CLGB • HORS SERIE spécial photographie #1 • Reims

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© Robyn Cumming Série «Lady Things»



Huh Huh DADA… Et les petits fours. Texte / Crapaud Mlle • Photo / © Crapaud Mlle • Tribute to Diane Arbus :)

L

’art contemporain, aire de liberté, est un lieu d’épanouissement magnifique pour l’intelligence, la sophistication, la contestation, mais parfois, en sortant de certaines expositions on a envie de paraphraser le texte « cuisine ornementale » de Barthes et de parler non pas de ce que l’on aurait dû voir ou ressentir mais des petits fours et de leur glacis, ou, de se contenter juste d’un « ouais bof » noyant l’ennui dans l’ivresse des bulles tout en braillant des onomatopées de fatigue. Alors peut-être pensez-vous qu’il est difficile de s’intéresser à l’art aujourd’hui ? Et bien, au même titre qu’il faut impérativement et définitivement éteindre sa télévision, il faut savoir tourner le dos à certaines galeries dont les motivations sont plus financières que passionnées et chercher son bonheur ailleurs en attendant une vague de départs à la retraite (65 ans à présent : oui c’est dur !) Voilà donc l’idée de ce numéro spécial : une réconciliation Les photographes de ce hors-série, hormis le fait d’être géniaux (terme complètement objectif ) ont un imaginaire, ils savent nous raconter des histoires, nous bouleverser, produire de l’étrange, nous faire voyager mais surtout ils savent partager ! Ils nous parlent avec une telle sincérité qu’on a envie de les croire sur parole même s’ils nous disent que Cendrillon a acheté ses chaussures à Pigalle et que son prince est un pervers narcissique qui ne se lave qu’une fois par semaine. De toute façon c’est vrai puisque c’est de l’art ! D’ailleurs revenons-en à l’art… on allait pas laisser la double posologie des stilnox / psychotropes s’en sortir comme ça ! Revenons-en à l’origine de l’art contemporain pour comprendre : à Duchamp donc, car en se référant au dire du critique d’art Pierre Cabanne le XIXe siècle se termine avec Picasso, le XXe commence avec Marcel Duchamp. Dans sa lettre à Hans Richter du 10 novembre 1962, Duchamp déclarait : « Ce Néo-Dada qui se nomme maintenant nouveau Réalisme, Pop Art, Assemblage, etc., est une distraction à bon marché qui vit de ce que DADA a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. » On a envie de terminer la citation par « ces cons-là » mais les codes de bienséance s’y opposent fermement ! L’avant-gar-

disme de Duchamp, son concept (ou pas ?), sa provocation semblent avoir été frelaté par ce que l’on devrait aujourd’hui nommer l’Art du ready-fake ! Tout ceci malgré les avertissements qu’il avait lancés contre une contamination des ready-made alors que lui-même en avait ralenti la production dès 1961. Nous sommes aujourd’hui en droit de nous demander si cette pratique ne se trouve pas à la limite de la syncope masturbatoire. Cela peut être justifié par une opulence de prose, souvent brillante, mais au fond qu’est-ce qu’un« shopping bag » de Sylvie Fleury apportait de plus que le porte-bouteilles de 1914 ? En termes d’»avant-garde» Il semblerait que l’on tourne un peu autour du pot. Autant cette « énigme » faisait débat en 1917, autant à présent il semble qu’elle réponde plus à l’interrogation égocentrique et fantasmée qu’est : « suisje un artiste ? » Maintenant, on peut toujours ruminer sur le thème des frontières entre art et non-art mais il serait de bon ton de changer de méthode de réflexion (voire de réflexion tout court), celle-ci étant quelque peu épuisée…Du reste, il faudra surement que ce champ de l’art évolue pour que l’on ait à se poser la question à nouveau ; en espérant que ce jour-là, on ait dépassé la notion de socle… Mais pour l’instant, qu’ils ne s’étonnent plus de voir tant de gens tourner le dos à l’art contemporain. Nous ne reviendrons donc pas sur les petits et arrière-petits fils du ready-made mais sur l’essence même de Fontaine : Le Joke, l’humour, la blague ! Car c’est bien de cela dont il est question ! Duchamp était un gamin provocateur en pleine phase du non, chantant, à qui veut bien l’entendre : « à DADA sur mon bidet ». Passons à autre chose, les plaisanteries les plus courtes étant les meilleures… Les photos de ce hors-série seront donc tout sauf des natures mortes hasardeuses :) Elles laissent des portes ouvertes à toutes autres formes d’expression, offrent un regard neuf, un véritable engagement et surtout font une grande place au ressenti cruellement en carence dans cette facette du conceptuel si eighties ! Et puisque cette petite, mais puissante, masse de dinosaures s’y oppose, laissons les stagner dans leurs balises <meta> que même Google.fr a délaissées… Une provocation soporifique n’est plus une provocation, l’art non-affranchi n’est plus de l’art et n’en déplaise à une certaine « élite intellectuelle », tous les Arts appliqués ont leur place dans l’Art !



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© Annie Collinge Série Linda Leven

Texte / Oscar Queciny • Traduction / Frédérique Martin • Photos / © Annie Collinge

A

nnie Collinge fait partie de cette nouvelle génération de photographes, pour qui la photo est une œuvre, intellectuellement pensée, finement composée…à l’opposé des photographes se contentant de prendre des photographies basiques, sans âmes, « fonctionnarisées » à l’occasion d’une commande, souvent institutionnelle. Photographier l’environnement urbain, les personnes telles des caméléons se confondant avec le décor, sublimer les couleurs, les caractères, les (im)perfections, pour une photographie sensible et efficace. C’est ce que réalise la photographe new yorkaise, d’origine anglaise Annie Collinge. Née en 1980 et après avoir suivi des études supérieures à l’université de Brighton, elle s’installe à Brooklyn pour y développer son œuvre créative. Son travail ? Souvent décalé, un clin d’œil au kitsch et une recherche de l’expression la plus juste des personnalités capturées dans son objectif : une captation d’âme. Elle collabore avec de nombreux titres de la presse art & mode, notamment Art world magazine, Bloom magazine, Creative review, Elle décoration, Guardian week-end magazine, Independent review, Modern Painters magazine, Observer magazine, Saturday Times magazine, Sunday Times magazine et Tank magazine. Ses œuvres sont exposées dans de prestigieuses galeries, notamment en Angleterre, en Australie, en Espagne, en Italie, en France, en Malaisie, en Argentine…


06 /// A. COLLINGE ///

+ « ... J’aime explorer

Peux-tu te présenter en quelques lignes ? Je suis née et j’ai grandi à Londres, en Angleterre, mais je vis principalement à New York depuis ces trois dernières années. J’ai obtenu mon diplôme préparatoire à Central St. Martins à Londres et j’ai eu ma licence à l’Université de Brighton en 2002.

