CLGB • HORS SERIE spécial photographie #1 • Reims

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40 /// N. TRAN BA VANG ///

+ « ... La beauté est un concept et un outil

Peux-tu te présenter en quelques lignes ? Mon parcours est très atypique. J’ai passé une licence d’AES (administration économique et sociale) à la Sorbonne, sans aucun rapport avec l’art. Mes origines sociales ne me permettaient pas d’envisager des études artistiques. Il me fallait un métier sûr, un métier pour subvenir à mes besoins. Tout le contraire se déroula puisque je m’orientai finalement vers une voie créative, concevant des collections de mode qui, à mon grand étonnement, m’offrit des conditions de travail luxueuses. Je me disais que ça devait être ça la réussite ! J’aimais bien ce métier mais je n’arrivais pas à lui donner un sens dans ma vie. J’ai alors décidé de tout quitter pour me lancer dans une aventure plus personnelle. Cette expérience professionnelle m’a permise de créer mon propre vocabulaire, ma propre écriture. Je me suis appropriée les codes de la mode, de la pub et des magazines pour interroger notre identité directement liée au monde de l’apparence et de la représentation mais aussi les standards de beauté traduisant des implications sociales, culturelles et politiques fortes. La beauté est un concept et un outil de manipulation puissant. «Être ou ne Paraître ?» telle devenait ma question.

de manipulation

puissant... » +

Collection Icônes dénudant les modèles d’un geste paradoxal de recouvrement et créant un jeu de collision intriguant entre icône religieuse, icône photographique et icône de mode où le culte de l’image flirte avec l’idée de propagande et de dictature. Ce travail ne fut présenté qu’après mes séries de photos. Je voulais introduire davantage d’ambiguïté entre le corps et le vêtement, que le vêtement devienne corps et le corps vêtement. C’est ainsi que je suis arrivée à la photo. Je n’en avais encore jamais fait, je considère ce medium comme un autre. Je ne me revendique pas comme une photographe, je fais toujours appel à des assistants pour régler le matériel et les lumières. J’ai utilisé de nombreux autres mediums comme l’installation, la sculpture et la vidéo.

How did you come to photography ? I first painCan you briefly introduce yourself ? My academic and professional backgrounds are very unusual. I graduated in Social and Economic Administration at Sorbonne University in Paris, with no link whatsoever to the art world. My social origins didn’t allow me to even think about artistic studies. I had to have a safe, sustainable job. The exact opposite happened as I went for a creative career. I started designing fashion collections, which to my great surprise gave me luxurious working conditions. I thought this was success! I liked it, but I didn’t find this job gave my life enough meaning. So I decided to pack it all in and embark on a more personal journey. This experience has enabled me to create my own vocabulary, my own style. I have appropriated the codes of fashion, advertising and magazines, so as to better question our identity, directly linked to the world of appearance and representation, and also standards of beauty that are the expressions of social, cultural and political factors. Beauty is a powerful concept and a manipulative instrument. “To be or not seeming to be?” That should be the question.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? Je fais partie de ces artistes dont le travail est basé sur l’appropriation et le détournement. Comme pour le Pop Art, je m’inspire beaucoup de la culture populaire, la publicité et les magazines où sont véhiculés stéréotypes et préjugés. Quel est notre degré de conscience et de liberté face à la fascination de la beauté, la volonté de nouveauté à tout prix et le désir de perfection lié au pouvoir de séduction ? Quel est notre degré d’aliénation que nous soumettent les images transmises à travers tous ces médias ? La mode exprime le plus cette quête vaine de la jeunesse et de la perfection, elle révèle notre vulnérabilité.

What are your sources of inspiration ? I belong to a family of artists whose work is based on appropriating and distorting other works. Just like Pop Art, I get a lot of my inspiration from popular culture, adverts and magazines where a lot of stereotypes and preconceived ideas are conveyed. To what extent are we aware and free when we are confronted with our fascination for beauty, our desire for novelty at all costs and our wish for perfection linked to the power of seduction ? How subjugated are we by the images conveyed by the media ? The fashion industry most blatantly expresses this shallow quest for youth and perfection; it brings our own vulnerability to light.

