

réunification des deux Corées, nous l’avons

Hiet, la scénariste, de prendre ces éléments-

adaptée pour le cinéma, sans Joël qui n’y


YANNICK CHOIRAT I LFC MAGAZINE #13


participe pas, mais avec les acteurs de la troupe. Et c’est produit par les films du Kiosque. Nous sommes en montage de financement actuellement. LFC : Côté cinéma, quelle est votre actualité ?

YC : J’ai participé au film Pupille de Jeanne Herry, qui vient d’avoir le prix de la mise en scène et du scénario à Namur. Il est à l’affiche depuis le 5 décembre. C’est le moment d’aller le voir. Au casting : Sandrine Kiberlain, Gilles Lellouche, Élodie Bouchez… Je vais tourner dans le premier film de Ludovic Bergery qui s’appelle Étreinte, avec Emmanuelle Béart. Je vais aussi tourner fin 2018 un unitaire pour France 2 qui s’appelle Un homme abîmé, réalisé par Philippe Triboit

avec Anne Marivin, Didier Flamand et Grégoire Monsaingeon. C’est beaucoup ! LFC : Théâtre, cinéma, série, c’est complet. Le théâtre, c’est très exigeant, c’est même de la performance.

YC : Oui, c’est exigeant au niveau des

répétitions. Mais quand je fais Victor Hugo pour la télé, c’est très exigeant aussi. Le tournage a duré deux mois. J’étais là tous les jours, de toutes les séquences. Je me sentais prêt quand je suis arrivé sur le tournage. J’étais donc complètement disponible. Et le vrai kiffe, c’était d’accueillir tous les autres acteurs et l’équipe technique. L’ambiance était bonne grâce à une cohésion qui fait sens. LFC : Voudriez-vous ajouter quelque chose ?

YC : Peut-être une phrase de Victor Hugo qui sonne un peu comme un avertissement. C’est à un moment où Victor Hugo sortait d’une fête un peu magistrale de gens très riches et il y avait à la sortie une foule beaucoup moins aisée qui les regardait. Et il dit : quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont plus des pensées qui sont dans les cerveaux, ce sont des événements. Et cela, ça fait un peu peur.


ENTRETIEN INÉDIT

PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA

TRISTAN LOPIN HUMOUR CORROSIF : ON ADORE !

LFC MAGAZINE

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#13

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DÉCEMBRE 2018


Tristan Lopin a émergé grâce à des vidéos humoristiques qu'il a posté sur sa chaîne YouTube avec le relai de réseaux sociaux puissants. Très suivi, le buzz prend lorsqu'il se confie sur ses tribulations avec son ex ! Aujourd'hui, c'est un spectacle hilarant et... un livre déjanté ! Rencontre avec Tristan Lopin pour un shooting décontracté et pour nous parler de "Ma psy préfère mon ex !" (Michel Lafon). Mais pas que... LFC : Vous publiez Ma psy préfère mon

Le thème de la rupture se retrouve dans les deux.

ex (Michel Lafon). Comment cette aventure

Mais j’ai essayé de faire des choses qui étaient

littéraire a-t-elle commencé ?

différentes. Je ne propose pas les mêmes blagues. C’est beaucoup plus écrit, mais aussi plus délayé.

TL : C’est Guillaume, chez Michel Lafon qui m’a

Dans le spectacle, le texte au contraire est resserré.

contacté en premier parce qu’il avait regardé des

En écrivant ce livre, je suis parvenu à aller plus au

vidéos que je faisais sur internet. Et il m’a

fond de mes sentiments.

demandé si j’avais déjà eu envie d’écrire un livre. J’avais toujours eu ce désir d’écrire. Quand je

LFC : Avec ce livre, souhaitez-vous séduire un

faisais mon spectacle, j’écrivais des choses qui

autre public que celui qui vous voit sur scène ?

étaient très tristes.J’ai un fond assez mélancolique. Et j’avais envie de parler des

TL : Oui, j’aime bien lire. Et le côté humoriste est

relations amoureuses, mais de manière un peu

souvent un peu vulgarisé. Il faut faire des blagues

différente, comme je les aborde dans le spectacle.

toutes les dix secondes. Il ne faut pas qu’il y ait de

Ce bouquin reste drôle, mais pas que !

temps mort… Le spectacle marche très bien. Mais je voulais à la base faire du cinéma. Je suis quelqu’un

LFC : Nous avons vu votre spectacle

d’assez mélancolique, donc l’aspect littéraire me

Dépendance affective. Le livre et le spectacle

permet de parler de sentiments qui ne sont pas

sont pour nous très liés. Le spectacle et le livre

toujours hyper positifs. Et cela me fait du bien. C’est

sont-ils complémentaires ?

important de ne pas toujours montrer aux gens uniquement la facette très joyeuse des spectacles et

TL : Absolument. C’est un projet complémentaire 207

des réseaux sociaux.


Un jour, chez moi, j’ai posé mon Iphone. Je me suis mis en tenue de une rapidité. sport à faire des pompes. Et j’ai décidé de parler de mon ex. Et cela TL : Oui, elles doivent être efficaces. D’ailleurs, a beaucoup marché. Je ne sais pas le livre aussi. Par la suite, je parviendrai à pour quelles raisons. C’était un parti écrire peut-être quelque chose de plus calme. pris d’un garçon qui parle de choses Et dire ce que j’ai envie de dire. Ce sont des plus généralement abordées par S Eelles. LINA RI CHA RDS étapes. Je suis fier de chacune d’entre des femmes. Et il y avait un côté très assumé de sexualité, mais je ne Mais elles sont très différentes. défendais pas une cause. Je n’agitais pas un drapeau rainbow LFC : Pouvez-vous revenir un peu sur votre devant l’écran en disant laissez les parcours ? homosexuels tranquilles. C’était donc assumé sans en rajouter. LFC : Sur internet, les vidéos répondent à

TL : Tout a commencé par le spectacle. Je n’étais pas du tout connu. Et au bout de

C’était donc assumé sans en rajouter.

quelques mois, je venais de finir une école de cinéma, ce qui explique ma familiarité avec

LFC : Vous étiez sincère.

l’audiovisuel, j’ai eu envie de faire des vidéos pour la promotion du spectacle. J’ai donc

TL : Oui. Je vois beaucoup de gens sur internet

commencé à faire des clips que j’ai mis sur

qui en parlent. Mais ils n’ont pas de recul. De ce

YouTube. J’étais en vacances dans une

fait, ils défendent peut-être mal le sujet, parce

maison que mes parents avaient louée dans

que c’est très empreint de beaucoup d’émotions

le Lot. Et pendant qu’ils étaient partis au

et de sérieux.

marché, j’ai pris les figurines de mes nièces et j’ai commencé à les faire parler. Pendant

LFC : Donc, votre histoire s’emballe en faisant

environ cinq mois, j’ai posté des vidéos qui

ces vidéos pour promouvoir votre spectacle.

n’ont pas révolutionné le monde de la vidéo. Et puis, un jour, chez moi, j’ai posé mon

TL : Oui, on remplissait la salle toutes les

Iphone. Je me suis mis en tenue de sport à

semaines. Je parlais beaucoup du quotidien. Et

faire des pompes. Et j’ai décidé de parler de

puis, plus tard, j’ai eu envie de parler d’autre

mon ex. Et cela a beaucoup marché. Je ne

chose. L’actualité comme la manif pour tous, le

sais pas pour quelles raisons. C’était un parti

mariage pour tous…

pris d’un garçon qui parle de choses plus généralement abordées par des femmes. Et il

LFC : Et dernièrement la PMA, la procréation

y avait un côté très assumé de sexualité, mais

médicalement assistée !

je ne défendais pas une cause. Je n’agitais

208

pas un drapeau rainbow devant l’écran en

TL : Oui, pour la PMA, j’ai fait cette vidéo qui a

disant laissez les homosexuels tranquilles.

très bien marché. Je suis assez fier de moi parce


TRISTAN LOPIN I LFC MAGAZINE #13


L'écriture peut être extrêmement dangereuse. Elle va vers la folie. C'est pour cette raison que le personnage s'approche de la folie volontairement. SELINA

RICHARDS

que j’essaye de ne pas faire que des choses

Par exemple, sur la manif pour tous, vous y allez

populaires, des choses qui plaisent aux gens, mais

fort.

qui sont un peu attendues. Je fais en sorte de rester moi-même, que cela plaise ou pas. Je me suis fait

TL : Oui, je fais parler la tante raciste dans mon

insulter parce que certains n’ont pas aimé ce que

spectacle. Ces gens-là existent. Et ils font hyper mal au

j’ai fait. Mais ce n’est pas grave ! Je préfère ne pas

quotidien. Elle est ouvertement homophobe. Mais des

mettre tout le monde d’accord. Certaines émissions

gens noirs, arabes subissent cela au quotidien. Et

ne m’invitent pas et je sais très bien pourquoi. Je ne

parfois, il y a des gens très blancs, très hétéros que ça

cache pas mon homosexualité. Ceci dit, je ne fais

ne choque pas. Parfois, je vais jouer dans des bleds. Et

pas que défendre ma position. Comme ce n’est pas

je vois les gens qui ne savent pas !

bien d’être trop féministe. Prendre parti, c’est bien jusqu’au moment où malheureusement on est trop

LFC : Justement quand vous allez dans des bleds,

étiqueté.

comment votre propos est-il reçu ?

LFC : Dans votre spectacle, le spectateur se

TL : J’ai joué ce spectacle à Tulle. Et c’était un plateau

prend en rafale des punchlines très fortes. Vous

avec Jarry qui fait plus consensuel. Quand j’ai fait mon

arrachez des rires par surprise. On se dit : c’est

spectacle, les gens ne savaient pas s’il fallait rire. Et je

presque vulgaire, mais dans votre bouche, on le tolère.

me suis dit : peut-être que c’est mieux qu’ils rentrent chez eux et qu’ils se posent de vraies questions, plutôt que de mimer sur scène le gay en leur balançant tous

TL : Tant mieux ! La force que j’ai, c’est qu’il y a un

les clichés auxquels ils s’attendent de ma part, de façon

côté assumé. Et je joue le rôle d’un personnage

à passer une bonne soirée avec la petite minorité qui

malgré tout bienveillant.

vous fait rire de temps en temps. Moi, cela ne

m’intéresse pas. Je suis là pour défendre des valeurs LFC : Oui, on vous sent sincère, bienveillant. Et

qui sont les miennes. Le sketch que je fais avec la

parfois, vous balancez des choses très dures,

nana à la fois raciste et homophobe par exemple, je

dans la bouche d’autres personnages d’ailleurs.

préfère que les gens sortent de mon spectacle en se

210


TRISTAN LOPIN I LFC MAGAZINE #13


Le vulgaire sert toujours un propos qui est intéressant en sous-lecture. Je ne veux pas faire du gag.

envie de rentrer. Mais dans lesquelles nous rentrons parce que cela rassure. LFC : Quels sont vos projets ? Continuez-vous le spectacle, Dépendance affective ?

TL : Oui, je le continue actuellement au théâtre Trévise, jusqu’au 15 février, le jeudi, le vendredi et le samedi à 21h30. Et ensuite, je pense qu’on va continuer à Paris

disant : j’ai trouvé ça drôle. Et en même

avec une tournée en parallèle en France, en Suisse et en

temps, il y a des trucs un peu vulgaires, un

Belgique.

peu trash, mais le vulgaire sert toujours un propos qui est intéressant en sous-lecture.

LFC : Pensez-vous au prochain spectacle ?

Je ne veux pas faire du gag. C’est chiant. TL : On va encore jouer celui-ci un moment pour que tout LFC : Vous disiez tout à l’heure que vous

le monde puisse en profiter. Mais j’y pense. J’aimerais

étiez quelqu’un de plutôt triste,

faire quelque chose de différent. Parce que là j’aurais fait

mélancolique. Alors ce métier de nous

le tour. J’aimerais donc faire un spectacle assez léger

faire rire, est-il un accident ?

avec l’amour en toile de fond. J’ai des centres d’intérêt qui évoluent. On verra bien.

TL : Les humoristes ont souvent un fond un peu triste. Je ne dirais pas que je suis triste,

LFC : Et les vidéos sur YouTube, continuez-vous ?

plutôt mélancolique et très angoissé. Mais cet état est aussi un moteur. J’ai des

TL : J’en fais encore. Mais je préfère en faire moins. Et

moments de grandes mélancolies dans

qu’elles soient percutantes. Je suis beaucoup sur

lesquels je me réfugie. Ainsi, je digère le

Instagram, où je fais des choses plus ludiques.

truc dans mon coin. Je trouve ça bien. Beaucoup de gens l’ont et n’en parlent pas.

LFC : Vous veillez à la qualité de la parole. Vous ne

Mais je trouve qu’il faut embraser les

voulez pas juste occuper l’espace à tort et à travers.

choses. Il faut y aller ! TL : Je pense qu’il y a des gens qui sont en quête d’une LFC : Ce livre, Ma psy préfère mon ex, pour

reconnaissance mal placée en voulant raconter leur vie

quelles raisons faut-il le lire ?

dans des vidéos. Cela ne m’intéresse pas. Je parle rarement de moi. Je trouve plus percutant de défendre

TL : Il faut le lire parce qu’on a tous vécu ça.

des valeurs qui me sont personnelles. Mais raconter ma

Ce livre résume bien aussi le monde dans

vie… Non. De nombreuses choses me sont arrivées. Je

lequel on vit : le fait d’acheter, de

n’en parle pas. Je les raconterai peut-être un jour dans

consommer, de rentrer dans des cases dans

un film. Mais ce sera un truc choisi. Je dirais tout ce que

lesquelles les gens ont de moins en moins

j’ai à dire. Et ensuite, on passera à autre chose.


TRISTAN LOPIN I LFC MAGAZINE #13


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AU-DELÀ DES CLICHÉS

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Texte : Christophe Mangelle


CARTE BLANCHE À GUILLAUME RICHEZ

ENTRETIEN INÉDIT AVEC HALA MOHAMMAD romancière

ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC

HALA MOHAMMAD LFC MAGAZINE #13

- 64 -

DÉCEMBRE 2018


HALA MOHAMMAD PAR GUILLAUME RICHEZ PHOTOS : © OUMEYA EL OUADIE

L'INTERVIEW

Rencontre avec une poétesse en exil.

Poétesse et réalisatrice, Hala Mohammad est née à Lattaquié, au bord de la mer, en Syrie. Elle a réalisé plusieurs films documentaires dont le très remarqué Voyage à travers la mémoire (2006) qui suit trois intellectuels et anciens prisonniers d’opinion sur le lieu de leur détention, la prison de Palmyre. Ses recueils de poésie en langue arabe, Sur cette douce blancheur (1998), Un peu de vie (2001), Cette peur (2004), Comme si je frappais à ma porte (2008), Le Papillon a dit (2013), ont été publiés à Beyrouth. Elle vit à Paris depuis le début des événements qui déchirent son pays natal. Plusieurs de ses poèmes ont été traduits en anglais, français, allemand, suédois et turc pour des magazines culturels et des anthologies. Elle est régulièrement invitée dans des festivals littéraires internationaux. En 2014, elle a rédigé un appel pour la Syrie qui a été traduit et diffusé en plusieurs langues à l’occasion d’une invitation au festival de littérature de Berlin.

La maison a beaucoup changé / Après ton départ : c’est par Prête-moi une fenêtre, ces mots que s’ouvre son très beau recueil Prête-moi une Hala Mohammad, fenêtre, publié en avril 2018 aux éditions Bruno Doucey, Éditions Bruno Doucey dans une belle édition bilingue servie par la superbe traduction d’Antoine Jockey.

CE DÉFI DU VIDE M’A AMENÉE PETIT À PETIT À AVOIR MA VOIX.

LFC : Qu’est-ce qui a conduit votre main à ce geste si rare, tremblé, précieux, de l’écriture poétique ? HM : Jusqu’à maintenant, quand je termine l'écriture d'un recueil, j'ai peur de ne plus pouvoir en écrire un autre, j'ai peur du vide. Le vide est un tyran, il nous livre à la peur, au manque de confiance, à la lâcheté, à la soumission. Ce défi du vide m’a amenée petit à petit à avoir ma voix. À chaque fois que je termine un recueil, je me jette dans le commencement, le commencement est un moment plein de silence, plein de promesses. Le commencement est un moment d'égalité, démocratique, où il n'y a ni vaincus ni vainqueurs. Un moment où on a le choix de prendre notre propre chemin

LFC MAGAZINE 13

- 224 -

DÉCEMBRE 2018


plein d’espoir. C'est l'opposé du vide qui est un chemin unique,

l’expression de soi. Est-ce à dire que vous

sans issue, sans pluralité, imposé. Un prisonnier oublié. Oui,

ne croyez pas à cet « entre-deux » que

c'est l'oubli.

serait la fiction romanesque pour raconter

la Syrie ?

La poésie, c'est comme la vie et la mort, à égale distance entre ces deux extrêmes. Sans doute c'est pour cela que la poésie

HM : La réalité en Syrie depuis 7 ans, depuis

existe, pour se poser les questions et faire l'éloge de la fragilité

2011, l'année où la révolution pacifique s'est

de l'être et de la non-violence.

déclenchée dans les rues, dépasse la fiction, c'est une réalité qui ne ressemble plus à

Je me suis accrochée à une paille de noyée pour ne pas tomber

aucune réalité ni à elle-même, c'est le

dans le vide. Ma paille c'est la poésie. La résistance à ce vide est

chaos, la violence, l'impunité. C'est vider la

le premier instant qui m’a poussée à me réfugier auprès de la

réalité et la vérité de leur sens, les rues des

poésie. C'était l’instant d'une mémoire collective qui m’a

chemins qui mènent à l'autre. C'est le vide,

sûrement encouragée à prendre ce chemin. La poésie c'est

c'est l'abandon, c'est l'oubli, c'est l'extrême,

aussi quand cette mémoire collective des absents frappe à

c'est l'injustice permanente depuis 7 ans.

votre porte. Alors vous ouvrez.

