Catégories intermédiaires – Techniques & identités

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au cœur

du social

Fonction publique Réforme à hauts risques Pages 28-29

Algérie Une nouvelle page d’histoire Pages 46 à 48

Michel houet/maxppp

Le sondage Viavoice-Ugict éclaire les tensions et les aspirations revendicatives des catégories intermédiaires. Pages 16 à 27

Catégories intermédiaires

Techniques & identités MENSUEL DE L’UGICT-CGT N° 646 / avril 2019 / 4 


NOTRE AMBITION Acteur de l'économie sociale et solidaire, nous sommes le partenaire de confiance des professionnels de la culture. Nous accompagnons les employeurs, les travailleurs indépendants, les salariés permanents et intermittents, les journalistes, les pigistes, les demandeurs d’emploi, les retraités et leur famille, tout au long de la vie. Audiens leur propose des solutions originales, adaptées aux spécificités des métiers et des parcours.

PROFESSIONNELS DE LA CULTURE, NOUS PROTÉGEONS VOS TALENTS EN SAVOIR PLUS Retrouvez-nous sur le site www.audiens.org

Nos métiers RetRaite complémentaiRe Audiens en assure la gestion pour le compte de l'Agirc-Arrco, dans son secteur professionnel où les salariés ont souvent des parcours spécifiques. Le groupe organise des séances d’information en entreprise sur les dispositifs de retraite.

assuRance de peRsonnes et de biens Complémentaire santé, couverture invalidité, incapacité temporaire de travail, décès, rente éducation, rente conjoint, risques professionnels, épargne… Des solutions sur-mesure, collectives et individuelles, adaptées aux spécificités des professions.

accompagnement solidaiRe et pRévention sociale Une politique de proximité à destination de nos publics : aides financières, accompagnement lors de situations de rupture où de transition (retour à l’emploi, accompagnement du handicap, préparation à la retraite, soutien aux familles, aux aidants, aux personnes endeuillées...).

seRvices aux pRofessions Audiens prend en charge la gestion d’un nombre croissant de services : études, recouvrement de cotisations, Mission Handicap... Le développement de ces spécificités renforce notre dimension de groupe de service.

médical et pRévention santé

Photos : Erwan Floc’h

Centres de santé, centres dentaires, bilans de santé professionnels, services de e-santé..., du préventif au curatif, Audiens met en œuvre des dispositifs pour les actifs et les seniors, dans une démarche d’approche globale du patient. Et développe des programmes dédiés aux professionnels de la culture, avec le CMB, service de santé au travail.

congés spectacles Audiens assure la gestion des congés payés des artistes et techniciens.

La protection sociale professionnelle est une création continue


du social

MENSUEL DE L’UGICT-CGT 263, rue de Paris Case 431, 93516 Montreuil Cedex Tél. : 01 55 82 83 60 Fax : 01 55 82 83 33 Courriel : <options@ugict.cgt.fr> DIRECTRICE DE LA PUBLICATION

Marie-José Kotlicki RÉDACTEUR EN CHEF

Pierre Tartakowsky RÉDACTRICE GRAPHISTE

Anne Dambrin Secrétaire de Rédaction

Guillaume Lenormant RÉDACTION

Valérie Géraud Martine Hassoun Christine Labbe Gilbert Martin Louis Sallay ADMINISTRATRICE

Cécile Marchand PUBLICITÉ

Cécile Marchand Tél. : 01 55 82 83 35 PHOTOGRAVURE

Anne Dambrin IMPRESSION

Siep – Rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi CONCEPTION GRAPHIQUE

Ligne neuf Commission paritaire :

0122 S 08090 du 24/11/2016 ISSN : 1154 – 5658 Dépôt légal : 2e trimestre 2019

éditorial Retraites : le débat escamoté Le calendrier est désormais connu. Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire à la réforme des retraites, présentera fin juin ses conclusions, et le gouvernement dévoilera son projet de loi à la rentrée, pour une adoption à marche forcée avant la fin de l’année 2019. En reprenant la méthode expérimentée avec les ordonnances Travail, le gouvernement veut dévoiler ses intentions le plus tard possible pour empêcher le débat sur un sujet qu’il sait mobilisateur. Ainsi, le principe affiché (« un euro cotisé = les mêmes droits pour tous ») occulte la vraie question : les mêmes droits, oui, mais lesquels ? Au passage, il fait diversion en fustigeant les « favorisé·es » – cadres, fonctionnaires, marins, cheminot·es ou autres régimes spéciaux. L’enjeu central de la future réforme est évacué d’emblée. Jean-Paul Delevoye l’a déjà dit et redit : pas question d’augmenter le financement que nous accordons collectivement à cosecrétaire générale notre système de retraite. Le problème ? Nous de l’Ugict-Cgt savons que le nombre de retraité·es augmentera de 25 % d’ici à 2040. Sans augmentation correspondante des ressources, le montant des pensions s’effondrera. La réforme des retraites du gouvernement consiste donc à passer d’un système « à prestations définies » avec une garantie de maintien du niveau de vie pour les futur·es retraité·es, à un régime « à cotisations définies » en bloquant une fois pour toutes les ressources et en ajustant à la baisse les prestations. C’est ce qui s’est passé en Suède, modèle du gouvernement français pour sa retraite à points. Le recul de l’âge légal à 63 voire à 64 ans est un chiffon rouge : pas besoin de le modifier pour décaler l’âge effectif, il suffit de renforcer les systèmes de décote pour toutes celles et ceux qui partiraient avant un âge pivot. Le calcul de la pension sur l’ensemble de la carrière au lieu des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois dans le public et le plafonnement des dispositifs de solidarité (prenant en compte la maternité ou le chômage) et des pensions de réversion pénalisera directement les ingés, cadres et tech… pour le plus grand bonheur des assureurs et des banquiers qui lorgnent de longue date sur leur épargne. La double peine : des dispositifs de capitalisation très risqués pour espérer maintenir son niveau de vie, et l’utilisation de notre propre épargne pour financiariser nos entreprises et notre travail. Car ne l’oublions pas : ce sont les réformes des retraites de Thatcher et de Reagan qui ont enclenché le mouvement de financiarisation du monde dans les années 1980. La mobilisation s’impose !

Nicolas Marquès/KR IMAGES PRESSE

au cœur

Sophie Binet

« Imprimé sur du papier provenant d’Autriche » « Eutrophisation : Ptot 0,007kg/Tonne »

OPTIONS N° 646 / avril 2019

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sommaire

Options n° 646 – avril 2019

6 À propos Au fil de l’actualité

Catégories intermédiaires

Techniques et identités

7 U rgences Ap-Hp

Burn-out, agressions : grève

8 P rivatisation

Référendum : première !

Douaniers

Au-delà du Brexit

9 Éducation nationale

Résistances multiformes

Monsanto

Vincent isore/maxppp

Touché mais pas coulé

Europe Menaces sur le sauvetage en mer

Aurore Simonnet/maxppp

10 Trou noir et super star

12 Violenter

pour réprimer et domestiquer Entretien avec Arié Alimi

14 Lanceurs d’alerte 15 Climat

Les syndicats belges s’engagent

• Options Mines-Énergie (16 pages) • Options Santé (4 pages)

À la Ratp, les techniciens se retrouvent ainsi à la peine. Occupant des postes aux profils plus fluctuants que d’autres, en interface entre opérateurs et cadres, ils se voient sommés d’assurer un large éventail de tâches, une polyvalence non valorisée. Cette « communauté interprofessionnelle de destin » renvoie pourtant à une conscience morcelée. Comment alors, cristalliser une identité collective ? Notre table ronde avec Hervé Chaillou, Claire Delore, Valérie Gonçalves et Pierre Tartakowsky.

Une meilleure protection en Europe

ENCARTS CENTRAUX

Pages 16 à 27 Le sondage réalisé par Viavoice pour le baromètre annuel de l’Ugict éclaire la place centrale de la question de la reconnaissance sur un triple terrain : social, salarial et managérial. Cette triple aspiration se heurte aux politiques publiques et privées mises en œuvre à l’encontre de la qualification.

Droits syndicaux

Nouvelle arrestation en Chine

Protection sociale

Des arrêts-maladie très tendance

Bulletin d’abonnement ● Options (mensuel, 10 numéros par an) :  Édition générale ................................................................. Édition avec encart professionnel ...................................... ● Tarif spécial accueil nouvel abonné (6 numéros) ..... ● Retraités, étudiants, privés d’emploi ........................ ● Joindre le règlement à l’ordre d’Options

263, rue de Paris – Case 431 – 93516 Montreuil Cedex Tél. : 01 55 82 83 60 – Fax : 01 55 82 83 33 Courriel : <options@ugict.cgt.fr> 4

NOM .....................................................................................................................................................

32  39   12  25 

PRÉNOM .............................................................................................................................................. BRANCHE PROFESSIONNELLE ......................................................................................................... ADRESSE .............................................................................................................................................. ...............................................................................................................................................................

CODE POSTAL . . .......................... VILLE .............................................................................................. COURRIEL .......................................................................................................................................... OPTIONS N° 646 / avril 2019


38 Document Résilience

Retour sur une tragédie de jeunesse

Aurélien morissard/maxppp

39 Toulouse/Exposition Picasso et les autres au cœur de l’exil Deux frères de cœur dans l’aventure du Cavalier bleu

publique

Maurice Aeschimann

28 Fonction

40 Exposition

Une réforme qui aura du mal à passer

29 Contrat à impact social Financiariser l’action sociale ? 30 Fiscalité Service minimum pour les Gafa 31 Europacity La terre résiste au béton

platines

43 Quatre saisons Un axe Moscou-Buenos Aires Spectre du spectre Bach passé à la mandoline

bouteilles 43 Vacqueyras Château des Roques

lire 44 Les polars Shérifs : hardi ou halluciné 45 Les romans Cheminement : jeu de l’oie

46 Algérie

Une nouvelle page d’histoire

32 Bloc-notes

33 Égalité

billel bensalem/maxppp

Ugict : agenda et rendez-vous

professionnelle

Ce que l’index montre (ou pas)

34 Prud’hommes Panique à la Chancellerie

droits 35 Droit européen

Un appui pour l’égalité de traitement entre les salariés

36 Fonction publique

Préparation au reclassement médical

OPTIONS N° 646 / avril 2019

48 Soudan : extraordinaire mobilisation populaire

sélection 49 Les livres du mois

grilles 50 Échecs et mots croisés 5


à propos

YOAN VALAT/maxppp

Le chef de l’État devait parler. Emmanuel Macron allait s’exprimer. Le président de la République allait, lui-même, lui seul, égrener les réponses aux questions posées par le grand débat. L’heure était solennelle, le suspense insoutenable et le silence à la hauteur de l’oracle si longtemps attendu et de l’effet de souffle espéré. Et Notre-Dame prit feu. On mesure le dilemme présidentiel : apporter une parole d’espérance sur fond d’incendie et de catastrophe patrimoniale était aussi bienvenu que danser sur une tombe le jour de l’enterrement. Ne rien dire revenait à ne pas se rendre aux funérailles… Comme toute catastrophe, celle-ci a joué son petit effet révélateur : à l’ouest, Donald Trump, pour ne pas le nommer, s’est empressé de tweeter qu’on envoie, vite, vite, des Canadair, juste histoire de faire la leçon à son homologue français. Avec des amis comme Donald Trump, les Parisiens n’ont pas besoin d’ennemis. À l’est, nombre de hiérarques polonais ont publiquement déclaré voir derrière l’incendie de la cathédrale la main de Dieu lui-même, déchaînant ses foudres contre une laïcité débridée. Cet étrange portrait d’une divinité incendiaire et radicalisée, tranche nettement avec l’hypothèse, plus cartésienne, formulée par quelques experts en gestion du patrimoine, et donc en réduction de budgets, qui pointent plus prosaïquement la possibilité d’un banal court-circuit, faute d’entretien à la hauteur. Pendant que tweets, fantasmes, condoléances et rumeurs de complots azimutaient le tour de la Terre, le président de

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GaËl Dupret/maxppp

Notre-Dame de l’émotion, Notre-Dame de l’agacement

la République regardait les flammes réduire en cendres son opération de communication, tout en constatant que ses mesures hypersecrètes, ultraconfidentielles, destinées à un grand bond en avant de sa popularité, avaient banalement fuité dans la presse. Réduisant de fait les ChampsÉlysées de la révolution à une banale impasse de la réforme. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur – à vot’ bon cœur, m’sieurs dames –, Emmanuel Macron s’est donc replié sur les valeurs sûres de la défense du patrimoine, de la France de saint Louis et de la couronne d’épines de Jésus-Christ, dont on ose écrire ici qu’aucune de ses épines ne nous aura été épargnée dans les jours qui ont suivi la catastrophe. Ce n’est pourtant pas ce qui a piqué au vif l’opinion publique.

L’argent manque mais les poches sont pleines On pourrait évidemment résumer l’affaire par le fameux effet « n’en jetez plus, la coupe est pleine ». Certes, la destruction partielle de NotreDame est une plaie ouverte et douloureuse, dans la psyché française et, au-delà, internationale. Mais la polarisation sur l’incendie a rapidement généré cette désagréable impression d’être un rideau de fumée. La solennité présidentielle, une certaine religiosité teintant les propos officiels, tout cela a finalement agacé le passant ordinaire qui a d’autres soucis, plus terre à terre si l’on ose dire. Il serait naturellement stupide d’opposer les causes et les souffrances entre elles : toutes méritent intérêt et remèdes. Mais la hiérarchisation de fait, la focalisation exclusive sur le brasier de l’île de la Cité, a donné le sentiment que le nombril du monde se trouvait justement là, précisément entre Seine et Seine. Or, pendant l’incendie, le monde continuait de tourner et les préoccupations ordinaires des gens ordinaires allaient bon train, car ainsi vont leurs affaires. Le président a envoyé Madame à la messe (message) et s’est empressé de dire que tout cela serait remis en ordre d’ici cinq ans, autrement dit (re-mesOPTIONS N° 646 / avril 2019


URGENCES AP-H

sage), le temps d’un quinquennat. D’autres, de toute évidence des premiers de cordée, se sont empressés de mettre la main à la poche et, ô surprise : la poche était pleine ! Et je te sors 100 millions d’un coup, et je t’en sors 150, qui dit mieux, je rajoute 30 et je refuse la défiscalisation, ah mais ! Après les gilets jaunes, les gilets d’or ! Cet outing de haut vol financier, aussi vertigineux qu’indécent, aura achevé de convaincre une large partie de l’opinion publique, déjà un peu à cran, qu’il faut plus qu’un incendie ravageur et qu’une grande cause pour altérer la superbe des inégalités. Et que l’argent, si difficile à mobiliser pour combattre des incendies d’une tout autre ampleur, peut couler à flots dès qu’il ne s’agit pas de construire un nouvel ordre social, mais uniquement d’aller réparer les munificences d’un monde ancien.

Reste que le temps du « rien que Notre-Dame, tout pour Notre-Dame » a fait son temps. Car comme le rappelle l’Ecclésiaste, il y a un temps pour chaque chose. Emmanuel Macron a donc dû se dégager des ruines de l’île pour regagner le chantier du grand débat. Au moment où nous écrivons ces lignes, le suspense est encore quasi total et l’effet de surprise inexistant. Si l’on prend pour argent comptant la monnaie de singe qui circule dans les couloirs, le président de la République va avancer quelques mesures symboliques, un petit référendum par-ci, une petite exonération par-là, rien sur la transition écologique car c’est coûteux, une petite baisse d’impôt car ça fait toujours plaisir, rien sur les services publics, car ils sont publics, une suppression de grande école, car crier haro sur les hauts fonctionnaires ne coûte pas cher et prépare aux coups qui attendent les petits… Comme l’écrit avec un grand sérieux le grand et sérieux journal Le Monde : « L’effet déceptif pointe. » La pointe risque de fait de prendre des dimensions « de pic, de cap, de roc, de péninsule ». Car il se murmure que le président est à la recherche de mesures qui « frappent les esprits ». En attendant, la vie continue avec ses cortèges de manifestants jaunes, rouges et verts ; avec ses tirs de grenades et ses gueules cassées ; avec des empêchements légaux de manifester légalement ; avec le retour du printemps et des expulsions locatives ; avec ses services d’urgences en grève faute de d’urgentistes, et des urgences sociales qui frappent à la porte. Et puisqu’on ne la leur ouvre pas, occupent l’espace public avec d’autant moins de tendresse. À cet égard, le président de la République pourrait avantageusement reporter l’incendie de NotreDame aux autres caractéristiques de la période : une fois déclenché, le feu ne fait pas dans le détail. Plutôt que de jouer les incendiaires en frappant « en même temps » les esprits et les têtes, il serait plus sage de prévenir les feux en suspens.

Angoissés, épuisés, exaspérés : soutenus par une intersyndicale unitaire (Cgt, Sud, Fo, Cfdt, Cftc, Cgc, Unsa, Smps), les personnels des 25 services d’accueil d’urgence de l’Ap-Hp sont entrés en grève illimitée le 19 avril. Le mouvement a commencé après des violences contre des aides-soignants et infirmières des urgences de l’hôpital Saint-Antoine (Paris 11e). La colère a débordé et gagné les autres établissements. Les soignants ne sont plus en capacité d’accueillir correctement un nombre croissant de personnes (+ 3 % tous les ans depuis 2015) de plus en plus précaires, en détresse, voire souffrant de pathologies psychiatriques, à effectifs constants ou en baisse – notamment quand les congés de maternité ne sont pas remplacés. Les dysfonctionnements se multiplient, jusqu’à un décès survenu à Lariboisière cet hiver, une femme ayant été laissée douze heures en attente sans voir le moindre médecin. Services saturés, travail en flux tendu, expositions aux insultes et à la violence : les personnels – qui assurent malgré tout la continuité des soins – ont obtenu de premières concessions de leur direction. Les effectifs d’agents de sécurité doivent être renforcés, et 61 postes affectés et répartis dans les 25 services d’accueil aux urgences (Sau). La direction promet qu’elle recrutera ensuite en fonction du taux d’augmentation des personnes accueillies… Une prime exceptionnelle de 250 euros, reconnaissance des efforts de ces derniers mois, doit être versée aux personnels des Sau, et la prime mensuelle reconnaissant la dangerosité de leur travail passera de 5 euros actuellement (sic) à 65 euros. Des concessions en parties non chiffrées, et jugées très insuffisantes pour redonner de l’attractivité aux services d’urgences, où les soignants, partout en France, y compris les médecins, ne veulent plus travailler. L’intersyndicale a rappelé que la direction ne semblait pas prendre la mesure de la crise. L’Usap-Cgt rappelle notamment que d’après l’association Samu-Urgences, il faudrait 700 emplois supplémentaires aux urgences de l’Ap-Hp pour « assurer un fonctionnement normal et en toute sécurité pour les patients et le personnel »… Et que les soignants de ces services ne demandent pas moins de 300 euros d’augmentation mensuelle comme reconnaissance de leur engagement et de la dégradation alarmante de leurs conditions de travail… L’été et les départs en congé arrivant, pas sûr que la tension se relâche... V. G.