Could you tell us about yourself in a few lines ? Your work, your studies, where you live now… I’m was born and brought up in London, England but have lived mostly in New York for the last 3 years. I did a foundation course at Central St. Martins and did my degree at Brighton University, graduating in 2002.

l’interaction

entre le corps

humain et les

objets... » +

Comment es-tu arrivée à la photo ? Au départ, j’étais plus intéressée par le processus du développement ; mon père m’avait acheté une cuve et j’avais transformé notre cave en chambre noire. C’était très excitant de regarder le papier se développer dans la cuve et de voir l’image apparaître. Puis je me suis tournée vers la composition et je me suis rendu compte vers 17 ans que je voulais être photographe. En parallèle, j’ai toujours adoré collectionner des objets en tous genres, donc je pense que cette facette de ma personnalité s’est insinuée dans ma photographie.

morose qui contraste avec des couleurs intenses ; c’est ce conflit que je recherche.

What role does colour play in your work ? Colour plays a huge roll in my work, I think when I first got a medium format camera and started taking colour photographs there was no turning back. I having probably shot about 10 black and white films in 12 years. My work generally has a common theme of a sombre sort of, off mood, contrasted with intense colour, it’s that conflict that I look for.

How did you come to photography ? At first I was more interested in the developing process, my dad bought me a developing tank and made our cellar into a darkroom. I found the whole thing very exciting, watching the paper develop in the tray and seeing what came out on the film. Then I started getting more interested in the composition of things and realised, about age 17 that I wanted to be a photographer. Also, I have always been a collector of objects, so I think that started to creep into my photography.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? L’inspiration me vient de toutes sortes de choses mais, en grande partie, elle me vient de mes visites répétées dans les marchés aux puces et les magasins de bricà-brac ; j’y vais presque tous les weekends, ce qui me vaut d’être considérée comme une vieille dame par mes colocataires. J’adore également regarder les photos des autres, des photos trouvées, des livres de photos grand format et même jeter un coup d’œil aux albums des gens sur Facebook. J’ai un côté voyeuriste et fouineur, ce qui fait de Facebook un instrument extrêmement dangereux pour moi ! J’ai tendance à ne pas prêter attention à mes propres conversations pour écouter celles d’autres gens à l’autre bout d’une pièce, ce qui rend mon petit ami fou de rage ! What are your influences and inspirations ? I get inspiration from all kinds of things. Mainly though I like to visit flea markets and junk shops, I go almost every weekend, my flatmates think I am like an old woman. I also love looking at other people’s photography, found photography, coffee table books and even snooping at peoples’ Facebook albums. I’m very voyeuristic and nosey so Facebook is incredibly dangerous for me! I’m constantly tuning out of my own conversations to listen to someone else’s at the other side of the room, it drives my boyfriend crazy. Quelle place donnes-tu à la couleur ? La couleur joue un rôle très important dans mon travail. Je pense qu’à partir du moment où j’ai eu un appareil photo de moyen format entre les mains et où j’ai commencé à prendre des photos couleur, je ne pouvais plus revenir en arrière. Je n’ai probablement pris qu’une dizaine de photos en noir et blanc en douze ans. Mon travail dépeint généralement un contexte à l’ambiance

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Pour toi, le corps humain serait comme une toile vierge pour l’œuvre picturale ? Non, pas vraiment. Je suppose que je veux toujours ajouter des éléments à mes portraits mais le plus important reste que la personne doit être intéressante ; je pense que cela peut apporter un plus à l’histoire que j’essaie de créer. En revanche, je crois que je tends à penser les mannequins de mode comme des toiles vierges, mais mon travail consiste principalement à prendre des photos de gens ordinaires. Parfois le visage de la personne n’est pas dans le cadre car je préfère le mystère de ne pas connaître l’identité du modèle et le fait que le spectateur doive se faire sa propre opinion de temps à autre.

Do you see the human body as a blank canvas ? No not really, I suppose I do always want to add things into my portraits but its important for me that the person is also interesting, I think that can add to the story you are trying to create. I sort of think of fashion models as blank canvasses, and my work is mostly of normal people when I shoot people. Sometimes the face isn’t in the photographs as I sort of prefer the mystery of not seeing their identity sometimes and the viewer making up their own mind about the person.

Le déguisement/stylisme vampirise le modèle jusqu’à, parfois, le faire disparaître ? Que veuxtu exprimer par-là ? Je dirais que quand quelqu’un prend des photos, en particulier comme les miennes, elles parlent plus de moi que de leur sujet en tant que tel. Quand je les regarde toutes ensemble, je me vois complètement dedans. Je crois que j’ai toujours utilisé l’humour pour cacher certains moments malheureux de ma vie et c’est ainsi que j’exprime ces expériences de manière créative. J’utilise les objets et les gens pour exprimer mon impression d’une situation donnée. Je me rappelle avoir vu Sally Mann à une conférence l’année dernière à Londres où elle parlait du fameux portrait de J P Morgan par Edward Steichen ; c’est un très bon exemple du pouvoir qu’a un photographe sur son modèle : Morgan est assis sur une chaise dont les accoudoirs sont en métal et la manière dont la lumière tombe sur lui donne l’impression qu’il brandit un couteau vers l’appareil photo. La photo fut prise en

quelques minutes mais elle l’a entaché de la réputation de capitaliste sans-cœur pour le restant de sa vie. C’est assez incroyable mais Steichen avait manifestement ce point de vue et l’a complètement exprimé dans cette photo alors que Morgan n’en avait pas du tout conscience pendant la pose.

The disguises and styling you use often overwhelm the models, sometimes to the point that they disappear. What are you trying to express by this ? I would say that when you make photographs, particularly like mine, they are more about you than the subject. When I look at them all together I can completely see myself in them, I think I have always used humour to mask some unhappy points in my life and this is how I have expressed these experiences creatively and used the objects and people to act out my impression of a situation. I remember going to see Sally Mann give a talk last year in London and she talked about the famous portrait of J. P Morgan by Edward Steichen, it’s a very good example of how much power the photographer has over the sitter. For those not familiar with the picture ; Morgan is sat in a chair with metal arms and the way the light is falling on it looks like he is brandishing a knife at the camera. The shot was taken is only a few minutes but it tarred him with the «cut throat capitalist» brush for the rest of his life. It’s amazing that obviously Steichen had this view and has completely expressed this in the photograph with Morgan completely unaware during the sitting.

En même temps on ressent un fort sentiment de contrainte dans le vêtement, peut-on y voir un rapprochement avec certains codes vestimentaires religieux comme le tchador ou la burqa ? Non, je ne pense pas que la religion ait quoi que ce soit à voir avec mon travail. J’ai reçu une éducation totalement non religieuse donc je ne pense pas qu’elle ait même pu pénétrer mon subconscient d’aucune façon. Ceci étant dit, je viens juste de finir un shooting photo en quelque sorte basé sur les habits religieux, en collaboration avec les directeurs artistiques Jiggery Pokery, qui est publié dans le dernier 125 Magazine, mais c’était une commande donc je ne dirais pas que c’est un thème constitutif de mon travail personnel.