Pendant ces 7 ans, on a occulté

LE COMMENCEMENT EST UN MOMENT PLEIN DE SILENCE, PLEIN DE PROMESSES.

systématiquement la vérité. On a adopté le récit du régime et on a effacé le récit du peuple. Pour cela, le documentaire est devenu la fiction de soi-même. Le narrateur. Quand votre quartier est

Dans mon enfance les poètes itinérants passaient souvent,

bombardé par des barils d'explosifs, ce n'est

tardivement dans la nuit, chez nous dans notre village. Ils

plus votre quartier, c'est une négation

étaient de la famille lointaine de mon père. Ils nous chantaient

extrême de votre existence. Car vous n'êtes

les épopées de la poésie classique arabe. La voix de ma mère

plus là. Le bombardement c'est le récit de la

aussi qui chantait toujours à la maison, des chansons

dictature. Il n'y a dans cette réalité aucune

traditionnelles qui racontent l'amour, le courage, la nostalgie et

vérité puisque il n'y a pas de justice. Le

l'humour… Je crois que la poésie pour moi c'était cette

documentaire est devenu le narrateur de

appartenance à cet univers du mot, à l'imaginaire du mot.

cette vérité occultée, qui mène la réalité à

L'imaginaire c'est la première conscience de l'inconscient.

témoigner, à ne pas céder, à raconter ces

Le premier poème c'était un poème d'amour pour la Palestine.

mille et une nuits d'injustice qu'ont subi les

J'avais 14 ans. Je n'étais pas Syrienne dans le poème mais

Syriens pacifiques qui ont dit « non » à la

Indienne, Peau Rouge. Dans l'imaginaire de la langue arabe, j'ai

culture de la barbarie en prenant le chemin

eu beaucoup d'empathie avec les Peaux Rouges.

qui mène à l'autre. Ce chemin même c'est le chemin de la poésie.

L'IMAGINAIRE C'EST LA PREMIÈRE CONSCIENCE DE L'INCONSCIENT.

LFC : Rares sont les poètes syriens traduits

LFC : Vous avez réalisé des films documentaires et vous êtes

comme vous à Lattaquié, plusieurs fois cité

poétesse : d’un côté, un cinéma « objectif » et de l’autre la forme la plus extrême, ou pour mieux dire, la plus libre, de

LFC MAGAZINE #13

- 225 -

en français à l’exception d’Ali Ahmed Saïd, plus connu sous le nom d’Adonis, né pour le Prix Nobel. Lui aussi vit en France. Existe-t-il une diaspora syrienne ? Avez-

DÉCEMBRE 2018


vous des relations avec d’autres écrivains et intellectuels syriens

établies, les franchissent ou essaient de le faire. Le

vivants en Europe ?

métissage, c'est aussi pouvoir écrire comme si on était un homme alors que l'on est une femme, un

HM : Il y a effectivement une diaspora syrienne en Europe et en

adolescent alors que l'on est un vieillard. Et toutes

France : plasticiens, écrivains, journalistes, musiciens, chanteurs,

les autres merveilleuses options qu'offre l'écriture.

poètes, etc. Le régime du dictateur a menacé les artistes et les intellectuels pacifiques et démocrates. C'est un régime cruel au point qu'il se croit capable de nous arracher nos rêves. C'est pour cela qu’il y a tant de Syriens qui meurent sous la torture, que des centaines de milliers de prisonniers d'opinion sont derrière les barreaux. Tout cela pour punir un peuple qui a osé réclamer un pays libéré de toutes les barbaries. Daesh a assassiné un poète avec son fils à Deir ez-Zor [ville de Syrie ndrl]. Personne n’a parlé de ce crime. C'était un citoyen pacifique et démocrate. Dans les geôles du régime, des jeunes meurent sous la torture. Les services de sécurité et les chabiha [groupes d'hommes armés en tenue civile qui agissent en faveur

LE MÉTISSAGE, C'EST AUSSI POUVOIR ÉCRIRE COMME SI ON ÉTAIT UN HOMME ALORS QUE L'ON EST UNE FEMME, UN ADOLESCENT ALORS QUE L'ON EST UN VIEILLARD.

du régime ndrl] ordonnent aux manifestants pacifiques de clamer

été traduit par le poète marocain Abdellatif

« Bachar est dieu ! ».

Alluabi. C'était l'un des pionniers de la poésie libre arabe qui a vécu toute sa vie en Syrie. J'ai réalisé

Le poète Naser Bondek a été arrêté par les services de sécurité en

un film documentaire sur lui sept mois avant sa

2014. Il est toujours en prison. Le poète Nazem Hammadi a lui

mort.

aussi été arrêté par les extrémistes en 2013. Il est toujours porté disparu. Il a été poursuivi par le régime, alors il s'est refugié dans

Les éditions Bruno Doucey ont traduit la poétesse

la Ghouta, une banlieue de Damas, là ou le régime a gazé la

syrienne Maram Al Masri qui vit en France. On a

population avec le gaz sarin. Le régime, pendant qu'il arrêtait la

traduit aussi quelques poètes libanais, iraquiens et

population pacifique démocrate révoltée, a relâché en 2012 les

égyptiens en France, mais très peu. Depuis le

leaders des extrémistes islamistes détenus derrière les barreaux.

début de la révolution en mars 2011, des poètes ont

Ils ont occupé depuis la fin de 2012 la Ghouta en jouant le même

été traduits en plusieurs langues européennes. La

rôle que le régime. Tout cela pour parler d'abord de ceux qui n'ont

poétesse syrienne Fadwa Souleimene (1970-2017),

pas eu la chance de s'échapper et de prendre le chemin de l'exil et

exilée en France depuis fin 2012, a été traduite.

ils sont une majorité malgré cette énorme diaspora.

C’était l'une des figures emblématiques de notre révolution pacifique. Elle avait manifesté à Homs,

Oui, nous nous connaissons, poètes de plusieurs générations.

où le régime diffusait sa propagande mensongère

L'exil nous a unis ainsi que la tragédie. Cette tragédie nous a

sur les manifestants en les qualifiant de

rapproché aussi des tragédies des autres peuples et a ouvert les

terroristes. Dans les tribunes, elle chantait la

cultures des uns sur les cultures des autres.

liberté avec une autre icône, le gardien de but Abdel Basset Al Sarout. Elle démentait le récit du

Pour revenir aux poètes syriens traduits en français, ou dans

régime. Le festival de Sète lui a rendu hommage

d’autres langues européennes, c'est une pensée douloureuse car

cette année par la voix de l’écrivaine et poétesse

très peu on été traduits par le passé. Il y a plusieurs années, un

Murielle Szac. Invitée au festival en 2017, Fadwa y

recueil du poète syrien Mohammad Al Maghout (1936-2006) avait

avait fait forte impression.


LA POÉSIE, C'EST PEUT-ÊTRE LA TRACE, C'EST ÉCRIRE LE SILENCE.

poète Omeyade, Abbasside ou de l’époque Andalouse non plus n’a été traduite en français, et il n’y a pas d’anthologie de la poésie arabe classique dans la prestigieuse

En Allemagne, il y a eu aussi des traductions de poètes syriens, en

collection de La Pléiade de Gallimard. Qu’est-

Italie, en Grande-Bretagne, en Espagne aussi… Il me semble que

ce qui explique selon vous cette absence de

commence à se créer, entre le milieu de la poésie et les poètes

traductions en français ?

syriens, une relation de profondeur. HM : Il y a des traductions de quelques poètes Je suis très reconnaissante, profondément touchée par l'accueil de

classiques arabes publiées dans la collection

ma maison d'édition, de mon éditeur Bruno Doucey qui m’a

Sindbad chez Actes Sud, comme Mutanabbi,

accueillie si chaleureusement, en écrivant ces mots : « Hala, cette

Ma'arri, Abou Nawas et Mahmoud Darwish,

maison d'édition aux fenêtres ouvertes sur le monde est la tienne ».

entre autres. On a publié très peu de poètes

J’avais espéré que l’on me prête une fenêtre et on m’a offert une

arabes contemporains. Nous avons sûrement

maison et une famille.

plus traduit que nous n’avons été traduits malgré la grande richesse et la longue histoire de la poésie arabe et de la langue arabe.

LFC : Vous êtes la septième enfant d’une fratrie de neuf. Vous avez

Nizar Kapani le grand poète syrien n'est pas

vécu votre enfance dans le silence et l’écoute de vos aînés et c’est

traduit, quelques poèmes seulement. Le sort

de ce silence même et de cette écoute qu’est venue pour vous la

des romanciers n’est pas meilleur. Le grand

poésie. Est-ce à dire que la poésie doit mûrir plusieurs années,

Naguib Mahfouz est devenu célèbre en Europe

dans une sorte de recueillement, avant de pouvoir s’épanouir sur

après son prix Nobel.

la page blanche ? Cette question de traduction et de la présence HM : J’aime cette question. Elle me rappelle mon enfance qui est

de la culture arabe révèle une distance

devenue très heureuse et nostalgique avec le temps... Ce n’est ni de

politique, une ouverture culturelle qui

la sagesse ni de la maturité, c'est un moment où l’on ne peut plus

n’existait pas. Nous avons besoin d'un vrai

garder cette charge de beauté à soi seul, on a besoin de partager

partage culturel, de curiosité et de désir de

avec les autres, c'est une nécessité existentielle le partage, c'est un

connaître l'autre à travers sa culture, en

refuge auprès du besoin. Ce besoin c'est l'amour.

dehors des normes et des conditions politiques imposées. D'égal à égal. Étant donné

Enfant, je parlais à travers ma mère, mes sœurs, mes frères, mon

l'état dans lequel le monde dérape, je pense

père, tous ceux qui m'entouraient, et plus tard, mon fils. J'étais

que nous avons plus que jamais besoin

fascinée par ce que racontent les êtres silencieux... les papillons, les

d’échanges culturels. Il pourrait nous sauver

fenêtres, l'amour, la robe fleurie de ma mère et sa dent dorée. Nous

de l'ignorance, des stéréotypes, des

étions une famille nombreuse. Il y avait un équilibre entre la parole

stigmatisations et des amalgames. Et de la

et l'écoute. J'étais l'un des gardiens de cet équilibre. La poésie, c'est

haine. Nous avons besoin d'ouvrir nos fenêtres

peut-être la trace, c'est écrire le silence.

vers l'autre et vers soi, c'est une nécessité, c'est un état d'urgence, donner plus d'espace à la

LFC : Il existe très peu de poètes syriens traduits en français,

culture qui est l'âme des peuples, l'âme de la

disais-je, peu de livres de poésie arabe classique, à l’exception des

paix, la clef de l'égalité humaine et le chemin

odes (al-Mu’allaqât). De même aucune œuvre complète d’un seul

de la paix. Pas les armements, acteurs de

LFC MAGAZINE #13

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DÉCEMBRE 2018


destructions massives, cette sale guerre dans la quelle la Syrie a

HM : Je lis de la poésie et je lis d’autres

été traînée et malmenée, le Yémen, L'Irak, et d'autres pays et de

choses que de la poésie, de la littérature

peuples. Il faut que cela cesse, c'est une responsabilité humaine.

arabe. Parmi les poètes : Mahmoud Darwich,

On tue la culture. C'est une alerte mondiale qui doit alerter tout

le grand poète palestinien, le poète irakien

le monde. La guerre c'est une gomme géante qui ravage la

Padr Shaker Al Sayab, le poète syrien

raison, la pensée, la liberté et les valeurs humaines qui nous

Mohammed Al Magouth, le poète libanais

réunissent tous.

Bassam Hajjar… Mes influences viennent aussi des chants. J'aime me retrouver dans le

LFC : Comment s’est faite votre rencontre avec votre éditeur

mystère de la voix. Le cinéma aussi. De la

Bruno Doucey ?

beauté qui donne confiance et permet d’aimer.

Je suis arrivée de Syrie à Paris fin 2011 et je ne connaissais pas le milieu poétique français. En 2012, l'Institut des Cultures de l'Islam à Paris m’a honorée en me donnant carte blanche pour organiser des soirées poétiques pendant deux ans. C’est ainsi que j'ai été amenée à rencontrer les milieux de la poésie, de la traduction, de l'édition. J'ai souhaité ensuite être publiée par les éditions Bruno Doucey. Il y a une énergie chaleureuse, poétique, qui nous parvient de cette maison d'édition.

J'AIME ME RETROUVER DANS LE MYSTÈRE DE LA VOIX. LFC : Diriez-vous que Prête-moi une fenêtre et le livre d’une résistante ? D’une exilée ?

J'ai rencontré mon éditeur il ya 3 ans au festival de Sète « Voix vives de Méditerranée en Méditerranée » qui est l'un des plus importants festivals de poésie en Europe. Des personnes viennent vivre la poésie avec les poètes et les éditeurs. Un de mes poèmes a été publié dans l'anthologie du festival parue aux éditions Bruno Doucey. Quand j'ai terminé mon recueil Prêtemoi une fenêtre, je leur ai envoyé mon manuscrit... j'ai attendu... la réponse venant de la part du poète-éditeur a surgi, l’élégante couleur rouge du recueil ensuite... ainsi une famille. Je me sens profondément plus confiante en moi.

HM : Non, c'est juste mon recueil, sans étiquette... c'est ma poésie... à un moment donné de ma vie. Pour moi il y a que l'amour dans ma poésie et la peur de perdre l'autre... les autres... le chemin qui mène à eux... c'est la poésie tout court. LFC : Dans le premier poème, La maison a beaucoup changé après ton départ, qui ouvre votre recueil, vous vous adressez à votre

LFC : Avez-vous travaillé en collaboration avec le traducteur Antoine Jockey sur le texte français ?

mère, disparue il y a plus de vingt ans. Est-ce à dire que votre livre est placé sous le signe d’une narration intime ?

HM : Antoine est un grand traducteur, il a traduit des poètes arabes que j'aime. Je suis ravie et le remercie pour son travail sur mon recueil. Nous avons discuté longuement, et grâce à ces échanges tout au long de son travail sur mon livre, nous sommes devenus amis.

HM : Peut-être. La poésie est une narration intime. Tout est narration... au commencement était la perte, personne n'arrive seul à porter le poids de la perte. Alors est née la narration pour alléger la

LFC : Quelles sont vos lectures favorites et quelles influences vous reconnaissez-vous ?

LFC MAGAZINE #13

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souffrance. Chacun porte un bout de l'histoire. La poésie allège la souffrance.

DÉCEMBRE 2018


LFC : Vous avez dit dans un entretien : « La poésie,

patrie ce n'est pas forcement une identité. On peut

parfois tu ne choisis pas tes mots ». Alors d’où

choisir son identité, une identité ouverte sur le

viennent ces mots ?

temps, au-delà des frontières. L'identité est plus forte qu'un tyran, plus ouverte qu'une géographie,

HM : Du silence… ce sont les mots du silence. Tout le

plus récente qu'un passé. Est-ce la justice ? Ma

long de notre existence, nous sommes illuminés et

patrie demeure pour toujours cette attente.

abandonnés par le mystère de la beauté. De cette succession d'abandons, de la mémoire surgit la

LFC : Dans votre poème Comme si c’était une

narration, des mots. Parfois c'est l’inconscient qui

révolution (p. 17), de quelle révolution parlez-

s’exprime, on en est étonné. Nature, lumière,

vous ? S’agit-il de celle que chaque personne peut

victimes, rage contre l'injustice, appels des

faire en elle-même ? Ne croyez-vous plus à la

prisonniers, souffrance des maisons abandonnées…

révolution après celles du Printemps arabe ?

La narration illumine le chemin d'une autre narration. Le mot est un refuge que possède

HM : La violence qu'a subie la jeunesse syrienne

l'humanité, le mot c'est une liberté.

qui a manifesté pacifiquement en mars 2011, et que

LA POÉSIE EST UNE NARRATION INTIME. AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA PERTE LFC : « La Syrie a été dévastée pendant la guerre / Et les souvenirs, mère, / Ne sont pas une patrie. », écrivez-vous page 13. Je pense à ces mots de Georges Perros dans sa lettre à Brice Parain en 1962 : « Le plus beau poème du monde ne sera jamais que le pâle reflet de ce qu'on appelle la poésie, qui est une manière d'être, ou, dirait l'autre, d'habiter ; de s'habiter. » La poésie n’estelle pas devenue votre propre patrie ? HM : Ma propre patrie d'origine m'a échappé. Je construis mes poèmes, fragments de réalité et de rêves. La poésie c'est cette fenêtre, le libre choix. Pour le moment il y a la souffrance... Il n'y a pas eu de justice. Parfois un mot égale une vie. Les mots font refuge dans le temps qui est un lieu commun. Où va le mot, c'est sa patrie. Papillon sur un fleuve. La patrie est un lieu de durabilité et de stabilité où l'attente se sent chez elle. La poésie c'est l'attente. Est-ce que cela est une patrie ? Peut-être. Une LFC MAGAZINE #13

l'opposition pacifique subit maintenant, c'est l'épreuve de cette révolution. Réclamer la fin du régime totalitaire, mafieux, qui massacre l'opposition démocrate et tous les espoirs pour un changement depuis 40 ans est une urgence. C'était une révolution pacifique durable que menait le peuple syrien, que menaient leurs maisons, les rues, les fenêtres. Les rêves euxmêmes, dans des conditions pareilles, sont une révolution. La liberté, c'est dans la nature humaine. Les forces internationales étaient contre notre rêve. Nous avons vu ce rêve briller dans les yeux de nos concitoyens partout dans le monde... Le Printemps arabe a reflété ce que nous avons en commun. Pourquoi un dictateur comme Assad at-il pu détruire un grand pays comme la Syrie et sa culture ? Il a fait ce que les extrémistes sont venus faire ensuite. Pour moi, même la poussière des maisons résiste. Nous sommes là avec nos particules de vie et de révolution. On ne pourra pas nous enlever cet amour de la vie ni notre volonté d'ouvrir la fenêtre vers l'extérieur, vers l’autre, qui est notre continuité... La révolution pacifique n’a pas cessé. C’est demain... et demain existera toujours. Il appartient à tout le monde et j'espère qu’il amènera justice et bonheur.