Pierre Tartakowsky OPTIONS N° 646 / avril 2019

Les urgences de l’Assistance publiqueHôpitaux de Paris (Ap-Hp) sont en grève depuis le 19 avril.

Luc Nobout/maxppp

Mieux frapper les esprits pour ignorer les feux qui couvent

Burn-out, agressions : grève

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PRIVATISATION Référendum : première !

Douaniers Au-delà du Brexit

Il en aurait suffi de 185. Début avril, ce sont près de 250 députés issus de toutes les formations politiques – à l’exception de La République en marche et du Rassemblement national – qui ont signé un texte réclamant un « référendum d’initiative partagée » afin de soumettre la privatisation d’Aéroport de Paris au suffrage universel. Jamais procédure de cette sorte n’avait été engagée en France, qui plus est sur un dossier industriel. De nombreuses étapes restent à franchir, comme le rappelle la Cgt dans un communiqué du 10 avril, « à commencer par la saisine du Conseil constitutionnel », puis le recueil de 4,5 millions de signatures d’électeurs favorables à ce vote, après quoi le Conseil constitutionnel devra valider la possibilité d’un scrutin et celui-ci devra être organisé. Le parcours pourrait durer d’un à deux ans. Long, très long dans un pays dans lequel, depuis près de six mois, le chef de l’État assure vouloir promouvoir une « démocratie délibérative » et instaurer un « débat permanent » avec les citoyens – des citoyens qui, sondés par l’institut Harris Interactive-Epoka pour Lci, se sont déclarés, pour près de la moitié d’entre eux (48 %), contre la privatisation d’Adp ; seuls 20 % l’approuvent. N’empêche, le processus est lancé. Et quand bien même l’Assemblée nationale a voté, le 11 avril, la vente des parts de l’État dans le groupe aéroportuaire, il n’est pas impossible que le combat mené depuis plusieurs mois par la Cgt d’Adp contre la privatisation de l’entreprise, avec le soutien plein et entier des salariés, soit couronné de succès. Les arguments en sa faveur ne manquent pas, à commencer par ceux ayant trait à la défense de l’emploi, du développement et de l’environnement, comme l’a rappelé la majorité municipale de la ville d’Orly le 15 février, dans un « vœu d’urgence contre la privatisation » voté ce jour-là. Et il y en a un autre : les termes de la Constitution de 1946. Termes qui proclament très clairement que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ». M. H.

Johan BEN AZZOUZ/maxppp

Alexis Sciard/maxppp

Voilà maintenant plusieurs semaines que les agents des douanes ont entamé un mouvement social de grande ampleur. Dans le secteur du littoral nord, ils ont ainsi mis en place un contrôle approfondi des véhicules, mettant strictement en application ce qui devrait être fait en cas de Brexit ; à la gare du Nord, à Paris, ils ont fait de même pour l’Eurostar, ce qui a pu entraîner des heures de retard sur les trains… Mais le Brexit et son niveau d’impréparation n’expliquent pas tout : en réalité, explique en substance la fédération Cgt des Finances, cela a « réveillé une crise profonde au sein de cette administration », sur fond notamment de suppressions de postes, de dégradation des conditions de travail et de blocage indemnitaire. Après une séance de négociation avec le ministère de tutelle, Gérald Darmanin a proposé une augmentation de 55 euros par mois pour chaque agent. A également été obtenue l’ouverture d’une négociation portant sur les conditions de travail, les équipements et la charge de travail. À l’heure où nous écrivons, ces négociations étaient toujours en cours. Dans un communiqué, l’intersyndicale Cgt, Cfdt, Cftc, Solidaires, Unsa et Fo apporte son soutien « plein et entier » aux agents dans l’action depuis plusieurs semaines « pour obtenir une revalorisation juste et raisonnable du travail qu’ils réalisent ». C. L.

Un garçon à tout prix

23,1 millions

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de filles auraient dû naître depuis 1970 (époque où les échographies ont commencé à permettre les avortements sélectifs) dans les douze pays les plus touchés par la préférence d’un bébé de sexe masculin, d’après une étude parue mi-avril dans la revue Proceedings of the national academy of sciences. La Chine et l’Inde sont de loin les deux pays les plus concernés avec 11,9 et 10,6 millions de filles manquantes. Un déséquilibre qui, à terme, pose un problème… aux hommes, dans l’incapacité de trouver dans leur pays une femme avec qui se marier. Le phénomène touche aussi d’autres pays – Arménie, Azerbaïdjan, Corée du Sud, Géorgie, Hong Kong, Taïwan, Vietnam – et pourrait s’amplifier avec la baisse de la fécondité et des taux de reproduction. Le ratio mondial est actuellement de 107 garçons qui naissent pour 100 filles. OPTIONS N° 646 / avril 2019


ÉDUCATION NATIONALE

Résistances multiformes

MONSANTO Touché mais pas coulé

Les mobilisations contre les réformes Blanquer – le 19 mars, avec tous les fonctionnaires, le 30 mars et le 4 avril pour l’éducation – ne semblent pas convaincre le ministre que son projet de loi « pour une école de la confiance » et sa réforme du lycée – et à terme du bac –, à l’instar de Parcoursup, génèrent inquiétudes et mécontentement, tant parmi les personnels éducatifs que dans les familles. La pression a certes permis d’obtenir quelques modifications du texte, qui sera examiné au Sénat à partir du 15 mai. Les établissements publics des savoirs fondamentaux (Epsf), nouvelles structures regroupant écoles et collèges, ne seront finalement pas obligatoires, mais sous couvert de mutualisation des moyens, ils restent soupçonnés de ne rien viser d’autre que des suppressions de postes, notamment parmi les directeurs et directrices d’école. Le Journal officiel du 8 avril annonce, dans le même esprit, que 1 100 postes de moins seront ouverts aux recrutements en 2019 dans le premier degré, tablant sans doute sur une multiplication des contractuels. Les accompagnants d’élèves en situation de handicap (Aesh) seront eux aussi maintenus dans la précarité (des Cdi de trois ans !) et mutualisés auprès de plusieurs élèves en même temps. Et les collectivités locales seront contraintes de financer les maternelles privées… Côté lycée, la réforme se met en place coûte que coûte, malgré de nombreuses inconnues. Ce qui est certain, c’est que tous les établissements ne peuvent pas proposer à leurs élèves de seconde toutes les spécialités proposées en première, ni garantir que ces choix ne seront pas irréversibles et incompatibles avec les choix qu’ils pourraient faire au moment de s’orienter dans l’enseignement supérieur, d’autant que la mise en cohérence des programmes avec les éventuels attendus de Parcoursup reste un vœu pieux. Les enseignants comme les familles restent très remontés contre cette réforme qui, combinée à celle du lycée professionnel, va accentuer les inégalités. Les mobilisations pour un arrêt de sa mise en œuvre et une ouverture du dialogue social restent donc au programme, même si le ministre veut imposer un « devoir d’exemplarité » aux enseignants, autrement dit limiter leur droit d’expression. V. G.

OPTIONS N° 646 / avril 2019

Christophe Petit Tesson/maxppp

Vincent Isore/maxppp

Monsanto a, pour la première fois, été condamné par un tribunal fédéral américain, le 27 mars à San Francisco. Désormais filiale de Bayer, la firme devra verser 81 millions de dollars à un agriculteur victime du Roundup, dont le principe actif est le glyphosate. En France aussi, la justice est ralentie mais reste pour l’heure le seul recours. En guerre depuis 2004 pour faire reconnaître la responsabilité du désherbant Lasso dans son intoxication, Paul François a obtenu le 11 avril, en appel, la confirmation de la condamnation de Monsanto. L’entreprise devra lui verser 50 000 euros de frais d’avocat, mais la cour n’a pour l’heure pas statué sur les dommages et intérêts demandés. L’agriculteur a dénoncé le « harcèlement procédural » orchestré par Monsanto pour retarder et dissuader toute plainte, et l’inaction des dirigeants politiques et des responsables de la santé publique. Certains États essaient pourtant d’agir. Le Sri Lanka a interdit le Roundup depuis 2015 mais peine à résister aux pressions économiques activées par les soutiens du géant industriel. Le 18 mars, le Vietnam a également interdit le glyphosate. Pour rappel, le contentieux de ce pays avec Monsanto ne date pas d’hier : la firme fabriquait l’agent orange, utilisé par l’armée américaine pendant la guerre pour ravager campagnes, villages et vies humaines… V. G.

Europe sos sauvetage en mer Le 27 mars, l’Union européenne a décidé de suspendre la surveillance et le secours par les patrouilles en mer au large de la Libye. Certes, elle promet de faire « autrement », en intensifiant notamment la surveillance aérienne. Mais sans moyens maritimes, il ne sera plus possible d’assurer la mission de sauvetage des migrants en Méditerranée. « Honte aux États membres de l’Union européenne qui ont décidé de retirer leurs navires militaires », alors que ces bateaux ont permis de sauver plus de 40 000 personnes, réagit la Cgt dans un communiqué. Cette décision intervient dans un double contexte. Celui, d’abord, d’une politique visant à bloquer l’action des Ong et compliquer celle des capitaines de la marine marchande voulant débarquer dans les ports européens. À cela il faut ajouter l’extrême vulnérabilité des migrants bloqués en Libye, alors que le pays connaît de graves affrontements. « Il est urgent de les mettre à l’abri », a ainsi alerté le haut-commissaire de l’Onu aux réfugiés. La Cgt demande le respect des droits humains fondamentaux et des obligations internationales des États européens prévues par les conventions maritimes. C. L. 9


Trou noir et super star Pour la première fois dans l’histoire de l’astronomie, une équipe de scientifiques a révélé, mercredi 10 avril, l’image d’un trou noir situé à environ 50 millions d’années-lumière de la Terre. Cette photo montre les rayonnements du disque qui est constitué de matière, en orbite autour de l’astre. De fait, les effets gravitationnels d’un trou noir interdisent qu’aucune lumière y pénétrant ne puisse en sortir.

Aurore Simonnet/maxppp

L’indispensable coopération internationale Cet exploit a été rendu possible par une collaboration internationale baptisée Event Horizon Telescope, qui regroupe une dizaine de radiotélescopes et d’observatoires répartis autour du globe. C’est en combinant ces instruments, par une technique appelée interférométrie, comme autant de fragments d’un miroir géant, que les astronomes ont pu disposer, le temps de quelques observations, d’une antenne virtuelle qui aurait la taille de notre planète.


La validation des théories d’Einstein Cette observation, outre qu’elle illustre ce dont la coopération scientifique est capable, a permis de déterminer que le trou noir supermassif de la galaxie M87 avait une masse de 6,5 milliards de masses solaires. Un rayon de 22 microsecondes d’arc. Et qu’il tournait dans le sens des aiguilles d’une montre. Surtout, elle valide la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Autrement dit : les équations décrivant le fonctionnement de l’univers, élaborées il y a 104 ans par le célèbre physicien, sont encore et toujours conformes aux observations.

Retour sur terre et ses étoiles L’exploit, évidemment salué par la communauté scientifique mondiale, confirme à quel point la recherche est plus que jamais un travail d’équipe et de coopération. Mais il a aussi permis de rompre avec une tradition d’occultation du rôle des femmes dans ce champ de la recherche en sciences « dures ». C’est en effet une jeune chercheuse américaine, Katie Bouman, qui, alors qu’elle était encore étudiante au MIT, a mis au point l’algorithme décisif de l’ensemble du dispositif.


Violenter pour réprimer et domestiquer

dr

Le 13 avril, deux jours après la promulgation de la loi « anticasseurs », quelque 50 organisations, parmi lesquelles la Cgt et la Ldh, ont appelé à manifester dans toute la France… pour défendre le droit de manifester. Urgence sociale. Urgence démocratique. Décryptage.

ENTRETIEN avec Arié Alimi, avocat de plusieurs des victimes de violences policières et membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme.

“En validant l’inspection visuelle, la fouille des bagages et des véhicules aux abords d’une manifestation dès lors qu’un procureur de la République l’autorise, l’article 2 donne à la police les moyens d’empêcher quiconque d’accéder aux lieux de rassemblement.”

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– Options : Pourquoi cette initiative alors que le Conseil constitutionnel a censuré l’un de ses articles les plus contestés de la loi anticasseurs : celui qui donnait à l’autorité administrative le pouvoir d’interdire de manifestation toute personne présentant « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public » ? – Arié Alimi : Parce que les problèmes demeurent. Certes, l’interdiction administrative de manifester a été invalidée. Mais qui sait si le gouvernement n’y reviendra pas ? Surtout, en validant l’article 2 permettant les fouilles des bagages et véhicules, et l’article 6 punissant d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la dissimulation volontaire du visage aux abords d’une manifestation, et ce sur le seul fondement de l’appréciation des forces de l’ordre, le Conseil constitutionnel maintient une restriction sans précédent du droit de manifester et ouvre à un arbitraire dangereux. Que reste-t-il d’une liberté lorsqu’elle est soumise au bon vouloir d’un magistrat qui n’est pas indépendant du pouvoir exécutif, et que son exercice peut valoir d’être condamné et fiché ? En validant l’inspection visuelle, la fouille des bagages et des véhicules aux abords d’une manifestation dès lors qu’un procureur de la République l’autorise, l’article 2 donne à la police les moyens d’empêcher quiconque d’accéder aux lieux de rassemblement. – Qu’est-ce qui vous le fait dire ? – Ces derniers samedis, des trains censés amener des gilets jaunes sur les lieux de leur manifestation sont partis à vide. Il a suffi aux forces de l’ordre de trouver des masques médicaux, des lunettes de plongée ou du sérum physiologique dans les sacs des manifestants pour leur

interdire l’accès aux quais sous prétexte d’hypothétiques actes de violence en perspective. Quant à l’article 6, il cautionne autrement la restriction du droit de manifester qui parcourt cette loi. En sanctionnant pénalement toute personne dont la police juge qu’elle dissimule « une partie de son visage », il signifie très clairement qu’il n’est plus autorisé de se protéger de gaz lacrymogènes. La police peut user d’armes de plus en plus dangereuses. Les manifestants n’ont plus le droit de s’en prémunir. – À quelles armes pensez-vous ? – Depuis quelque temps, les forces de l’ordre usent d’armes qualifiées de matériel de guerre dans le code de sécurité intérieure. Je pense, bien sûr et pour commencer, aux Lbd 40 qui, de la minovembre à la fin janvier, ont éborgné 43 personnes. Avec la Cgt, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, l’Unef et l’Unl, nous avons demandé l’interdiction de cette arme aussi dangereuse que mutilante et contraire à la dignité humaine. Notre demande a été rejetée. Ça n’y change rien, et nous ne baisserons pas les bras… Et je pense aussi, bien sûr, à ces grenades lacrymogènes assourdissantes et à effet de souffle. Ces Gli F4 qui ne contiennent rien de moins que 25 grammes d’explosif et qui ont mutilé à vie, ces dernières semaines, une dizaine de manifestants, arraché cinq mains. – Ne peut-on pas rétorquer que, si on ­s upprime ces armes, et avec elles les canons à eau, on condamne la police au corps-à-corps ? – Ces armes permettent surtout de mutiler. Aucun de mes clients blessés qui en OPTIONS N° 646 / avril 2019


ont été victimes n’a fait l’objet de poursuites correctionnelles. Autrement dit, aucun ne peut être qualifié de casseur. Ce sont des citoyens qui ont été touchés, en aucun cas des personnes qui menaçaient la République. La France a choisi une stratégie de maintien de l’ordre qui s’apparente d’abord et avant tout à une approche anti-émeute. En refusant de collaborer avec les autres pays européens qui ont opté pour le dialogue et la désescalade de la violence dans les manifestations, elle se distingue par la politique du pire. Elle est aujourd’hui un des rares pays sur le continent à fonder sa stratégie policière sur la confrontation, oubliant que la violence encourage la violence. Jusqu’à la mort, en 2014, de Rémi Fraisse, ce jeune militant écologiste tué sur le site de Sivens par le souffle d’une grenade de type F1, la France était le seul pays à faire usage de cette arme mobilisée contre les Allemands pendant la Première Guerre mondiale et fabriqué avec de la Tnt. Plusieurs fois, nous avons été rappelés à l’ordre par des institutions internationales : par les Nations unies, par la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, par les députés européens qui, mi-février, dans une résolution votée par 438 voix pour, 78 contre et 87 abstentions, ont « dénoncé le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques ». Et pourtant, rien n’y fait. Pire, une petite musique, extrêmement dangereuse, a commencé à se faire entendre du côté du pouvoir, laissant entendre que ces institutions n’auraient aucun pouvoir sur les politiques mises en œuvre dans l’Hexagone. À l’approche d’élections durant lesquelles le parti présidentiel voudrait valoriser une Europe plus intégrée, cette réponse est lamentable.

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– Et ce n’est plus le cas ? – La mort par grenade de Vital Michalon, en 1977, sur le site de construction de la centrale nucléaire de Creys-Malville, a été un premier acte qui a sorti la violence policière des cités. Depuis, la violence

“La France a été rappelée à l’ordre par des institutions internationales, les Nations unies, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, les députés européens… Il se profile un autoritarisme à la française, apparu avec l’état d’urgence, à partir duquel certains de nos concitoyens ont pu être ciblés, perquisitionnés et assignés à résidence par décision administrative.”

de l’État contre les mouvements sociaux est allée crescendo. De la répression des zadistes à celles des salariés mobilisés contre la loi Travail, la répression n’a cessé de croître, atteignant son paroxysme contre le mouvement des gilets jaunes. Et il est important de le souligner : en même temps qu’elles se sont développées, les violences policières ont été entourées d’un discours laissant supposer qu’il pouvait être légitime pour un État d’abîmer, de défigurer et d’estropier les corps. De le faire en niant ce que ceux-ci ont à dire et à revendiquer. C’est un silence assourdissant que l’on voudrait imposer autour des violences policières. L’État devrait pouvoir réprimer sans jamais rien en assumer. Il a fallu du temps au pouvoir pour reconnaître sa faute dans la mort de Rémi Fraisse ou les blessures de Geneviève Legay, cette militante d’Attac projetée au sol lors d’une charge policière le 23 mars, à Nice. Nier la violence pour réfuter les causes de la rébellion et éviter sa propagation : la violence des forces de l’ordre fait système aujourd’hui. Elle est devenue le fondement d’une politique. Elle est devenue systémique. – Qu’entendez-vous par là ? – Il faut nier parce qu’il faut délégitimer la victime et son combat. Il faut nier parce qu’il faut conforter encore et toujours l’idée que les manifestants sont des ­délinquants. – Qu’est-ce que cette conception de la manifestation dit de notre démocratie ? – Que se profilent les prémices d’un autoritarisme à la française. Autoritarisme apparu avec l’état d’urgence, à partir duquel certains de nos concitoyens ont pu être ciblés, perquisitionnés et assignés à résidence par décision administrative, pour le seul tort d’être d’origine musulmane. Si l’état d’urgence avait duré trois ou quatre mois, aussi inacceptable soit-elle, la situation aurait été exceptionnelle et nous en serions restés à état d’exception. Sauf que toute une série de mesures qui en découlaient, les perquisitions administratives, les assignations à résidence, les périmètres de sécurité autour des manifestations et les interdictions administratives individuelles et collectives de manifester ont, sauf cette dernière, été intégrées dans la loi du 30 octobre 2017 « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » (Silt). Et la loi « anticasseurs » s’en est chargée.