The clothes you use seem to constrain, is there a link to religious dress codes like the chador or the burka ? No, I wouldn’t say that religion has anything to do with my work. I have been brought up completely non religious so I’m not sure it has even entered my subconscious in anyway. Having said that, I have just shot a story sort of based on religious costumes with art directors Jiggery Pokery which is in the latest 125 Magazine, though that was commissioned so I wouldn’t say it was a theme in my own work.

Tu joues beaucoup sur la dualité personnage / décor, chacun devenant à la fois l’autre... les deux visages de Janus, comme un pont entre le passé et le présent, l’inerte et le vivant ? J’aime explorer l’interaction qu’il y a entre le corps humain et les objets. J’imagine que l’on peut percevoir le fait que j’aime utiliser le corps humain comme un objet dans une nature morte, mais j’aime aussi humaniser les objets inanimés, donc vous avez peut-être raison !

You play a lot on the notions of person and scenery - one keeps becoming the other. Just as the two faces of Janus link past and present, are you trying to build a bridge between the inert and the living ? I like explore the interaction between the human body and objects. I suppose there is a certain sense that I like to use the human body as an object in a still life, but I also like to anthropomorphise inanimate objects, so there’s maybe something to your theory !

On ressent une ambiance très enfantine dans ton travail, comme si l’on avait surpris une scène de jeu et fait un arrêt sur image… Quelle place tient le « joke » dans ton travail ? Comment le définis-tu ? C’est une observation très juste de mon travail. En tant qu’adulte, je me rends compte à quel point les illustrations de livres et les jouets que j’ai eus enfant ont influé sur mon travail actuel. Je crois que les livres que vous gardez en mémoire pour toujours sont ceux aux nuances sombres, ceux qui vous ont un peu fait peur dans votre enfance. L’un de mes livres préférés était le classique Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry ; bien qu’il contienne toutes ces merveilleuses illustrations pleines de couleur et une histoire très imaginative, c’est plutôt un conte sombre et triste.

Sometimes in your work it seems like someone has interrupted a childish game in full flow and pressed pause… To what extent should your work be regarded as playful ? How would you define this aspect of your work ? Yes, I think that is a very fair observation of my work. In my adult life I realise how much the illustrations in books and toys I had as a child have influenced my work now. I think the books you always remember, are the ones with the dark undertones that you were always left a little scared of. One of my favourites was the classic, The Little Prince by Antoine de Saint-Exupéry ; although it has these wonderful colourful illustrations and a very imaginative story-line, it’s really such a dark and lonely story.

Quels sont tes projets à venir ? J’espère travailler sur un projet de portrait de l’artiste Julie Verhoeven à propos d’elle, de ses objets et de son œuvre. Je suis également sur un petit projet de nature morte à partir des perruques de poupées aux cheveux humains que j’ai trouvées dans un marché aux puces à New York et je continue aussi mon projet avec Linda Leven car j’espère, à un moment donné, faire un livre des images que j’ai prises.

What are your next projects ? I am hopefully working on a portrait project of artist Julie Verhoeven about her, her objects and artwork. I’m also doing a small still life project based of some human hair doll wigs I found at a flea market in NY and also continuing my project with Linda Leven as I hope to at some point make a book of the pictures.

Annie Collinge


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© Annie Collinge Série Project with Sarah May



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Totems #X, ©Alain Delorme 2010, courtesy Galerie Magda Danysz Totem #9

Texte / Oscar Queciny • Traduction / Frédérique Martin • Photos / © Alain Delorme

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rimitive, c’est ce que nous pourrions dire de notre civilisation industrialisée. Des enfants que l’on veut parfaits, tels des gravures de mode (« Little Dolls »), des individus sous le poids de la surexploitation du commerce (« Totems »), soumis à une effrénée consommation, sont au cœur de l’œuvre du photographe français Alain Delorme. Des hommes, des icônes, des totems…Un univers aux consonances primitives donc. Et du primitivisme il y en a, dans une société qui déforme l’image à l’extrême pour l’idéaliser, ou qui surexploite la force humaine. Ces individus de pays émergeants à l’économie courant après un capitalisme qu’ils ont jadis idéologiquement combattus, sont comme des bêtes de somme, chargées à l’extrême…pour survivre… ou mourir ! Avec un humour décalé sur ce fait de société, entre tradition (dés)ordonnée et modernité anarchique. Des images retravaillées, avec des fardeaux surmultipliés et exagérés, frôlant de leur instable équilibre, l’absurde de ce monde en total déséquilibre…précaire. Né en 1979, titulaire d’une maîtrise des sciences et techniques en photographie (Université Paris VIII) et diplômé des Gobelins (section photographique de l’école de l’image à Paris), il développe son travail artistique depuis le début des années 2000 et particulièrement depuis 2006. Un travail basé sur la prééminence des couleurs et sur l’aspect absurde des choses, qu’il expose notamment en France (Galerie Magda Danysz), au Japon, aux Pays-bas…


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Totems #X, ŠAlain Delorme 2010, courtesy Galerie Magda Danysz Totem #1


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+ « ... Exagérer

la réalité peut

Peux-tu te présenter en quelques lignes ? Alain Delorme, né en 1979, photographe basé à Paris. J’ai obtenu le prix Arcimboldo en 2007 (prix de la création numérique) pour ma série Little Dolls. Mon travail est représenté par la galerie Magda Danysz à Paris.

aussi susciter la

réflexion... » +

Could you tell us about yourself in a few lines ? I was born in 1979. I am a photographer who’s based in Paris. I was awarded the Arcimboldo Prize in 2007 (in digital creation) for my series Little Dolls. The art gallery Magda Danysz in Paris represents my work.

Comment es-tu arrivé à la photo ? J’ai commencé à faire des photos il y a une quinzaine d’années… Au lycée, je faisais du skateboard et il se trouve que j’avais un ami qui en faisait très bien. J’ai voulu faire des photos de ses sauts comme on en voyait dans les magazines spécialisés. Il me fallait un appareil équipé d’un moteur pour pouvoir faire des séquences. Je me suis acheté un Minolta 7xi qui prenait trois images à la seconde. Et c’est comme ça que j’ai eu mon premier reflex. Dans le même temps, en cours de 1ère, j’ai découvert lors d’un TP de physique/chimie le principe de l’agrandisseur et du développement de films argentiques. Comme il y avait tout le matériel à disposition, avec un ami nous avons monté le club photo du lycée.