- 229 -

DÉCEMBRE 2018


LFC : Que pensez-vous de ces paroles du poète Jean-

destin et non de ses dirigeants. Est-ce votre vision de

Pierre Siméon pour qui la poésie est toujours « force

votre pays, de l’Histoire, une vision tragique ?

d’objection radicale » ? HM : L'un des slogans du dictateur est « Assad pour HM : Pour moi la poésie c'est la voix des absents. C'est ce

l'éternité ». Il nous vole notre avenir en s'appropriant le

chemin intime et profond en quête de la justice.

pays pour lui, à jamais, affirmant que ça sera lui éternellement notre narrateur. Oui, c'est une vision

LFC : Dans son livre La Poésie sauvera le monde Jean-

tragique. Il n'y a pas plus tragique qu'un pays qui perd

Pierre Siméon écrit : « J’ai la conviction que cet

sa jeunesse sous les bombardements et dans les

exercice de l’intelligence par la lecture du poème qui

prisons... Il faut défendre l'espoir, l'espoir est une

est exercice du doute, passion de l’hypothèse, alacrité

nécessité et ce n'est pas un luxe. C'est une question de

de la perception, goût de la nuance, et qui rend à la

survie.

conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde. S’adonner à la

LFC : Est-ce que vos poèmes sont comme les chansons

lecture des poèmes, c’est restaurer en soi les moyens

que vous évoquez dans ce livre, - des coups de

perdus de l’intelligence, se donner à une

poignard (p. 23) ?

compréhension courageuse du monde. » Souscrivezvous à ces propos ?

HM : Oui ils le sont... mais ils me poignardent d'abord... C'est cette force qui a fait apparaître ces poèmes, la

HM : Oui, j’y souscris mais j’ai besoin de temps pour le

force de l'amour et de la joie, celle des chansons qui

formuler, pour qu’une réponse se transforme en

nous traversent et nous bouleversent.

question ouverte... J'apprécie la notion de responsabilité... Ça me laisse le choix de réfléchir...

LFC : Vos poèmes sont justement comme ces chansons que vous évoquez, « morceaux de patrie »,

LFC : « Et je me suis retirée de la vie », écrivez-vous

« tatouage de la mémoire » (p. 29). Est-ce à dire que

page 19. S’agit-il d’une retraite, du deuil, de l’exil ?

seuls les écrits restent contrairement aux vies et aux maisons détruites par la guerre ?

HM : Il s'agit de rendre hommage à la tristesse de l'humanité. Je mesure les pertes par les mots.

HM : Un pays est une histoire sans fin. La Syrie est occupée par cinq forces actuellement : les Russes, les

LFC : « Je ne veux pas de fin à ce poème… », lit-on page

Iraniens, les Turcs, les Américains, et les extrémistes

21. Ne voulez-vous pas finir ce poème parce qu’à

dans le même panier que le régime. Au fil d'histoire, il y

travers votre écriture ceux que vous aimez continuent

a eu des happy ends. J'en espère un qui honore le

d’exister ?

courage de mon peuple qui a subi autant d'actes de barbarie. Un pays est une histoire sans fin. Tous ces

HM : C'est encore la peur du vide. Je veux prolonger le

écrits, c'est pour construire notre mémoire. C'est

temps de l'espoir, qui est ici le lieu d'un poème, tant que

contre l'oubli. Ce sont les chemins qui mènent à la

c'est possible, pour exprimer à la poésie ma gratitude et

justice. Au bonheur.

mon besoin, pour qu'il ne m'abandonne pas. Pour que je puisse, grâce aux mots, avoir le choix. LFC : Dans le poème Les chansons 1 (page 23), la Syrie est personnifiée, comme si son sort était le fruit du

LFC MAGAZINE #13

UN PAYS EST UNE HISTOIRE SANS FIN.

- 230 -

DÉCEMBRE 2018


LFC : Qui est ce « elle » que vous évoquez dans ce très beau poème qui s’intitule justement Elle (pages 55-57) ? HM : Elle est la prisonnière, la femme

LA TRADUCTION EST UNE FENÊTRE QU'ON OUVRE VERS L'AUTRE, VERS SOI.

courageuse, libre, qui a affronté la dictature. C’est Razan Zaituoné, une militante syrienne,

LFC : Vous avez quitté la Syrie en 2011 et vivez depuis à

écrivaine et avocate, qui a travaillé au Centre de

Paris. Envisagez-vous d’écrire en français ?

documentation des violations [ONG syrienne de défense des droits de l'homme ndrl]. Poursuivie

HM : J'aime beaucoup la langue française, mais pour que je

par les services de sécurité du régime, elle a fui

puisse écrire et vivre l'écriture en français, je crois que je

Damas pour vivre dans la Ghouta où elle a été

dois redevenir enfant. J’aurais tant aimé avoir ce temps…

enlevée par les extrémistes islamistes que le

J'essaye. Mon fils écrit en français, c'est sa langue

régime venait de relâcher des prisons. C'est le

maternelle. Il y a des traducteurs et j’aime le partage. La

sort de la Syrie, entre ces deux monstres et

traduction est une fenêtre qu'on ouvre vers l'autre, vers

ceux qui les financent. Depuis 2014, nous

soi, qui donne sur la terre du partage. Cette terre de

n’avons aucune nouvelle de Razan, ni de ses

partage, c'est ma patrie.

trois camarades du Centre de documentation,

J'ai fait mes études de cinéma à Paris à la fin des années 80.

de son mari l'avocat pacifique Wael Hamada, du

Mon premier recueil, L'âme na pas de mémoire, je l'ai écrit

poète pacifique Nazam Hammadi et de

pendant que je faisais mes études de cinéma. La France me

l'activiste pacifiste Samira Al Khalil. Elle, c'est

donne la liberté et la chance et le courage et l'amour d'être

elle.

moi-même. C'est comme si j'écrivais en français. Cette liberté c'est une identité humaine.

LFC : « J’ai appris une nouvelle langue… la

LFC : Quels sont aujourd’hui vos projets ?

langue du chemin… », écrivez-vous page 71. HM : Antoine Jockey et moi avons terminé la traduction

Cette langue, est-ce celle de l’exil ?

d'un nouveau recueil et j'en ai écrit un autre, un tout HM : L’exil a deux langues, la langue de la

nouveau. Je laisse passer un peu de temps pour le relire.

nouvelle vie et l'autre du pays d'origine. C'est la

Je vis. Parfois avec ceux qui meurent, je meurs un peu. Puis

fraternité des deux, l'une est le miroir de

je revis. Quel bonheur de vivre ! La vie, cet amour éternel :

l'autre, sa complice et sa profondeur, et son

« Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l'hésitation

âme. L'exil est un lieu de fraternité et d'une

d'avril, l'odeur du pain à l'aube, les opinions d'une femme

intense empathie.

sur les hommes, les écrits… »

L'EXIL EST UN LIEU DE FRATERNITÉ ET D'UNE INTENSE EMPATHIE.

JE VIS. PARFOIS AVEC CEUX QUI MEURENT, JE MEURS UN PEU. PUIS JE REVIS.

Entretien réalisé par courrier électronique en octobre et novembre 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez. Photographie © Oumeya El Ouadie.


DÉCOUVERTE

ENTRETIENS INÉDITS AVEC ILARIA TUTI FRÉDÉRICK RAPILLY POLARS

ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC

ILARIA TUTI

LFC MAGAZINE #13

- 232 -

DÉCEMBRE 2018


ILARIA TUTI

Interview d’une nouvelle plume polar.

PAR CHRISTOPHE MANGELLE PHOTOS : © DR

Ilaria Tuti publie Sur le toit de l'enfer dans la collection La bête noire / Robert Laffont. Entretien inédit.

LFC : Bonjour Ilaria Tuti, tout d’abord nous sommes ravis que vous acceptiez de répondre à nos questions pour les lecteurs de la Fringale Culturelle. A la rédaction, votre livre a été un véritable coup de cœur. Pourriez-vous nous en dire plus sur vous-même ? IT : Bonjour et merci pour cette proposition d’interview fort sympathique. Je suis ravie que vous aimiez mon livre. Voici quelques précisions me concernant : j’ai grandi dans une petite ville au pied des montagnes dans le nord de l’Italie. C’est là que je vis toujours avec mon mari, ma fille et mes deux chiens. Depuis que je suis enfant, j’adore peindre. Adolescente, j’ai aussi découvert la photographie puis j’ai compris qu’il y avait bien d’autres manières étranges de conter les histoires que j’avais en tête. C’est alors que

L'INTERVIEW Sur le toit de l'enfer, Ilaria Tuti, La bête noire

j’ai commencé à écrire, d’abord des nouvelles puis j’ai ressenti le besoin de passer à l’écriture d’un roman. LFC : Pour en revenir à votre roman, comment vous est venue l’idée de ce thème ? Avez-vous du faire beaucoup de recherches ? IT : J’avais déjà en tête le personnage du commissaire T. Battaglia and je sentais qu’elle était une femme forte. Je savais aussi que je voulais placer l’histoire que j’allais raconter dans mes montagnes, et leurs forêts sauvages, symbole puissant de la vie et de ses mystères. J’ai ressenti la nécessité d’avoir une opposition aussi forte que mon personnage et le décor. Je ne voulais pas d’un tueur en série à la personnalité « classique », sans affect, rustre, froid et cynique. J’ai préféré proposer au lecteur une personnalité capable d’aplanir la frontière entre le Bien et le Mal. J’ai découvert en effectuant des recherches sur la psychologie des tueurs, que les effets sur l’esprit de la privation affective pouvaient être ceux-ci. C’était ce que je recherchais : un personnage avec un esprit étrange, un tueur féroce qui tue sans état d’âme.

LFC MAGAZINE 13

- 233 -

DÉCEMBRE 2018


LFC : En quoi le cadre et l’atmosphère du roman sont- ils très

habitants de l’endroit et je suis très fière

important pour l’histoire, autant que les personnages par

de les inclure dans mon roman. J’ai changé

ailleurs ?

de saison : plus de glace et de neige, mais un printemps puissant et luxurieux, avec

IT : C’est important parce que j’ai ressenti le besoin de

une grande histoire d’amour en arrière-

transmettre la force et la beauté de mon pays, de son charme à

plan, qui se déroule dans le passé.

la fois archaïque et ésotérique et du lien que j’entretiens avec les montagnes et la nature. L’ambiance est un personnage en

LFC : Avez-vous trouvé facilement un

soi dans l’histoire, capable d’influencer celle-ci plus que mille

éditeur en Italie ? Quel effet cela vous

mots. C’est l’endroit parfait pour un thriller : poétique et

fait-il d’être éditée maintenant à

perturbant. La forêt est un cœur battant et sombre.

l’étranger et d’être comparée à votre

C’EST L’ENDROIT PARFAIT POUR UN THRILLER : POÉTIQUE ET PERTURBANT.

confrère Donato Carrisi ? A t-il été facile d’obtenir une reconnaissance dans le milieu du thriller en tant que femme, milieu majoritairement masculin ? IT : J’ai eu de la chance. J’ai

LFC : Vous avez choisi des personnages totalement atypiques

immédiatement trouvé un éditeur en Italie

dont l’un d’entre eux se battant contre la maladie. Pourquoi ce

qui a adoré Sur le toit de l’enfer et sa/son

choix?

protagoniste. Maintenant, le roman est publié ou va l’être dans de nombreux pays

IT : Parce que je voulais colorer ce personnage avec les

étrangers et c’est pour moi un grand

contingences de la vie réelle. Par exemple, Teresa Battaglia, la

plaisir. J’espère que les lecteurs aimeront

protagoniste est un officier de police de presque soixante ans, en

Teresa Battaglia autant que je l’aime,

surpoids et physiquement peu attirante. C’est une façon de

qu’elle les guidera dans une histoire noire

rendre un hommage gracieux à la beauté de la normalité, à ces

qui est aussi pleine d’empathie et de

femmes qui se réveillent fatiguées le matin. Leur combat contre

compassion, avec la magie de la nature et

leur corps qui va à l’encontre des normes sociales, qui sont

la force de l’enfance. Je ne peux pas, de

seules, qui traînent un passé douloureux, mais qui ont malgré

moi-même, me comparer à Donato

tout réussi à revenir sur le devant de la scène, même à un âge où

Carrisi : tout simplement parce que ses

cela n’est vraiment pas facile.

histoires sont la raison même pour

JE VOULAIS SEULEMENT CONTER UNE HISTOIRE AVEC TOUTE LA PASSION DONT J’ÉTAIS CAPABLE.

laquelle j’ai commencé à écrire (je les adore !) . Donc vous pouvez imaginer l’émotion que j’ai ressentie quand j’ai lu ses mots sur mon propre roman ! Le thriller est encore un univers masculin, mais beaucoup de femmes émergent et

LFC : Travaillez-vous actuellement sur une suite ?

elles sont fortes, préparées et sans pitié.

IT : Oui, je suis en train d’écrire une deuxième aventure de

obtenir de la reconnaissance, je voulais

Teresa. Cela se passe à Frioul, dans une vallée isolée à l’histoire très particulière. J’ai passé beaucoup de temps à parler avec les

LFC MAGAZINE #13

- 234 -

En ce qui me concerne, je n’ai pas pensé à seulement conter une histoire avec toute la passion dont j’étais capable.

DÉCEMBRE 2018


DÉCOUVERTE

ENTRETIENS INÉDITS AVEC ILARIA TUTI FRÉDÉRICK RAPILLY POLARS

ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC

FRÉDÉRICK RAPILLY


FRÉDÉRICK RAPILLY

Frédérick Rapilly publie Dragon noir aux éditions Critic. Entretien inédit.

PAR MURIEL LEROY PHOTOS : D.R.

LFC : Pourquoi autant de temps entre le précédent roman et le nouveau Dragon Noir ? FR : C’est vrai qu’il s’est passé six ans entre Le Chant du Diable et Dragon Noir, mais je ne suis pas resté vraiment à tourner les pouces. J’ai écrit plusieurs nouvelles. J’ai supervisé un beau livre sur les archives de la télévision. Et j’ai « commis » une biographie non autorisé de David Guetta (No Limit, aux éditions First) qui m’a pris quasi deux ans et m’a valu quelques intimidations juridiques sans conséquence finalement. Et puis, comme beaucoup d’auteurs, j’ai un travail (je suis

L'INTERVIEW Dragon noir, Frédérick Rapilly, Critic

grand reporter) et aussi une vie à côté de celle d’auteur. J’aime bien écrire tard le soir, jusqu’au bout de la nuit. Mais il faut aussi prendre en compte son entourage. L’idée de Dragon Noir remonte à 2011. Ce roman a été rédigé en plusieurs étapes. J’ai d’abord écrit 200 000 signes lors d’un séjour à Bali, puis je l’ai laissé de côté. Je l’ai repris deux ou trois ans après complétement pour rendre 450 000 signes à mes éditeurs (Critic) avant, au fil des corrections, de le porter à 650 000 signes. Je ne sais pas si c’est le fait d’être journaliste mais, contrairement à beaucoup de mes amis auteurs, j’écris trop court, trop ramassé. Pour Dragon Noir, j’ai appris à me déployer. LFC : D’où vous est venue l’idée d’écrire ce roman totalement différent des deux premiers ? FR : À chacun de mes livres, j’essaie de me renouveler. Cette fois, je voulais avoir une femme pour personnage principal. J’avais aussi en tête La Mémoire dans la Peau de Doug Liman que j’ai vu au cinéma avec Matt Damon qui incarne Jason Bourne. Le héros passe une bonne partie du film à ne faire que réagir face à des menaces qu’il ne comprend pas, avant de retourner la situation. Le chassé devient alors

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DÉCEMBRE 2018


MAINTENANT, COMME TOUS LES AUTEURS, J’ESPÈRE QUE DRAGON NOIR VA TROUVER UN LARGE PUBLIC.

et quand elle arrive à son domicile, celui-ci

le chasseur. Je voulais donner la même impression à mes lectrices

son agresseur. Elle doit alors fuir, traquée

et à mes lecteurs. Et comme je suis un amateur de thrillers, je voulais les plonger dans une intrigue que j’espère inédite où ils n’auraient jamais le temps de souffler. Pour que tout ait l’air vraisemblable, je me suis beaucoup renseigné sur les différents milieux, et « tribus » que je décris. J’ai profité de vacances en République Dominicaine pour faire des repérages sur place où se déroule une petite partie de l’intrigue, et je me suis mis dans la peau de mes personnages pour les scènes de poursuite dans Paris et dans le Morvan. J’ai posé beaucoup de questions autour de moi, rencontré des policiers, de vrais mafieux russes, des escort-girls, des militaires, des sapeurs pompiers, des navigateurs, plein de gens très différents pour que le livre soit précis mais j’espère pas chiant. Ce n’est pas un documentaire, c’est un roman. J’ai aussi fait appel à trois auteurs qui sont, soit policiers comme Olivier Norek (Entre deux mondes, éditions Michel Lafon) ou Ivan Zinberg (Miroir Obscur, éditions Critic), soit médecin légiste comme Antoine Tracqui (Point Zéro, éditions Critic). Ils m’ont vraiment beaucoup aidé pour certaines scènes, et pour essayer de m’y retrouver dans la jungle des procédures policières et juridiques. Qui fait quoi ? Et quand ? Olivier, qui est adorable par ailleurs, m’a juste fait jurer de ne pas utiliser certains détails sur des téléphones portables et des techniques de cryptage sous peine de mesures de rétorsion graves. Je l’ai écouté et j’ai décidé de ne pas tenter le diable. Je le soupçonne d’être bien meilleur que moi en arts martiaux. En plus, il habite près de chez moi… Après, je sais que certains pourront voir dans mon histoire ou mon héroïne des clins d’oeil à d’autres œuvres. Je l’assume complétement. Le titre Dragon Noir renvoie à Dragon Rouge de Thomas Harris, « l’inventeur » de Hannibal le cannibale, mais c’est une fausse piste parce que mon livre, contrairement aux deux précédents, ne traite pas vraiment de tueurs en série mais plutôt d’organisations mafieuses. Certains m’ont aussi soufflé que mon héroïne ressemble à Lisbeth Salander dans la saga Millénium mais à part un tatouage, et leur sexe, elles ne partagent pas grand chose. Je ne suis pas sûr qu’elles s’entendraient d’ailleurs si elles se rencontraient. En réalité, je suis parti d’une idée assez simple… Marina, une escort-girl va à un rendez-vous chez un riche client dans Paris, elle ne le connaît pas