– Comment en est-on donc arrivé là ? La France n’a pas toujours développé une telle approche du maintien de l’ordre… – Les violences policières sont devenues systémiques mais elles ne sont pas nouvelles. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler celles qui, tout au long de l’histoire industrielle, ont été opposées aux travailleurs en grève, ou de se souvenir des traitements dont, dès les années 1970, ont été victimes les populations des quartiers populaires. La violence contre les immigrés venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne s’exprime depuis longtemps comme un défouloir. Elle autorise la police à multiplier les

contrôles au faciès jusqu’à l’écœurement. Jusqu’à l’étouffement. Comment ne pas voir là le résidu d’une culture coloniale ? Mater pour domestiquer. Violenter pour mettre au pas. L’objectif était et reste clair : de la première ou de la deuxième génération, les enfants d’immigrés doivent comprendre qui a le pouvoir, et entre les mains de qui il doit rester… Longtemps, ceux-ci ont été les seuls à souffrir de cette conception de la maîtrise de la colère. La violence était invisible aux populations des centres-villes.

Propos recueillis par Martine Hassoun 13


Vincent Isore/maxppp

Lanceurs d’alerte

Une meilleure protection en Europe Adoptée par le Parlement européen à la mi-avril, la directive sur les lanceurs d’alerte marque un progrès par rapport à la loi Sapin 2, sous la pression en particulier d’une coalition de syndicats et d’Ong. Explications.

C

ertains disaient que c’était voué à l’échec. Et pourtant : après plusieurs années de combat et de débats, la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte a été adoptée le 16 avril, à Strasbourg, lors de la dernière session plénière du Parlement européen avant les élections de mai. Dans un communiqué, l’Ugict-Cgt se félicite de cette « victoire arrachée suite au long combat mené depuis 2014 par les organisations syndicales et Ong européennes

rassemblées dans une coalition pilotée par Eurocadres ». Elle est concomitante l’arrestation, à Londres, du fondateur des Wikileaks, Julian Assange, que les autorités américaines veulent juger notamment pour « piratage informatique ».

Des changements dans la procédure de l’alerte Fruit d’un compromis trouvé quelques semaines plus tôt entre le Conseil européen, la Commission et le Parlement

Signalement Qui peut lancer une alerte ? La directive européenne prévoit un large champ d’application. Elle s’applique en effet aux personnes physiques et aux secteurs public comme privé, dans le contexte de la relation de travail passée, présente ou future. Cela inclut les anciens salariés, les candidats, les travailleurs indépendants, les bénévoles, les stagiaires mais aussi les administrateurs ou actionnaires, les sous-traitants et les fournisseurs. Les mesures de protection peuvent être étendues notamment à des tierces parties comme la famille ou les collègues. La protection est conditionnée à deux préalables : la bonne foi et le respect de la procédure de signalement. 14

européen, la directive va au-delà du droit français. Là aussi, c’était loin d’être gagné, le point principal de blocage étant la procédure de signalement graduée à trois paliers, défendue notamment par la France aux côtés de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Hongrie, qui souhaitaient prioriser le principe d’une alerte interne. C’est en effet ce que prévoit la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative « à la transparence, à la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique » : d’abord la saisie de la « voie interne » (supérieur hiérarchique direct ou indirect, employeur) ; puis du « régulateur », si la demande n’est pas traitée « dans un délai raisonnable » ; enfin la possibilité de rendre publique l’alerte auprès des médias, des associations, des Ong ou des syndicats. Sauf en cas de signalement d’un « danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles », la protection du lanceur d’alerte, qu’il s’agisse d’un salarié du secteur privé ou d’un agent public, dépend OPTIONS N° 646 / avril 2019


DROITS SYNDICAUX Nouvelle arrestation

entièrement du respect des étapes de cette procédure. Le 25 février, avec d’autres organisations syndicales de cadres, l’Ugict-Cgt adressait un courrier d’interpellation à la garde des Sceaux pour dénoncer ce point de blocage, l’alerte étant cadenassée par une procédure excluant notamment les syndicats. Le compromis leur donne raison, puisque le texte final prévoit une procédure de signalement ramenée à deux paliers : la voie interne ou externe et la révélation publique. En outre, précise l’Ugict-Cgt, « les lanceurs d’alerte auront la possibilité de s’adresser à un “facilitateur”, représentant du personnel, syndicat ou Ong pour les accompagner dans leur alerte ».

Être journaliste et militant des droits humains peut coûter très cher en Chine. Dans un communiqué du 29 mars, la Cgt exige la libération immédiate de Wei Zhili et demande à l’Acftu, le syndicat chinois, d’assurer la défense de ce militant, l’un des rédacteurs du site web « Nouvelle Génération », qui rend compte de la situation des travailleurs migrants internes, venus des régions rurales de Chine. Dans ses dernières publications, relate la confédération, le média avait publié plusieurs articles consacrés au sort des travailleurs et travailleuses de la province du Hunan qui ont contracté la silicose, faute de mesures de protection en matière de santé dans les usines…

CLIMAT Les syndicats belges s’engagent « Il y a deux façons d’opérer la transition. On peut faire payer la transition aux travailleurs. Mais on peut aussi faire payer la transition en fonction des moyens dont on dispose en la faisant reposer sur ceux qui ont les épaules les plus solides, comme les grandes entreprises. C’est le concept de la transition juste. » Ce propos tenu par François Sana, représentant de la Csc belge au sein de la Coalition climat, et rapporté par le site de la Radio-télévision belge francophone, résume l’approche du syndicalisme dans ce pays face au défi climatique. En effet, la Csc, la Fgtb et la Csglb, les trois grandes organisations belges, ne se sont pas contentées de se joindre, le 15 mars, à l’appel à la grève pour le climat lancé par plusieurs organisations de jeunesse, parmi lesquelles Youth For Climate, Students For Climate, Teachers for Climate et Workers For Climate. Pour encourager les salariés à faire de même, les deux premières ont décidé de couvrir les travailleurs qui auraient décidé de quitter le travail pour y participer.

De plus, la directive précise et raccourcit les délais de réponse des autorités compétentes et renforce la protection des lanceurs d’alerte contre les représailles. Plus largement, elle prévoit des sanctions dissuasives en cas d’entrave au signalement de l’alerte. Cela concerne : les mesures de représailles, les procédures d’intimidation ou vexatoires, la rupture de confidentialité de l’identité du lanceur d’alerte… Le début d’un changement de culture ? s’interroge la Confédération européenne des syndicats (Ces) qui se veut prudente : il est prématuré de l’affirmer, explique-t-elle en substance, mais si « États membres et syndicats collaborent pour mettre en œuvre la directive au niveau national, celle-ci pourrait constituer une amélioration significative visant à dénoncer des faits ou comportements délictueux et à protéger les lanceurs d’alerte contre les représailles ». Les députés européens ont, en effet, défini une protection qualifiée de « solide » par Transparency International, dans tous les pays membres de l’Union européenne. Cette première législation en la matière, souligne l’Ong, permet une « harmonisation indispensable » alors que dix pays seulement s’étaient dotés d’une législation protégeant les lanceurs d’alerte. Mais dans la phase de transposition dans le droit national, l’Ugict-Cgt sera « particulièrement vigilante » pour que celle-ci soit l’occasion d’intégrer les syndicats à tous les paliers de l’alerte : « Alors que les libertés d’expression, le droit syndical et de la presse sont attaqués de toutes parts, et notamment par le secret des affaires, l’Ugict-Cgt, avec les autres organisations françaises mobilisées sur le sujet, exigera une transposition ambitieuse de la directive lanceurs d’alerte pour conforter les libertés. » Christine Labbe OPTIONS N° 646 / avril 2019

Thierry THOREL/maxppp

Intégrer les syndicats à tous les paliers de l’alerte

PROTECTION SOCIALE Des arrêts-maladie très tendance Lu dans Le Monde : de plus en plus de salariés américains préfèrent rester branchés à leur ordinateur portable ou à leur smartphone plutôt que de s’arrêter véritablement lorsqu’ils tombent malades. Un sondage réalisé par l’institut Civic Science auprès de 2 000 employés montre que 54 % d’entre eux agissent ainsi. Ils craignent que leur éventuel remplaçant ne soit pas aussi efficace, et redoutent la surcharge de travail à leur retour de congé… Une tendance qui pourrait se développer en France. Dans un rapport remis fin février à Édouard Philippe sur la maîtrise des arrêts maladies, proposition est faite de renforcer la prévention et de supprimer les contrôles des horaires de sortie. Ou encore d’offrir des alternatives à l’arrêt maladie en usant du télétravail. 15


Catégories intermédiaires

Techniques &

identités Dans un contexte de restructuration préparant l’ouverture à la concurrence des transports publics en 2024, la Ratp met ses techniciens à la peine. Les techniciens supérieurs et agents de maîtrise, dont les profils de poste et les évolutions de carrière se diversifient au point de tendre vers l’individualisation, sont en ligne de mire. Ils se retrouvent, du fait de postes aux profils plus fluctuants que d’autres, en interface entre opérateurs et cadres, et se voient sommés d’assurer un large éventail de tâches, de faire preuve d’une polyvalence que la Ratp ne se prive pas d’optimiser…

Baromètre : confirmations revendicatives

Le sondage réalisé par Viavoice pour le baromètre annuel et construit en partenariat avec Sécafi sur la situation et les aspirations des professions techniciennes et intermédiaires éclaire les tensions à l’œuvre et les priorités revendicatives des catégories qualifiées dans le monde du travail. Au cœur de leurs préoccupations, une triple reconnaissance : sociale, salariale et managériale, sur une double toile de fond. D’une part, la conviction massive que les mesures annoncées par le gouvernement ne vont pas améliorer le pouvoir d’achat, de l’autre, une confiance relative dans les syndicats pour les défendre.

La reconnaissance comme récurrence

Les catégories techniciennes et les catégories intermédiaires renvoient à un ensemble hétérogène dont le sondage Viavoice brosse un portrait social à la fois contrasté et cohérent. Comment, de cette réalité multiple, cristalliser une identité collective, tracer de grandes caractéristiques au regard des diverses réalités professionnelles ? Avec Hervé Chaillou, Claire Delore, Valérie Gonçalves et Pierre Tartakowsky pour Options.

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Vincent Isore/maxppp

Restructuration à la Ratp : toute une technique

SOMMAIRE ratp la mécanique du déclassement Pages 17 à 19 Repères Page 20 Point de vue Techniciens : identités en cours Page 21 Baromètre Ugict Fièvre sociale : données brutes Pages 22-23 TABLE RONDE Pages 24 à 27

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Ratp : la mécanique du déclassement Fin mars, la Ratp a annoncé un chiffre d’affaires en hausse de 3 %, assurant un résultat net de 248 millions d’euros en 2018, et a réaffirmé sa volonté de poursuivre ses efforts pour améliorer sa compétitivité et se mettre « en ordre de marche ». La régie en fait une priorité pour affronter la généralisation de la mise en concurrence des transports publics à partir du 1er janvier 2025. Un scénario qui en rappelle d’autres. Des centaines de postes sont supprimés chaque année. Le programme Diapason, par exemple, prévoit la suppression de plus de 1 100 postes en sept ans dans les fonctions support de l’entreprise. L’ensemble des services sont impactés, et les réorganisations incessantes bousculent les repères collectifs. Pour tous, les charges de travail s’alourdissent et les conditions pour bien travailler ne sont plus garanties. Certains métiers sont plus fragilisés que d’autres : c’est le cas des agents des catégories dites « intermédiaires », en l’occurrence les techniciens supérieurs et agents de maîtrise, dont les profils de poste et les évoluOPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

tions de carrière se diversifient au point de tendre vers l’individualisation, générant pour nombre d’entre eux amertume, perte de sens dans le travail et sentiment de déclassement. À la Ratp comme dans d’autres entreprises, les techniciens supérieurs (Ts) et les agents de maîtrise (Am), par la nature de leurs fonctions et de leurs qualifications (avec un niveau d’embauche à bac + 2), se trouvent à des postes aux profils plus fluctuants que d’autres, à l’interface entre opérateurs et cadres. Ils ont des fonctions moins homogènes et doivent être en mesure d’assurer un large éventail de tâches, de faire preuve d’une polyvalence que la Ratp ne se prive pas d’optimiser. « Un Ts est considéré comme un expert, mais dans un domaine de compétences plus limité qu’un Am, détaille Didier Jaouen, lui-même Ts. Nous commençons au même niveau que les Am dans les grilles, mais pas avec les mêmes possibilités de déroulement de carrière, car nous ne sommes pas censés effectuer des tâches de management. La réalité du terrain est pourtant tout autre. Il arrive

Derrière le décor, l’ensemble des services sont impactés, et les réorganisations incessantes bousculent les repères collectifs. Pour tous, les charges de travail s’alourdissent et les conditions pour bien travailler ne sont plus garanties.

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Catégories intermédiaires

… à de nombreux Ts d’encadrer voire de former des

épuisant de réaliser correctement son travail, tout en préservant des équipes efficaces et solidaires. D’autant que les enveloppes d’avancement étant insuffisantes pour bénéficier à l’ensemble des agents, ils se retrouvent en concurrence, tentés par des comportements individualistes ou des interventions qui les valorisent avant de faire avancer le travail collectif. » C’est parfois au prix de leur santé ou de leur vie privée, mais toujours au détriment des relations professionnelles. « Il y a encore peu, chaque ligne de bus avait son régulateur au terminus de la ligne, précise Gil Romero, Am au Centre de régulation et d’information aux voyageurs (Criv). On connaissait chacun des machinistes et cela facilitait le règlement des problèmes personnels ou professionnels comme les conflits entre collègues. Depuis 2013, nous sommes rassemblés sur la même plateforme avec des effectifs réduits de moitié et des objectifs de productivité en hausse. Désormais, nous gérons en même temps le fonctionnement de 4 à 6 lignes ! Nous faisons du management en flux tendu, par téléphone. Le coût salarial s’avère peut-être moindre pour l’entreprise, mais personne ne pourra prétendre que cela ne génère pas du mal-être dans les organisations de travail, de l’isolement pour de nombreux agents, comme pour les Am. Au moindre dysfonctionnement, problème de régularité ou de ponctualité des lignes, qu’il soit dû au trafic, au manque de moyens ou de personnels, nous pouvons être considérés comme responsables ! »

équipes, et pas toujours parce qu’il faut remplacer ponctuellement un manager de proximité absent. Parfois même pendant des années, sans pouvoir accéder au statut d’Am. » Ce travail, non prescrit mais réalisé, n’est pas non plus reconnu au moment de l’« entretien d’appréciation professionnelle » où se décident les primes et les avancements, une situation vécue comme injuste par les Ts. « Plus globalement, notre ressenti est que les métiers considérés comme techniques sont moins considérés que ceux qui évoluent vers plus de contenu managérial. Les Ts ont le sentiment d’être les “grouillots” des cadres et de devoir jouer les bouche-trous quand il manque un opérateur ou un Am, comme si leur métier n’était pas indispensable et qu’ils étaient interchangeables, sans horizon professionnel. Nous contribuons pourtant, au même titre que d’autres, aux bons résultats des équipes, mais nous ne nous estimons pas traités avec équité, du point de vue des primes, de l’avancement, ou encore dans la prise en compte de la pénibilité de notre travail dans le calcul des droits à retraite. »

Des identités professionnelles brouillées et dévalorisées Les Am aussi voient leurs tâches se multiplier et leurs conditions de travail se dégrader. « Un manager de proximité se doit d’être proche de ses équipes, de pouvoir les soutenir et de donner de la cohérence à leur travail, explique Philippe Boyer, secrétaire général adjoint de l’Ugict-Cgt Ratp et lui-même Am. Mais, à cumuler les responsabilités administratives, techniques, managériales, et alors que les restrictions d’effectifs mettent tout le monde sous tension, cela devient difficile et

Défendre les compétences individuelles et le travail collectif

maxppp

Les Ts ont le sentiment d’être les « grouillots » des cadres et de devoir jouer les bouche-trous quand il manque un opérateur ou un Am, comme si leur métier n’était pas indispensable et qu’ils étaient interchangeables, sans horizon professionnel.

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Les Am sont également confrontés à des problèmes d’éthique : « Nous sommes contraints d’avoir de grandes exigences à l’égard des opérateurs (ponctualité, rapidité, efficacité), poursuitil, mais eux non plus ne maîtrisent pas tous les paramètres pour assurer un service de qualité aux voyageurs. Par ailleurs, même quand ils font du bon travail, nous ne disposons pas toujours de l’enveloppe pour leur assurer de l’avancement. » Dans ce contexte de lien social qui se dégrade et de motivation en berne faute de reconnaissance, même l’attachement à l’entreprise et le sentiment d’accomplir un travail utile se diluent : « Les règles de management se sont durcies. Il n’y a jamais eu autant de sanctions disciplinaires et de révocations, ajoute Philippe Boyer. Jamais autant de gens qui craquent, se font arrêter ou même démissionnent. De nombreux agents avaient des parents voire des grands-parents à la Ratp, mais n’envisagent pas cet avenir pour leurs propres enfants. » Ceux qui restent ne renoncent pas pour autant à défendre leurs missions de service public et la possibilité de fournir un travail de qualité, OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

Vincent Isore/maxppp

Ratp : la mécanique du déclassement


Le lien social qui se dégrade, une motivation en berne faute de reconnaissance, l’attachement à l’entreprise et le sentiment d’accomplir un travail utile se diluent.

dans un cadre où chacun puisse se voir offrir des perspectives professionnelles. « Pour les Ts, il est urgent de mieux reconnaître leurs compétences techniques, mais aussi de développer la capacité à transmettre et à encadrer dont ils font preuve sur le terrain. En améliorant l’accès à des formations et à des postes qui leur permettent de débloquer les déroulements de carrière », estime Didier Jaouen. « Les postes d’encadrant de proximité sont supprimés, l’objectif étant de mettre en autonomie le plus grand nombre d’agents pour limiter les coûts par une baisse du taux d’encadrement, souligne Patrick Legrand, secrétaire général de l’Ugict-Cgt Ratp. C’est justement la vocation de l’Ugict de contrer cette stratégie, et c’est ce que nous avons réussi à faire, par exemple en défendant le droit des

Nous voulons redonner du sens à notre travail et à nos missions : comme le revendique l’Ugict, pouvoir être « professionnellement engagés et socialement responsables ».