How did you come to photography ? I started taking photos about fifteen years ago… In high school, I used to do skateboarding and one of my friends was very good at it. I wanted to take photos of his jumps like those you see in skateboard magazines. I needed a camera equipped with a motor so I could make sequences. I bought myself a Minolta 7xi that could take three images a second. And that’s how I got my first single-lens reflex camera. In the meantime, in my lower sixth form, I discovered the principle of enlargement and of non-digital film development during a physics and chemistry exercise. As all the equipment was available at any time, I set up a photo club with a friend at school.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? Il y en a tellement, disons que là tout de suite, je vous dirais que j’aime bien le travail de Peter Beard. Ses carnets sont tout simplement magnifiques. J’ai été également très influencé par des photographes tels que Lawick & Muller, Aziz et Cucher… tous des artistes travaillant sur le corps mutant/l’hybridation des corps. J’apprécie également beaucoup le style d’autres photographes, qui n’ont pas pour autant eu d’influence sur mon travail : Gilbert Garcin, Desiree Dolron, etc. Who are your inspirations ? There are so many of them! Let’s say that, at the moment, I really like Peter Beard’s work. His notebooks are just beautiful. I have also been influenced by photographers such as Lawick & Muller, Aziz and Cucher…They are all artists who work with the body as a mutant or a hybrid. Though I also like a lot other photographers who haven’t influenced my work : Gilbert Garcin, Desiree Dolron, etc. Peux-tu nous parler de Totems ? Je voulais simplement donner ma propre vision de la Chine à l’heure de l’Exposition Universelle, au-delà des clichés traditionnels. Nous avons tous à l’esprit des images de foule, qui travaillent dans de grandes usines, par exemple. Je voulais donc mettre l’accent à l’inverse sur l’individu. De même, nous voyons habituellement Shanghai comme le New York de la Chine. C’est la ville la plus capitaliste du pays, où l’écart entre les riches et les pauvres est énorme. Pour une fois la primauté ne va pas aux gratte-ciel, mais aux

www.alaindelorme.com

migrants, qui sillonnent sans cesse la ville avec leurs fardeaux improbables. Pour moi, ils sont encore plus impressionnants. Les totems sont ainsi hautement symboliques : le migrant apparaît au premier abord un peu comme un super héros pour être en mesure de porter un tel chargement. Mais très vite nous avons le sentiment que les objets menacent plutôt de l’engloutir, qu’il est submergé par la multiplication du même ... tout comme le consommateur ? Mais nous pouvons voir dans mes photos d’autres questions. Je romps les règles du genre documentaire, par exemple: nous pouvons avoir le sentiment d’abord que l’image est réelle, mais en fait, les chargements sont exagérés pour attirer l’attention. Maintenant, avec Photoshop, nous sommes de plus en plus amenés à nous interroger sur ce qui est réel ou non dans une photo. Parfois même des images de reportage sont retouchées pour paraître plus propres, plus belles. Nous ne le réalisons pas nécessairement au premier abord, et cela pose 2 questions : comment pouvons-nous distinguer le faux du vrai ? Quelles sont les limites, quand la recherche d’une esthétique parfaite commence à cacher une partie de la réalité ? Exagérer la réalité peut aussi susciter la réflexion... c’est ce que j’essaie de faire avec mes totems. Et j’espère que les gens verront beaucoup plus de choses dans mes images, comme le fait que je montre les petits métiers da la ville de Shanghai, qui disparaitront bien un jour ou l’autre...

Can you tell us about Totems ? I just wanted to give my own vision of China at the time of the World Expo, beyond traditional photographs. For instance, we all have in mind images of masses of people working in big factories. I wanted to go in the opposite direction and focus on the individual. People also usually regard Shanghai as the New York of China. It is indeed the country’s most capitalist city, where the gap between rich and poor is huge. For once, the stress is not on the skyscrapers, but on the migrants who walk the length and breadth of the city with incredible loads. In my opinion, these migrants are even more impressive. My totems are therefore highly symbolic: the migrant appears in the first place like a superhero able to carry around this kind of load. But, very quickly, we have the feeling that the objects he is carrying are about to swallow him up, that he is overwhelmed by them… just like the consumer is. But you can see other questions raised in my work; for example, I break with the rules of the documentary genre as the loads the porter lifts are exaggerated in order to draw people’s attention, even though we could have the first impression that the picture is real. Nowadays, with Photoshop, we are more and more led to question what’s real or not in a photo. Sometimes, even photos from reports are touched up to look cleaner, more beautiful to the eye. We are not aware of it immediately, which brings about two questions: How can we distinguish truth from falsehood? What are the limits when the quest for perfection begins to alter reality? To amplify reality can also be thought provoking; that’s what I’m trying to do with my totems. And I hope people will see many more things in my images, like the fact that I’m showing the small jobs of Shanghai, the ones that will disappear one day or another.

été les différentes étapes de cette série ? J’ai eu cette idée lors de ma résidence artistique à Shanghai. Quelques jours après mon arrivée, j’ai ressenti comme une sensation de vertige, une nausée due à l’effervescence constante de la ville et à sa stimulation permanente de tous les sens. Cela m’a donné l’idée de créer une série sur l’accumulation. J’ai été également frappé par la sensation d’une Chine à 2 vitesses, oscillant entre l’éclatante modernité de ses tours et la simplicité – voire le dénuement – d’une partie de sa population dans les rues. Les chargements impressionnants des migrants me sont alors apparus comme une parfaite illustration de ces deux phénomènes et un bon angle pour aborder la question de l’accumulation/consommation.

The photo entitled Totem #1 is behind the project; can you tell us more about it? What were the different stages of this series ? I had the idea of Totems when I was artist in residence in Shanghai. A few days after I arrived, I felt kind of dizzy, sick with the constant turmoil of the city, the endless stimuli coming from all directions. That’s how I set my mind on a series on accumulation. I was also struck by the feeling of a two-tier China, fluctuating between the glorious modernity of its high buildings and the simple lives – even the deprivation – of some of the people in the streets. The impressive loads that the migrants carry around appeared to me like the perfect way to illustrate these two aspects, and also a good angle to raise the question of accumulation/consumerism.

Les couleurs vives des photos entrent en contraste avec ce que doit-être le quotidien de ces porteurs… Pourquoi ce choix ? Les couleurs font partie de mon style bien sûr, et permettent de souligner le contraste avec une certaine forme de réalité. Néanmoins, j’ai conservé de nombreuses couleurs de la ville, comme les murs bleus par exemple, qui sont omniprésents là-bas et servent à cacher les bâtiments en construction. Ces murs bleus ont également joué le rôle du fond vert en vidéo, notamment pour changer les couleurs, etc. Il faut savoir que ces murs étaient de la couleur de la mascotte pour l’expo universelle de 2010. Pour le gouvernement, ces murs bleus servent à cacher certaines zones de Shanghai qui serait traversé par les touristes durant cet événement.

The bright colours of the photos contrast with what the everyday life of these porters must be like… Why this choice ? Colours are part of my style of course, and enable to stress the contrast with a certain form of reality. Nevertheless, I kept a lot of the colours of the city, like the blue walls for example, that are omnipresent there and are used to hide construction sites. These blue walls functioned like the green background you find in video, especially when changing the colours… It must be said that these walls were the same colour as the mascot for the 2010 World Expo. For the government, these blue walls were very useful to hide certain areas of Shanghai so tourists could pass through them during the Expo.