LFC MAGAZINE #13

- 237 -

a été torturé et assassiné, filmé en direct sur le web. Le tueur est encore sur place. Menacée de mort, Marina se défend et tue par des gens qu’elle ne connaît pas, sans savoir pourquoi. LFC : Ce projet-là vous tenait-il particulièrement à cœur ? FR : La réponse est oui. J’aurai voulu aller plus loin à l’époque avec mon 2ème roman, Le Chant du Diable. Il s’est assez bien vendu (environ 8 000 exemplaires, en grand format et en poche) mais je trouve, après coup, que l’intrigue aurait pu prendre plus d’ampleur. Là, j’ai complété le plaisir d’écrire avec celui d’enquêter comme journaliste, de jouer les curieux, et surtout je voulais essayer de surprendre mes lecteurs. D’après les premiers retours, cela a l’air de fonctionner. Maintenant, comme tous les auteurs, j’espère que Dragon Noir va trouver un large public. LFC : Dans ce livre vous parlez de la mafia russe et de la manipulation, un roman basé sur des faits réels. Avez-vous dû faire beaucoup de recherches ? FR : Pour la mafia russe, je précise qu’il s’agit d’une branche connue sous le nom de Vory V Zakone, Les Voleurs dans la Loi. D’après les infos que j’ai pu récupérées auprès de journalistes spécialisés et de policiers sur le terrain, ils sont peu présents en France mais leur look, avec leurs multiples tatouages en forme d’étoiles, et leur réputation, m’a amené à en faire les « bad guys », les méchants, de Dragon Noir. J’en ai rencontré, un peu par

DÉCEMBRE 2018


hasard, à Montreuil près de chez moi en banlieue parisienne, et

même et quelques

plusieurs officiers de police ont accepté de m’en parler. Et

comptes à régler, et je

Ghislain Gilberti (auteur du Festin des Ténèbres et récemment

mets de côté des

de Sa Majesté des Ombres) m’a évoqué de drôle d’histoires dans

informations sur

l’Est de la France. Bernard Minier s’y était aussi intéressé

Poutine et l’étendue de

quand il écrivait N’Eteins Pas La Lumière. Mais, comme je

sa fortune, notamment en Afrique. En parallèle, j’ai un projet de série

JE RÉFLÉCHIS DONC À UNE SUITE DE DRAGON NOIR PARCE QUE MON HÉROÏNE A ENCORE DES CHOSES À DÉCOUVRIR SUR ELLE-MÊME ET QUELQUES COMPTES À RÉGLER.

documentaire sur l’univers des tatouages, baptisé Tatooland, sur lequel je dois avancer. J’ai aussi un projet de roman graphique avec un dessinateur nommé Eric Doxat sur la vie de

l’écris dans Dragon Noir, on sait finalement très peu de choses sur les

Bruce Lee dont

Vory. Et ils parlent peu. Ou alors, ceux qui parlent n’en sont pas

plusieurs planches ont

vraiment. Je me suis aussi procuré des ouvrages spécialisés en anglais

été dessinées. Et sinon,

sur la signification de leurs tatouages, j’ai trouvé aussi des films les

deux thrillers qui se

concernant sur YouTube. J’ai aussi demandé des renseignements à

passent sur des îles, le

des contacts que j’ai dans la presse en Russie et j’ai croisé cela avec

premier du côté de chez

des données sur le pouvoir des mafias dans le monde. Et en

moi dans le Morbihan,

République Dominicaine, j’ai pu voir à dix ans d’intervalle comment

le second très très loin

de drôles de businessmen russes s’étaient implantés durablement sur

sur l’Ile de Pâques que

l’île. Là-bas, j’ai rencontré un professeur d’économie néerlandais qui

je ne connais pas. Un

militait contre la prostitution des mineures et m’a expliqué comment,

bon prétexte pour

d’après lui, les investissements dans le tourisme et la présence des

essayer d’y faire un

mafias, russes, chinoises, italiennes, américaines, étaient

saut. Mais si ça se

indissociables. Mon imagination a fait le reste.

trouve, mon prochain roman n’aura rien à voir

LFC : Travaillez vous actuellement sur un autre roman ? D’autres

avec tout ce que je vous

projets ?

ai dit.

FR : J’ai plusieurs idées en tête mais je discutais récemment avec

LFC : On vous laisse

Bernard Minier (Glacé, Une Putain d’Histoire, Sœurs) qui travaille sur

conclure…

son nouveau roman et me posait la même question. Son prochain livre se déroule à Hong Kong. Il s’est rendu sur place et il lit tout ce qu’il

FR : Jetez un coup d’œil

peut sur le sujet, et on a convenu que vu le temps qu’on y passe, il

Dragon Noir. Et j’espère

fallait une putain de sujet. Je réfléchis donc à une suite de Dragon Noir

que vous ne le lâcherez

parce que mon héroïne a encore des choses à découvrir sur elle-

pas avant la fin.

LFC MAGAZINE #13

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DÉCEMBRE 2018


LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

VINCENT NICLO GENTLEMAN TANGO

INTERVIEW

Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Mathieu Genion Opale


Le séduisant Vincent Niclo marque son grand retour avec ce disque consacré au tango. Clips sensuels, chorégraphies sexy... Rencontre avec le ténébreux gentleman dans un hôtel parisien près de la Place de la République pour une séance de photos et un entretien inédit. LFC : Vous publiez un nouvel album Tango,

s'appelle Demain. C’est donc un mélange de jeunes auteurs-

pouvez-vous nous en parler ?

compositeurs actuels et de grands standards du tango.

VN : J’étais un peu fébrile pour la sortie, mais je

LFC : Comment se sont passées ces collaborations ?

suis assez serein parce que j’adore l’album. Et je trouve que nous avons fait un joli travail.

VN : Quand j’ai commencé à évoquer le thème du tango, je

Maintenant l’album appartient au public.

pensais que cela allait être difficile. Mais en fait, l’enthousiasme et l’inspiration ont pris le pas. Les équipes s’y

LFC : Vous avez participé à la composition.

sont mises tout de suite. Pascal Obispo a écrit un Tango. Il m’a dit que cela l’avait inspiré. J’avais croisé Slimane et

VN : J’ai toujours été très investi sur mes albums,

Patrick Fiori et ils m’ont dit qu’ils avaient envie aussi d’écrire

pour la direction musicale, les arrangements et la

un titre. Ce sont plutôt les gens qui sont venus sur le projet.

création. Dans ce disque, j’ai en effet écrit un titre

Et puis il y a des équipes que j’ai approchées en pensant

Que Mas avec les Skydancers, qui sont un groupe

qu’ils avaient une sensibilité proche du genre : les équipes de

électro que j’ai contacté en me disant : ils vont

Claudio Capeo et de kendji étaient intéressées. Tout s’est

m’envoyer bouler parce que nous sommes aux

mis naturellement en place avec un peaufinage par les

antipodes l’un de l’autre, sur le spectre musical. Mais

Skydancers.

finalement, ils ont fait tout l’album avec moi. Et c’est super parce que cela donne un son très actuel.

LFC : Vous allez toujours sur des terrains assez inattendus ;

C’est ce que j’ai toujours aimé faire : mélanger

nous nous étions rencontrés lors de la promotion de la

l’ancien et le nouveau. Je propose des standards du

comédie musicale La Belle et la Bête. C’était inattendu ça

tango que j’ai repris avec un son electro. Et il y a

aussi !

des inédits, comme mon deuxième single El Fuego del Amor, une chanson coécrite et co-composée

VN : Ah oui ! La musique, c’est ça ! C’est l’inattendu. Si nous

par Mark Weld et par Hugo Villanneau. Pascal

faisons toujours la même chose, nous nous ennuyons. Je ne

Obispo m’a écrit une chanson, Monsieur Gardel

cherche pas à surprendre les gens, mais à me surprendre

avec un texte de Lionel Florence. Slimane m’a aussi

moi-même en prenant des risques. Cela a été le cas pour

fait une musique avec un texte de Patrick Fiori, qui

mon album avec les Chœurs de l’Armée Rouge. Tout le

LFC MAGAZINE #13 240


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS MATHIEU GENON OPALE

monde me croyait mort avec ce projet et ça a cartonné. De

Drucker où nous avons proposé un medley d’environ

même, mon album sur Luis Mariano, là, on ne me disait pas

quatre minutes. Nous démarrons à quatre, puis nous

que j’étais mort, mais que j’étais déjà enterré. Le premier

sommes sept. Nous dansons avec une vraie

album, on s’est dit : ce n’est qu’un chanteur de reprises.

proposition de tableau. Le tango, c’est tout un

L’album avec Pascal Obispo, nous avons estimé que nous

univers. Même les cadreurs étaient sous le charme

prenions un gros risque tous les deux. Le mélange de sa

et sous le choc !

voix super pop et de ma voix lyrique a finalement tellement bien fonctionné que le disque est bientôt double platine. Je

LFC : Vous avez déclaré dans une interview que

suis content parce que j’ai la chance de ne pas, en France,

maintenant, vous vous cachez moins derrière votre

être mis dans une case. Cela me donne plus de liberté. J’ai

voix.

fait une tournée avec Michel Legrand, plus jazzy et une tournée avec les gentlemen, plus crooner. Pour moi, la

VN : Oui. Au début, ma voix était un instrument.

musique, c’est aller s’inspirer de nombreuses influences et

Ensuite, j’ai réussi à rallier ma voix à mon

de styles différents. Tango, c’est encore une autre

émotionnel. Je pense que si j’écoute les retours des

approche.

fans, ma voix est très centrée sur mes émotions maintenant. Et cela les touche. Lorsque j’ai

LFC : Pourquoi le tango exerce-t-il une telle fascination

commencé, j’ai chanté pour régler un certain nombre

aujourd’hui ?

de problèmes. C’était une thérapie pour apporter une forme de délivrance. Quand je chante, j’exprime des

VN : Pour moi, le tango a un univers musical aussi fort que

choses. Je les lâche. C’est une façon pour moi

l’univers visuel. C’est indémodable. C’est même branché, le

d’avancer.

tango. Par exemple, Gotan Project est un groupe français qui a cartonné dans le monde entier. De Léo Ferré à Renaud

LFC : C’est aussi très théâtral. On l’entend dans le

en passant par Barbara, tous les grands chanteurs ont un

dernier titre, à chaque fois, votre démarche

tango dans leur répertoire. Ce n’est pas un hasard si un

artistique est très interprétée.

groupe underground comme les Skydancers s’intéresse au tango. Cette modernité du tango est fascinante. Et puis,

VN : Oui. Je ne sais pas faire autrement. J’y mets

l’univers visuel de la danse du tango représente la

tout ce que j’ai. Ce qui donne l’impression que je

sensualité, l’érotisme, à la limite de la sexualité. Et puis,

suis au taquet. Et c’est le cas. Dans ce disque, j’ai

c’est aussi une danse d’improvisation. Le tango est donc

essayé de mélanger ma voix pop et ma voix lyrique.

sexy sans être vulgaire. Et c’est chic. Tout cela explique son

C’est une volonté d’être différent, de mixer les deux,

succès.

et du coup, c’est peut-être plus abordable pour un public plus large. Parce que lorsqu’on chante

LFC : L’esthétique envoûtant du tango est bien représentée

seulement de manière classique, cela réduit

dans le clip de El Fuego del Amor.

l’audience. Mais le mélange, c’est ce que j’aime faire. Je ne cherche pas à faire les choses

VN : Oui, j’ai la chance d’avoir des danseuses

spécifiquement par volonté de surprendre. Je les

exceptionnelles. Hier, j’ai fait une télévision avec Michel

fais. C’est tout. Naturellement. Sans calcul.

241 LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I VINCENT NICLO


LFC : Quelle relation avez-vous avec votre

LFC : Réalisez-vous votre rêve de gosse ?

public ? VN : Je l’ai même explosé ! Tout ce que je savais, VN : C’est très fort. Difficile d’expliquer. C’est

c’est que j’allais chanter, que ce soit dans le

fusionnel. J’ai des fans hardcore qui savent

métro ou à Bercy, c’était mon rêve. Je ne savais

même parfois des choses avant moi. Par

pas que ça allait prendre cette ampleur. Mais ce

exemple, j’avais enregistré un duo avec une star

n’est pas tant le succès que je recherche que la

internationale. Et je ne savais pas que le duo

possibilité de chanter avec les plus grands,

était sorti. Mais quelques fans avaient écouté ce

m’ouvrir à des publics différents, voyager à

duo avant moi ! Il me donne beaucoup, et

l’étranger. J’ai maintenant ma propre émission de

j’espère donner en retour aussi. Je m’efforce de

radio sur la BBC2 en Angleterre.

répondre moi-même sur Facebook. Je suis très attentif. C’est une force d’avoir un retour direct,

LFC : Vous vivez plusieurs vies en une vie.

immédiat sur son travail. Ils sont cash aussi, en disant ce qu’ils aiment ou n’aiment pas. Et c’est

VN : Oui, en plus de la chanson, j’ai mon travail

important parce que quand on fait un disque,

d’animateur, qui est tout nouveau et qui me prend

c’est assez froid. Aujourd’hui, avec les réseaux

beaucoup de temps, d’autant que c’est en anglais.

sociaux, j’ai un retour sur la démarche artistique

C’est une émission qui met en avant des stars

immédiatement.

françaises.

LFC : Dans votre réponse, vous faites référence

LFC : Dans la programmation, vous avez reçu

à votre duo avec Sarah Brightman. Comment

Jane Birkin.

cela s’est-il passé ? VN : Oui. Je programme une dizaine de chansons. VN : Elle m’a contacté en m’écrivant une lettre.

Et j’ai eu l’honneur de mener un entretien avec

Elle m’avait vue à la télévision alors qu’elle

Jane Birkin en essayant de faire en sorte qu’elle

séjournait dans sa maison en France. Elle m’a dit

se confie et dise des choses inédites. J’ai

qu’elle aimerait qu’on collabore. Et quelque

également reçu Jean-Paul Gaultier. Et puis le gros

temps plus tard, elle préparait son album. Et elle

scoop, c’est Brigitte Bardot qui ne donne pas

m’a demandé qu’on chante ensemble. Elle n’est

d’interviews. Cela m’a pris quatre mois pour la

pas très connue en France, mais elle l’est

convaincre. Mais aujourd’hui, nous avons créé un

beaucoup à l’étranger. Sarah Brightman m’a

lien. Mais elle me connaissait et elle aimait mon

invité sur sa tournée mondiale, cent quarante

travail. Et puis je suis un fervent défenseur des

concerts, une tournée aux États-Unis. Je viens

animaux.

d’apprendre que c’est le premier single tiré de l’album. Et là, je pars en Allemagne pour

LFC : Vincent Niclo, une phrase de conclusion ?

enregistrer un concert qui va être diffusé aux États-Unis, au Japon et dans six cents salles de

VL : Je suis un homme heureux grâce à la

cinéma aux États-Unis.

musique !

LFC MAGAZINE #13 243


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I VINCENT NICLO


LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

FLORINA Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Arnaud Meyer Leextra

INTERVIEW NOUVEAU TALENT


Attention talent ! À 25 ans, Florina, est une nouvelle chanteuse qui enregistre actuellement son premier album avec le soutien des équipes de Claudio Capéo, Céline Dion, Amir, Louane, Hoshi… Le clip de son premier single, “Va va vis” cumule plus d'1 million 300 000 vues en moins de six mois. Séance de photos et interview à Paris.

LFC : Comment votre aventure musicale a-t-

chantais Je t’aime de Lara Fabian. Je la chantais à fond. Je ne

elle commencé ?

faisais pas que la fredonner !

FP : C’était il y a quatre ans, en 2015, j’ai posté

LFC : Vous venez d’une famille où la musique a une place

une vidéo où je faisais une reprise de Toca

importante. Avez-vous des frères et sœurs ?

Toca du groupe Fly Project. Et puis, je suis partie en vacances. La vidéo a pris pendant ce

FP : J’ai deux frères. C’est surtout du côté de ma mère que tout

temps pas mal d’ampleur. Et j’ai eu soudain des

le monde chante.

milliers d’abonnés et de messages. LFC : À partir de quel moment avez-vous senti que vous aviez LFC : C’est donc internet qui a favorisé votre

une belle voix ?

décollage artistique. Étiez-vous majeure à l’époque ?

FP : C’est plutôt mon entourage qui m’a convaincue en me disant : Florina, tu ne peux pas continuer à ne chanter que pour

FP : En effet, j’avais seize ans. J’étais un peu

nous. Tu as vraiment du talent et il faudrait le partager. Fais

dépassée par les événements. Mais c’est sûr

quelque chose ! Je me suis donc dit que si on me disait ça, c’est

qu’internet a été un vrai tremplin.

que c’était vrai.

LFC : À partir de quand le chant a-t-il été

LFC : Donc l’idée a fait son chemin dans votre tête et vous

important pour vous ?

vous êtes dit : pourquoi ne pas essayer ?

FP : Je suis passionnée par le chant depuis

FP : En fait, je ne me suis jamais posé la question de savoir si je

toute petite. C’est ma mère qui m’y a initiée.

voulais en faire mon métier un jour. Je chante comme je parle,

J’ai même su chanter avant de parler. Je

c’est tout. Et quand j’ai reçu toutes les propositions de contrat,

LFC MAGAZINE #13 246


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS ARNAUD MEYER LEEXTRA

je rentrais au lycée à l’époque. J’ai été surprise. Je

sommes parfois arrêtés par les questions que nous

sais qu’il y a des gens qui passent la moitié de leur

nous posons à ces moments-là, alors que nous

vie à chanter dans la rue, à espérer avoir un contrat.

devrions surtout vivre au jour le jour.