Am de refuser de remplacer un opérateur en grève. » Première organisation dans le 2e collège avec 32,5 % des voix aux élections cet hiver, l’Ugict Ratp, en congrès du 22 au 24 mai, va devoir réaffirmer ses positions sur de nombreux fronts. « À chaque poste, nous voulons être reconnus pour ce que nous faisons et ce que nous sommes, affirme Patrick Legrand. Garantir le plein exercice de nos qualifications et de nos responsabilités, c’est-àdire aussi disposer de marges de manœuvre et d’un droit d’expression dans l’entreprise. L’entreprise nous demande d’intensifier nos efforts, cela ne peut se faire au détriment des collectifs de travail et des solidarités, ni au prix d’avancements limités et discriminatoires, de pertes de savoir-faire. Pas non plus au détriment de la santé des agents ou de la qualité du service. Nous voulons rester des citoyens quand nous sommes au travail, pouvoir dire non quand nos temps de repos ou notre vie privée sont affectés, pouvoir donner l’alerte quand la charge mentale ou les rythmes de travail sont intenables faute de personnel ou de moyens suffisants et qu’ils peuvent représenter un danger pour les agents ou les usagers. Nous voulons redonner du sens à notre travail et à nos missions : comme le revendique l’Ugict, pouvoir être “professionnellement engagés et socialement responsables”. » À l’instar de la Régie, les agents, conscients des risques portés par les mutations en cours, sont eux aussi « en ordre de marche ». Valérie GÉRAUD

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Repères

Métiers Un nouvel encadrement intermédiaire

web

• « Professions techniciennes et intermédiaires : colère salariale et déclassement », à retrouver sur www.ugict. cgt.fr. Voir aussi la rubrique Dossiers, puis #Techs. • « Évolution des métiers et des qualifications, une approche par les professions et les catégories socioprofessionnelles », à retrouver sur www.cereq.fr • « Nomenclatures des professions et des catégories socioprofessionnelles », à retrouver sur www.insee.fr

Docs

• « Les Iut, 50 ans de formation et de parcours », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, hors-Série n°6, 2018. • « Les métiers en 2022 », France Stratégie/Dares, avril 2015. • Jean-Paul Cadet et Christophe Guitton (dir.), Les Professions intermédiaires. Des métiers d’interface au cœur de l’entreprise, Armand Colin, 2013, 400 pages, 30 euros.

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Quelles évolutions les professions intermédiaires connaissent-elles en termes d’emplois et de contenus d’activité ? Cette question est posée dans un récent article paru dans les Cahiers de la recherche et de l’éducation, dans le cadre d’un hors-série sur les instituts universitaires de technologie (Iut). L’objectif, notent ses auteurs, est d’« orienter au mieux le devenir des Dut » en se « centrant sur les contenus du travail qui caractérisent les professions intermédiaires en entreprises (Pie) ». Pour cela, ils s’appuient sur une recherche collective pilotée par le Centre d’études de recherches sur l’emploi et les qualifications (Céreq) entre 2008 et 2012, à la lumière d’un dispositif baptisé Epie (Enquête sur les professions intermédiaires en entreprises).

Exemples concrets à l’appui, ce travail met d’abord en évidence un développement important de la polyvalence, alors que les professions intermédiaires des entreprises renvoient de fait à une certaine spécialisation. Or cette spécialisation est somme toute « relative », soulignent les chercheurs, les emplois apparaissant « riches en contenus ». Autre tendance : une interpénétration croissante des différentes dimensions qui constituent ces professions, dimensions qui sont à la fois managériales, techniques, commerciales ou administratives. Cela s’est traduit, notamment, par l’apparition d’une nouvelle figure de l’encadrement intermédiaire : le « manager gestionnaire » qui cumule charges de proximité et de direction.

Classes moyennes Vingt-cinq ans de mobilité sociale C’est à la recherche des classes moyennes qu’est parti le sociologue Camille Peugny, en observant de près le thème de leur déclassement. Dans une restitution de ces travaux publiée dans les Cahiers français de janvier-février 2014, il montre l’extrême hétérogénéité des « classes moyennes », dont le cœur, constitué par les professions intermédiaires, a tiré profit du mouvement de massification scolaire. En vingt-cinq ans, note-t-il, « les enfants de père exerçant une profession intermédiaire sont ceux qui ont vu le plus progresser leur probabilité de devenir diplômés de l’enseignement supérieur ».

Ainsi, en 1984, 24 % des enfants de père exerçant une profession intermédiaire et ayant terminé leurs études depuis cinq à huit ans, étaient diplômés du supérieur ; un quart de siècle plus tard, ils sont 55 % dans ce cas. À titre de comparaison, seuls 37 % des enfants de pères employés sont diplômés de l’enseignement supérieur. Autres données significatives : près de 60 % des enfants de père exerçant une profession intermédiaire occupent un emploi de la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » ou une profession intermédiaire quelques années après la fin de leurs études ; ils étaient 40 % au début des années 1980.

Techniciennes Une mobilité davantage contrastée Dans la majorité des cas, les analyses de mobilité sociale ne portent que sur les hommes. Mais une récente étude publiée par l’Insee 1 s’intéresse aux trajectoires des femmes, la comparaison de leur position professionnelle étant devenue possible avec celle de l’un ou l’autre parent. Ainsi, en 2015, 71 % des Françaises âgées de 35 à 59 ans, actives, occupées ou anciennes actives, appartiennent à une autre catégorie socioprofessionnelle que celle de leur mère. En quarante ans, le taux de mobilité sociale féminine a connu une forte hausse (+ 12 points). Le plus souvent, cette mobilité est ascendante : toujours en 2015, près de 30 % des filles de mères exerçant une profession intermé-

diaire sont désormais dans la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » ; 37 % exercent une profession intermédiaire et 10 % sont ouvrières ou employées non qualifiées. Mais cette « destinée sociale » est différente si l’on s’intéresse à l’origine sociale des pères : par rapport à eux, souligne l’étude de l’Insee, les trajectoires des femmes sont en effet plus souvent descendantes. Ainsi, 61 % des filles d’un père cadre occupent une position sociale inférieure. Parmi elles, 34 % sont de profession intermédiaire et 27 % sont employées ou ouvrières, qualifiées ou non. 1. Insee première n°1739, février 2019. OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


point de vue Charles Gadéa

sociologue, enseignant chercheur, université Paris-Nanterre.

Ale Ventura/maxppp

Propos recueillis par Louis Sallay

Techniciens : identités en cours L’Insee recense 1,272 million de techniciens en France, une masse considérable de salariés dont le travail, situé au cœur des installations, des machines et des réseaux, est indispensable au fonctionnement des entreprises. Il est frappant de constater combien les travaux de sciences sociales qui leur sont consacrés restent rares, surtout si on les compare à ceux qui portent sur les ingénieurs.

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Au cours des années 1950-1960 on voit se diffuser dans les conventions collectives une rubrique « techniciens », partie constitutive des Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise), incluant un nombre de plus en plus grand de métiers situés entre le niveau des ouvriers et celui des ingénieurs. C’est sans doute l’origine du fameux « ni ni » qui accompagne de façon récurrente les tentatives de définition du groupe. Mais ceux qu’on range parmi les techniciens viennent d’horizons très divers. Cette hétérogénéité s’accentue avec la croissance économique et le changement technique rapide, au point que les techniciens forment, pour certains observateurs, un « lieu de passage ». De surcroît, les statisticiens les classent parmi les « cadres moyens », entretenant une proximité ambiguë avec les cadres : faut-il les considérer comme des cadres, ou bien les seuls vrais cadres sont-ils les « cadres supérieurs » ? L’Insee ne tranchera qu’en 1982 : les techniciens seront désormais des « professions intermédiaires » aux côtés des travailleurs sociaux, des infirmières, des instituteurs et d’autres… Mais il ne s’agit là que d’une catégorisation officielle. Pour chacun d’entre nous, l’identité professionnelle repose aussi sur une catégorisation « spontanée » qui renvoie à ce qu’on déclare quand on se présente à quelqu’un, au monde professionnel auquel on a le sentiment d’appartenir. Fondée sur l’histoire personnelle, les appartenances et identifications subjectives, la catégorisation spontanée ne se confond pas avec la catégorisation officielle. De fait, les techniciens n’ont jamais demandé à être qualifiés de « professions intermédiaires ». Cette création nomenclaturale est éloignée de ce que représente pour eux le fait d’être, de se sentir techniciens. Si la technique est rivée au cœur de l’identité subjective de technicien, elle ne suffit

pas à produire une identité collective. L’identité collective doit être affirmée, revendiquée, négociée, pas « étiquetée ». Or, la conscience d’occuper une place spécifique dans l’entreprise et la société est rendue incertaine par l’hétérogénéité des carrières. Les techniciens supérieurs des années 1970-1980, groupe phare, disposent d’opportunités réelles d’accès au statut d’ingénieur. Cela les fait sortir de la catégorie au lieu d’en devenir les leaders et de lui donner corps. La machine se grippe dans les années 1990, lorsque les écoles d’ingénieur et les universités augmentent le flux de diplômés au-dessus du bac + 3 et que les chances de promotion se raréfient pour les techniciens. Corrélativement, les entreprises poussent les cadres à se muer en managers. La capacité à comprendre et à mettre en œuvre la stratégie de l’entreprise prime alors sur les compétences techniques, au détriment des ingénieurs attachés à la dimension scientifique et technique et, à plus forte raison, des techniciens s’ils n’ont que des compétences techniques à faire valoir. Cette situation pourrait être favorable à une prise de conscience, à une émergence plus affirmée en termes d’action collective et de revendications, mais elle se produit dans un contexte de crise de l’emploi et de démantèlement organisé des classifications nationales qui offraient un support pour l’action collective. Or, la mobilisation a besoin de porte-parole qui permettent d’éveiller une conscience des intérêts communs. Il n’est pas aisé d’assumer ce rôle lorsque les identifications et les solidarités se construisent selon une culture plus souvent professionnelle qu’interprofessionnelle. Pour le syndicalisme, ce travail de rassemblement représente un défi. Il doit à la fois proposer des éléments d’identification mutuelle au sein des divers métiers des techniciens, et veiller à ce que cette identification ne pousse pas au repli sur une conception étroite de l’appartenance au monde social des techniciens, à une technique particulière ou à une sous-spécialité. Dans la phase actuelle, ces enjeux s’exacerbent et se jouent sur le terrain de l’affrontement avec un management gestionnaire, dont les exigences de rendement, très éloignées de la qualité technique, viennent percuter le désir de « travail bien fait ». Cet ennemi commun désigne de fait un lieu de convergence et des intérêts collectifs à défendre. 21


Baromètre Ugict

Fièvre sociale : données La publication du sondage réalisé par Viavoice pour le baromètre annuel construit en partenariat avec Sécafi sur la situation et les aspirations des professions techniciennes et intermédiaires éclaire les tensions à l’œuvre au sein des catégories qualifiées dans le monde du travail.

Dans le contexte des mobilisations sociales actuelles, 83 % des professions intermédiaires interrogées estiment que les mesures annoncées par le gouvernement ne vont pas améliorer le pouvoir d’achat. Ce chiffre atteint 94 % dans la fonction publique ; 53 % s’inquiètent de leur propre déclassement et 55 % de celui de leurs enfants. Seuls 36 % des techniciens et professions intermédiaires sondés estiment être reconnus dans leur travail. De la même manière, 67 % des techniciens et professions intermédiaires considèrent que leur rémunération est en décalage avec leur implication. Ce chiffre est supérieur à ceux des années précédentes, singulièrement au sein de la fonction publique, où l’austérité salariale est dénoncée par 79 % des fonctionnaires de catégorie B. ➜ Un temps de travail qui explose. Près de 58 % des techniciens et professions intermédiaires estiment que leur charge de travail a augmenté ; 62 % déclarent travailler plus de quarante heures hebdomadaires et 24 % plus de quarante-cinq heures par semaine. Environ 54 % effectuent des heures supplémentaires, et elles ne sont ni payées ni récupérées pour 34 % des salariés concernés. On assiste donc à une augmentation du travail au noir, avec des heures de travail ni déclarées ni reconnues. Ce phénomène est genré : les femmes optent à 40,1 % pour la récupération du temps (contre 29,4 % chez les hommes) et à 24,7 % pour son paiement (contre 38,8 % chez les hommes), tendance qui s’enracine dans la réalité de la double journée de travail pour les femmes. ➜ Des charges alourdies. L’augmentation de la charge de travail est une réalité pour 58 % des sondés, quels que soient leur secteur professionnel et la taille de leur entreprise. On note cependant une différence entre la fonction publique et le secteur privé (60,2 % contre 56,1 %), avec une augmentation plus importante dans la fonction publique. Seuls 5 % des sondés estiment que leur charge de travail a baissé, et 37 % qu’elle est restée stable. ➜ Un management « empêcheur » de bien travailler. Près de 44 % des techniciens et professions intermédiaires considèrent ne pas pouvoir effectuer un travail de qualité. Ce vécu est majoritaire dans le public, avec 50 % de fonctionnaires en catégorie B. ➜ Des pratiques managériales détériorées. Pour 48 % des sondés, les pratiques managé-

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riales se sont dégradées au cours de l’année, et 14 % seulement entrevoient une amélioration, contre 38 % qui ne voient pas de changement. Cette détérioration est plus sensible dans la fonction publique (62,9 %) que dans le secteur privé (40,8 %) et elle augmente par rapport à 2018 (+ 7 %). Dans ce cadre, l’évaluation individuelle est très critiquée : 67 % des sondés la jugent fondée sur de mauvais critères et 68 % estiment que les choix et pratiques entrent souvent en contradiction avec leur éthique professionnelle. C’est à l’approche de la 2e partie de carrière (40 ans) que le ressentiment est le plus fort sur les critères d’évaluation (plus de 73 %), signe que le système de gestion des personnels de ces catégories peine à valoriser l’expérience professionnelle et les qualifications acquises. ➜ Des annonces inadaptées sur le pouvoir d’achat. Colère salariale et peur du déclassement découlent de ces éléments. À 83 %, les professions intermédiaires estiment que les mesures annoncées par le gouvernement ne vont pas améliorer leur pouvoir d’achat. Ce chiffre monte à 94 % dans la fonction publique, du fait de l’augmentation de la Csg et du gel du point d’indice. Près de 53 % sont ainsi inquiets de leur propre déclassement et 55 % de celui de leurs enfants. ➜ Un manque criant de reconnaissance. Cette crainte du déclassement s’adosse à un puissant ressenti de dévalorisation. Plus d’une personne sur deux (51 %) estime qu’elle n’est pas reconnue dans son travail et le sentiment inverse – « être reconnu dans son travail » – stagne à 36 %. La situation est encore plus dégradée dans la fonction publique (24,1 %) que dans le secteur privé (41,3 %). Pourtant, le niveau d’implication dans le travail et la hausse des charges de travail conduisent 54 % des sondés à effectuer des heures supplémentaires, mais sans que cela entraîne une meilleure reconnaissance des qualifications ou une revalorisation salariale. ➜ Un fort mécontentement salarial. Plusieurs déterminants de la vie au travail, singulièrement au regard de la reconnaissance professionnelle, témoignent d’une forte insatisfaction : – Sur le niveau de rémunération : jugé insuffisant au regard du temps de travail réel (55 %), des responsabilités exercées (60 %) et de la qualification détenue (56 %). Cela atteint des sommets concernant la charge de travail (65 %) et le degré d’implication (67 %). OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


brutes – Sur la reconnaissance professionnelle : 71,6 % des salariés de la fonction publique et 54 % dans le privé considèrent que leur niveau de rémunération n’est pas en adéquation avec leur niveau de responsabilité. – Sur le niveau de qualification : là encore, un écart important est ressenti par 70,5 % des sondés dans la fonction publique et 48,6 % dans le secteur privé. Lorsque la reconnaissance intervient, elle se manifeste le plus souvent sous forme de reconnaissance sociale (68 %). Viennent ensuite l’évolution professionnelle (34 %), puis le salaire (33 %). La reconnaissance sociale, qui est la forme la plus utilisée, l’est surtout pour les femmes par rapport aux hommes (67,4 % contre 68,2 %). ➜ Débordement de la vie professionnelle sur la vie privée. Dans ces conditions la vie professionnelle déborde sur la vie privée d’un sondé sur deux, et 64 % des professions techniciennes et intermédiaires souhaitent disposer d’un droit à la déconnexion effectif. Corrélativement, un sur deux estime que l’usage des nouvelles technologies offre davantage de facilité dans le travail, ce sentiment étant légèrement plus prononcé chez les femmes (47,8 %) que chez les hommes (38 %).

Cet ensemble de données résonne fortement avec les priorités revendicatives de l’Ugict. Il atteste également d’un écart entre le ressenti du quotidien et l’investissement dans l’action collective. C’est de ces enjeux que traite la table ronde des quatre pages suivantes.

➜ L’urgence du droit à la déconnexion. Dans ce contexte, l’usage actuel des outils de communication participe à l’intensification du travail pour 54 % des professions techniciennes et intermédiaires. Cette réalité est sensiblement plus forte dans la fonction publique (54 %) que dans le secteur privé (53,1 %). ➜ Des conflits entre éthique et pratique. L’éthique professionnelle entre en contradiction avec les choix et pratiques réels dans 68 % des cas, que ce soit souvent (19 %) ou de temps en temps (49 %). Le mal-être qui en découle, conjugué à l’exposition à d’autres facteurs défavorables dans l’exercice de sa profession, comme la surcharge de travail, le manque de reconnaissance ou de soutien, peuvent conduire à une perte de repères et à une situation d’épuisement. ➜ Pour un droit d’alerte, de refus et d’alternative. Cela explique que 57 % des professions techniciennes et intermédiaires souhaitent disposer d’un droit d’alerte dans le cadre de leurs responsabilités, afin de pouvoir refuser de mettre en œuvre des directives contraires à leur éthique. Cette aspiration est largement majoritaire dans la fonction publique (60,3 %) et dans le secteur privé (54,7 %).

LAURENT CARO/maxppp

➜ Compter d’abord sur soi-même. Comment défendre droits et emploi ? Les professions techniciennes et intermédiaires priorisent une approche individuelle, à hauteur de 53 %. Les syndicats arrivent en seconde position (25 %), devant les avocats (11 %), la direction (7 %), les pouvoirs publics (3 %) et les partis politiques (1 %). L’analyse par taille d’entreprise atteste que le défaut d’implantation syndicale favorise naturellement l’approche individuelle. Ainsi, dans les petites entreprises de moins de 50 salariés les techniciens et professions intermédiaires déclarent d’abord compter sur eux-mêmes (64,1 %), les syndicats venant en deuxième position (12,2 %). Ils placent les directions et les avocats quasiment au même niveau (respectivement 8,6 % et 9,7 %) pour se défendre. On retrouve ce déterminant de la présence syndicale en comparant les résultats entre la fonction publique et le secteur privé, dans la confiance accordée aux syndicats pour défendre les droits et l’emploi. Dans la fonction publique où les syndicats sont plus présents, ils arrivent malgré tout (à 36,8 %) après l’approche individuelle (44,3 %).

Louis Sallay OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

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Les techniciens au rendez-vous récurrent de la reconnaissance PARTICIPANTS : – Hervé Chaillou, technicien aéronautique, Ufict Métallurgie. – Claire Delore, orthophoniste à l’hôpital public, Ufmict Santé. – Valérie Gonçalves, animatrice du pôle Professions intermédiaires, techniciens et agents de maîtrise de l’Ugict – Pierre Tartakowsky, Options.