Est-ce pour toi une autre vision du héros ? Au La photo intitulée Totem #1 est à l’origine du projet, peux-tu nous en dire plus ? Quelles ont

premier abord, ces migrants apparaissent effectivement comme des héros, pour être à même de por-

ter de tels chargements. À ce titre, ils mériteraient de figurer dans le Guinness book ! Mais on réalise très vite qu’ils sont comme avalés par tous ces objets… Mon objectif était ici moins de dépeindre une figure de héros que de questionner à travers la Chine notre société de consommation. D’une certaine manière nous sommes les serviteurs de tous ces objets que nous désirons et que nous souhaitons posséder, encouragés par la publicité. Nous sommes constamment à la recherche de quelque chose de nouveau. Même si nous sommes dans une quête de valeurs plus essentielles, je crois que nous restons une société très matérialiste.

Is it for you a different vision of the hero ? At first, these migrants indeed look like heroes, powerful enough to carry such loads : they deserve to be in the Guinness Book of Records ! But you quickly realize that all these objects are engulfing them. My aim was less to depict the figure of the hero than to question our consumer society through China. In a way we are the servants of all these objects that we desire and wish to own, prompted by adverts. We are constantly looking for something new. Even though we are all in pursuit of more essential values, I think that we remain a very materialistic society.

Contrairement au documentaire qui se doit d’être objectif, Totems surprend par une réalité augmentée. Quelle signification donnes-tu à cette accumulation ? Penses-tu que seule la démesure puisse encore faire réagir ? Non, simplement je me sers ici d’une imagerie populaire : nous sommes nombreux à avoir déjà vu, au moins en photo, ce type de chargements, donc en voir un simple reflet de la réalité n’aurait certainement pas le même impact. Dans ce cas précis, jouer sur l’accumulation permet d’offrir un nouveau regard à cette imagerie et de questionner sur sa symbolique. Au-delà, cela amène à s’interroger sur le genre documentaire, dont j’en emprunte les codes, et sur ses limites : dans quelle mesure pouvons-nous jouer sur la réalité pour susciter le questionnement ?

Contrary to a documentary that tends to be unbiased, Totems take the viewer by surprise with its augmented reality. What is the meaning behind this accumulation ? Do you think that only excessiveness can make people react now ? No, I’m simply using well-known imagery: a lot of us have already seen, at least in a photo, these kinds of loads, so just being confronted with a mere reflection of reality wouldn’t have had the same impact. Here, playing with the accumulation is exactly what enables me to shed new light on this imagery and to question what it symbolizes. Beyond that, it leads us to wonder about the documentary genre, of which I borrow the codes, and about its limitations: to what extent can we play with reality to get the viewer to ask questions ?

Hauteur démesurée, équilibre précaire, quantité exponentielle : est-ce une métaphore du regard que tu portes sur l’économie chinoise actuelle ? Mon sujet porte bien sûr sur la Chine actuelle, sur ses contradictions, mais aussi sur sa capacité à se réinventer constamment : ce pays communiste, devenu usine du monde, est à présent le nouvel eldorado de l’économie de marché. Mais c’est surtout le moyen de faire réfléchir sur la société de consommation via le phénomène du « made in China », tous ces objets identiques et interchangeables produits en grande quantité.

Extreme heights of the loads, precarious balance, exponential quantities: Is it a metaphor for the light you want to shed on the current Chinese


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Totems #X, ©Alain Delorme 2010, courtesy Galerie Magda Danysz Totem #3

economy ? My topic is about China nowadays of course, about its inconsistencies, but also about its capacity to constantly reinvent itself: this communist country that has become the world’s factory is now the new Eldorado for the market economy. But it is above all a way to make people think about the consumer society we live in via the ‘Made in China’ phenomenon, with all its identical and exchangeable objects produced in big quantities.

Quelle place tient le « joke » dans ton travail ? Comment le définis-tu ? Joker… Il n’y a pas vrai-

as playful ? How would you define this aspect of your work ? Mmm. There is no joke really, only

ment de blague, juste parfois des situations cocasses qui peuvent faire sourire : fil de linge dans la rue, chiens, jeu de regards… toutes choses qui existent vraiment d’ailleurs, toutes ces images reposant sur ce que j’ai photographié à Shanghai.

sometimes comical situations that may bring a smile to your face: clothes lines across the street, dogs, exchanges of looks… all those things really exist as a matter of fact, all the images come from what I really saw and photographed in Shanghai.

To what extent should your work be regarded

Quels sont tes projets à venir ? Je prépare actuelle-

ment mes prochaines expositions et termine des projets que j’avais entamés avant Totems. On verra bien si je décide de les montrer un jour…

What are your upcoming projects ? I am getting ready for my next exhibitions and I am finishing some projects that I had started before Totems. We’ll see if I actually get to show them one day…

Alain Delorme



19 /// R. CUMMING ///

© Robyn Cumming série «Lady Things» 2009 Lady 4

Texte / Alexis Jama-Bieri • Traduction / Frédérique Martin • Photos / © Robyn Cumming

S

’il existait une machine à faire sourire, si la vie de bureau était à ce point absurde pour que l’on puisse se noyer sur un tas de gobelets de café froid … C’est le monde et ses petits travers qui est illustré avec humour par la photographe canadienne Robyn Cumming. Elle révèle le sens comique des situations quotidiennes avec un état d’esprit à l’humour noir et pince sans rire proprement British, en digne sujet (iconoclaste ?) de Sa Majesté ! Elle invente tout un univers à partir d’une simple photo et peut notamment représenter une famille tout sourire et d’apparence idéale posant derrière un cadre doré. Une image idyllique en soi, sauf que hors cadre, ce sont des estropiés ; ou une femme dénudée telle Jane dans sa jungle, juchée sur un tas d’ordures ménagères dans un intérieur au décor traditionnel avec son papier peint à fleurs, telle un fauve urbain … Ou ces modèles qui posent, aux corps gracieux et aux visages remplacés pas des fleurs, des étoffes ou de la fumée… vacuité de l’apparence sur l’existence. Une intensité dramatique, ou presque !


20 /// R. CUMMING ///

+ « ... Mon intention est de révéler

Peux-tu te présenter en quelques lignes ? Je suis Robyn, petite femme blonde au teint pâle. Je travaille comme artiste-photographe à Toronto, Canada. J’enseigne la photographie d’art aux Universités OCAD et Ryerson.

une version de la

réalité... » +

Who are you ? Tell us about your work, your studies, where you live now, etc. I am a little, blonde, pale female named Robyn. I work as a photo-based artist in Toronto (Canada). I also teach fine art photography at OCAD and Ryerson Universities.

Quelle est la place de l’émotion dans ton travail ? Je te répondrais pas si importante mais d’autres

J’aime ça. Qui n’aimerait pas être ça ?!

Comment es-tu arrivée à la photo ? J’ai suivi un

gens te diraient probablement énorme ; c’est difficile à dire.