Et moi, je n’ai rien demandé à personne. On est venu frapper à ma porte.

LFC : L’idée est donc de mettre une distance face au problème. Pourquoi ? Parce que nous avons qu’une

LFC : Comment avez-vous été repérée ?

seule vie ?

FP : On m’a envoyé de nombreux messages par le

FP : Oui. Personne n’a une vie parfaite. Il ne faut pas

biais des réseaux sociaux. Mais je n’ai pas répondu.

envier les autres. Ils ne montrent que ce qu’ils veulent.

Et ensuite, on m’a envoyé des gens à la porte de

Et une fois chez eux, ils peuvent être tout aussi tristes.

mon lycée parce que je ne répondais pas sur

Nous sommes tous égaux face à cela.

internet. LFC : Certaines personnes retiennent le truc positif, LFC : Donc ce sont des professionnels qui sont

mais ils n’imaginent pas le chemin parcouru pour avoir

venus vous chercher à Douai ?

cette chose positive. Qu’en pensez-vous ?

FP : Oui, exactement, grâce aux réseaux sociaux.

FP : Oui, les gens envient cette réussite. Mais ils oublient parfois que derrière la réussite, il y a des

LFC : La musique a une place importante, mais le

moments de doute, de remise en question, et aussi

visuel compte aussi dans votre démarche

beaucoup de temps de solitude. Le métier d’artiste n’est

artistique. Pourquoi l’esthétique est-elle si

pas quelque chose de facile. Il faut vraiment avoir les

importante pour vous ?

épaules solides. Et nous devons garder le sourire malgré tout.

FP : J’essaye de montrer une image assez simple. Je ne porte pas de tenue extravagante. J’aime faire

LFC : Vous découvrez ce métier et sa difficulté. Mais

des shooting. Cela fait partie d’un ensemble à mes

pourquoi le faire si c’est si difficile ?

yeux. Et puis, j’essaye de me démarquer des autres chanteuses. Donc plutôt que de tout dévoiler, je

FP : Parce qu’il n’y a rien de facile dans la vie. Et peu

préfère rester un peu mystérieuse.

importe le métier qu’on fait, les difficultés sont toujours là. Même le métier le plus simple du monde a toujours

LFC : Aujourd’hui, le public vous découvre avec un

des difficultés masquées. Je suis assez combattante et

premier single qui s’appelle Va, vas, vis. Comment

quand je veux quelque chose, je m’efforce d’aller au

cette chanson est-elle née ?

bout. Et puis, j’ai beaucoup de chance de vivre de ma passion. Ce n’est pas donné à tout le monde. J’ai vingt

FP : C’est une musique qui me tient beaucoup à

ans. Et j’arrive à faire tout cela. Donc s’il y a des

cœur. C’est une incitation à se projeter dans la vie.

difficultés, cela fait partie du jeu.

Elle montre que nous sommes tous égaux face à nos moments de peine et de tristesse. Nous

247 LFC MAGAZINE #13

LFC : Le clip de votre chanson va, va vis est sorti en


LFC MAGAZINE #13 I NOVEMBRE 2018 I FLORINA

juin, comment le tournage s’est-il passé ?

1 million de vues actuellement.

FP : Le tournage a eu lieu au Maroc. C’était un super bel

FP : Oui, on a à peu près 10 000 vues par jour. C’est top !

endroit. Et l’équipe était formidable. Mais pendant ce

Nous ne pensions pas que le clip prendrait de l’ampleur

clip, j’ai été malade. J’avais même de la fièvre. Mais

aussi vite. Avant même que je ne débute la promotion.

bon, j’ai tenu le coup.

C’est incroyable.Cela montre que les gens sont toujours derrière moi et me soutiennent toujours.

LFC : Votre état ne se voit pas à l’image. Mais ce n’est pas de chance : tous les artistes rêvent de faire un clip

LFC : Que nous préparez-vous d’autre ?

dans un lieu paradisiaque et vous êtes malade à ce moment-là !

FP : Je prépare un album qui sortira courant 2019 avec de superbes chansons qui sont parfois

FP : Oui, j’ai attendu beaucoup de temps avant de

autobiographiques. Elles sont devenues des histoires

pouvoir faire ce clip. Et le jour de mon arrivée au Maroc,

de vie. Et j’espère que les gens s’y reconnaitront. Les

je suis tombée malade !

thématiques sont l’amour, la remise en question, la recherche d’un but. Mais globalement, l’album sera

LFC : Le clip rencontre un vrai succès, avec plus de

assez mélancolique, mais avec une lueur d’espoir.


TOUTES FOLLES DE...

LENNI-KIM INTERVIEW

Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Patrice Normand Leextra

LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018


Success Story ! Après les émissions The Voice Kids et Danse avec les stars, Lenni-Kim vole de ses propres ailes avec une tournée chargée en dates. Véritable performer, ce dernier propose sur scènes ses propres chansons et des reprises euphorisantes de Michael Jackson et autres artistes. Rencontre avec Lenni Kim pour une séance de photos exclusives et un entretien inédit. LFC : Pourriez-vous nous raconter vos débuts ?

quatre ans, nous avons sorti single après single. Puis, nous sommes allés chez Warner en France. Et nous avons sorti le

LK : Au début, je me destinais plutôt à travailler

premier album avec Warner TF1 Music. Et nous commençons

dans le cinéma parce que ma famille vit dans ce

une tournée.

milieu. Mon père est concepteur visuel pour des séries et des films. Et ma mère a son propre studio

LFC : Sans oublier Danse avec les stars, parce que c’est aussi

de photos. Très tôt, j’ai eu un goût pour tout ce qui

là que le grand public vous a vraiment découvert.

était artistique et pour tout ce qui était plateaux télévisés, séries, films. J’avais envie d’être à la

LK : Oui, c’est vraiment une grande émission, très classe, et ça

place des comédiens. Vers huit ans, j’ai commencé

m’a apporté une visibilité incroyable. C’est avec cette émission

à jouer dans des pubs, des séries, des films. Et vers

que j’ai vu les réseaux sociaux s’affoler. Et mon public a suivi,

l’âge de onze ans, j’ai vu une publicité à la télévision

ça a été de la folie ! Et grâce à Danse avec les stars, je peux

pour une école de chant et ça a été comme un

faire ma première tournée qui fonctionne super bien. C’est très

appel en moi. Et j’ai supplié mère de m’y inscrire. Ce

gratifiant.

qu’elle a fait. Dès les premiers cours, ça a été la révélation. J’étais vraiment dans mon élément.

LFC : Ce que le public a découvert, c’est aussi que vous êtes très polyvalent. La comédie, la danse, le chant. Quand avez-

LFC : Chantiez-vous avant d’intégrer cette école ?

vous eu de l’intérêt pour la danse ?

LK : Oui, pour le plaisir. Mais je chantais pour moi

LK : Mes parents ont toujours essayé de me lancer dans

seulement, comme on chante sous la douche. Vers

beaucoup de trucs différents pour que j’éveille mes sens et que

treize ans, j’ai fait The Voice Kids et j’ai pu

je vois vraiment ce qui me plaisait. Ma mère m’avait donc

rencontrer mon manager-producteur qui est dans la

inscrite dans des cours de hip-hop. Et dans un premier temps,

maison de disques LKL au Canada. Et depuis

ça ne m’a pas plu du tout.

LFC MAGAZINE #13 250


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS PATRICE NORMAND LEEXTRA

LFC : Que n’aimiez-vous pas dans le hip-hop ?

étaient incroyables. Professionnellement, mentalement, il faut tout le temps rester focalisé.

LK : Étant petit, j’étais gêné avec les professeurs… Je ne

C’est de la discipline et du challenge.

sais pas trop, mais ça ne fonctionnait pas pour moi. Et j’ai détesté au point de demander à ma mère de me retirer du

LFC : Danse avec les stars a boosté votre carrière

cours. Mais c’est quand j’ai signé avec Jean-Yves, mon

musicale.

manager chez LKL que j’ai changé d’avis. J’ai grandi avec la culture américaine. Je voyais à la télévision les

LK : Oui, comme je le disais tout à l’heure, ça avait

Grammys… Et quand je regardais des artistes performer, il

commencé avant, mais c’était vraiment les jeunes

y avait toujours beaucoup de danse. Donc je me suis dit : il

qui me connaissaient. Depuis Danse avec les stars,

faut que je chante et que je danse aussi. Et c’est devenu

j’ai un public familial : les parents, les grands-

une passion. C’était avant Danse avec les stars. Je n’ai

parents me connaissent. Et ça fait chaud au cœur de

jamais suivi de cours en tant que tel, pas de formation. Ce

savoir que les gens apprécient ce que tu fais. Quand

sont des chorégraphies que j’apprenais. Et là j’ai dansé

on fait de la musique, on met son cœur, son âme

beaucoup de hip-hop, pour les clips et les concerts. Et

dans ce qu’on fait et savoir qu’ils apprécient ce que

ensuite, il y a eu Danse avec les stars. Et là, c’est un style

je fais, c’est super !

de danse totalement différent que j’ai découvert. Ce que les gens ne savent pas forcément, c’est que le hip-hop est

LFC : Vous partagez un duo avec Lou sur

complètement différent des danses latines et des danses

Miraculous. Juste énorme ! Les enfants de mon

de salon qui sont beaucoup plus techniques. Et

entourage m’en parlent ! C’est la chanson d’un

physiquement, ces danses-là font beaucoup plus mal que

célèbre dessin animé diffusé dans de nombreux

le hip-hop. Quand j’ai commencé, les coachs m’ont donné

pays.

des conseils du genre : ouvre ta cage thoracique. Il faut que tu sentes que tes bras sont écartelés. J’ai parfois des

LK : Oui, c’est un très beau dessin animé avec un

douleurs dans le dos, ça fait mal, mais c’est magnifique.

beau message derrière. Un beau projet aussi. Quand

C’est un challenge à chaque fois. J’adore le challenge.

je me suis embarqué dans l’aventure, je savais que

Depuis que je suis tout petit, mes parents m’ont élevé avec

ça allait être important. Mais là, nous sommes à 80

l’idée que quand tu construis quelque chose, tu t’y donnes à

millions de vues sur le clip. Juste incroyable !

cent pour cent. Et quand il n’y a pas de challenge, je

Jérémy Zag, le producteur de la série est un mec

m’ennuie. Pour moi, je n’ai pas vu Danse avec les stars

hyper gentil, un chic type. J’ai passé une semaine et

comme une compétition avec les autres. Nous étions tous

demie avec lui, parce que nous avons enregistré un

plutôt amis sur le plateau. Mais je l’ai surtout vu comme

album avec Lou qui va être le support de la comédie

une compétition avec moi-même.

musicale. Et un film va bientôt sortir. Ce seront nos voix à l’écran et sur scène, même si Lou et moi-

LFC : Que retenez-vous de votre expérience dans Danse

même, nous ne serons pas présents physiquement.

avec les stars ?

Jérémy Zag a aussi indiqué sur Instagram qu’il va y avoir des collaborations avec Guess aussi pour une

LK : Quand il n’y en a plus, il y en a encore. J’ai appris aussi

ligne de vêtements pour enfants. Je me sens très

à mieux me connaître. Les rencontres que j’ai faites

honoré de participer à un projet d’une telle

251 LFC MAGAZINE #12


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 LENNI-KIM


ÉVÉNEMENT LENNI-KIM EN CONCERT À L'OLYMPIA LE DIMANCHE 19 MAI 2019 envergure.

plus de soixante dates. Quel est votre secret ?

LFC : Tu es un peu l’ambassadeur en quelque

LK : Une préparation sérieuse. Avant un concert, je

sorte.

m’entraîne en salles. Je fais de la danse, mais aussi des cardios, de la boxe. J’adore la boxe. Et puis, beaucoup de

LK : Oui, avec Lou, avec qui je m’entends très bien

répétitions avec les danseurs, parce que quand j’arrive sur

d’ailleurs.

scène, il faut que je puisse m’abandonner, qu’il y ait une mémoire musculaire des chorégraphies, que ça se fasse tout

LFC : Et aujourd’hui, nous nous rencontrons au

seul. Sur scène, on n’est pas perdu, mais on s’oublie. Donc la

cœur de votre tournée. Combien de dates ?

chorégraphie doit se faire naturellement. Ce sont des heures et des heures de répétitions. En plus, je suis très

LK : Une soixantaine, en France, en Belgique, en

perfectionniste. Et même si je ne peux pas l’atteindre,

Suisse, eu Russie et au Canada. Je suis très

j’essaye de m’en approcher. Ensuite, le concert est hyper

heureux, car après Le Casino de Paris le 16

rodé, millimétré, et j’ai hâte de le partager avec tout le

décembre 2018, une nouvelle date vient de s’ajouter

monde. Ce que j’aime dans les concerts, c’est le fait de

: le 19 mai 2019 à l’Olympia. C’est génial !

pouvoir se connecter avec les gens et de passer un bon moment. L’idée, c’est de les faire s’évader en s’amusant.

LFC : On sent chez vous l’envie de jouer avec le public.

LFC : Que voudriez-vous que les gens ressentent après avoir vu un de vos shows ? Qu’aimeriez-vous qu’ils

LK : J’adore : le mystère, garder les gens en haleine,

retiennent ?

j’aime beaucoup. Donc il y aura des surprises sur le spectacle. Je vais jouer sur scène toutes les

LK : Je voudrais vraiment montrer ce que je suis capable de

chansons de mon album. Mais je proposerais aussi

faire. Avec The Voice Kids, les gens m’ont découvert comme

des reprises inédites de Michael Jackson Smooth

chanteur, avec Danse avec les stars, comme danseur. Mais je

Criminal et Charlie Puth. C’est un grand show avec

voudrais maintenant qu'il me voit en tant que performer, ainsi

un beau visuel et une très belle scénographie.

que la troupe qui m’accompagne. Et qu’ils passent un bon moment. J’en profite pour remercier mon public qui me suit

LFC : Le show promet d’être très physique. Il faut

chaque jour sur les réseaux sociaux. Je les remercie du fond

tenir physiquement pour chanter et danser durant

du cœur. Et je les adore.

LFC MAGAZINE #13 253


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I LENNI-KIM


LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

LES FRANGINS

LILIU INTERVIEW

Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Céline Nieszawer Leextra


Attention talent ! Rencontre avec les frangins Liliu qui publie leur premier single Mieux comme ça. Retour sur leurs parcours respectifs : La Nouvelle Star, la comédie musicale Robin des bois, etc, avec séance de photos et entretien inédit à la clé pour LFC Magazine. LFC : Bonjour Pierrick et Nicolas, pourriez-vous

LFC : Et cette expérience ciné, était-elle inattendue ?

nous raconter vos débuts, parce que vos parcours différents se rejoignent aujourd’hui ?

Pierrick : Complètement. Thierry Klifa, le réalisateur, regardait les shows de la Nouvelle Star et il était ami avec le producteur

Pierrick : J’ai commencé avec La Nouvelle Star en

qui m’a signé pour l’album, Marc Hernandez, qui travaillait pour

2005, il y a vingt-cinq ans. (Rires) Non, en fait il y a

Sony-BMG. Donc Marc m’a présenté Thierry. Et j’ai participé au

treize ans.

film. Je jouais le beau-fils de Catherine Deneuve.

LFC : Que retenez-vous de cette expérience ?

LFC : Que s’est-il passé après le film ?

Pierrick : C’est allé très vite. Et on n’a pas toujours

Pierrick : Après cela, grand vide pendant presque deux ans où

le temps d’en profiter tellement on a de choses à

je suis retourné vivre en Bretagne. Et au bout de deux ans, mon

faire en une journée. Mais humainement et

manager m’a appelé pour me demander si je ne voulais pas

musicalement, c’était génial. Si je devais le refaire,

faire une date de concert dans le Sud. Et cela m’a redonné goût

ce serait sans hésiter, du moins, comme cela se

à la scène et à la musique. Cela a fait naître l’envie de revenir à

passait à l’époque. Je pense qu’aujourd’hui, cela a

Paris et de poursuivre l’aventure. Pendant huit mois, j’étais à

perdu un peu de sa magie. J’étais le gamin de dix-

droite à gauche, sans appartement. J’ai travaillé au Bobino. Et

huit ans qui arrivait de province et montait à Paris.

un pote m’a emmené dans ce cabaret où je suis toujours, Les

Et puis aussi, c’était le début de ces émissions. Le

Trois Mailletz. Et j’y suis toujours !

regard des spectateurs comme celui de l’artiste étaient donc différents. Ensuite, je suis sorti de

LFC : Pour vous, Nyco, tout a commencé avec le Show TNT de

l’émission en avril avec enregistrement de l’album

C8 en 2006 ?

et promotion de l’album. J’ai invité Nyco sur le TNT Show sur C8 pour chanter le duo qu’il nous avait

N : Oui. J’avais composé ce titre à la maison. Je n’imaginais

écrit. En 2006, j’ai aussi joué dans le second long

pas que cela pourrait plaire à Pierrick. Cela s’appelait Like a

métrage de Thierry Klifa avec Emmanuelle Béart,

brother (comme un frère) et il a aimé. Il a voulu le mettre dans

Miou Miou, Catherine Deneuve et Claude Brasseur.

l’album. Je me souviens que nous avons écrit les paroles dans

Le film s’appelait Le héros de la famille.

le taxi en allant au studio. Quand le duo est sorti, nous avons

LFC MAGAZINE #13 256


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS CELINE NIESZAWER LEEXTRA

fait ensemble la promotion sur ce Show TNT de C8. Et

bien marché. Il a fait entre 5 et 7 millions de

c’est là que j’ai rencontré un producteur de chez Warner

vues. Entre la promotion, les répétitions et la

qui m’a fait rencontrer Antoine Angelelli, qui était l’attaché

scène, l’aventure a duré deux ans de plus. Nous

de presse de Dalida. Ensuite, j’ai fait une maquette en

avons fait trois mois au Palais de Congrès et six

studio. Et j’ai chanté en guitare-voix. Et d’un coup, il a su

mois en tournées en France. Cela aurait pu

que j’avais des origines italiennes. Il a donc été séduit par

continuer. Mais Matt Pokora et d’autres

le concept. Et nous nous sommes dit : pourquoi

chanteurs ne voulaient plus continuer. J’étais

n’essaierions-nous pas de faire un titre en Italien ? NRJ

enthousisate pour poursuivre. Mais sur sept

cherchait un titre à diffuser en italien pour l’été. Et trois

rôles, il fallait en reformer quatre, ce qui prenait

semaines plus tard, mon premier single, Dimmi Perche

trop de temps en casting et répétition. Du coup,

était enregistré. L’album est sorti l’année d’après en 2007,

le projet a été revendu au Cirque du Soleil. J’ai

juste après que j’ai fait la première partie de la Star Ac’. J’ai

rebondi sur un autre projet, Latin Lovers, produit

fait les Zeniths de France, Bercy, une trentaine de dates.

par Marc Hernandez chez M6 avec Julio

J’avais trente-cinq minutes de scène où je chantais tous

Iglesias Junior, Damien Sargue. Et depuis trois

les titres de mon album, et pour finir, deux reprises :

ans, j’ai arrêté la musique. Et j’ai eu un enfant !