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Les catégories techniciennes et les catégories intermédiaires renvoient à un ensemble hétérogène dont le sondage Viavoice brosse un portrait social tout en contrastes et cohérence. Cette réalité multiple peut-elle se cristalliser en identité collective ?

– Options : Est-il possible, à partir de vos vécus professionnels et syndicaux, de tracer de grandes caractéristiques communes aux techniciennes et techniciens, au regard de leurs réalités de travail ? – Valérie Gonçalves : On parle de quelque 5,5 millions de salariés, dont 1,5 million de fonctionnaires, avec une diversité qui englobe tous les aspects de la vie au travail. Diversité des profils, des niveaux de diplômes, des entreprises, des champs professionnels, des inégalités, à diplôme égal, entre secteurs, et particulièrement entre ceux qui sont massivement féminisés et les autres. Pour autant, le sondage Viavoice dégage des préoccupations communes, singulièrement l’équilibre entre travail et vie privée, l’aspiration à une juste reconnaissance des qualifications, à une revalorisation salariale. On voit d’ailleurs émerger des « destins professionnels » communs : la figure du manager, par exemple. Nous avons réalisé une enquête sur cette catégorie à Edf et dans sa filiale Enedis, d’où il ressort clairement une tension exacerbée entre les objectifs fixés et les besoins. Les besoins du travail à effectuer mais aussi ceux qui relèvent de ce travail particulier qu’est l’animation d’un collectif de collègues. À charge pour le manager de jouer de son professionnalisme pour élaborer des « arrangements » permettant d’atteindre les objectifs fixés. Ce processus est souvent douloureux et exacerbe l’enjeu récurrent de la reconnaissance. De la reconnaissance de la qualification technique d’une part et, d’autre part, de la qualification managériale. Tout ceci renvoie évidemment au salaire, puisqu’une grande partie de ce travail, de cette mise en œuvre, n’est tout simplement ni reconnue ni payée. – Hervé Chaillou : Comme technicien dans l’aéronautique, je dirais que ce qui domine, c’est le sentiment d’être entravé. Être technicien, c’est avoir besoin d’une marge de manœuvre

vis-à-vis de son métier et de son objectif. Or, ce qui domine aujourd’hui, ce sont des organisations du travail extrêmement contraignantes. Concrètement, lorsqu’une étude est menée par une équipe ou qu’une tâche doit être finalisée, il est fréquent qu’on ne puisse pas aller au bout de l’étude, explorer toutes les pistes, les possibilités, les variations envisageables. Obtenir des résultats rapides exclut les échanges permanents, les temps de réflexion partagés avec les ouvriers, les ingénieurs, l’émergence d’une intelligence collective, au profit d’une simple exécution. Ce système se retrouve aussi bien dans la production que, par exemple, chez les techniciens des bureaux d’études : il s’agit d’aller au plus court. C’est un facteur important de frustration, puisque cela empêche d’aller plus loin, de se dépasser, d’être créatifs. Tout cela revient à dévaloriser, voire à nier la dimension technique du métier, ce qui est justement ce par quoi on valide sa valeur propre. Le plus terrible, c’est que, dans la plupart des cas, le résultat n’est pas à la hauteur. Il est coûteux en termes de retours, de temps, de coûts, de perte de compétitivité. D’où le sentiment des collègues d’avoir été placés en situation de mal faire leur travail et une déception massive par rapport à ce qu’ils sont en capacité d’apporter. – Claire Delore : je travaille à l’hôpital comme orthophoniste en Orl… le travail est pointu – bilans pré et postopératoires pour des patients sourds – et c’est une activité dont, malheureusement, on organise la disparition. En effet, la reconnaissance de la qualification, singulièrement salariale, est tellement faible qu’une fois formés, les orthophonistes quittent les hôpitaux et les postes salariés pour le privé, plus rémunérateur. Ce n’est pas une question de budget puisque nous représentons moins de 1 % des fonctionnaires publics hospitaliers. Cela relève plutôt d’une certaine conception de l’hôpital favorisant OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

PHOTOS : Nicolas Marquès/KR IMAGES PRESSE

Table ronde


Ce qui domine, c’est le sentiment d’être entravé. Être technicien, c’est avoir besoin d’une marge de manœuvre vis-à-vis de son métier et de son objectif. Or, ce qui domine aujourd’hui, ce sont des organisations du travail extrêmement contraignantes.

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des soins très ciblés, avec 80 % d’ambulatoire, au profit d’un transfert des autres actes vers le privé. Bref, on forme des gens « de passage » : la durée moyenne de présence d’une orthophoniste dans un hôpital, c’est dix mois. Chiffres officiels. Cette situation porte en elle une sorte d’extinction. En effet, nous sommes largement formés par des professionnels, des cliniciens. C’est une formation par les pairs et, à plus de 50 %, par des hospitaliers. Si demain, il n’y a plus d’hospitaliers… Alors il serait exagéré de dire, comme Hervé, que l’on est « entravé » même si on subit, au quotidien, une pression pour passer moins de temps auprès des patients, pour accélérer les procédures. Mais notre travail est tellement pointu que ces injonctions butent immédiatement sur la responsabilité et la technicité du métier. C’est une ligne de résistance. Encore faut-il avoir le mental et l’expérience. Avec quelques mois de présence comme perspective, cela n’a rien d’évident. – On retrouve la reconnaissance de la qualification au cœur des enjeux de reconnaissance sociale. Quelles formes cela prend-il ? – Hervé Chaillou : Lorsque je suis arrivé dans l’aéronautique, les techniciens étaient situés juste en dessous des cadres, et les relations entre les uns et les autres étaient clairement définies. L’arrivée massive d’ingénieurs a changé la donne : aujourd’hui un grand nombre d’entre eux occupent des postes qui, il y a dix ans, étaient dévolus à des techniciens. Un poste préparateur, en charge de préparer des gammes d’usinage qui permettront aux ouvriers de sortir une pièce, va être confié à un ingénieur, en lien avec des objectifs ou des promesses de carrière qui participent davantage de la gestion que de la production. De l’ingénieur aux techniciens, on subit ainsi un

double processus de déqualification et de dualisation. Aujourd’hui, très peu de cadres et d’ingénieurs techniques sont classés comme cadres supérieurs. Les techniciens, eux, subissent une véritable dépossession, surtout lorsqu’ils ont le sentiment que de jeunes cadres veulent leur « apprendre le boulot ». Ce qui se joue, au-delà du seul salaire, c’est la fierté d’être ce que l’on est. Face à quoi beaucoup baissent les bras, se contentent d’obéir, ce qui, d’une certaine façon, revient à désobéir sans le dire… C’est assez dramatique parce que cela dégrade à la fois les personnes et le patrimoine des entreprises. – Valérie Gonçalves : La déqualification est pointée par les salariés de tous les secteurs, elle arrive en troisième position dans le sondage UgictViavoice. On retrouve ce phénomène de déqualification dans les fonctions publiques, puisque les concours mettent de fait en concurrence des diplômés de niveaux différents, au détriment de tout le monde, au final. Combiné à la perte de maîtrise, cela entraîne une incompréhension des organisations du travail et une perte de sens. Mais les pouvoirs publics suppriment les Chsct, qui avaient des pouvoirs effectifs dans ce domaine, et on s’accommode du fait qu’il n’existe pas, dans les entreprises, d’espaces de parole pour les salariés sur les organisations du travail. – Claire Delore : De fait, on expérimente un peu les mêmes processus à l’hôpital. Tout le monde a pensé qu’en passant dans la catégorie A, la question de la reconnaissance salariale allait être réglée. Chacun s’est donc battu pour passer dans cette catégorie et a joué le jeu des diplômes universitaires en revendiquant un master. L’idée de l’université, de la transmission des savoirs, constituait un halo assez prestigieux. Finalement, tout le monde s’est fait piéger. On 25


Table ronde Les techniciens au rendez-vous récurrent de la reconnaissance

L’articulation entre grandes revendications unificatrices et luttes sectorielles a toujours été délicate et indispensable. D’où l’intérêt de disposer d’une organisation syndicale comme l’Ugict, qui œuvre à faire émerger du commun revendicatif et de la convergence entre catégories de salariés, en partant des situations et vécus propres à chacun.

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est certes passés en catégorie A, mais un « petit a », avec des tas de nouvelles grilles catégorielles, toutes différentes, ce qui fait que dans cette même catégorie A, on se retrouve avec une très grande inégalité de traitements. Avec un risque en prime puisque, dans la fonction publique hospitalière, les diplômes universitaires ne sont pas pris en compte ; ils ne sont pas corrélés à des grilles de salaire, alors que les diplômes d’État comme le nôtre, celui des paramédicaux, le sont encore. On est donc passés de 3 années d’études après le bac à 5 années, avec une revalorisation salariale infime. Cela a été imposé par le Processus de Bologne. Il fallait certainement augmenter le niveau de formation, tenir compte d’évolutions profondes. Mais cela a servi de prétexte pour diminuer le nombre de catégories dans le secteur public, réduire la masse salariale et faciliter de façon générale le passage au privé… – N’y a-t-il pas un décalage important entre la conscience des problèmes, telle qu’elle s’exprime dans le sondage, et ses expressions revendicatives ? – Hervé Chaillou : le patronat de la métallurgie a toujours voulu dissocier salaire et qualification pour ne rémunérer que le poste. Avec la montée en technicité de tous les métiers, l’usine du futur et la digitalisation de l’économie, cela prend une tournure quasi obsessionnelle. Cela se nourrit aussi d’une diversité croissante des métiers, une diversité telle qu’il devient difficile, pour les salariés, de comprendre qu’ils affrontent les mêmes problèmes, les mêmes difficultés dans leurs emplois respectifs. Dans mon entreprise, nos problèmes tiennent beaucoup au manque de personnel. C’est le même problème qu’à l’hôpital. Encore faut-il le savoir pour prendre la mesure des convergences possibles. Le problème n’est pas nouveau, je le reconnais, mais ses termes ont changé et, surtout, les salariés ont changé. Les jeunes qui arrivent ont été formés de façon spécialisée au plan professionnel. Ils arrivent avec des aspirations, des modes de consommation très éloignés de ceux des générations précédentes. Disons qu’il y a un problème de culture politique, au sens le plus général : on peut être salarié, insatisfait de son salaire et penser que l’ubérisation de son métier permettrait de régler le problème… On peut dire qu’on a un problème de transmission, mais c’est sans doute plus profond que ça. – Claire Delore : On a connu des périodes de grands mouvements revendicatifs et puis une période de reflux, avec des mobilisations catégorie par catégorie, service par service. À mon avis, cela tient au fait que les collègues veulent pouvoir maîtriser les revendications et qu’elles

Valérie Gonçalves. ne se retrouvent pas forcément dans des thèmes très généraux – l’emploi, le salaire – pas plus que dans des journées de grève qui sont vécues comme sans lendemain. Élaborer et maîtriser les revendications, c’est important. Avec des revendications précises, nous venons de faire, dans mon hôpital, une délégation à la direction générale avec des représentants de plusieurs services et aussi des orthophonistes. Des mobilisations, il y en a, et beaucoup, que ce soit sur des problèmes particuliers, des demandes de prime, des soucis de service, souvent en rapport avec les effectifs. Et avec ces mouvements, la parole des collègues se fait plus libre, plus précise et plus exigeante sur les liens entre formation, situation de l’emploi, reconnaissance des qualifications. Personnellement, je ne serais jamais allée à une réunion d’orthophonistes si des collègues ne m’y avaient pas littéralement traînée. Pour moi, c’était du corporatisme, point final. Sur place, j’ai compris : loin de tout corporatisme, il s’agissait de formaliser nos revendications. Ça, c’est notre responsabilité : faire le lien entre ce qui nous unit, sachant qu’on ne peut gagner en dehors des premiers concernés et que, bien sûr, en même temps, on ne gagnera pas chacun dans son coin ! Les attaques sont diversifiées, les ripostes le sont fatalement. – Valérie Gonçalves : C’est justement pour contrer la mise en concurrence des salariés entre eux, entre professions et entre générations que s’est créé le syndicalisme confédéré. L’articulation entre grandes revendications unificatrices et luttes sectorielles a toujours été délicate et indispensable. Les entreprises sont traversées par les mêmes logiques de gestion, de management, de court-termisme et d’austérité salariale. De là à ce que se déclenche une riposte générale… Les mobilisations catégorielles ou localisées constituent en fait un premier niveau de réponse, qui OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


Les collègues sur le terrain nous font confiance. Encore faut-il être présent sur le terrain. L’enjeu est bien celui-là. Être avec et à l’image de toutes celles et ceux que nous invitons à se mobiliser, en l’occurrence les catégories techniciennes et intermédiaires. À mon sens, c’est exactement ce à quoi servent l’Ufmict et l’Ugict.

a nécessairement besoin de s’élargir, mais sans lequel cet élargissement serait chimérique. Or, organiser tout cela en convergence n’a rien de naturel. D’où l’intérêt de disposer d’une organisation syndicale comme l’Ugict, qui œuvre à faire émerger du commun revendicatif et de la convergence entre catégories de salariés, en partant des situations et vécus propres à chacun. – Comment, alors qu’il existe une sorte de corpus revendicatif commun, expliquer que les salariés ne fassent pas spontanément confiance aux organisations syndicales pour défendre leurs droits et leurs emplois ? – Hervé Chaillou : je crois que nous avons des difficultés, collectivement, à mettre en avant que le syndicat, c’est d’abord et avant tout la résultante de l’investissement des salariés euxmêmes. Cela tient pour une part à l’identité forte du syndicat : la Cgt a une histoire, des valeurs, des engagements qui fonctionnent de fait comme autant d’exigences vis-à-vis du salarié lorsqu’il vient nous voir. L’accueil est d’autant plus compliqué lorsque les militants n’ont pas, eux-mêmes, une culture d’écoute et un souci pédagogique. Le risque est alors une attitude de repli vis-à-vis des innovations qui traversent la société et imprègnent les jeunes générations. – Valérie Gonçalves : il faut nuancer ce constat. Il n’est pas satisfaisant mais renvoie davantage à un état des lieux qu’à une situation de divorce ou de défiance. Au vu de la crise qui frappe tout ce qui « représente » – partis, institutions, élus –, le syndicalisme ne s’en sort pas si mal. Mais, je le répète, c’est loin d’être satisfaisant : cela traduit un double éloignement préoccupant. Le premier se lit dans un chiffre : 8 % seulement des salariés

sont syndiqués. Le second, qui découle du premier, c’est que, sur des territoires immenses, les salariés ne rencontrent jamais un syndicaliste. Cette situation est évidemment grave, surtout lorsque les structures syndicales elles-mêmes sont tendanciellement en décalage avec le vécu d’une masse de plus en plus importante de salariés et de travailleurs. Enfin, cela fait maintenant plusieurs décennies que les gouvernements successifs ont littéralement organisé une marginalisation juridique et politique du syndicalisme, en réduisant le dialogue social à une caricature et en refusant toute négociation, quel qu’en soit le prix. Alors comment en sortir ? Avec les salariés eux-mêmes, en développant une activité revendicative qui colle à leur peau, épouse les contours de leurs problèmes – charges de travail, salaires, qualifications – et, surtout, de leurs aspirations. – Claire Delore : Je vais être optimiste : les collègues sur le terrain nous font confiance. Le problème, effectivement, est qu’il faut être présent sur le terrain. Si on est hors sol, ou à côté de l’endroit où ça se passe, il y a de la distance qui s’installe. En juin 2016, en région Centre-Val de Loire, on a mené une bagarre exceptionnelle : grève des examens, assemblées générales… Tout le monde était uni : enseignants, professionnels et étudiants. Nous étions mobilisés, et nous nous sommes adressés au doyen, à la direction générale, à la ministre de la Santé. C’est le seul endroit où ça s’est passé comme ça. Nous étions plusieurs collègues organisées à la Cgt, cela a aidé, et nous étions vraiment en phase avec nos collègues. L’enjeu est bien celui-là. Être avec et à l’image de toutes celles et ceux que nous invitons à se mobiliser, en l’occurrence les catégories techniciennes et intermédiaires. À mon sens, c’est exactement ce à quoi servent l’Ufmict et l’Ugict.

Hervé Chaillou. OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

Claire Delore.

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FONCTION PUBLIQUE

Une réforme qui aura du mal à passer

Aurélien Morissard/maxppp

Le 9 mai, les neuf syndicats de la fonction publique appellent les agents à manifester contre la profonde restructuration annoncée dans les services publics. Un projet aux intentions dévastatrices qui ne va pas épargner les cadres. Explication.

L

e gouvernement parviendra-t-il à mettre à bas le statut de la fonction publique, et avec lui, le droit garanti d’un accès de tous à des services publics de qualité ? Dans le discours qu’il n’a pas tenu le 15 avril, Emmanuel Macron, dit-on, devait annoncer que, « sauf demande des maires », il ne souhaitait plus « aucune fermeture d’école et d’hôpital jusqu’à la fin du quinquennat ». À l’heure où nous bouclons, nul ne sait si telle était vraiment son intention. En attendant, son projet de loi de réforme de la fonction publique, lui, est prêt. Après avoir été présenté le 13 février, le gouvernement espère pouvoir le faire adopter à la fin de juin à l’Assemblée. Sauf que, cette fois, le timing pourrait ne pas lui 28

être favorable. Six mois après le début du mouvement des gilets jaunes, le pouvoir risque bien d’avoir du mal à parvenir à ses fins en jouant l’opposition de tous contre tous. Et, pour commencer, « à opposer les salariés du privé et ceux du public », se félicite Estelle Piernas, secrétaire générale de la Cgt des établissements pour l’insertion dans l’emploi des jeunes en difficulté (Epide) et membre de la Ce de l’Ugict. Chauffée à blanc par la réduction des moyens alloués aussi bien à l’éducation qu’aux services fiscaux, médicaux ou territoriaux, l’opinion pourrait bien soutenir largement l’appel de toutes les organisations de la fonction publique à se mobiliser le 9 mai contre la réforme du statut des fonctionnaires. Pour l’imposer, le pouvoir

va donc devoir user d’autres arguments que la promesse d’une plus grande « attractivité » et « efficacité » d’un secteur à qui, dans le même temps, il promet une saignée, à savoir 120 000 suppressions de postes d’ici cinq ans dans les seules fonctions publiques territoriales et d’État. Reste une évidence : dans cette affaire, les fonctionnaires et, avec eux, la société tout entière jouent gros. Le « projet de loi de transformation de la fonction publique » s’avère en effet une véritable machine de guerre contre l’idée de services publics dédiés à l’intérêt général et indépendants des desiderata politiques. Son ambition est d’amenuiser la capacité de résistance des agents publics en précarisant plus encore, en créant des contrats de projet et OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


Contrat à impact social

en introduisant des ruptures conventionnelles dans un secteur qui en était jusquelà préservé. Mais la fonction publique n’a pas besoin de davantage de précarité. Aux dernières statistiques, 17 % des emplois y sont déjà contractuels.