Comment es-tu arrivée à la photo ? J’ai d’abord peint sur des pages de magazine un travail intitulé

rance and fashion ? My first series of photos were indeed entitled like that. Collections imply absurdly frantic speeds and encourage our never-ceasing and unnecessary desire to buy; they question our consumer society. I am much less interested in fashion than in the culture of appearances, the cult of image, and clothing as a way to find your own identity, to assert yourself and to socially mark yourself; I’m more interested in the socio-cultural aspect of fashion than in the aesthetic side of it. I take great interest in the surface of things but surface doesn’t mean superficiality. I like to quote Paul Valéry when he said, “the deepest thing in a man is his skin”. Guy Debord broached the subject of fashion too in The Society of the Spectacle. He wrote about how ‘having’ has shifted into ‘seeming to be’: “The real world is becoming simple images; and images become real things.” In our obsession with appearances, fashion and photographic icons have replaced the religious icon and I play with this ambiguity, intermingling all these concepts. I worked on these series according to the same protocol as for magazines : I organized a casting with a model agency, I rented a studio with a hairdresser and make-up artist, and I used nude clothes that neutralise the notion of branding. I like to insinuate myself into equivocation because it prevents us from having certainties, it makes you lose your bearings and that’s when questions spring up.

ted on pages from magazines ; the work was entitled Collection Icônes : paradoxically I unveiled models by covering them, thus creating a puzzling system where religious, photographic and fashion icons would collide with one another, fashion being the place where the cult of image flirts with the ideas of propaganda and dictatorship. This work was only exhibited after my photo series. I wanted to introduce more ambiguity to the division between body and clothes, with the garment turning into body and vice versa. This is how I came to photography. I had never done it before. I consider it to be one medium among others. I don’t consider myself a photographer. I still need assistants to deal with the equipment and the lights. I use numerous other media such as installations, sculpture and video.

Dans tes séries fais-tu un clin d’œil au mouvement naturiste, nu à l’extérieur, mais avec une consistance interne, des valeurs comme un habit sous la nudité ? Je ne fais aucun clin d’œil au mou-

Tu donnes systématiquement le nom de collection été, collection hiver…à tes séries, pourquoi ce choix ? Tes photographies sont-elles une critique du diktat de l’apparence, de la mode ?

vement naturiste ! L’habit de nudité est un concept paradoxal me permettant d’interroger le corps comme un vêtement et le vêtement comme une seconde peau. Lorsqu’on est nu ne restons-nous finalement pas toujours habillé, par notre corps ?

Mes premières séries de photos sont en effet titrées ainsi. L’absurdité du rythme imposé par les collections entrainant un désir de consommation chaque fois renouvelé sans réelle nécessité interroge la société de consommation. Ce n’est pas tant la mode qui m’intéresse mais davantage la culture des apparences, le culte de l’image, le vêtement en tant que recherche identitaire, affirmation de soi et/ou marqueur social donc moins pour des raisons esthétiques que pour des raisons socioculturelles. La surface m’intéresse et la surface ne signifie pas superficiel. J’aime reprendre Paul Valéry lorsqu’il dit «Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau...». Guy Debord aborde aussi la mode dans La Société du Spectacle. Il parle de glissement de l’avoir au paraître «Le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels ». Dans le culte de l’apparence, l’icône de mode et l’icône photographique se substituent à l’icône religieuse et je joue sur cette ambiguïté où toutes ces notions se télescopent. J’ai élaboré ces séries selon le même protocole de réalisation que pour celui des magazines, en faisant un casting dans une agence de mannequins, en louant un studio avec coiffeur maquilleur et en présentant des vêtements de nudité neutralisant ainsi toute marque. J’aime me glisser dans l’ambiguïté car elle nous empêche d’avoir des certitudes, elle provoque une perte de repères et c’est à moment là que surgissent les questions.

You entitle your series summer collection, winter collection… without fail. Why is this ? Are your photos a criticism of the diktats of appea-

In your series, do you reference the naturist movement in which people are naked on the outside but with an inner substance equivalent to a piece of clothing under their nudity ? No ! Nude clothes are for me a paradoxical concept that enables me to question the human body as a piece of clothing and the piece of clothing as a second skin. When we’re naked, are we not still dressed but with our own bodies ?