In the game of “If I were”, you said for your answer on emotion that you would be ‘laughing that turns into coughing’. Why is that ? Well,

How much emotion do you put in your work ? I would tell you not so much but other people would probably tell you a whole bunch; it’s hard to say.

it turns into coughing and then crying. I like those uncomfortable and difficult to define emotions... Strangely, it’s a fairly comfortable place for me. Something that is laughter at first that then changes into something harsher and more uncomfortable that then evolves into something really intense and sad is a complicated thing: it has layers and each one is richer than the next... I like that. Who wouldn’t want to be that ?!

cours de photo au lycée ; j’étais plutôt bonne mais pas vraiment passionnée. À cette époque, je ne comprenais pas vraiment ce qu’on pouvait faire avec les photos, je trouvais ce médium assez limité. C’était ce qu’on pouvait en voir dans le National Geographic ou dans Vanity Fair, mais c’était quand même quelque chose que j’aimais assez pour en faire des études supérieures. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre conscience du potentiel énorme de la photographie, de toutes les choses que l’on pouvait faire et manipuler jusqu’à en créer de toutes pièces.

How did you come to photography ? I took a photography course in high school and I was pretty good at it but not passionate about it. At the time, I didn’t really understand what you could do with photographs, I understood it as a pretty limited medium. Photography for me was the stuff you saw in National Geographic or Vanity Fair, but since I liked it enough I decided to take it in university. That’s where I started to realize that you could make all of these things whatever you wanted, and then take photographs of those things, just weird stuff that you’d think should exist but didn’t.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? L’inspiration s’insinue souvent en moi sous la forme d’objets qui ont certaines particularités et un bagage émotionnel associé à eux. C’est très Proustien, avec des choses aux références multiples : des tissus, des motifs, des textures ou même un certain type de lumière. Je suis également assez attirée par la romance : les soap opéras, les vieux films avec Meryl Streep, les plages, des ongles vernis…

What/Who are your influences and inspirations ? Inspiration often creeps up on me in the form of objects with certain qualities that have a lot of baggage associated with them. It’s a very Proustian sort of inspiration, stuff with lots of references: fabrics, patterns, textures or even the quality of a type of light. I’m also quite attracted to romance : soap operas, older movies starring Meryl Streep, beaches, manicured nails...etc.

Robyn Cumming

Et celle du joli mauvais goût ? Je ne sais pas si l’on doit s’y référer comme quelque chose de joli, ni si l’on doit parler de mauvais goût. Qui peut dire ce qui est bien et ce qui mal ? Si on se laissait dicter nos codes par l’opinion populaire, on porterait tous des Crocs couleur magenta et on mangerait des kilos de donuts. Je pense que quelque chose peut être attirant sans pour autant être typiquement beau : l’attirance peut nous prendre au dépourvu et c’est ce moment là qui est merveilleux parce que cela peut nous faire un peu peur ou nous séduire tout en nous repoussant en même temps. C’est un problème intéressant à rencontrer que d’être confronté à un sentiment d’inconfort par le fait d’être séduit.

What about the pretty side of bad taste ? I don’t know if I would call it pretty and I also don’t know if I would call it «bad» taste ; who is really to say what is good or bad ? If it were up to the general population we’d all be wearing magenta coloured crocs and eating tons of donuts. But I do think something can be attractive without being typically beautiful ; attraction can catch us a bit off guard but that’s when it’s really sort of wonderful because maybe it creeps us out a bit or lures us in while repelling us at the same time. That’s a nice note to hit, one that makes someone feel a bit uncomfortable about being seduced.

Dans le jeu des « si j’étais » au paragraphe émotion, tu dis que tu serais « un rire qui se change en toux » ? Pourquoi vouloir changer le rire en toux ? En fait, il se transforme en toux pour devenir ensuite des larmes. J’aime ces émotions gênantes et difficiles à expliquer… Paradoxalement, ce sont des situations dans lesquelles je me sens à l’aise. Un rire initial qui mue par la suite pour se transformer en quelque chose de plus dur et incommodant pour ensuite évoluer en quelque chose de vraiment intense et triste à la fois est un processus compliqué : chaque couche d’émotion est plus riche que la précédente…

Il y a une forte notion de matérialité dans ton travail : le corps/objet. Quelle est ta relation à l’Objet, au matériel ? Il y a toujours cette oscillation entre sujet et objet parce que le propos est matériel mais un matériel qui fait quand même en grande partie de nous… donc ces choses et nous deviennent comme des entités interchangeables. Et cela me ramène à mon inspiration étant donné qu’une grande partie de celle-ci n’est composée que de cette matière qui nous définit mais aussi nous éclipse. Le matériel existe pour dissimuler d’autres choses, il n’est qu’une autre manière de cacher.

There is a strong sense of materiality in your work : body/object. What is your relation with the Object, the material ? There is always this oscillation between subject and object because it’s about stuff but stuff that tends to be very much a part of us... stuff and us become interchangeable as entities. And this brings me back to my inspiration as much of it is just all of that stuff that come to define us but also eclipse us. Material exists to cover other things up, it’s just another way to obscure something.

Est-ce que pour toi la société actuelle laisse une place libre à la singularité ? Je crois que oui. Internet a en grande partie permis de repousser les limites du possible.

Does today’s society leave enough room for the peculiar ? Oh I think so ; the Internet has pretty

phore d’une utopie ? Comme le refus d’une réalité qui passerait par une caricature gênante et monstrueuse mais tellement belle ? Je n’ai jamais vraiment voulu rejeter la réalité. Mon intention est de la révéler, ou tout du moins de révéler une version de la réalité. Donc je suppose que l’idée de caricature s’applique assez bien ; quelqu’un dessine un portrait de vous avec un énorme nez et vous vous retrouvez devant votre miroir pendant des heures à hocher de la tête par acquiescement et à pleurer.

Is the surrealist aspect of your photos a metaphor for a certain form of utopia ? By rejecting reality are you taking us through a disturbing and monstrous, yet beautiful, caricature ? I never really intended to reject reality. My hope is to reveal it, or a version of it. So I suppose the idea of a caricature works quite well ; someone draws a picture of you with an enormous nose and then you find yourself standing in front of the mirror for a few hours nodding and weeping.

Quelles-sont pour toi les limites du beau ? Étrangement, j’ai réfléchi longuement à cette question sans jamais réussir à trouver de réponse valable.

What are the limits of beauty for you ? For some reason, I thought about this question for so long and couldn’t come up with a suitable answer. Quelle place tient le « joke » dans ton travail? Comment le définis-tu ? Tout ce que j’entreprends, je le fais parce que je pense que c’est drôle. C’est la raison pour laquelle j’aime presque tout. S’il y a quelque chose qui me fait rire, je vais y aller – d’autant plus si ça me fait rire et ça me procure autre chose aussi, comme l’envie de vomir. Vois-tu un lien entre humour et espièglerie ?

To what extent can your work be regarded as playful ? How do you define this aspect of your work ? Everything I make, I make because I think it’s funny. This is why I like almost everything. If there is something about it that makes me laugh, I’m into it - even better if it makes me laugh and do something else, like feel nauseous. Would you relate humour to being «playful» ?

Quels sont tes projets à venir ? Je travaille en ce moment sur un projet de lettres d’amour. Les images seront en mouvement plutôt qu’immobiles. What are your next projects ? I’m working on a project about love letters. It will be moving pictures rather than still ones.

much made room for everything.