Financiariser l’action sociale ?

Des contrats de six ans mais pour quoi faire ?

L’accompagnement des demandeurs d’asile peut-il être source de profit ? Les associations d’aide à la réinsertion des jeunes en difficulté peuvent-elles être un objet de placement financier ? En France, depuis 2016, l’État considère l’hypothèse comme réaliste puisqu’une loi a instauré l’usage des contrats à impact social (Cis). Un terme étrange qui désigne tout simplement un dispositif de financement de l’action sociale. Venu de Grande-Bretagne, il transforme en marché l’un des rares secteurs qui échappe encore aux appétits financiers, en proposant aux organismes de la branche de recourir à des investisseurs privés pour financer leurs actions innovantes. Des investisseurs qui récupéreront leur mise avec force intérêts en fonction de la réussite de l’action menée. Le système fonctionne ainsi : après avoir fixé des objectifs à tel ou tel projet, l’État délègue à des structures financières l’abondement des budgets d’action en direction de publics en difficulté. En échange, cellesci pourront trouver de nouvelles sources de revenus.

Économie contre profits : un contrat gagnant-gagnant sauf pour la solidarité et le vivre-ensemble, sauf pour les accompagnés et les accompagnants lancés dans une course sans fin aux résultats. Une fuite en avant qui enjoint les publics en difficulté à être performants pour ne pas faire perdre d’argent aux groupes financiers, au risque d’être considérés, s’ils n’y parviennent pas, comme « les seuls et uniques responsables de leur situation », déplore la commission des ingénieurs, cadres et techniciens de la fédération Cgt des Organisations sociaux. Sans doute est-ce la folie de ce raisonnement, et toutes les contradictions qu’il engendre, qui expliquent pourquoi, depuis trois ans, seules trois associations – Adie, les Apprentis d’Auteuil et Impact Académie – se sont laissées tenter par ces contrats très spéciaux. Reste que le gouvernement semble vouloir en faire fi. Le 7 mars, par la voix de Christophe Itier, haut-commissaire chargé de l’Économie sociale et solidaire, il a annoncé fièrement la signature de trois nouveaux Cis : chez Wimoov, La Cravate solidaire et Article 1. En même temps il annonçait avoir commandé un rapport sur les moyens de développer en France le dispositif. Argument : le Cis est « à la fois outil de financement de l’innovation sociale et de la transformation de nos politiques publiques vers des logiques de prévention et d’économies structurelles en matière de dépense publique »… Les conclusions de ce travail devraient être rendues publiques avant la fin juin. M. H.

Martine HASSOUN OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

Attirer les marchés financiers sur le terrain de l’action sociale pour en réduire le budget : le gouvernement annonce des mesures fin juin.

STEPHANE MORTAGNE/maxppp

Ses intentions sont aussi de « renforcer le favoritisme et l’arbitraire par une individualisation renforcée les carrières et des rémunérations, en affaiblissant le rôle des commissions administratives paritaires et les droits syndicaux », comme le dénoncent les syndicats Cgt et Ufict-Cgt du Grand-Reims. Elles sont de transformer le rôle et la fonction des cadres en leur imposant non plus seulement de gérer des services avec des budgets de plus en plus serrés, mais aussi de se faire les agents du rapprochement à grande vitesse de la fonction publique avec les méthodes de gestion du privé. Les contrats de projets limités à six ans, prévus dans le texte gouvernemental, en sont l’expression la plus simple, explique, avec Estelle Piernas, Karim Lakjaâ, cadre supérieur de la fonction publique territoriale et secrétaire général du syndicat Ufict du Grand-Reims. « Six ans, cela ne correspond pas à la durée nécessaire à la pérennisation d’une politique publique au service du plus grand nombre. Mais, dans la fonction publique territoriale, cela peut correspondre à un projet politique. » Comment, enfin, ne pas voir dans la possibilité de recruter des directeurs généraux issus du privé (article 5 du texte gouvernemental), la dernière pièce à l’édifice ? « Éradiquer la culture du service public et la déontologie du fonctionnaire est bien l’objectif de ce texte », concluent les deux militants. Mises bout à bout, confirme Gilles Jeannot dans une tribune parue le 21 mars dans Le Monde, ces mesures préfigurent le triomphe d’une vision des services publics à l’anglaise, l’avènement d’un monde où, si des instruments d’action sont offerts aux managers de terrain, ceux-ci sont assortis d’un renforcement de la nomination discrétionnaire et d’une nouvelle forme de contrôle bureaucratique. Et l’on ne s’étonnera pas que cette réforme et la manière dont elle est menée engendrent jusqu’à la colère des employeurs. Lors d’un bureau du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, le 20 février, ceux-ci, avec les organisations syndicales, ont considéré comme inacceptable le calendrier de la réforme imposé par l’État.

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Fiscalité Service minimum pour les Gafa

Bruno Levesque/maxppp

Si elle a le mérite de pointer les limites du système fiscal international, la taxe dite Gafa reste symbolique face à l’ampleur de l’évasion fiscale.

C

’est « une étape » vers une « fiscalité plus juste et plus efficace ». C’est ainsi que le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a défendu la « taxe Gafa » (pour Google, Amazon, Facebook et Apple) adoptée en première lecture par les députés, le 8 avril. Elle concernera les entreprises dont le chiffre d’affaires sur les activités numériques est supérieur à 750 millions d’euros dans le monde et à 25 millions en France. Selon le gouvernement, cette taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires réalisé dans l’Hexagone devrait rapporter à l’État quelque 400 millions d’euros en 2019, puis 650 millions entre 2020 et 2022, des rentrées fiscales destinées notamment au financement des mesures d’urgence annoncées en décembre par Emmanuel Macron. Au niveau international, une trentaine de groupes sont concernés, et une seule entreprise française.

Ce qui échappe à la taxe Gafa

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1. En savoir plus sur www.stopparadisfiscaux.fr 2. Cgt, Analyses et documents économiques n°122, juin 2016.

La place des pays en développement En réalité, si la totalité des bénéfices correspondant à leurs activités sur le territoire avait été déclarée en France, les cinq géants du numérique auraient dû, en 2017, payer 623 millions d’euros d’impôt. « La taxe Gafa ne rétablit en rien la justice fiscale, et les géants du numérique vont continuer à échapper à l’impôt », réagit ainsi Attac qui propose, avec les organisations de la Plateforme, une taxation unitaire des multinationales. Cela suppose de les considérer comme des entités uniques, pour éviter qu’elles transfèrent artificiellement leurs bénéfices d’une filiale à l’autre et d’une juridiction à l’autre. Bruno Le Maire espère pourtant que sa taxe servira de levier aux négociations internationales menées actuellement sur la base de la note présentée en janvier par l’Ocde sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. Deux principes y sont présentés : un taux d’imposition minimum sur les profits ; la taxation des entreprises même sans présence physique sur un territoire donné. Pressée par des différents scandales comme les Panama Papers ou les Paradise Papers, l’Ocde veut présenter un projet au G20 en 2020. Si accord il y a, « la France retirera naturellement sa taxe nationale », a affirmé Bruno Le Maire. Quelle que soit l’issue de ces négociations, cela ne suffira pas. « Ce sont les pays en développement qui sont les premières victimes de l’optimisation, de l’évasion et de la fraude fiscales », souligne Michaël Wicke qui, dans un document décryptant les stratégies d’évasion fiscale, critique « le quasi-monopole des pays de l’Ocde dans la détermination de la fiscalité internationale » 2. D’où la nécessité d’associer les pays en développement au processus de remise à plat du système, comme le souhaitent les organisations de la Plateforme sur les paradis fiscaux. Les 132 États du G77 demandent ainsi la création d’un organisme fiscal intégré à l’Onu, afin que tous les États puissent travailler à la définition de nouvelles règles : sur un pied d’égalité.

Si cette taxe a au moins un mérite, c’est celui de « pointer les limites du système fiscal international », les géants du numérique parvenant facilement à délocaliser leurs profits du fait de l’immatérialité de leurs activités. Le constat est dressé par les organisations de la plateforme

Paradis fiscaux et judiciaires, composée d’Ong et de syndicats, dont la Cgt 1. Mais elle reste symbolique : « Elle ne constitue qu’une proposition très limitée pour taxer quelques entreprises alors que l’évasion fiscale des multinationales est un problème généralisé », expliquent les Ong. Selon les estimations, l’évasion fiscale priverait en effet le budget de l’État de 80 à 100 milliards d’euros par an. Pourquoi « symbolique » ? D’une part parce que les Gafa ne seront taxées que sur une partie de leur activité : le chiffre d’affaires réalisé sur la vente des données personnelles des utilisateurs ; le revenu issu des publicités en ligne ; l’« intermédiation » enfin, c’est-à-dire la mise en relation des entreprises et des clients par les plateformes. Elle ne s’intéresse, d’autre part, qu’aux activités numériques de ces groupes. Si elle peut ainsi être en partie efficace pour taxer les activités de Facebook ou d’Apple, elle le sera beaucoup moins pour les entreprises ayant des activités majoritairement « hors numérique », comme Amazon, Microsoft ou Apple. Pour ne citer qu’un exemple, à peine 21 % de l’activité d’Amazon sont ciblés. Au final, la taxe ne s’appliquera

pas à 64 % du chiffre d’affaires cumulé de ces entreprises, montre une étude publiée par Attac sur les Gafa, auxquelles elle a ajouté Microsoft. Elle est en outre « fragile juridiquement », explique Michaël Wicke, secrétaire de la fédération Cgt des Finances, qui parle d’une taxe « ciblant un seul secteur, basée sur le chiffre d’affaires et non les profits ».

Christine LABBE OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


« alternative sérieuse » à son projet, dès lors qu’il est « de nature à affecter considérablement l’environnement local et régional ». Les promoteurs du projet se sont contentés de promettre plus de 3 milliards d’euros d’investissements, 12 000 emplois et 31 millions de visiteurs par an – dont 6 millions de touristes !

Un métro en pleins champs, cheval de Troie du projet

EUROPACITY La terre résiste au béton DANS LE « Triangle de Gonesse » L’innovation économique, sociale et écologique pourrait prendre un autre visage que celui d’un mégaparc de loisirs CONSUMÉRISTES.

C

’est une victoire importante pour les opposants au projet de complexe touristique, commercial et hôtelier Europacity, qui doit être construit d’ici à 2024 dans le Val-d’Oise, sur une des surfaces agricoles les plus fertiles d’Îlede-France (lire Options, février 2017). Le 12 mars, le tribunal administratif de Cergy a annulé le classement en « zone à urbaniser » de ces 280 hectares, et condamné la ville de Gonesse, dont le conseil municipal avait voté en septembre 2017 une révision du plan local d’urbanisme (Plu) contre l’avis du commissaire enquêteur requis dans ce dossier. Le tribunal va au-delà des réquisitions du rapporteur public, qui demandait l’annulation de la révision du Plu. Il condamne aussi la commune aux frais de justice et à 1 500 euros de pénalité

2. À retrouver sur www.carmapaysdefrance.com OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

1. À retrouver sur www.nonaeuropacity.com.

pour chacun des plaignants, notamment le Collectif pour le triangle de Gonesse (Cptg) 1. Le 6 mars 2018, le même tribunal avait déjà annulé l’arrêté préfectoral autorisant la création d’une zone d’aménagement concertée sur ce périmètre. Les opposants se félicitent que la justice ait gelé de facto le démarrage du chantier en s’appuyant sur le Code de l’urbanisme, notamment au regard des enjeux écologiques et des nuisances sonores : les 500 logements étaient en effet prévus dans une zone classée non habitable compte tenu de la proximité des aéroports de Roissy et du Bourget. Le jugement précise que « cette urbanisation concerne des terres particulièrement fertiles, alors que les bénéfices escomptés, en particulier en termes de créations d’emplois ne sont pas établis ». Il souligne également que la commune de Gonesse aurait dû donner toute sa place, dans le débat public, à une

Pour rappel, ce projet, piloté par une filiale du groupe Auchan, associée au géant chinois Wanda, est le fruit d’une vision mégalomane du développement, qui ne devrait plus être d’actualité dans un contexte d’urgence environnementale. Construire un immense parc d’attractions, des hôtels, un centre commercial, un centre d’affaires, dans une zone déjà saturée en la matière, et sans garantie d’emplois pour des populations riveraines pourtant sinistrées, ne ressemble plus qu’à une opération immobilière surgie ex nihilo. L’État et la Région soutiennent pourtant cet « aménagement du territoire » puisque 1 milliard d’euros doivent être investis dans la construction d’une station de métro du réseau Grand Paris Express (la ligne 17) pour desservir Europacity. C’est sur cette échéance que se cristallise désormais le bras de fer : les travaux doivent débuter en novembre et ne sont pas compromis par les décisions de justice, ce qui veut dire qu’une station de métro pourrait être construite… à 1,7 kilomètre de toute habitation existant à l’heure actuelle ! Mais ce n’est qu’à ce prix que les promoteurs d’Europacity peuvent espérer vendre leur projet « à 7 minutes en train de l’aéroport de Roissy et à 24 minutes de Paris »… Une autre conception de la ville et du lien social, de l’utilisation de l’argent public pour valoriser le territoire, du développement d’emplois utiles et pérennes, est défendue par une multitude d’associations et d’organisations, parmi lesquelles la Cgt locale et régionale. Les projets à échelle humaine, économiquement et socialement soutenables, et compatibles avec une meilleure gestion de l’environnement, ne manquent pas. Ainsi du projet alternatif Carma (Coopération pour une ambition agricole, rurale et métropolitaine d’avenir) 2, qui propose la création d’un pôle d’excellence d’agroécologie périurbaine, expérimentant in vivo transition énergétique et économie circulaire. Autant de projets qui seront une nouvelle fois détaillés lors de la 3e Fête des terres de Gonesse les 18 et 19 mai. En attendant un automne qui s’annonce chaud. Valérie GÉRAUD 31


la revue des revues Finance

Ugict-Cgt

Calendrier • Congrès Le 52e congrès confédéral de la Cgt, ayant pour titre « Au cœur du travail, pour bâtir l’avenir », se déroulera du 13 au 17 mai à Dijon. Consulter le programme et les documents disponibles sur le site internet dédié : https://congres52.cgt.fr • Ugict-Cgt La prochaine commission exécutive de l’Ugict-Cgt se réunira le jeudi 23 mai. Elle sera suivie d’un conseil national, le 20 juin. • Europe Pour « une Europe plus juste pour les travailleurs », la Confédération européenne des syndicats (Ces) tiendra son 14e congrès à Vienne du 21 au 24 mai. Il réunira 600 délégués de 90 organisations syndicales nationales représentant 38 pays. En savoir plus sur www.eutc.org • Conférence La conférence départementale de l’Ugict-Cgt de Paris aura lieu le jeudi 6 juin, salle Petite-Congrès, 85, rue Charlot à Paris. • International (1) Du 10 au 21 juin, se réunit, à Genève, la 108e session de la Conférence internationale du travail. Au programme notamment : l’adoption d’une convention sur les violences et le harcèlement au travail. • Travail Organisée par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et son réseau, la 16e semaine pour la qualité de vie au travail se déroulera du 17 au 21 juin. Elle aura pour thème : « Vous avez dits performance(s) ? » • International (2) Du 26 au 28 juin, à l’occasion de son centenaire, l’Organisation internationale du travail organise, à Paris, un colloque international sur le thème : « Justice sociale et travail décent, l’Oit en action depuis 100 ans ». En savoir plus sur www.ilo.org

Formation • Stage Du 20 au 24 mai, l’Ugict-Cgt organise un stage national sur le thème « Être responsable Ugict-Cgt : contenu, animation et déploiement de l’activité spécifique ». Ce stage a pour objectif de former des responsables à l’activité syndicale spécifique en direction des ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise. Il s’adresse aux membres de la commission exécutive Ugict, des directions des unions fédérales et des commissions départementales Ugict, aux syndicats spécifiques, aux élus et mandatés des collèges cadres et techniciens. Parmi les objectifs de cette formation : analyser les problématiques des Ict dans leur entreprise et leur profession ; travailler à l’émergence d’une nouvelle conception de l’entreprise et du management… Elle se déroulera au centre Benoît-Frachon, à Gif-sur-Yvette (91). Pour connaître l’ensemble des formations, notamment thématiques, proposées par l’Ugict-Cgt en 2018, s’inscrire à une session et connaître le programme complet des stages, se connecter à l’adresse suivante : www.ugict.cgt.fr/ugict/formation Contact : formation.syndicale@ugict.cgt.fr 32

Qu’y-a-t-il de commun entre des ouvrières argentines reprenant en main leur usine et des lanceurs d’alerte révélant les pratiques occultes d’intermédiaires financiers installés dans des paradis fiscaux ? C’est en s’appuyant sur des exemples concrets de démarches militantes que la revue Mouvements propose une analyse des différentes luttes contre la finance. Ce dossier, prévient-elle, repose sur l’hypothèse suivante : la réussite des mobilisations, pour répondre aux défis du capitalisme financier, dépend de l’adéquation du diagnostic et des instruments de lutte. À lire notamment : un entretien avec Antoine Deltour sur l’affaire Luxleaks. ➜ Mouvements n° 97, mars 2019.

Numérique Pour la deuxième fois, la revue Réseaux consacre un numéro aux plate­ formes numériques, en s’intéressent plus particulièrement à celles qui sont liées aux produits culturels et aux médias. Dans un article, elle tente de dresser une typologie des différentes plateformes, en dépit de leur diversité. Elle en repère ainsi les éléments qui constituent une certaine unité : l’existence d’algorithmes chargés d’articuler l’offre et la demande, la participation des amateurs et le développement du travail indépendant. ➜ Réseaux n° 213, mars 2019. Géopolitique Touchés par la guerre civile en Libye, le conflit dans le nord du Mali et les exactions de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, le Sahel et le Sahara traversent une période extrêmement trouble. Le dernier numéro de la revue Hérodote revient sur les complexités de cette région du monde. Huit ans après un numéro publié avant le conflit libyen et la mort du colonel Kadhafi, ce dossier traite de la spécificité des conflits locaux grâce à une analyse très précise des contextes politiques, économiques, sociaux et culturels dans lesquels ils se développent. ➜ Hérodote n° 172, 1er semestre 2019. Énergie La revue de l’Institut de relations internationales et stratégiques veut montrer que le déploiement des énergies renouvelables dans de nombreuses régions du monde pose, du point de vue géostratégique, autant de nouvelles questions qu’il en résout. Dans son dernier numéro, la revue propose ainsi d’explorer ces nouveaux enjeux, en les éclairant des problématiques de puissance, de rivalités, de sécurité et de dépendances associées aux dynamiques de transition énergétique vers un modèle bas carbone. ➜ Revue internationale et stratégique n° 113, mars 2019. OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


ÉGALITÉ PROFESSIONNELLE

Ce que l’index montre (ou pas) Depuis le 1er mars, les entreprises de plus de 1 000 salariés doivent rendre public un indicateur sur la situation salariale comparée des hommes et des femmes qu’elles salarient.