Le vêtement ne permet-il plus de refléter une personnalité ? Penses-tu qu’il puisse être conditionné par un besoin de représentation ? Le vêtement permet une quête identitaire et sociale guidée certainement par un souci de représentation ou de volonté d’affirmation de soi. Le corps devient luimême corps social. Je ne suis pas là pour juger mais plutôt pour questionner les pouvoirs et les effets de la toute-puissance des médias de notre société sur notre esprit. De quelle manière notre apparence modifie telle notre perception du monde et notre rapport aux autres ?

Aren’t clothes no longer able to reflect people’s personalities ? Do you think they are chosen by people in order to fulfil their need for representation ? Clothes enable people to go on an identity and social quest certainly guided by a need for representation or for self-confirmation. The body itself becomes a social body. I’m not here to judge but rather to question the powers that be and the effects of our

society’s omnipotent media over the mind. To what extent does our appearance alter our perception of the world and our relations to others ?

Tu définis ton travail par un jeu de mot « Être ou ne Paraître ». Vivre pour l’apparence seraitil une non-existence ? En même temps, penses-tu qu’il soit encore possible aujourd’hui d’exister en refoulant cette dictature de l’image ? Pour Warhol, la personnalité se résume à une image dont on peut changer à son gré. Il s’est d’ailleurs beaucoup inspiré de la mode qui permet de se réinventer sans cesse. «Qui souhaite la vérité ? C’est à ça que sert le show business, à prouver que ce n’est pas ce que vous êtes qui compte, mais ce que vous croyez être.» Schopenhauer dit que nous sacrifions notre individualité à la société. En société, il faut toujours plaire, être conforme à une certaine image sociale, finalement comment arriver à être soi-même ? Il est difficile d’être en phase avec ce que l’on est, ce que l’on voudrait être et l’image que les autres ont de soi. Barthélémy Toguo a réalisé dans Transit 6, une performance déguisé en éboueur et voyagea en première classe. Figurez-vous que des passagers ont demandé au contrôleur de le faire sortir du wagon malgré son billet en bonne et due forme ! L’apparence n’est pas seulement liée au vêtement. L’âge est aussi un facteur très important dans notre rapport social. D’où cette nécessité dans la société moderne de toujours vouloir être jeune. Le décor et l’architecture dans lequel chacun évolue participe également à cette apparence sociale. Il me semble impossible d’échapper et se libérer de tous ces a priori à moins de vivre seul et en dehors de la société, mais est-ce vraiment possible ?

You define your work with a play on words: “To be or not seeming to be”. Would living for one’s appearance be a non-existence ? And at the same time, do you think it still might be possible to exist today without this cult of image ? For Warhol, your personality reduces itself to an image that you can change as you please. For that matter, he drew a lot of his inspiration from fashion, a world that allows you to reinvent yourself continually. “Who wants the truth ? This is what show business is for, to prove that it is not who you are that matters but what you think you are.” Schopenhauer said that we have sacrificed our individuality to society. In society, you always have to please, to conform to a certain social image, so how do you manage to be yourself in the end ? It is difficult to be consistent with what you are, what you would like to be and what people see of you. In Transit 6, Barthélémy Toguo dressed as a dustman and took the train in first class. Surprising as it may seem, some passengers complained to the ticket inspector and asked him to make him leave their carriage in spite of his valid ticket ! Appearance is not just connected to clothes ; age is also a very important factor in our social relations. Thus this necessity in our modern society : we have to want to remain young forever. The décor and environment in which each one of us evolves contribute to this social appearance as well. To me it seems impossible to escape and to free yourself from all these preconceptions unless you live on your own and outside society, but is this really possible ?

Il y a dans tes « Collections » une réelle ambiguïté entre la beauté de l’image et une lourdeur qui s’impose dans cet effeuillage comme une option funeste… Elle est sans doute liée à cette notion d’attraction/répulsion que l’on retrouve à travers mon travail. Toujours à mi-chemin entre le monstrueux et la belle image, il s’agit d’une critique sociale de l’univers artificiel de la mode et de l’avenir aseptisé qu’il met en avant par le biais d’un culte extrême de la perfection explorant l’ambiguïté entre l’être et le paraître pour une vision à la fois trouble et critique du corps par opposition à son mode de représentation.


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