Le côté surréaliste de tes photos est-il la méta-

www.robyncumming.com


21 /// R. CUMMING ///

© Robyn Cumming série «Lady Things» 2009 Lady 9


34 /// E. USDIN ///

Texte / Jens Andersson • Traduction / Frédérique Martin • Photos / © Elene Usdin

L

e règne du paraître, c’est un peu une réminiscence de la cour du Roi, où il fallait «paraître» pour exister (ou du moins le croire). Paraître ce que l’on n’est pas : des illusions, des fantômes arrogants et sublimes, aux reflets absents des miroirs…poudrés à en étouffer. Un monde de taffetas, de tentures et de préciosité révolu… presque. Déguisée et accessoirisée, la jeune photographe Elene Usdin, se met en scène et questionne justement sur le paraître, sur le rôle que l’on joue dans le théâtre humain, et ici sur le rôle du modèle devant l’objectif… Un objectif froid comme celui du regard du courtisan, incisif. Pseudo masqué, le modèle s’abandonne aux désirs du photographe… et surtout à l’œil du spectateur. Après des études à l’École Nationale des Arts Décoratifs de Paris, Elene Usdin se lance dans la création, d’abord dans l’illustration pour la presse et l’édition, puis, en 2003 sur des projets d’œuvres personnelles, à la suite d’une série d’autoportraits photographiques : une révélation pour la photographie ! De véritables rêves éveillés, cristallisation des fantasmes de la photographe plongeant dans son histoire intime. Un détournement de bonheurs pour le plaisir du spectateur.


35 /// E. USDIN ///

© Elene Usdin Tears série «La barbe bleue»


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© Elene Usdin Falstaff série «Opéra du Rhin»


+ « ... Les sentiments peuvent aussi être

Peux-tu te présenter en quelques lignes ? J’habite Paris, je suis dessinatrice et photographe. J’ai étudié à Paris à l’École Nationale des Arts Décoratifs. Je partage un atelier avec mes amis graphiste, illustrateur et designer. J’ai un fils Joseph de treize ans. J’aime partir en voyage, j’adore quitter ma ville, mon appartement, j’aime travailler en extérieur. Could you tell us about yourself in a few lines ? I live in Paris. I am an illustrator and a photographer. I studied at the École Nationale des Arts Décoratifs (known as Arts Decos) in Paris, France. I share my studio with three friends who are a graphic artist, an illustrator and a designer. I have a 13-year-old son, Joseph. I love travelling, going away from Paris, from my flat; I also love working outdoors.

Tu es également illustratrice, comment es-tu arrivé à la photo ? Vers 2003, j’étais arrivé un peu au bout de mes ressources en illustration, j’avais l’impression de ne faire que me répéter, de refaire toujours les mêmes commandes. Ca marchait plutôt bien, je faisais beaucoup de livres, de commandes pour la presse en France et aux États-Unis. Mais je m’ennuyais terriblement et ne prenais plus de plaisir à chercher ce que j’allais raconter sur mes feuilles de dessin. A l’époque je partageais ma vie avec un photographe qui m’a plus qu’intrigué avec ses appareils photo, ces journées passées à tirer les photos... C’est grâce à lui que j’ai commencé à expérimenter la photo. Ca a été un vrai déclic ! Plein d’idées et d’envies me venaient, c’était la même démarche que pour le dessin, je voulais raconter des histoires, mais c’était un jeu avec la réalité très diffèrent. Et comme j’ai toujours aimé fabriquer des choses, des accessoires ou des déguisements, je me suis lancée dans la réalisation de décor ou parure pour ces photos.

Being an illustrator too, how did you come to photography ? Around 2003, my possibilities in illustration had kind of come to an end ; I had the feeling of repeating myself, of doing the same orders over and over again. I was doing fine, getting published in a lot of books and being commissioned for the press in France and the USA. But I was terribly bored and didn’t enjoy looking for stories I wanted to tell in my drawings any more. At that time, I was with a photographer, whose numerous cameras and days spent developing photos intrigued me. Thanks to him, I started to experiment with photography. That’s when things suddenly fell into place! I was full of ideas again. It was the same approach as for illustration : I wanted to tell stories, but playing the game with reality was very different. And as I’ve always liked making things, props or costumes, I took the plunge and created décors or accessories for these photos.

Tu pratiques l’autoportrait… C’était au départ le moyen que j’avais trouvé pour expérimenter la photo. Comme je débutais je devais apprendre, la lumière, le cadrage, les poses... En pratiquant l’autoportrait je n’avais rien a demander à personne, je pouvais gérer tout seule. Et puis petit a petit, l’autoportrait est devenu un moyen de marquer ma présence dans les lieux, et de dire, d’une certaine manière : j’étais ici, donc j’existe ! INTROSPECTION : C’est comme une parade solitaire, en huis clos. Pendant ces séances photo il n’y a pas de paroles, c’est assez instinctif, tout se passe dans ma tête. Et du coup il n’y a de limites imposées que celle que je peux supporter, (posture, nudité etc...) je me fixe mes propres règles. Ce qui est différent d’avec un modèle. JE SUIS ICI : C’est une manière aussi de m’inscrire dans les lieux où je me trouve : «je suis passée par

www.eleneusdin.com

représentéS en

images... » +

37 /// E. USDIN ///

la série ? Est-il ou a-t-il été pour toi une source de cauchemar ? C’est en référence au conte de Perrault Barbe Bleue. C’était une véritable source de cauchemar quand j’étais petite. Aujourd’hui je continue à faire des cauchemars qui pourrait s’y rattacher, avec des ogres mangeurs de lumière : il mange toute lumière autour de lui, et plonge le monde dans les ténèbres. Ce qui est passionnant avec les contes, c’est qu’ils sont très visuels, ce qui permet d’imaginer beaucoup d’images en les lisant, c’est d’ailleurs le même travail qu’un illustrateur.

ici» je laisse une trace photographique de ma présence dans cet endroit. Une façon de prouver que je suis bien réelle : je peux me voir sur la photo.

me any more, and the girl on them is sort of unfamiliar to me, she’s there to seduce and give herself to the viewer’s eye.

TRANSFORMATION : Quand je fais des autoportraits j’ai la sensation de me retrouver dans ma peau d’adolescente : vers 16 ans, on passe du temps à s’observer, à jauger son corps qui change, on joue avec ces changements en se transformant : à se changer quinze fois par jour de vêtements, à se chercher un style... On se camoufle aussi des fois par honte de son corps, ou alors on s’exhibe exagérément… On regarde un corps, un visage qui nous semble étranger, c’est comme si on était hors de soi-même.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? Mes rêves sont réellement ma première source d’inspiration, je note dans mes carnets le récit de mes rêves, je dessine de mémoire les personnages et endroits que je vois dans mes rêves. Ensuite il y les contes de fées, parce qu’il y a énormément de choses à y puiser, du fantastique, de la peur, des drames, de la poésie... Il m’arrive aussi d’avoir des visions qui arrivent sans prévenir, en me promenant dans les rues, à cause d’une lumière, d’un amas de meubles dans la rue, de personnes avec une attitude qui m’interpelle, c’est difficile à expliquer.