1. Les cinq items sont : l’écart de rémunération femmeshommes, celui des augmentations individuelles, l’écart de répartition des promotions, le pourcentage de femmes augmentées à leur retour de congé maternité et celui des salariés du sexe sous-représenté parmi les 10 plus hautes rémunérations. OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019

Philippe Turpin/maxppp

C

apgemini est « fier » de son premier index Égalité professionnelle, cet indicateur mis en place par la loi dite Avenir professionnel du 5 septembre 2018 pour mesurer les écarts de traitement entre femmes et hommes. Ses plus hautes instances l’ont proclamé haut et fort dès le 1er mars sur leur site institutionnel. Et on les comprend. La note dont la société peut se prévaloir en conjuguant les cinq items 1 qui servent à son calcul frise les sommets : 94/100. Une performance dont ni Siemens, ni Lvmh, ni Bosch, ni la Sncf, ni Thales, ni Vinci ne peuvent se prévaloir. Treize entreprises seulement l’atteignent et, au dernier pointage, il n’y a que Manpower, Sanofi, Danone et Alstom qui la dépassent… Reste tout de même à comprendre par quel cheminement le géant mondial du conseil et des services informatiques est parvenu à ce résultat. D’autant qu’à partir des rapports de situations comparées dans les différentes entités du groupe Capgemini, la Cgt relève des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes oscillant entre 14 % et 21 % après 40 ans. « Ce que l’on sait déjà, indique Sophie Fratczak, déléguée syndicale Cgt, c’est que pour arriver à ce résultat, c’est le

champ d’investigation le plus large possible qui a été décidé : à savoir l’unité économique et sociale dans son entier, et non telle ou telle entité. » Une façon de faire qui a permis d’« aplatir » les inégalités. Autre problème : la période considérée pour l’étude de chaque indicateur a varié en fonction des résultats escomptés. Pour le troisième, explique la militante, la société a considéré celle allant d’avril 2017 à

mars 2018 ; pour les quatre autres, l’année 2018 dans son ensemble. « À lui seul, un indicateur ne permet aucune interprétation si l’on ne maîtrise pas au préalable la manière dont il a été conçu. Et pour commencer, les éléments qu’il intègre », rappelait il y a peu Fabienne Tournadre, enseignante-chercheuse à l’université de Strasbourg, lors d’une formation organisée par la Direccte

Irréductibles 10,5% ? Tous temps de travail confondus, l’écart salarial existant entre les hommes et les femmes est de 25,7 %, selon le ministère du Travail. L’élément qui explique ces différences est, d’abord et avant tout, l’ampleur du temps partiel auquel sont confrontées les femmes. Reste que, si l’on neutralise ce facteur, les femmes perçoivent encore 16,3 % de moins que les hommes. Autre handicap : l’inégale répartition selon les métiers. Un facteur qui, une fois résolu, pourrait faire chuter la différence de rémunération existant entre les hommes et les femmes à 12,8 %. Puis viennent les effets de structure comme les secteurs d’activité, la taille des entreprises ou le type de contrat de travail signé, qui distingue la main d’œuvre féminine de la main d’œuvre masculine et pèse sur les rémunérations. Reste qu’une fois tous ces facteurs pris en compte, il reste un écart moyen de salaire d’environ 10,5  %. Irréductible ? 33


PRUD’HOMMES Panique à la Chancellerie

Grand-Est autour la base de données économiques et sociales (Bdes) et de son usage pour négocier l’égalité professionnelle. La preuve par Capgemini. « Dans l’accord “Égalité professionnelle” signé l’an dernier, poursuit Sophie Fratczak, un quart des femmes ont été laissées de côté. Certes, 1,5 million d’euros ont été concédés dans ce cadre pour améliorer la situation faite aux femmes, ajoutet‑elle, « mais, 1,5 million seulement, étalés sur trois ans, alors que 3 millions à peine, soit 0,12 % du chiffre d’affaires de Capgemini France, auraient été suffisants pour résoudre la situation qui leur est faite », dénonce-t-elle.

le gouvernement fébrile devant la remise en cause de la barémisation des indemnités de licenciement.

Des mesures correctrices toutes simples

Que l’on ne s’y trompe pas. Ni la Cgt de Capgemini, ni aucune confédération syndicale ne condamne la création de l’index Égalité professionnelle. Celui-ci s’impose depuis le 1er mars aux entreprises de plus de 1 000 salariés et sera étendu à partir du 1er septembre à celles de 250 à 1 000 salariés, puis, au 1 er mars 2020, à celles de 50 à 250 salariés. Ardemment défendu par la Cgt, cet outil consigne leur revendication de faire passer l’égalité d’une obligation de moyens à une obligation de résultat, comme l’explique Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt. Le législateur en a même validé le projet, en prévoyant des sanctions pour les entreprises qui ne se plieraient pas à la loi dans les délais et pour celles qui, avec un score inférieur à 75/100, n’auraient pas mis en place des actions de rattrapage dans un délai de trois ans. Mais l’expérience vécue par les salariés de Capgemini appelle à la prudence et confirme que beaucoup reste encore à gagner pour que ce nouvel outil tienne ses promesses. Le 21 décembre, la Cfdt, la Cgt, Fo, la Cfe-Cgc et la Cftc avaient adressé un courrier à Muriel Pénicaud pour lui suggérer quelques pistes. Toutes simples : imposer la transparence sur les chiffres, raccourcir les délais de correction et sanctionner les entreprises qui affichent plus de 5 % d’écart de rémunération. Autres propositions avancées par la Cgt : revenir sur la possibilité qui leur a été accordée d’abaisser jusqu’à 5 points l’état des inégalités dans leur périmètre avant d’afficher leur index, et accorder davantage de moyens à l’Inspection du travail pour garantir l’effectivité de la loi. Cinq jours après l’obligation légale faite aux grandes entreprises de publier leur index, seules 732 sur les 1 460 concernées s’étaient exécutées…

C’était une mesure phare des ordonnances Macron. Le plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement sans cause réelle ni sérieuse avait même été présenté comme indispensable au droit du travail hexagonal parce que condition sine qua non de la « sécurisation de la relation de travail ». Quatorze mois tout juste après avoir imposé cette mesure contre l’avis, bien souvent, des conseillers prud’homaux employeurs eux-mêmes, le ministère de la Justice avoue quelques difficultés. Dans un courrier en date du 26 février, Nicole Belloubet, garde des Sceaux, réclame de l’ensemble des procureurs généraux, ainsi que des présidents des cours d’appel et des présidents des tribunaux de grande instance, qu’ils lui fassent remonter toutes les décisions qui, fondées sur un écart par rapport aux barèmes, arrivent en appel. Objectif : que les procureurs s’en saisissent pour défendre la position de l’État. Les termes de ce courrier font entorse au principe de séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif, très clair en France. C’est que depuis un an, une quinzaine de conseils ont passé outre le barème limitant, en fonction de l’ancienneté, d’un à vingt mois les dommages et intérêts maximaux, pour rendre justice aux salariés licenciés sans cause réelle ni sérieuse. Ils l’ont fait en se référant au droit international. Tout d’abord, à la convention 158 de l’Organisation internationale du travail qui garantit le droit de n’être licencié que pour un motif valable, faute de quoi le juge est habilité à « ordonner le versement d’une indemnité adéquate ». Ensuite, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui consacre le droit à un procès équitable. Équitable, c’est-à-dire dans lequel les juges ont la possibilité d’exercer pleinement leurs fonctions. Mais le gouvernement va jusqu’à user d’arguments fallacieux en prétendant que le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel se seraient prononcés en sa faveur sur la question. Et pourtant, rappelle la Cgt et, avec elle, le Syndicat des avocats de France, le Conseil constitutionnel n’a pas à juger du droit international mais uniquement du respect de la Constitution française. Quant au Conseil d’État, il n’a pas autorité sur les juges. La panique semble avoir gagné la Chancellerie. Le jugement rendu le 5 février par le conseil des prud’hommes d’Agen n’y est sans doute pas pour rien. Ce jour-là, pour la première fois, un juge départiteur, autrement dit un magistrat professionnel, a lui aussi déclaré l’« inconventionnalité » du “barème Macron” en accordant à une salariée licenciée verbalement et brutalement la somme de quatre mois de salaire d’indemnité pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Soit un mois audessus du plafond prévu par la loi. M. H.

Martine HASSOUN 34

michel houet/maxppp

OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


droits

Droit européen

Un appui pour l’égalité de traitement entre les salariés

OPTIONS N° 646 / avril 2019

Dans un important arrêt, la Cour de cassation décide d’écarter la généralisation d’une présomption de justification de toutes les différences de traitement prévues par accords collectifs (Soc. 3 avril 2019, Crédit agricole mutuel de Normandie). Michel CHAPUIS

site de Caen au cours des mois d’août et de septembre 2014. Se plaignant de subir une différence de traitement injustifiée par rapport à ses collègues bénéficiaires, pour avoir été affectés sur le site de Saint-Lô à la date du 1er juin 2011, des mesures d’accompagnement des mobilités géographiques et fonctionnelles prévues par l’accord d’entreprise n° 79 du 5 juillet 2013 (dont l’objet est de prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliqués par le transfert des services et d’accompagner les salariés pour préserver leurs conditions d’emploi et de vie familiale), la salariée a saisi le conseil de prud’hommes de Coutances afin d’obtenir le bénéfice de ces mesures. Par jugement du 12 novembre 2015, cette juridiction a rejeté les demandes de la salariée car : – n’étant pas présente sur le site de Saint-Lô le 1er juin 2011, celle-ci ne relevait pas dudit accord ; – les différences de traitement considérées résultaient d’un accord d’entreprise majoritaire. Par arrêt du 27 janvier 2017, ce jugement a été infirmé par la cour d’appel de Caen, qui a jugé que le même accord est applicable à la salariée à compter du 15 septembre 2014, celle-ci étant bénéficiaire des stipulations de l’article I-B de cet accord sur le temps de travail partiel compensé, soit de quarante-huit jours de congé pour la période arrêtée au 24 novembre 2016, et d’une journée de congés toutes les deux

semaines de travail à compter de cette date. La cour d’appel a : – apprécié l’existence d’une différence de situation au regard du critère de l’objet de l’avantage en cause en retenant que les salariés du site de Saint-Lô sont placés dans une situation identique au regard des avantages institués par l’accord dont l’objet est de prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliquée par le transfert des services à Caen et d’accompagner les salariés pour préserver leurs conditions d’emploi et de vie familiale ; – écarté l’existence d’une présomption de justification de la différence de traitement considérée ; – relevé qu’aucune raison objective n’était alléguée par l’employeur ; – retenu que, en toute hypothèse, la différence de traitement fondée sur la date de présence sur le site est étrangère à toute considération professionnelle. La Cour de cassation rejette le pourvoi de l’employeur (la salariée obtient gain de cause malgré ce que prévoyait l’accord collectif) : – « la reconnaissance d’une présomption générale de justification de toutes différences de traitement entre les salariés opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer que cellesci sont étrangères à toute considération de nature professionnelle, serait, dans les domaines où est mis en œuvre le droit de l’Union, contraire à celui-ci en ce qu’elle ferait reposer sur le seul salarié la charge de la preuve de l’atteinte au principe d’égalité et en ce qu’un accord collectif n’est pas en soi de nature à justifier une différence de traitement. – dans ces domaines, une telle présomption se trouverait privée d’effet dans la mesure où les règles de preuve propres au droit de l’Union viendraient à s’appliquer. – Partant, la généralisation d’une présomption de justification de toutes différences de traitement ne peut qu’être écartée. »

Quand une différence de traitement entre salariés relevant de catégories professionnelles différentes découle d’un accord collectif, cette différence est présumée justifiée. Ainsi, il a été jugé que « les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle » (Soc. 27 janvier 2015). Cette présomption s’étend à de nombreuses situations de différences de traitement entre salariés opérées par voie d’accord collectif (accords de branche, d’entreprise ou d’établissement) : – exerçant, au sein d’une même catégorie professionnelle des fonctions distinctes (Soc. 8 juin 2016), – appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts (Soc. 3 novembre 2016), – appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts (Soc. 4 octobre 2017), – appartenant à la même entreprise de nettoyage mais affectés à des sites ou des établissements distincts (Soc. 30 mai 2018). Cette solution est paradoxale : il appartient non pas à l’auteur de la différence de traitement (l’employeur notamment) de la justifier, mais à celui qui en est l’objet (le salarié) de prouver son caractère injustifié. La Cour de cassation vient de donner un coup d’arrêt à cette extension, en se fondant sur le droit de l’Union européenne (notamment « Toutes les personnes sont égales en droit », art. 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE) : Mme X., engagée le 3 mars 1997 par la caisse régionale du Crédit agricole mutuel de Normandie, a été affectée, à compter du 27 août 2012, au poste de coordinatrice gestion achats au sein du service expert du site de Saint-Lô. Ce service, ainsi que celui du site d’Alençon, ont été regroupés sur le

En ligne : « Droit européen du travail » (cours gratuit en ligne) à retrouver sur www.fun-mooc.fr 35


droits

Fonction publique

La préparation au

Un fonctionnaire qui n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions doit voir son poste de travail adapté à son état physique. Si l’adaptation de son poste de travail s’avère impossible, son employeur (État, collectivité territoriale, établissement hospitalier…) peut l’affecter à un autre emploi correspondant à son grade. Toutefois, si l’état de santé du fonctionnaire en question ne lui permet pas de remplir les fonctions correspondant aux emplois du grade qu’il détient, l’employeur doit lui proposer d’effectuer une demande de reclassement sur un emploi d’un autre corps ou cadre d’emplois, par la voie du détachement. Dans ce cadre, un dispositif de « préparation au reclassement » 1, comportant un volet d’accompagnement et de formation, doit être proposé par l’employeur au fonctionnaire.

Parcours de formation, d’observation, de mise en situation sur un ou plusieurs postes… Un fonctionnaire appelé à être reclassé sur un autre poste pour cause d’inaptitude physique doit élaborer, avec son employeur, un projet définissant la durée et le contenu de sa préparation au reclassement.

Seuls les fonctionnaires titulaires peuvent bénéficier d’une préparation au reclassement

dispositions sont spécifiques aux fonctionnaires stagiaires et aux agents contractuels ; encore faut-il qu’ils soient reconnus inaptes à exercer leurs fonctions.

Seuls les fonctionnaires titulaires sont concernés par ce dispositif. D’autres 1. Textes d’application : Dans la fonction publique d’État : – article 63 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État ; – décret n° 84-1051 du 30 novembre 1984 pris en application de l’article 63 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État en vue de faciliter le reclassement des fonctionnaires de l’État reconnus inaptes à l’exercice de leurs fonctions (notamment modifié par décret du 20 juin 2018). Dans la fonction publique territoriale : – Articles 81 à 86 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale ; – Décret n° 85-1054 du 30 septembre 1985 relatif au reclassement des fonctionnaires territoriaux reconnus inaptes à l’exercice de leurs fonctions (notamment modifié par décret du 5 mars 2019). Dans la fonction publique hospitalière : – Articles 71 à 76 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ; – Décret n° 89-376 du 8 juin 1989 pris pour l’application de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière et relatif au reclassement des fonctionnaires pour raisons de santé. 36

Edoardo MARQUÈS

L’adaptation au poste de travail Si un fonctionnaire titulaire n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions, son poste de travail est adapté à son état physique. Dans cette perspective le médecin de prévention doit proposer les aménagements nécessaires du poste qu’il occupe. Dans l’hypothèse où l’employeur ne met pas œuvre ces propositions, il doit motiver son refus et en informer le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (Chsct).

L’affectation à un autre emploi Si les nécessités du service ne permettent pas un aménagement des conditions de travail du fonctionnaire, son employeur peut l’affecter sur un autre emploi relevant de son corps ou cadre d’emplois, après avis du médecin de prévention ou du comité médical, si son état a nécessité un congé de maladie. Le grade d’intégration peut être d’un niveau inférieur ou supérieur.

Le fonctionnaire conserve le bénéfice de sa rémunération antérieure si l’indice auquel il est reclassé est inférieur à l’indice antérieurement détenu.

La période de préparation au reclassement médical Lorsque l’état physique du fonctionnaire ne lui permet pas de remplir les fonctions correspondant aux emplois relevant de son corps ou cadre d’emplois, mais qu’il peut médicalement exercer d’autres activités, l’employeur doit lui proposer une période de préparation au reclassement, après avis du comité médical. Tel est le cas, par exemple, d’une assistante sociale (catégorie A) ne pouvant plus exercer ses fonctions et qui pourrait occuper un emploi correspondant au cadre d’emplois des attachés territoriaux. La période de préparation au reclassement débute : – soit à partir de la réception de l’avis du comité médical si l’agent est en fonction ; – soit à partir de la reprise de fonctions s’il se trouve en congé de maladie lors de la réception de l’avis du comité médical. Elle se termine à la date de son reclassement, au plus tard un an après la date à laquelle elle a débuté. Pendant cette période, le fonctionnaire est en position d’activité dans son corps ou cadre d’emplois d’origine, et perçoit normalement son traitement. L’employeur doit, dans ce cadre, établir avec le fonctionnaire intéressé un projet qui définit : – le contenu de la préparation au reclassement ; – sa durée ; – les conditions de sa mise en œuvre (elle peut comporter des parcours de formation, d’observation, de mise en situation sur un ou plusieurs postes dans son administration ou dans toute autre administration ou établissement public). S’agissant des fonctionnaires territoriaux, l’employeur et le président du Centre national de la fonction publique territoriale (Cnfpt) ou du centre de gestion établissent une convention qui définit le OPTIONS N° 646 / avril 2019


reclassement médical projet de la période de préparation au reclassement de l’agent concerné. L’employeur doit lui notifier le projet au plus tard deux mois après le début de la période de préparation au reclassement pour recevoir le consentement du fonctionnaire. Dans l’hypothèse où ce dernier ne donne pas son accord dans un délai de quinze jours suivant la réception de la notification, l’employeur doit alors considérer que ce dernier refuse l’offre de projet. S’il l’accepte, à la fin de la période de préparation au reclassement, le fonctionnaire doit demander à bénéficier d’un reclassement. Ce dernier s’effectue soit par détachement, soit par concours ou examens professionnels aménagés.