Wonderwall d’Oasis et une version italienne de On n’oublie jamais rien, on vit avec d’Helene Segara. C’est mon

LFC : Aujourd’hui, vous préparez tous les deux

producteur qui avait produit cette chanson. Et il m’avait

votre retour avec le single C’est mieux comme

donc réécrit les couplets en italien. Ensuite, je suis rentré

ça. Comment cette chanson est-elle née ?

en Bretagne. J’ai bossé un peu dans tout, dans les vêtements, à l’usine, en maçonnerie, pour gagner de

P : En parallèle du cabaret, j’avais un groupe

l’argent. Et je suis revenu en 2011 à Paris pour travailler

Docteur Swan et j’ai fait un album auto produit.

sur un projet de comédie musicale, L’éveil du printemps,

Puis j’ai bossé sur un album de pop anglaise

avec Slimane. On chantait ensemble. J’ai refait un titre en

très acoustique, inspiré par Lenny Kravitz, Sting,

italien qui a été diffusé sur NRJ par Morgan Serrano le

Peter Gabriel. J’ai bossé huit ans sur cet album,

producteur de l’émission. Et au milieu de ce projet, je me

avec Manu katché qui a joué sur les trois quarts

suis retrouvé à faire les voix témoins de la comédie

des titres et Sébastien Chouard, le guitariste de

musicale Robin des Bois. À ce moment-là, je bossais avec

De Palmas. L’album a été fini, masterisé, mais il

Frédéric Chateau qui était aussi le réalisateur de l’album de

n’est pas sorti. J’en ai eu donc marre. Je voulais

Robin des Bois. Et en faisant cela, j’ai eu la chance d’être

reprendre un projet tout seul. J’ai composé

écouté par les producteurs qui m’ont apprécié et m’ont

cette chanson C’est mieux comme ça que je

proposé de participer à la comédie musicale Robin des

pensais garder pour moi. Et puis, j’ai dit à Nyco :

bois.

puisqu’on nous dit toujours de bosser ensemble, c’est peut-être le moment vu que nous sommes

LFC : Cette aventure vous a longtemps occupé…

disponibles l’un et l’autre. Nous avons donc travaillé six titres de Nyco et cette chanson-là.

N : J’ai commencé les maquettes à vingt-quatre ans. Et j’ai

Au bout d’un an de travail studio, nous avons

interprété le premier single, Le monde a changé, qui a très

fait quelques rendez-vous avec des

257 LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I LILIU

producteurs. Et nous avons signé pour cette

P&N : Je regarde beaucoup Colors, une chaine

chanson C’est mieux comme ça dont l’idée du

YouTube. Ils produisent deux titres d’artistes connus

texte est vraiment du vécu.

ou inconnus par semaine. Les clips sont filmés dans une pièce qui est un cube. Il y a un micro perché au

N : Oui. C’est notre vécu. Mais cette chanson

milieu et un gars debout qui chante. Cela s’appelle

parle à tous.

Colors parce qu’ils changent la couleur du fond. Nous avons fait sur un fond blanc, notre vidéo, en une

LFC : Vous évoquez dans ce morceau la

heure.

rupture, esprit carpe diem, on ne se prend pas la tête avec ça.

LFC : Cela ne se voit pas que ça a été fait si vite. Mais ce qui nous a un peu étonnés, c’est la fin. La coupure.

P&N : Oui, c’est assez sain. Une façon fataliste de prendre la vie. Finalement, ils se sont

P&N : Nous voulions faire un montage court de 2

séparés pour mieux se retrouver.

minutes 20 secondes pour que les gens qui ont aimé aillent sur les plateformes écouter et acheter le titre.

LFC : Une vidéo sur internet met en avant ce

Mais c’était très dynamique. Et au niveau du montage,

titre. Comment avez-vous pensé cette vidéo ?

c’était exactement ce qu’on voulait.


LFC : Ressentez-vous de l’appréhension par

univers qui est le nôtre qu’il faut que nous fassions

rapport à l’accueil de ce premier single ?

ressortir davantage. C’est pour cela que nous prenons la direction de la pop avec des mélodies beaucoup plus

P : Cela nous a servi un peu de cartouches, ce

variées. Nous allons nous concentrer sur les lignes de

premier single, pour prendre du recul et bien

chants et un peu moins sur la production.

réfléchir à la direction que nous voulons prendre pour la suite. Ce premier titre est vraiment dirigé

LFC : Écrivez-vous les textes ? Qui fait quoi ?

sur ce qui nous plait vraiment : la scène US, le hip-hop. Mais naturellement, nous sommes

P : Pour l’instant, nous faisons tout fait ensemble. Nous

super pop, Maroon 5, Ed Sheeran. Nous nous

sommes une équipe de quatre. L’ancien producteur de

sommes dit qu’il fallait que nous poussions les

Nyco, Antoine Angelelli et Romain, un ami qui est ingénieur

choses un peu plus loin.

du son dans le cabaret. Nyco et moi-même, nous composons et nous arrangeons avec Romain. Parfois, je

N : Oui. Si le public nous connait, c’est parce que

trouve les textes un peu légers. Je voudrais qu’ils soient un

nous sommes des chanteurs. Et c’est cet

peu plus adultes. Il faut ranger l’ego et tout prendre pour

LFC MAGAZINE #13 259


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I LILIU N : Au-delà de cela, même si dans nos carrières

que cela soit le mieux possible.

personnelles, nous n’avons pas encore décollé auprès du LFC : Avez-vous appris des expériences passées

grand public, nous avons quand même au fil du temps

avec ces différents projets ? L’ego chez l’artiste,

persévéré. Nous nous sommes intéressés à ce qui

faut-il le dompter ?

fonctionnait et nous avons toujours continué à bosser. Et nous avons toujours continué d’y croire.

N : Je ne pense pas. Pas pour moi. LFC : Peut-on savoir ce qui vous donne la force de P : Si, quand même, l’ego… J’ai eu des opportunités

toujours continuer ?

de fous. Si j’avais fait d’autres choix, je serais ailleurs aujourd’hui… Peut-être. Mais là où j’en suis

N : Nous sommes faits pour ça et c’est ce que nous

aujourd’hui, c’est également parce que j’ai respecté

faisons de mieux. Quand nous regardons les gens, même

ce que j’étais en tant qu’artiste. Si j’avais fait

dans l’intimité, nous ressentons ce lien et ce partage avec

d’autres choix, j’aurais été en contradiction avec

eux.

moi-même. Maintenant, je pense qu’il est possible de faire un peu des deux. En restant qui on est, il

P : Mon amour premier, c’est la musique. Et je ne veux rien

est possible de faire les bons choix.

lâcher.


LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018

NAJOUA BELYZEL INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Arnaud Meyer Leextra


Najoua Belyzel est de retour ! Après le succès de son single Gabriel vendu à plus de 350 000 exemplaires et son sublime duo avec Marc Lavoine Viola (600 000 exemplaires), Najoua Belyzel revient toujours accompagnée de Christophe Casanave avec Cheveux aux vents. Et un nouvel album prochainement. LFC : Vous publiez un deux singles Tu me laisses

majors dont je ne citerai pas les noms, mais on allait parfois

aller et Cheveux aux vents et un album à venir en

jusqu’à me demander d’abandonner mon nom de famille,

février 2019. C’est votre troisième album. Qu’est-

Belyzel. Or, je ne veux pas me déguiser, me transformer, ou

ce qui vous fait plaisir sur ce retour ?

m’amputer de quelque chose. Tout ceci explique donc le retard. Mais je me dis aussi que je n’ai pas perdu de temps. Après le

NB : Tout. Je suis super heureuse parce que ce

temps, c’est une variable. Et il n’est pas le même pour tout le

troisième album, De la lune au soleil a une histoire.

monde. Je pense que cet album sort quand il le faut.

Il est venu au monde avec des difficultés externes. L’album est fort, mais il a été retardé. J’ai sorti mes

LFC : Ce qui est important, au fond, c’est le projet artistique et

deux premiers albums chez Scorpio Music, que j’ai

le fait de ne pas le dénaturer. Vous voulez proposer quelque

quitté en 2010 et j’avais annoncé assez rapidement,

chose que vous assumez à cent pour cent et qui soit en phase

dans la foulée, un album en 2012. Ce n’était pas

avec les gens qui vont vous mettre en avant.

celui-ci. Mais j’avais décidé avec Christophe Casanave, mon producteur, qu’on sortirait un album

NB : Dès le début de mon parcours musical, quand je suis

sans maison de disques, en indé. Ce qu’on a essayé

arrivée à Paris, j’ai rencontré Christophe Casanave. C’est lui qui

de faire. Et en réalité, ça n’a pas marché. Certains

a été à l’origine de tout. J’aurais pu tomber sur une personne

artistes y parviennent, mais pas avec la dimension

qui aurait cherché, en tant que producteur, à me formater. Mais

que je voulais. Pour accéder aux grands médias et

Christophe n’est pas comme cela. Il est lui-même artiste. Et il

à un vaste public, c’est mieux avec un label. Pour

n’a fait que révéler mon potentiel. Ce n’est que de la valeur

nous donner le temps de peaufiner les chansons,

ajoutée. Mais cela prend du temps. Parfois, il est plus facile de

nous avons décidé avec Christophe de ne pas

casser un verre que de le fabriquer.

prendre de rendez-vous avec les majors avant 2018. Mais en 2017, Warrior Prod nous a

LFC : Cela veut dire qu’il est plus facile de casser un artiste

approchés. Ils étaient vraiment intéressés par ma

que de le fabriquer ?

musique et ça a été magique. J’aime les gens respectueux. Et j’avais besoin de travailler avec des

NB : Pas vraiment… Encore que ! Je parle surtout de la création.

personnes qui aiment ma musique, qui aiment mon

On me demande beaucoup ce que j’ai fait pendant autant

passé aussi. J’ai eu des rendez-vous avec des

d’années. Mais c’est un processus lent. Déjà, nous ne sommes

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LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I NAJOUA BELYZEL


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS ARNAUD MEYER LEEXTRA

que deux à composer, Christophe et moi-même. Nous

Cheveux aux vents, je parle d’une femme qui

nous comprenons parfaitement, comme un duo. Je reçois

est tellement amoureuse qu’elle se jette du

des propositions de nombreux artistes et musiciens. Et

haut d’une falaise par amour pour celui qui

même si ce qu’ils font est bien, je préfère être entourée de

l’a abandonnée. Il faut le lire entre les lignes.

gens qui me connaissent parfaitement.

Ce morceau reste un hymne à l’amour. Et c’est ce qui est fort et grand.

LFC : Parlons un peu de votre single Cheveux aux vents. Vous proposez plusieurs versions. Pourquoi proposez-

LFC : La chanson parle surtout d’amour et

vous des remixes ?

du manque d’amour. Quand nous n’avons plus d’amour, nous ne sommes rien.

NB : L’idée n’est pas venue de moi. D’autres titres comme Gabriel ou Je ferme les yeux ont fait l’objet de remixes. Et

NB : Je suis très croyante. Et dans Cheveux

là, pour Cheveux aux vents, c’est mon nouveau label,

aux vents, je le suis aussi. Dans beaucoup de

Warrior Prof, qui m’a dit qu’ils avaient des propositions de

religions, le suicide est mal vu. C’est un

remixes. Et ils m’ont demandé si cela m’intéressait. J’ai dit

pêché. Mais elle dit : Dieu est grand, moi je

oui. Ceci donne une dimension plus vaste à la chanson. Et

suis éphémère. Le suicide, c’est une liberté.

j’ai beaucoup aimé. Je continuerai donc à le faire. Et puis,

Certaines personnes refusent le suicide

c’est très artistique aussi. D’autant que dans le dernier

parce qu’ils ont peur. Et aussi pour les gens

album, il n’y a aucune guitare, donc la place était

que nous laissons seuls. Il faut retenir la

disponible pour les DJs.

liberté et l’amour.

LFC : Cheveux aux vents parle d’amour, d’une histoire qui

LFC : Pouvez-vous nous parler des autres

se termine mal…

morceaux ?

NB : Oui, une histoire qui se termine mal probablement…

NB : Oui. C’est un album très dansant. Il est

Cela devait s’appeler le saut de l’ange, au départ. Mais

dance, electro pop et il n’y a pas de guitare.

même si c’était poétique, ça faisait trop de rappels avec

Christophe a pour instrument favori la

Gabriel. Nous avons donc gardé Cheveux aux vents,

guitare, mais là, il n’en a pas joué une seule

puisque la phrase revient souvent dans le refrain. On ne

note. Cela m’a fait un peu peur quand il m’a

soupçonne pas que cette chanson traite d’un sujet comme

dit qu’il voulait que l’album soit cent pour

le suicide. Mes neveux dansent dessus sans se soucier de

cent electro. Mais ce n’est pas parce qu’il est

cela.

electro que l’album n’est pas mélodique. Au niveau des textes, je me suis dit : je ne sais

LFC : Oui, c’est ça la force de la chanson. C’est positif, ça

pas écrire léger. Mais, il est là le challenge :

donne envie de danser. C’est un peu comme Marcia Baila

prendre des thèmes forts et les placer dans

des Rita Mitsouko. Dansant. Mais grave.

des mélodies pop. C’est un peu schizophrène ou bipolaire. C’est un peu ce

NB : Exactement. J’adore cette chanson. Et c’est vrai que

que l’on est tous, ce qu’est le monde. Plein

Marcia Baila parle du cancer et de la maladie. Dans

de contradictions !

264 LFC MAGAZINE #13


LFC : La puissance du contraste d’une thématique forte et d’une

LFC : Aimeriez-vous vous exprimer à

musique légère.

travers d’autres arts que la musique ?

NB : Oui, comme si dehors, nous avions un beau soleil et que nous

NB : C’est la première fois que j’en parle :

voulions mourir ou faire du mal aux autres. Mais ça marche, cela

j’ai écrit un roman. Je n’ai pas encore

va super bien ensemble ! Quand on écoute cet album, on danse

rencontré d’éditeur, mais j’y pense. Quand

dessus. On ferme les yeux. On se laisse complètement happer par

j’avais treize ans, j’écrivais des poèmes.

une ivresse. Et le lendemain - à condition de se remettre de sa

Mais de nos jours, la poésie ne me suffit

soirée - on lit les textes et on se dit : mais j’ai dansé là-dessus ?

plus. J’ai besoin de plus de mots, de plus

Comment est-ce possible ? D’ailleurs, d’autres artistes font cela

de pages. J’ai eu un déclic à la naissance

avec talent. Par exemple, Stromae avec la chanson Formidable.

de ma fille. Je la regardais jouer avec des

Dans mon album, même si je montre du doigt des choses

poupées russes - parce que je les

terribles, il y a beaucoup d’espoir. Le fléau, c’est un hymne à la

collectionne - et l’idée du roman m’est

paix. J’ai carrément fait un appel sur les réseaux sociaux pour

venue. C’est très important. Mais pour le

inviter le public à participer avec leur Iphone ou autres. Cela me

moment, la priorité, c’est l’album et la

donne des frissons : ma voix est perdue complètement au milieu.

musique. C’est important aussi de se

C’est un hymne à l’amour, contre la haine.

concentrer sur un seul projet à la fois.

LFC MAGAZINE #13 265

LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I LENNI KIM


INTERVIEW NOUVEAU TALENT

CIMO FRÄNKEL Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Céline Nieszawer Leextra

LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018


Attention nouveau talent ! Entretien inédit et une séance de photos exclusives avec Cimo Fränkel lors de sa visite à Paris cet été dans le cœur du Marais pour nous présenter son single Gamble.

LFC : Cimo Fränkel, pouvez-vous vous présenter

apporté dans votre démarche en solo ?

à nos lecteurs ? CF : Le fait d’avoir produit une chanson à succès, même si CF : Je vis à Amsterdam. Et je suis un auteur-

c’était un premier titre, m’a donné davantage confiance en

compositeur-interprète et un producteur. Je

moi. Avant, j’étais un peu plus dans le flou. Maintenant, je

commence aussi à développer ma carrière solo

me sens plus déterminé en solo.

après avoir fait des productions pour d’autres. LFC : Comment définiriez-vous le style de votre musique ? LFC : Vous avez travaillé avec Kriss Kross Amsterdam. Quel souvenir gardez-vous de cette

CF : Je dirais que c’est un croisement entre la pop moderne

collaboration ?

et la pop vintage des années 80/90.