Why give the title Bluebeard to your series? Is he or was he a source of nightmare for you ? It

Who or what are your inspirations ? My dreams

!! Pour l’image de Falstaff c’est moi qui suis déguisée, comme si du coup j’apprivoisais le méchant en me mettant dans sa peau. J’aime aussi tout ce qui est masque de sorcière. C’est un peu la même fascination qu’en lisant Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

PLAISIR : Ce n’est pas le plaisir de s’exhiber mais plutôt une curiosité un peu effrayante : comme quand on observe une scène interdite dans un trou de serrure, ou qu’on surprend une conversation qu’on n’est pas censé entendre. C’est comme si je violais ma propre intimité ou que je me volais à moi-même un secret. C’est un peu absurde... GESTUELLE : Nue ou déguisée, l’expression du corps, la pose que je recherche comme étant la bonne, me rappelle quand j’étais enfant et qu’au cours de danse on se regardait dans le miroir pour se voir évoluer et trouver la posture juste dictée par des règles données censées être celle de l’harmonie ou de la grâce... SÉDUCTION : Tant que les photos ne sont pas développées, tirées et montrées, cela reste un jeu solitaire. Ensuite, ces images ne m’appartiennent plus totalement. La fille que je vois en photos m’est devenue étrangère, et il me semble effectivement là pour séduire et se donner à voir.

are actually foremost source of inspiration. I write them down in my notebooks, I draw characters and places from memory. I take my inspiration from fairy tales too, because there are a lot of things to get from them: fantastic, scary, dramatic or poetic elements. I also happen to have visions that come randomly while I’m walking in the street, because of a light, some stack of furniture in a corner, some people’s attitudes…

Quelle(s) histoire(s) cherches-tu à raconter ? Des histoires un peu fantastiques, comme si les personnes représentées essayaient de dire quelque chose de sortir d’elle-même, de se représenter en autre chose : en elfe, en oiseau, en super héros etc... C’est comme vouloir sortir de son corps, ou vouloir le transformer, le rendre spectaculaire C’est comme des fables, pour extirper de la poésie du monde où l’on vit, aussi essayer de mettre mon empreinte sur ce que je vois, en le modifiant en jouant avec.

Tell us more about your self-portraits. At first, for me, it was the only way I had found to experiment with photography. As I was just starting, I had to learn everything: light, framing, poses… By working on self-portraits, I didn’t need to ask anyone for anything. And then, little by little, it became a way for me to mark my presence in places, and to say in a way : I was there, so I am real! Self-portrait also enables you to have that special time with yourself where you set your own rules, your own limits. It is a lonely, very instinctive and introspective process. When I do self-portraits, I have the feeling I am a teenager again, at that period of your life when you spend your time examining yourself, scrutinizing your changing body, transforming yourself in order to find your own style. You also sometimes even hide your body out of shame, or on the contrary you show too much of it. You look at your body, and at your face, as if they were a stranger’s. Self-portrait leads you to a kind of frightening curiosity, like when you happen to see something intimate through a keyhole, or when you overhear a conversation that you were not meant to hear: it’s as though I was intruding my own privacy or stealing my own very personal secrets. As far as posing is concerned, looking for the right pose reminds me of my ballet lessons as a child when you looked at your reflection in the mirror to find the right posture dictated by the rules of what harmony and grace were supposed to be. But, paradoxically, after all that introspection, when the photos are developed and shown to the public, they don’t belong to

What kind of a story/stories do you seek to tell ? Kind of fantastic stories, as if the characters depicted were trying to say something, to come out of themselves, to turn into something/someone else: an elf, a bird, a superhero… They are like fables to extract poetry out of the world we live in, also to try to put my imprint on what I see by altering things, playing with them.

La photographie est-elle pour toi un moyen de sublimer, de dépasser le réel pour montrer l’invisible ? oui exactement, et surtout jouer avec ce qui fait notre réalité : les objets par exemple, transformer un objet ultra connu comme un abat jour et lui attribuer un autre rôle pour surprendre et aussi pour regarder d’un œil neuf ces objets. Les sentiments aussi peuvent être représentés en image, la tristesse avec des larmes qui sont faites de perles et de fils.

Is photography a means for you to magnify, to go beyond the real to show the invisible ? Yes indeed, and above all to play with what our reality is about: I like to turn a very well-known object, like a lampshade, into something else by assigning it another role in order to disconcert people and also to take a fresh look at it. Feelings can also be represented by images, with tears of sadness being pictured with pearls and pieces of thread for instance.

refers to Perrault’s fairy tale. It gave me nightmares as a child. Today, I still have nightmares connected to it, with light-eating ogres: they swallow up all the light around them and plunge the world into darkness. What’s fascinating with fairy tales is that they are very visually descriptive, which allows you to use a lot of imagination while reading them.

Falstaff, Barbe Bleue, tu sembles chercher à donner une autre dimension aux méchants et/ ou bouffons, pourquoi ? Parce qu’ils me font peur

Falstaff, Bluebeard, it seems that you are trying to give another dimension to baddies and/or buffoons. Why that ? Because they scare me ! For Falstaff, I am the one dressed up, as if, as a result, I could tame the baddy by putting myself in his shoes.

Quelle place tient le « joke » dans ton travail ? Comment le définis-tu ? Le jeu, l’amusement est un moyen pour détourner la réalité. Comme on joue à se déguiser et à se croire quelqu’un d’autre quand on est enfant, comme on fabrique une ville en lego... L’humour permet de véhiculer du sens, de la poésie. Dans les rêves aussi il y a du jeu, du semblant, du faux.

To what extent should your work be regarded as playful ? How would you define this aspect of your work ? Playing, not taking things seriously are ways to distort reality. Like when you dress up and pretend you’re someone else when you’re a kid, or when you build a whole city out of Lego bricks… A sense of humour enables you to convey meaning, poetry.

Quels sont tes projets à venir ? Chambre d’essayage : Une exposition à Paris à la galerie Esther Woerdehoff, en septembre. Vernissage le 15 septembre. C’est une série de photos réalisée dans les hôtels paris rive gauche, et en réponse à la carte blanche PHPA 2011. Cette série est composée de portraits, d’autoportraits et d’animations. Je me suis attachée aux personnages de 5 femmes célèbres chacune à leur époque et de forte personnalité : Georges Sand, Simone de Beauvoir, Joséphine de Beauharnais, Isadora Duncan, Juliette Récamier.

What are your upcoming projects ? Chambre d’essayage (“Fitting room”), an exhibition in the Esther Woerdehoff gallery in Paris in September (Opening 15th September). It is a series of photos taken in Paris’s left bank hotels. It is composed of portraits, self-portraits and animation films. I focused on five strong-tempered women, each one of them famous in their own time : Georges Sand, Simone de Beauvoir, Joséphine de Beauharnais, Isadora Duncan, and Juliette Récamier.

Pourquoi avoir donné le nom de Barbe Bleue à

Elene Usdin


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