CF : J’étais dans le studio avec mon co-

LFC : Quand on vous écoute et qu’on vous voit danser, on

compositeur, Rick. Et nous pensions composer

se dit que vous êtes sous l’influence de Michael Jackson.

plutôt un morceau de type Deep house records ou Trap records. Et en travaillant dessus, nous avons

CF : Michael Jackson est mon artiste préféré. Mais j’ai

fini par nous retrouver avec quelque chose qui

grandi en écoutant d’autres musiques également. Par

sonnait plutôt pop. Et nous nous sommes dit que

exemple, Fleetwood Mac, le R&B comme Usher. J’aime

c’était la seule manière de faire de cette chanson

aussi Natalie Imbruglia.

un hit. Et cela s’est avéré exact. LFC : Les artistes que vous citez ne sont pas forcément LFC : Le fait d’avoir travaillé avec Kriss Kross

des artistes de l’époque actuelle. Aimez-vous aussi la

Amsterdam, cette expérience, que vous a-t-elle

musique actuelle ?

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LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 CIMO FRÄNKEL


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS CELINE NIESZAWER LEEXTRA

CF : Oui, j’aime beaucoup le groupe Maroon 5

Paris. Voulez-vous séduire les Français ?

qui a un son qui leur est propre. Ce qui m’impressionne. J’aime aussi Rihanna. Mais

CF : J’ai remarqué que le public français est très

sans parler d’artistes en particulier, ce sont

réceptif à la musique des années 80. Daft Punk, par

plutôt des chansons que j’écoute. Et que j’aime.

exemple, est un groupe français qui cartonne et certaines chansons de David Guetta sonnent

LFC : Votre single s’appelle Gamble. Nous

vraiment eighties. En France, je constate vraiment de

pouvons voir le clip sur internet. Ce morceau

la créativité dans les mixages, la production, alors

est frais, sympa, mais au-delà de cette énergie,

qu’aux Pays-Bas, nous avons plus tendance à suivre

c’est vraiment très travaillé. Que pensez-vous

le courant plutôt que le devancer. Les musiciens

de ce ressenti à propos de votre travail ?

hollandais ont vraiment à apprendre de la scène française en ce domaine.

CF : J’ai toujours voulu faire de la musique. Et je me suis aperçu qu’il fallait aussi travailler la

LFC : Préparez-vous un album ?

danse. Ma petite amie est danseuse et chorégraphe. Nous avons donc travaillé

CF : Oui, je travaille des chansons qui sont un peu

ensemble ma chorégraphie.

plus personnelles. Elles ne peuvent pas être des singles, mais si nous les intégrons dans un album,

LFC : Vous écrivez, vous composez, vous

elles racontent une histoire.

dansez, on a l’impression que vous voulez maitriser complètement votre proposition

LFC : Si je comprends bien, chaque chanson pourrait

musicale. Est-ce votre choix ?

évoquer une partie de votre vie, comme dans une série TV ?

CF : Oui, c’est un choix. Mais c’est aussi parce que c’est difficile d’expliquer ce que vous voulez

CF : Quelques fois, mes chansons sont en rapport

aux autres si vous n’êtes pas dans le studio

avec moi. Mais parfois, elles s’inspirent aussi des

avec eux tous les jours. Mon co-auteur, par

vies d’autres personnes.

exemple, est constamment avec moi quand je compose. Donc, il sait vraiment ce que je

LFC : Envisagez-vous de faire une tournée ?

souhaite pour mes chansons. Mais c’est difficile de l’expliquer à des gens de l’extérieur.

CF : J’aimerais bien par la suite… Mais pour le

Bien sûr dans l’avenir, j’aimerais développer

moment, ce n’est pas encore planifié. Je suis

d’autres collaborations avec des artistes

actuellement en studio. Et je me focalise sur la

d’horizon différents. Mais pour le moment, c’est

composition et l’enregistrement des chansons de

plus simple pour moi de m’exprimer

l’album à venir.

artistiquement comme ça. LFC : Si un jour une de vos chansons est utilisée LFC : Aujourd’hui, vous venez nous voir à

269 LFC MAGAZINE #13

pour une série, un film ou même une publicité, en


LFC MAGAZINE #13 I NOVEMBRE 2018 CIMO FRÄNKEL

seriez-vous honoré ? CF : Oui, j’adore le cinéma et les séries TV. Une série assez profonde comme Dark par exemple, sur Netflix. J’aimerais beaucoup que ce soit avec ma voix. D’ailleurs, j’ai déjà eu une de mes chansons qui a été choisie pour une émission de télévision, Dance, dance, dance, et également pour le film Alerte à Malibu - Baywatch. Mais dans les deux cas, ce n’était pas ma voix qui s’y trouvait. LFC : Quel message voudriez-vous adresser au public français ? CF : Merci d’écouter mes chansons et de m’ouvrir vos cœurs. Je vous aime.

CLARA LUCIANI EST ACTUELLEMENT EN TOURNÉE Vous pouvez consulter les dates sur sa page Facebook


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018

CHICO & THE GYPSIES

Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Céline Nieszawer Leextra


Success Story ! Rencontre avec Chico pour nous parler du nouveau disque Chico & The Gypsies Mi Corazon et de leur tournée qui fait un tabac en France et ailleurs.

LFC : Votre album de reprise est sorti cet été,

le fait pas, nous ne nous acharnons pas sur les morceaux. Mais

le 27 juillet. Comment est né cet album ?

je ne connais pas de titres que nous avons essayés et qui ne fonctionnent pas.

Chico : D’abord, ce sont des chansons que nous aimons. Quand on voyage, en voiture,

LFC : Avez-vous travaillé ces titres tous ensemble ? Qui fait

nous chantons. Et comme nous avions ce

quoi ?

projet d’albums à faire, nous nous sommes dit que ce serait une bonne occasion. Nous avons

C : Nous faisons des chansons qui correspondent à chacun. Et

regardé dans le répertoire des chansons

puis, à partir de là, nous tirons un fil et nous en faisons une

actuelles et nous en avons trouvé

pelote qui fait une belle chanson.

d’extraordinaires. Chaque fois, l’adaptation est un pari audacieux. Mais cela fonctionne.

LFC : Pourquoi le choix de chanter Bella Ciao ?

LFC : Quand vous faites des reprises, n’aviez-

C : D’abord pour la série La casa de papel.

vous pas peur d’abîmer le morceau ? LFC : Parlons-en ! Chico : Parfois, des gens qui nous disent : on a l’impression que c’est une création.

C : J’ai beaucoup aimé la série et cette chanson. Quand elle est arrivée, j’étais étonné. J’ai fait un peu de recherches. Et j’ai

LFC : Quand vous travaillez, avez-vous des

découvert que c’était une chanson qui datait et qui avait une

appréhensions ?

vraie histoire. Et au moment où nous nous y sommes intéressés, nous avons vu que tout le monde s’y intéressait.

C : Franchement, nous ne nous prenons pas au

Mais ce n’est pas grave. L’important, c’est de faire ce qu’on

sérieux. Si ça le fait, tant mieux ! Mais si ça ne

aime. Nous ne nous prenons pas au sérieux. Et nous ne

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LFC MAGAZINE #13 - DÉCEMBRE 2018


INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE

PHOTOS CELINE NIESZAWER LEEXTRA

sommes pas dans le calcul. C’est pour cela que

où nous nous appelions Los Reyes, ça fonctionnait. De Saint-Tropez,

les choses fonctionnent. Nous n’avons pas de

qui était un peu notre fief à l’époque, on allait faire des soirées privées

plan de carrière. Nous y allons au feeling.

déjà sans être très connus, à New York ou dans les Émirats arabes. Et c’est là que j’ai réalisé que notre musique était internationale. Et qu’il

LFC : Pas de plan de carrière, et pourtant, vous

nous fallait un nom qui soit un passeport international. D’où le choix

cartonnez à l'international. Vous assurez de

de s’appeler les Gipsy Kings. Cela paraît évident aujourd’hui, mais à

nombreux concerts.

l’époque, les maisons de disques refusaient qu’on chante sous ce nom. Ils nous disaient mais vous n’êtes pas anglais, vous ne faites pas

C : Oui, il y a dix jours, nous étions en Chine et au

du rock. Il y avait tout pour nous décourager ! (Rires)

Japon. Nous avons fait Shanghai, Tokyo et nous y retournons en décembre. Et là, nous étions en

LFC : Et comment fait-on pour ne pas se décourager ?

Allemagne. Nous avons joué dans de grandes villes allemandes avant de terminer à Berlin, ce

C : Je ne sais pas. C’est peut-être mon tempérament. C’est ma foi.

qui était super. Le public allemand… C’est

J’avais une foi inébranlable.

toujours une surprise, pour eux et pour nous. LFC : Une vie sans musique, c’est impossible pour vous ? LFC : Comment expliquez-vous que votre musique est reçue partout comme ça ?

C : Comment pourrait-on envisager ça ? Qui pourrait envisager une vie sans musique, d’ailleurs ? C’est comme un chat sans les oiseaux !

C : Je pense qu’à force de dire que nous faisons les choses avec le cœur, les gens les reçoivent

LFC : Ce que vous faites, c’est génial ! Mais en même temps, c’est

avec le cœur aussi. Parce que quand nous allons

très exigeant, il faut être partout.

au Japon, les gens ne comprennent pas les paroles, mais ça marche au feeling, à l’émotion, à

C : Oui, c’est beaucoup de travail aussi. Nous sommes des

cette énergie positive que nous dégageons et

passionnés, des travailleurs. Mais si nous n’allons pas sur le terrain,

partageons. Il existe ni barrière sociale ni de

c’est compliqué. Nous nous régalons à faire ce qu’on fait. Il n’y a pas

langage : nous touchons tout le monde. Nous

d’obligation.

sommes allés au Kazakhstan, la semaine prochaine nous partons en Guyane et demain soir

LFC : Quelles ont été les réactions des artistes que vous reprenez ?

nous sommes à Paris Salle Pleyel. C : Génial ! En général, ça se passe super bien. Mon ami Charles LFC : Quand vous avez commencé cette

Aznavour qui hélas nous a quitté récemment, on se voyait très

aventure, pensiez-vous que vous alliez voyager

souvent. Et quand on faisait des fêtes, il prenait la guitare et chantait

autant ?

avec nous. Donc ça nous a semblé évident de faire quelque chose ensemble. Et de là est née l’idée d’un album qu’on a fait ensemble. Et

C : Voyager, oui. Le succès, oui. Mais pas cette

c’est lui qui me donnait toutes les chansons. J’ai même une anecdote.

ampleur. C’est cela qui m’a surpris et me

Un jour, Charles Aznavour était là, pendant un anniversaire. Et il était

surprend toujours. Le succès, même à l’époque

heureux. Il se prend au jeu et il se met à chanter. Ses amis me disent :

274 LFC MAGAZINE #13


LFC MAGAZINE #13 I DÉCEMBRE 2018 I CHICO & THE GYPSIES

rencontre avec le Dalaï-Lama. Et pour moi, la plus belle a été ma rencontre avec Charlie Chaplin. C’était vers 1974, je jouais avec Canut Reyes, sous le nom de Los Reyes et on s’est retrouvé à Lausanne, en Suisse. Nous demandons au patron du restaurant la grappe d’or si nous pouvons jouer. Le patron accepte et nous jouons donc le midi dans le restaurant. Puis le patron vient nous voir et nous dit : si vous revenez jouer ce soir, Charlie Chaplin sera là. Nous revenons le soir. Et nous jouons devant lui et sa famille. C’était un vieux monsieur. Et lui qui a fait rire le monde entier, mais que lui avez-vous fait pour qu’il chante ? En dehors de la scène, il ne chante jamais en principe ! Je vais voir Charles et je lui demande ce que c’est que cette histoire. Alors il me prend le bras et il me dit : dans la vie, petit, il n’y a que les oiseaux qui chantent gratuit ! Tout ceci pour dire que les gens se régalent de faire des choses avec nous. LFC : Et vous aussi ? C : Oui, j’adore le partage. La vraie richesse, ce n’est pas ce qu’on a, mais bien ce qu’on peut partager avec les autres. Et toute ma vie a été ainsi. LFC : On a parlé de Charles Aznavour, mais quels sont les autres artistes qui vous ont influencé ? LFC : Oui, j’ai grandi avec le blues, la musique classique, le flamenco, Johnny Hallyday, Tina Turner et Mick Jagger. Je suis très fan des Rolling Stones. Un jour Mick Jagger est venu nous trouver pour nous dire qu’il adorait ce qu’on faisait. Franchement, nous avons été gâtés. LFC : Une rencontre vous a-t-elle touché particulièrement ? C : Plusieurs. J’ai fait un bouquin de mes plus belles rencontres. De 1975 à 1995 avec des photos. Je l’ai fait à titre personnel. Mais on peut le trouver sur Internet. Il suffit d’écrire dans la barre de recherche Google : Chico, mes plus belles rencontres. J’évoque par exemple une

quand nous avons joué, il s’est mis à pleurer. Ça, c’était une des plus belles rencontres de ma vie. Ensuite, il y a eu d’autres rencontres. Brigitte Bardot. Une fois à Oslo pour le premier anniversaire du traité de paix vers 94/95, je me suis retrouvé entre Shimon Peres et Yasser Arafat. J’ai ensuite été nommé ambassadeur de la paix aux Nations Unies. LFC : Quelle est la reprise que vous affectionnez le plus dans votre disque ? C : Bella Ciao parce que c’est une chanson tragique. Mais nous l’avons faite un peu festive. J’aime les paradoxes comme ça. La musique des Gipsy kings, c’est aussi un paradoxe : la fusion improbable entre l’énergie du rock et le flamenco. LFC : Pourquoi faut-il venir vous voir sur scène ? C : Parce que vous ne verrez ça nulle part ailleurs. Vous allez partager un grand moment de bonheur, de fête et d’énergie positive. Deux heures de spectacle, quinze musiciens sur scène, dix guitaristes et chanteurs, et on passe par tous les états d’âme pour finir dans la fête.


DÉCEMBRE 2018 • LFC #13

Spectacle LES

4

PIÈCES

DU

MOIS

À

VOIR

“Hard”, du porno pour de rire


Hard

PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME PHOTOS : Charlotte Spillemaecker

Librement inspirée de la série de Cathy Verney, diffusée sur

d’une amie avocate et de ses salariés qui présentent

Canal+, « Hard », au théâtre Renaissance, est une comédie

leurs condoléances à celle qui va devenir leur future

sur l’univers du porno qui fait exploser tous les verrous de la

patronne, dans des accoutrements pour le moins

pudeur. Avec une adaptation à l’humour décapant de Bruno

inattendus. Mais Sophie (Claire Borotra) n’est pas au

Gaccio – l’auteur des savoureux Guignols de l’info – et une

bout de ses surprises. À peine son mari enterré, elle

mise en scène dévergondée au millimètre près, de Nicolas

croise le regard de Roy Lapoutre (François Vincentelli)

Briançon, le divertissement est à la hauteur des espérances.

et c’est le coup de foudre mutuel. De retour chez elle,

Que dis-je ! Il n’est pas seulement à la hauteur, il défonce…

sa belle-mère (Nicole Croisille), une femme d’affaires

l’applaudimètre à coups de situations ubuesques, où

de 70 ans qui s’affranchit de sa peine quand il s’agit de

Cupidon – sûrement en état d’ébriété – arrangera une

préserver son capital, lui révèle que son mari était un

rencontre entre Roy Lapoutre, héros du slip au cœur tendre,

producteur de films X, et non un transporteur. Et qu’elle

et Sophie, une veuve éplorée légèrement coincée du…

héritait, de fait, de cette entreprise. C’est la

bénitier. Et la morale dans tout ça, me direz-vous ? Mais elle

catastrophe pour cette femme au foyer qui élève ses

est là, elle transpire de partout puisque le scénario décrit,

deux enfants dans le droit chemin de Dieu. Que faire ?

dans ce champ lexical très coloré du métier du porno, la

La liquider ou la transformer ?

victoire de l’amour envers et contre tous les préjugés ! Elle interroge sa meilleure amie avocate (Isabelle La pièce s’ouvre sur la cérémonie funèbre

Vitari), qui la jalouse et la trahit dès le dos tourné. Bien

d’Alexandre. L’assemblée est composée de Sophie, sa

des bâtons seront mis dans ses roues pour l’empêcher

veuve, de sa mère,

de redresser l’entreprise qui périclite. Et si elle créait


du film porno de qualité, avec un scénario qui ne se limite

Les codes du porno sont saufs, avec ses

pas à des ébats vulgaires ? Le réalisateur (Stéfan Wojtowicz)

accessoires « too much », tel ce téléphone rose

s’y voit déjà, lui qui se rêve le Lelouch du X. Mais il faudra

aux lèvres pulpeuses, que tient la fabuleuse Nicole

compter sans Roy Lapoutre qui rend son tablier de sexe-

Croisille… « Téléphonez-moi », retentit alors à nos

symbole pour enfiler celui, non moins seyant, d’homme au

oreilles, comme une chanson d’un autre temps. En

foyer, champion de la qui-quiche aux lardons ! Son ami et

belle-mère froide, déterminée, désinhibée,

collègue (le désopilant Charlie Dupont), à l’accent ibérique

proférant les pires insanités sur le ton d’humbles

fleuri, ne fournit pas entre le four et le moulin. Il n’en peut

civilités, elle entonne des réparties qui font

plus de satisfaire tous les fantasmes les plus incongrus de

mouche. Claire Borotra n’est pas en reste avec son

ses clientes en « mâle » d’excitation.

air de sainte-nitouche, qui y tâte quand même un

« Hard » est une heureuse gaudriole sur les dessous du

peu, beaucoup, passionnément. La bascule – sur

porno, mise en valeur par des personnages délurés qui usent

le canapé – est criante de réalisme, et on se prend

et abusent avec naturel de leur jargon professionnel. Rien de

à rêver que tout est possible dans l’amour, même

choquant à cela, puisque c’est pour rire ! Sans cette enfilade

l’amour impossible. Quant à François Vincentelli

de termes techniques qui s’énumèrent sans rougir, ni cette

qui endosse le costume « une pièce » de Roy

profusion de costumes froufroutants de rose bonbon,

Lapoutre, il réveille les fantasmes les plus

suggestifs à affrioler les plus endurci(e)s, « Hard »

endormis en chef de la Gaule. Chargé de

s’appellerait « Hard-soft », dit crûment : « bander mou ». Or, il

testostérone, il fait l’unanimité dans un rire aux

n’y a rien de mou dans l’affaire qui nous occupe ! Les saillies

éclats non graveleux, mais libérateurs.

fusent sans discontinuer, avec de l’humour doublé d’esprit !

Non content d’être drôle à tomber à la renverse,

Les situations tout aussi loquaces que cocasses

Charlie Dupont donne à son personnage une note

déclenchent l’hilarité. Le tout mené à une cadence effrénée,

attendrissante, qui ne tient pas qu’à son accent

savamment dosée de rares instants où les personnages

hispanisant tarabiscoté, mais à sa façon de faire

vident leur trop-plein de tendresse. La mise en scène vous

son métier avec application. Moulé de cuir, Stéfan

empoigne par les coudes et vous embarque dans une danse

Wojtowicz est un réalisateur de films X

endiablée, où la trivialité et la vertu font un excellent duo.

convaincant dans cette guerre de la survie. À deux

Distribution

ans de la retraite, il est prêt à tout pour ne pas Distribution Avec : François Vincentelli, Claire Borotra, Nicole Croisille, Isabelle Vitari, Charlie Dupont et Stéphan Wojtowicz. Création D’après la série de Cathy Verney Adaptation de Bruno Gaccio Mise en scène : Nicolas Briançon Assistant de mise en scène : Pierre-Alain Leleu Lumière : Franck Brillet Décor : Juliette Azzopardi Costume : Michel Dussarat Du mardi au samedi à 21 heures et matinée le samedi et dimanche à 16 heures, jusqu’au 6 janvier 2019. Au Théâtre de la Renaissance, 20 Boulevard Saint-

rengainer sa caméra. De la persuasion au désespoir, il balaye tous les sentiments avec justesse et énergie. Et, au milieu, évolue la trahison bon chic bon genre sur (é)talons perchés, la perfide avocate et pourfendeuse de l’amitié sincère, qui ne peut s’empêcher de coucher avec tous les petits amis de Sophie. Roy Lapoutre s’y

A

laissera-t-il prendre ?

p

Isabelle Vitari joue la duplicité avec un plaisir évident, renversant même ! Bref, une comédie généreuse, pétillante et gaillarde à souhait, qui sème la bonne humeur !

Martin, Paris 75010. Durée : 1 h 30. LFC MAGAZINE #13 278


DÉCEMBRE 2018 • LFC #13

“Camille contre Claudel”, de l’art et des larmes LES 4 PIÈCES DU MOIS À VOIR


Photos ©Julien Jovelin Par Nathalie Gendreau // Prestaplume

“Camille contre Claudel” Après un succès confirmé aux éditions 2016, 2017 et 2018

malnutrition, le 19 octobre 1943. Elle avait 78 ans. Dans «

du Festival OFF d’Avignon, « Camille contre Claudel » est

Camille contre Claudel », avec sa fille Lola, Hélène Zidi lui

enfin joué à Paris, au théâtre du Roi René. Selon Hélène

restitue une vie, une œuvre, une passion à travers un texte

Zidi, l’auteure et la metteuse en scène de cette biographie

littéraire de haute tenue et très documenté. L’hommage est

théâtrale brillante et originale, Camille Claudel ferait peur.

d’une force troublante, à la hauteur du modèle.

Serait-ce en raison de ses troubles du comportement qui ont viré à la paranoïa ? Quoi qu’il en soit, il flotte autour de

Dans un atelier surchargé d’œuvres, deux femmes

l’image de cette sculptrice hors norme un malaise

apparaissent l’une après l’autre. La première Camille est

palpable, qui semble perdurer aujourd’hui… Mais pour des

très âgée. Au seuil de sa mort, elle est laissée à l’abandon

raisons différentes. À l’époque, l’artiste catalysait autour

par sa famille dans un asile de fous où elle estime ne pas

d’elle les plus vives calomnies, car elle osait s’affranchir

devoir être. Mais avant de déserter son corps affaibli, elle

de toutes les conventions (religieuses, sociales et

use de ses dernières forces pour se donner une chance, la

familiales) et clamer sa liberté d’être d’une artiste femme,

dernière, de convaincre son double jeune de ne pas

de créer et de vivre de ses œuvres. Et, auguste sacrilège,

commettre les mêmes erreurs. En quelque sorte, détourner

elle a voulu se détacher de Rodin, son maître renommé et

le malheur de son chemin. Mais la seconde Camille a vingt

amant infidèle, et de son omniprésence nocive pour sa

ans, elle dévore la vie dans un tourbillon d’inspiration et de

santé mentale. Prendre son envol lui aura été fatale. Vue

création. En plus, elle aime passionnément Auguste Rodin,

depuis ce nouveau siècle, Camille Claudel s’ébroue d’un

son illustre maître qui promet de lui rester fidèle et de

passé qui l’a claquemurée pendant trente ans à l’asile de

quitter sa femme. Elle le croit, elle ne sait pas encore qu’elle

Montfavet (Vaucluse), jusqu’à son décès dû à la

sera manipulée par son mentor qui jouera de ses charmes

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pour l’aliéner à elle… et récupérer ses idées qui se déversent en

Complices dans la vie comme sur scène, Hélène

elle par torrents. Camille est alors très belle, brillante, rebelle,

et Lola Zidi ne se contentent pas d’incarner, mais

en quête d’absolu, refusant de se plier aux convenances. Elle

transcendent Camille Claudel à différents stades

est loin d’imaginer que sa condition de femme va la freiner

de sa vie. Leur étonnante ressemblance participe

dans son ascension, lestée par la jalousie, les rancœurs et la

à cette magie scénique où l’artiste se retrouvent

haine.

aux deux extrêmes de son existence en même temps. Ce subterfuge permet de dérouler une vie

Soutenues par un texte littéraire, les deux Camille vont se

en deux temps parallèle, dans le combat de la

parler, s’insurger, s’affronter et se réconcilier dans un espace-

dernière chance où l’innocence fait face à

temps qui se rapprochent. Leurs âges respectifs cheminent

l’expérience. Ce duel de la pensée est parfois

l’un vers l’autre jusqu’à ne faire qu’une, à l’âge où la folie

tendre, parfois épique. Les deux femmes

créatrice se mue en pure folie. Une folie qui s’est nourrie aux

s’entredéchirent autour du buste de Rodin, elles

épreuves de la vie : un père tendre parti trop tôt, une mère

s’opposent et se cajolent, s’égratignent et se

révoltée par l’existence de sa fille qu’elle caractérisait de «

consolent. Il y a de la violence dans leur geste,

dissolue » – comprendre non conforme aux conventions

une violence qui prend aux tripes, car elle

d’alors –, un frère qui l’a fait interner de force, un

contribue à distiller ce malaise de la folie qui

mentor/amant séducteur qui s’est révélé pilleur d’inspiration et

monte et s’installe malgré « elles ».

de son œuvre, trahissant leur amour et par là même, amplifiant

L’orchestration sonore et visuelle intervient

ses névroses.

comme carburant à cette folie et fait office d’instrument machiavélique d’Auguste Rodin que Camille contre Claudel

l’on entend en off. La voix envoûtante de Gérard Depardieu ajoute à ce sentiment d’inéluctable

Distribution

fatalité.erçu émouvant de la palette de ses

Avec : Hélène Zidi et Lola Zidi.

talents de soprane. Les six récompenses

Voix off de Rodin : Gérard Depardieu

remportées aux Trophées de la Comédie

Créateurs

musicale sont amplement méritées !

Adaptation et mise en scène : Hélène Zidi

Et, ponctuant leurs joutes verbales, les deux

Assistée de Grégory Antoine Magaña

Camille dansent leur amour et leur désespoir. La

Lumières : Denis Koransky

chorégraphie se fait sensuelle et suggestive,

Décor : Francesco Passaniti

mais sans se départir des sentiments dévorants.

Création Son : Vincent Lustaud

Peu à peu, les mouvements se font saccadés,

Chorégraphie : Michel Richard

d’une intensité surprenante, donnant à voir des

Costume : Marvin Marc

marionnettes récalcitrantes qui agissent contre leur gré. Cette tension tirée à son paroxysme

Du jeudi au samedi à 19 heures

électrise la salle qui reste sonnée par la violence

jusqu’au 22 décembre 2018

de la charge émotionnelle. Soudain, Camille

Du jeudi au samedi à 20 heures du 10

Claudel n’est plus un fantôme connu aux relents

janvier au 9 février 2019.

nauséabonds de la folie, ni une artiste surdouée

Au théâtre du Roi René, 12 rue

maltraitée. Sous le jeu vibrant d’Hélène et de Lola

Edouard Lockroy, Paris 75011.

Zidi, l’éblouissante artiste s’est réincarnée dans le fracas de l’art et la beauté des larmes.

Durée : 1h25.

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A

p


DÉCEMBRE 2018 • LFC #13

“C’est pourtant simple”, le plaisir de tout compliquer LES 4 PIÈCES DU MOIS À VOIR


PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME Crédit photos : Léonard Hamet

C’est pourtant simple

Au théâtre Edgar, le mensonge veut faire sa loi. Il

Rien ne va plus chez les Bordier, où les ennuis semblent avoir élu

complique tout avec délice dans « C’est pourtant

domicile. Un cambrioleur s’est introduit dans leur appartement et a

simple », la première pièce de l’auteure Sophie

volé les clés de celui de Madame Pinson, la voisine, qui se retrouve

Brachet. Fan de boulevards depuis « Au Théâtre ce

à la porte de chez elle. Henri (Emmanuel Vieilly) est sur le grill : il

soir » et de la truculente Jacqueline Maillan, c’est

attend une visite féminine d’un instant à l’autre, alors que sa femme

dire si ces sources d’inspiration n’ont pas manqué

Louise (Virginie Stevenoot) est sur le point de rentrer. Il veut à tout

à cette nouvelle auteure qui fait ses premiers pas

prix éviter la confrontation, sinon c’est le divorce assuré ! Déjà

dans l’univers du spectacle vivant ! Sa comédie

qu’elle vient d’apprendre qu’il a une fille de vingt ans… il joue gros !

explore avec envie et énergie les ressorts de la

De son côté, Louise doit gérer un souci de taille : sa mère, Simone

manipulation. La plume est débordante, vivace et

Vanier (Marion Game). L’ex-comédienne de théâtre fantasque, en

incisive ; les situations survoltées à l’envi. Menée

quête d’inspiration pour son futur seule-en-scène, empoisonne le

tambour battant par la belle humeur guerrière de

voisinage. Elle est menacée d’expulsion, mais elle n’en a cure. Elle

Marion Game (Simone Vanier) et de la présence

ne vit que pour ce retour sous les projecteurs qu’elle prépare, alors

fort guillerette de Geneviève Gil (Madame Pinson),

que sa fille lui cherche une aide à domicile pour la maintenir chez

l’histoire évoque l’adultère et les illusions perdues,

elle. Et pendant ce temps, la voisine Madame Pinson s’incruste

la vieillesse et l’appétit de vivre, la quête d’identité

chez eux avec un caddie rempli étrangement de Prozac. C’est une

et la reconnaissance en paternité. Que de thèmes

belle âme, à l’accent chantant, qui comprend tout de travers et

porteurs qui émergent de la folle ambiance de

s’empresse de rendre service. De la gentillesse pure sucre, et

« C’est pourtant simple » !

surtout de l’innocence en rires concentrés.

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« C’est pourtant simple » se déploie comme du théâtre de boulevard dans sa plus pure tradition, avec sa panoplie de mensonges, d’imbroglios, de tempêtes de cris et de pleurs, de délires, de situations enchevêtrées dont chacun tente de tirer avantage. Les répliques fusent, c’est comme un vent de folie qui s’installe sur la scène. La mise en scène de Luq Hamett est haletante, exigeant un jeu d’alternance entre tension et microdétente qui donne un rythme très soutenu, qui ne souffre aucune hésitation. Il n’y a de répit pour personne : ni pour le public ni pour les comédiens. Marion Game campe une Simone auréolée d’une nostalgie émouvante d’un « avoir été » qui vient contrebalancer un acharnement à continuer d’exister. Trait d’union entre chaque protagoniste, Geneviève Gil est irrésistiblement drôle et tendre en jouant une Madame Pinson omniprésente. La composition de Virginie Stevenoot est aussi touchante dans l’épouse exaspérée à laquelle on ne raconte pas d’histoire que dans l’épouse bafouée que des larmes habillent de vérité. Quant à Emmanuel Vieilly et la jeune Élisa Azé, ils apportent avec fougue ce zeste mélodramatique si nécessaire à l’intrigue qui se dénoue avec éclat, grâce à un scénario astucieux. Heureusement que tout peut se compliquer à souhait ; sans cela, où serait le plaisir ?

A

p

C'est pourtant simple ! Avec : Marion Game, Geneviève Gil, Virginie Stevenoot, Emmanuel Vieilly, Élisa Azé. Auteur : Sophie Brachet Mise en scène : Luq Hamet Décors : Claude Pierson Construction : Les Ateliers Décors Musique : Christian Germain Du mardi au dimanche à 17 h 30, 19 h ou 21 heures selon les jours, jusqu’au 30 janvier 2019. Au théâtre Edgar, 58 Boulevard Edgar Quinet, Paris 75014. Durée : 1 h 20. LFC MAGAZINE #13 284


DÉCEMBRE 2018 • LFC #13

« Ma cantate à Barbara » la grande Dame en rouge et noir LES

4

PIÈCES

DU

MOIS

À

VOIR


PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME PHOTOS : © Laurent Zabulon

Sous les toits à l’enchevêtrement de

Même les moins charmés par l’œuvre de Barbara seront

poutres deux fois centenaires du Petit

captivés par cette mise en perspective musicale si

Théâtre des Variétés, une grande dame

inattendue.

vêtue de flamboyance chante Barbara. L’intensité de son interprétation, la pointe

Avec Sans bagage, la première des vingt chansons de

de fragilité dans le sourire, l’urgence du

Barbara, ravivant par magie le souvenir d’une voix

débit comme l’urgence du répit, la gravité,

sensuelle, Anne Peko siffle le grand départ pour un beau

la passion et l’humour, tout évoque

voyage ponctué de haltes-titres, comme La Gare de

Barbara. Pourtant, on n’entend qu’Anne

Lyon, Vienne, Marienbad, Nantes, Göttingen, etc. Ainsi,

Peko. L’interprète et la créatrice du

c’est léger qu’on se laisse entraîner dans cette folle

spectacle « Ma cantate à Barbara » – avec

sarabande des mots qui s’étreignent, s’élancent, dansent

le pianiste (et poète*) Pierre-Michel

et se balancent sur la scène, racontant la poésie si

Sivadier – ressuscite magnifiquement la

unique de Barbara. Anne Peko pense chacun de ces

grande Dame brune, tout en la réinventant

mots, elle les prononce comme si leur sens en

avec ses propres failles et son énergie

dépendait. Elle est le meilleur instrument pour leur

contagieuse. Tout en douceur et émotion,

rendre cette liberté de ton qu’ils avaient dans la bouche

ce voyage qu’elle nous propose dans

de Barbara. On y perçoit la fêlure de la voix derrière la

l’univers de Barbara vous invite à entendre

blessure du cœur et l’on reste suspendu – comme si

ses airs les plus connus, et peut-être en

c’était la première fois – aux notes de cette petite

découvrir et/ou redécouvrir d’autres qui le

cantate, un Si mi la ré… au « si » si cristallin qu’il ouvre

sont moins.

les vannes de l’émotion dans un fracas délectable.

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Qu’il s’agisse de larmes ou de frissons dans son expression, la pureté de ce sentiment est bien là, soulevant la poitrine, et vous devenez un prisonnier volontaire, soumis au bonheur d’assister à un moment unique… et qui en redemande ! « Ma cantate à Barbara » n’est pas qu’un tour de chant, c’est aussi une mise en scène des chansons qui racontent des fragments de vie de Barbara. Également comédienne, Anne Peko sent de façon instinctive les gestes qui donnent de l’épaisseur aux paroles et les habillent de réalité intemporelle. Cet hommage est sublimé par la réorchestration des airs qui, sans les trahir, leur donne un supplément d’âme. Ce soir-là, les deux musiciens – Pierre-Michel Sivadier au piano et Aurélien Guyot au violon – sont simplement parfaits dans leur jeu et la complicité qui s’installe avec Anne Peko. Ainsi soutenue, celle-ci ose cet exercice d’équilibriste de chanter en parlant… ou bien serait-ce l’inverse ? C’est un entre-deux très difficile à tenir sans compromettre la pureté du son et que Barbara réalisait divinement bien. Or la voix d’Anne Peko, chargée de la juste émotion, chemine sur cette crête très étroite de l’entre-deux avec adresse, foi et assurance. Il n’est pas question d’imitation, mais d’une incarnation respectueuse, passionnée et emplie d’humilité. « Ma cantate à Barbara » Distribution Conception, mise en scène et interprétation : Anne Peko. Au piano, en alternance : Pierre-Michel Sivadier, Jérémie Henan ou Roger Pouly. Au violon, en alternance : Jean-Lou Descamps, Sylvain Rabourdin ou Aurélien Guyot. Créateurs

A

p Lumières : Franck Thévenon Costumes : Julia Brochier Le vendredi et le samedi à 19 h 30 et le dimanche à 15 h 30, jusqu’au 6 janvier 2019. Durée : 1 h 20.

Au Théâtre des Variétés, 7 Boulevard Montmartre, Paris 75002.

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LFC LE MAG :

RENDEZ-VOUS JANVIER 2018 POUR LFC #14 Cela semble impossible jusqu'Ã ce qu'on le fasse. NELSON MANDELA


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