Les conditions du reclassement par la voie du détachement

OPTIONS N° 646 / avril 2019

Dans le cadre du déploiement des dispositions de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, le régime de la disponibilité est modifié par un décret 27 du mars 2019 1. Ce texte modifie les décrets relatifs à la situation de « positions » des trois versants de la fonction publique en vue de prévoir les modalités de prise en compte de l’activité professionnelle exercée par un fonctionnaire en disponibilité, ainsi que la procédure lui permettant de bénéficier du maintien de ses droits à l’avancement. De plus, ce décret allonge la durée initiale de la disponi-

venir dans les trois mois qui suivent la demande de reclassement du fonctionnaire. Au terme d’une année de détachement, il peut demander son intégration définitive dans son corps ou cadre d’emplois de détachement. Si son inaptitude est temporaire, sa situation doit être réexaminée, à l’issue de chaque période de détachement, par le comité médical. Celui-ci se prononce sur : – son aptitude à reprendre ses fonctions initiales et sa réintégration dans son corps ou cadre d’emplois d’origine ; – son maintien en détachement, si son inaptitude est confirmée, sans que son caractère définitif puisse être affirmé ; – son intégration dans son corps ou cadre d’emplois de détachement, si l’inaptitude à la reprise de ses fonctions antérieures s’avère définitive et qu’il est détaché depuis au moins un an. Les fonctionnaires reclassés médicalement sont inclus dans le quota de 6 % des effectifs réservé aux personnes reconnues

bilité pour convenances personnelles à cinq ans et instaure une obligation de retour dans l’administration d’au moins dix-huit mois continus pour le fonctionnaire souhaitant renouveler cette disponibilité au-delà d’une première période de cinq ans. Par ailleurs, le même décret simplifie les règles de départ en disponibilité des fonctionnaires relevant de la fonction publique de l’État et soumis à un engagement à servir. 1. Décret n° 2019-234 du 27 mars 2019 modifiant certaines conditions de la disponibilité dans la fonction publique, publié au Journal officiel du 28 mars 2019.

atteintes d’un handicap. En effet, compte tenu des dispositions de l’article L.323-5 de l’ancienne partie législative du Code du travail, maintenue en application, les fonctionnaires reclassés en application des présentes dispositions sont comptés dans les effectifs comptant pour le calcul de l’obligation d’emploi de personnes reconnues atteintes d’un handicap. Pour rappel, ce taux est de 6 % des effectifs des services, collectivités ou établissements lorsqu’ils occupent au moins 20 agents à temps plein ou leur équivalent.

Le fonctionnaire intéressé peut solliciter auprès de son employeur un reclassement par la voie du détachement. Dans ce cas, ce dernier doit lui proposer un ou plusieurs emplois. L’absence de propositions doit faire l’objet d’une décision motivée de sa part. En bonne logique managériale, l’emploi que le fonctionnaire est susceptible d’occuper à l’issue de la période de préparation au reclassement doit être fléché dès le début du processus. Il peut s’agir, en s’appuyant sur le processus de gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (Gpeec), d’un emploi vacant du fait d’un départ en retraite. Il serait même logique, cet emploi étant ciblé, qu’une immersion du fonctionnaire dans le service intéressé soit effectuée durant la période de préparation au reclassement. Le détachement peut intervenir dans un corps ou cadre d’emplois d’un niveau équivalent ou inférieur à celui d’origine. Dans l’hypothèse où le fonctionnaire est détaché dans un corps ou cadre d’emplois d’un niveau inférieur, il conserve sa rémunération antérieure si l’indice auquel il est reclassé est inférieur à celui détenu antérieurement. Le détachement doit expressément inter-

Droit à avancement des fonctionnaires durant une disponibilité pour convenance personnelle

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Document/résilience

Paris/MUSIQUE ET IMAGES DES INSTALLATIONS IMMERSIVES

RETOUR SUR UNE TRAGéDIE DE JEUNESSE

L’artiste Félicie d’Estienne d’Orves allie lumière, sculpture et nouvelles technologies. Ses recherches, qui portent sur la vision, ses processus et son conditionnement, soulignent la perception du temps comme un continuum. Dans Continuum, justement, elle a imaginé un film en hommage à Éliane Radigue (née en 1932), pionnière de la musique électronique. Une installation immersive, pour le plateau de la grande salle du Centre Pompidou, est réalisée à partir d’images prises par les sondes de la Nasa et montre un coucher de soleil sur Mars d’une heure environ, accompagnant Koumé, troisième partie de Trilogie de la mort, œuvre d’Éliane Radigue inspirée du Livre des morts tibétain. Le paysage martien conçu par Félicie d’Estienne d’Orves évolue à travers différentes phases de couleurs, avec des ciels allant de l’orange au bleu jusqu’au crépuscule, à rebours du coucher de soleil terrien.

MARC FONTRIER

• SAMEDI 18 MAI (20 h 30), CENTRE POMPIDOU, NIVEAU - 1. www.centrepompidou.fr

Sorties films Still Recording En 1975, Michèle Bauve Caviglia et son époux, tous deux licenciés ès lettres, après un stage de formation au ministère des Affaires étrangères, signent un contrat de coopération de deux ans pour apprendre le « français langue étrangère » aux lycéens éthiopiens. Cette année-là, une révolution en Éthiopie détruit un système monarchique millénaire. Le 27 août, le négus Haïlé Sélassié, tyran historique tiré à quatre épingles, est assassiné. Des officiers se réclamant du marxisme prennent le pouvoir. C’est le début d’une longue période d’affrontements politiques armés. La coopération francoéthiopienne étant maintenue, les deux jeunes, fastueusement logés dans la villa d’un ministre, accomplissent leur mission avec cœur et découvrent les beautés exotiques et la misère endémique du pays où Rimbaud fit commerce. La première partie du récit de Michèle Bauve Caviglia, Éthiopie, mon silence, sous-titré Les Blessures de Moyalé, 4 août 1976, a trait aux émotions de la découverte. À la faveur des vacances scolaires, les deux jeunes gens décident, avec trois autres coopérants, de traverser l’Éthiopie pour gagner les réserves animalières de Tanzanie via le Kenya. À la frontière, un soldat fait irruption dans leur bungalow. Il tire. Michèle est touchée : « Un flot de sang jaillit dans mon cou, tache le teeshirt d’une grande auréole rouge qui s’agrandit… » La suite est la réitération du long cauchemar qui, dès années durant, va hanter Michèle et l’analyse de son expérience de la résilience (soit la capacité à surmonter les chocs traumatiques) avec ses cicatrices physiques et intimes. L’État français a gardé le silence sur l’affaire. En exergue de son récit, Michèle Bauve Caviglia cite Marguerite Duras : « La seule façon de sortir d’une histoire personnelle, c’est de l’écrire. »

J.-P. L

• Michèle Bauve Caviglia, Éthiopie, mon silence. Les Blessures de Moyalé. 4 août 1976, L’Harmattan, 2018, 103 pages, 13 euros. 38

Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub (SYRIE) Dans la banlieue de Damas, à Douma, l’eau potable manque et le sucre fait défaut. Deux jeunes militants de la révolution syrienne, Saeed et Milad, ont une caméra, qui leur permet de filmer leur vie au jour le jour. Les bombes de Bachar el Assad pleuvent. On enterre les bébés asphyxiés. Des enfants repeignent en rose les véhicules carbonisés et un athlète court au milieu des gravats…

Styx WOLFGANG FISCHER (ALLEMAGNE) Une fiction qui a la crédibilité du documentaire. Rike est médecin urgentiste. Lors de ses vacances, elle navigue en solitaire sur un petit voilier, de Gibraltar jusqu’à une île au milieu de l’Atlantique. Au large des côtes africaines, après une tempête, elle ouvre les yeux face à une embarcation emplie à ras bords de migrants en perdition…

Gentlemen cambrioleurs JAMES MARCH (GRANDE-BRETAGNE) Braqueurs blanchis sous le harnais, ils décident de reprendre du service dans le casse d’une banque. L’histoire n’est pas neuve et avance lentement. Le film avant tout vaut pour Michael Caine. OPTIONS N° 646 / avril 2019


TOULOUSE/EXPOSITION

Anonyme, Buste de Femme en médaillon, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Lyon MBA - Photo Martial Couderette

PICASSO ET LES AUTRES AU CŒUR DE L’EXIL Aux Abattoirs (Musée-Frac Occitanie), à Toulouse, avec « Picasso et l’exil », est proposée, pour la première fois, une manifestation consacrée aux rapports entre l’auteur de Guernica et l’exil espagnol. Déployée sur trois étages, l’exposition, sous-titrée « Une histoire de l’art espagnol en résistance », explore les conséquences du bouleversement né de l’exil consécutif à la guerre civile, qui a touché Picasso et nombre d’autres artistes. Sont donc montrées, autour du maître, des œuvres d’Oscar Dominguez, Apel·les Fenosa, Luis Fernández, Julio Gonzalez, Roberta Gonzalez, Pedro Flores, Carles Fontserè, Hans Hartung, Joan Miró, Manuel Ángeles Ortiz, Remedios Varo, etc.

LYON/SCULPTURE C’EST UN JEU DE PAUMES L’exposition « L’art et la matière, prière de toucher », aux antipodes des pratiques de visite coutumières des musées, invite à vivre une nouvelle expérience sensorielle de la sculpture, grâce à cinq musées (à Lyon, Nantes, Lille, Rouen et Bordeaux) qui ont mis en commun des reproductions d’œuvres de leurs collections pour offrir à la paume des mains une contemplation tactile.

Antoine SARRAZIN • JUSQU’AU 25 AOÛT, AUX ABATTOIRS, 76, ALLéES CHARLES-DE-FITTE, à TOULOUSE (31). www.lesabattoirs.org

• JUSQU’AU 22 SEPTEMBRE, 20, PLACE DES TERREAUX, à LYON (69). www.mba-lyon.fr

CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI

PARIS/VAUDEVILLE LABICHE AVEC MUSIQUES

Luis Fernández, Tête de cheval mort (29 août 1939), tempera sur papier filigrané contrecollé sur contreplaqué.

Thierry Jahn (compagnie La Bigarrure) signe la mise en scène et a choisi les musiques de La Cagnotte, fameux vaudeville d’Eugène Labiche (1815-1888). Des notables de la Ferté-sousJouarre, ayant à dépenser l’argent d’une cagnotte, s’offrent un voyage d’une journée à Paris. Par un enchaînement de mésaventures minuscules, de méprises en chaîne et de quiproquos, l’excursion collective tourne bien vite au cauchemar. Thierry Jahn annonce ainsi la couleur : « Mon souhait a été de laisser la place aux multiples résonances de cette comédie de mœurs, tout en suivant le rythme infernal imposé par Labiche, c’est-à-dire tout en étant au service de la débauche d’inventions, de procédés comiques, de rebondissements dont il use. » Six comédiens jouent plusieurs rôles.

RMN-Grand Palais/Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2019

• DU 17 AVRIL AU 16 JUIN AU LUCERNAIRE, 53 RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS, PARIS 6e. www.lucernaire.f

Pablo Picasso, Corrida : la mort du torero (1933), huile sur bois, Musée national Picasso-Paris. OPTIONS N° 646 / avril 2019

MALAKOFF/TRIO OPUS 71 MAHLER, SCHUMANN, FRANCK Dans la grande salle du Théâtre 71 de Malakoff (scène nationale), est programmé, le vendredi 15 mai à 20 h 30, le Trio Opus 71 (Pierre Fourchenerret au violon, Nicolas Bône à l’alto et Éric Picard au violoncelle). Le nom du (ou de la) pianiste, notamment, n’est pas connu au moment où nous mettons sous presse. Au menu de la soirée, deux monuments de la musique de chambre : le Quintette pour piano et cordes. op. 44 de Robert Schumann, véritable charte du romantisme musical et, de César Franck, l’imposant Quintette pour piano et cordes, auquel il faut ajouter le Mouvement de quatuor pour piano et cordes, composé par le jeune Gustav Mahler lors de ses années d’études. • THéÂTRE 71, 3, PLACE DU 11-NOVEMBRE, à MALAKOFF (92). www.theatre71.com 39


Paris/EXPOSITION

DEUX FRèRES DE CŒUR DANS L’AVENTURE DU CAVALIER BLEU

Unis par le même goût passionné d’un art neuf Marc, dans son rejet du monde usinier et industriel, trouve dans l’animal un thème d’élection. La découverte du fauvisme et du cubisme, derniers-nés des avant-gardes parisiennes, les subjugue pareillement. En 1911, Marc fait la connaissance de Vassily Kandinsky (18661944). Ils décident de concert de réaliser ● « Franz

Marc, August Macke, l’aventure du Cavalier bleu », jusqu’au 17 juin au musée de l’Orangerie, 1, place de la Concorde, Paris. https://musee-orangerie.fr

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Franz Marc. Tableau pour enfants (Chat derrière un arbre) (1911). Huile sur toile, 70,2 × 50 cm

un ouvrage ayant pour titre Almanach du Blaue Reiter, dans le but de diffuser leurs idées novatrices. Si Marc et Kandinsky en dirigent la publication, Macke rassemble les images de la partie ethnographique et rédige une étude sur les masques tribaux. En parallèle, le Cavalier bleu montre à Munich, en 1912, dans deux expositions, les travaux d’artistes tels que Picasso,

Marc, dans son rejet du monde usinier et industriel, trouve dans l’animal un thème d’élection.

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Maurice Aeschimann

Derain, Klee et le Douanier Rousseau. Franz Marc et August Macke, frères de cœur unis par le même goût passionné d’un art neuf, jouent un rôle actif dans la mise sur pied d’expositions internationales, comme le Sonderbund à Cologne, en 1912, et le premier Salon d’automne à Berlin l’année d’après. Au cours de cette période, sous l’influence du futurisme italien et de Robert et Sonia Delaunay, la peinture des deux amis se radicalise et les mène jusqu’à expérimenter brièvement l’abstraction. August Macke, qui n’adhère pas aux conceptions spiritualistes prônées par Marc et Kandinsky, prend alors ses distances avec le Blaue Reiter pour s’attacher à un rapport franchement hédoniste entre l’homme et la nature. Il s’installe en Suisse en 1913 puis entreprend, au printemps 1914, avec Paul Klee et Louis Moilliet – citoyen suisse, peintre et concepteur de vitraux –, un voyage en Tunisie au cours duquel il multiplie aquarelles et photographies. La découverte de la lumière de l’Afrique lui permet d’alléger sa palette en libérant les couleurs. Trois mois plus tard, en août 1914, la guerre éclate. Macke est envoyé au front, où il perd la vie en septembre. Il avait 27 ans. Mobilisé lui aussi, Franz Marc écrit pour son ami un éloge funèbre, avant de tomber à son tour, à Verdun, en mars 1916, à l’âge de 36 ans. L’exposition du musée de l’Orangerie comprend une centaine d’œuvres (peintures et arts graphiques), pour la plupart jamais vues en France, qui permettent d’estimer à leur juste valeur la vie brève et l’œuvre intense de ces deux artistes à la destinée tragique.

Neue Galerie, New york

Connue dans les livres d’histoire de l’art, la brève et féconde aventure du Cavalier bleu (Blaue Reiter) fait l’objet, pour la première fois à Paris, d’une exposition d’envergure, intitulée « Franz Marc, August Macke, l’aventure du Cavalier bleu ». Cette manifestation, en coopération avec le musée d’Orsay et la Neue Galerie de New York où elle a été récemment présentée, se situe au moment où s’achève le cycle de commémorations de la fin de la Première Guerre mondiale. Franz Marc (1880-1916) rencontre August Macke (1887-1914) à Munich en 1910. Ils ont sept ans de différence. Ils sont peintres. Tous deux sont influencés par l’art français : Cézanne, Van Gogh, Gauguin. Leurs premiers tableaux, qui témoignent d’une même fascination pour la nature et le paysage, portent l’empreinte du postimpressionnisme, riche en mouvements divers – le pointillisme, le syncrétisme ou les nabis, évoqués dans notre précédent numéro – ayant jugé que l’impressionnisme, né sous le Second Empire, avait atteint ses limites.

Christie’s Images Limited

AU MUSéE DE L’ORANGERIE, HOMMAGE EST RENDU à FRANZ MARC ET AUGUST MACKE, PEINTRES ALLEMANDS PIONNIERS DE L’EXPRESSIONNISME, MORTS SUR LE FRONT EN FRANCE LORS DE LA PREMIèRE GUERRE MONDIALE.


The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY, Dist. RMN-Grand Palais

Franz Marc. La Cascade (Femmes sous une cascade) (1912). Huile sur toile, 165,5 × 158,5 cm

Franz Marc. Jeune homme portant un agneau (Le Bon Berger) (1911).

En janvier 1912, dans l’Almanach du Blaue Reiter, Franz Marc écrivait : « L’art prend aujourd’hui des directions que nos pères étaient loin de rêver ; devant les œuvres nouvelles, on est comme plongé dans un rêve où l’on entend les cavaliers de l’Apocalypse fendre les airs ; on sent une tension artistique gagner toute l’Europe. De toutes parts, de nouveaux artistes s’adressent des signes : un regard, une poignée de main suffisent pour se comprendre. » Kandinsky a ainsi expliqué le choix de cet énigmatique intitulé : le Cavalier bleu : « Nous avons trouvé le nom Der Blaue Reiter en prenant le café […] ; nous aimions tous les deux le bleu, Marc les chevaux, moi les cavaliers. » Du bleu, on en voit souvent au fil du parcours, mais pas seulement car c’est la couleur dans tous ses éclats qui s’offre sur les cimaises. Le Cavalier bleu a offert à maints artistes – le compositeur Arnold Schönberg notamment, dont l’activité picturale fut importante entre 1907 et 1910 – l’opportunité, en un cours laps de temps, de s’interroger justement sur le rôle de la couleur et la libération définitive du principe d’imitation, sur lequel reposait l’art depuis la Renaissance. Les August Macke. Promeneurs au bord du lac II (1912). Huile sur toile, 48,5 × 51,5 cm OPTIONS N° 646 / avril 2019

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August Macke. Colored Forms II, 1913. Huile sur carton 36 x 30,4 cm

[…]. Je ne vois pas de meilleur médium pour l’“animalisation” de l’art, comme je voudrais l’appeler, que la peinture de l’animal. » Devant Les Loups (Guerre balkanique) de 1913, on sent avec force que les paisibles animaux d’hier – voir entre autres Chien couché dans la neige (1911) – ont cédé la place à d’implacables prédateurs au cou tendu tels des affûts de canon.

Sur le champ de l’abstraction géométrique Pour August Macke, le problème de la fusion entre la forme et la couleur est davantage d’ordre plastique que d’ordre spirituel. L’effusion pure l’a rarement sollicité. Sa rencontre avec les Delaunay, puis sa découverte de la leçon analytique du cubisme vont le conduire, sur la fin, à traiter avec une savante désinvolture la perspective et la lisibilité immédiate. C’est flagrant dans ses Promeneurs au bord du lac II (1912) ou Trois jeunes filles avec des chapeaux de paille jaune (1913), en contraste évident avec sa Cruche blanche avec fleurs et fruits (1910) si manifeste-

Pour August Macke, le problème de la fusion entre la forme et la couleur est davantage d’ordre plastique que d’ordre spirituel.

ment inspirée par Cézanne. À son retour de Tunisie, installé en Suisse, poursuivant sa quête du dynamisme des formes joint au chromatisme, il s’avance sur le champ de l’abstraction géométrique dans cette huile sur carton radicalement étonnante, Colored Forms II (Farbige Formen II) de 1913, soir un an avant sa mort. Par le domaine culturel très vaste qu’elles investirent, les manifestations du Cavalier bleu offrirent avant la guerre de 14-18 le panorama le plus complet des buts et des moyens de l’art moderne en anticipant sur son devenir. Le Cavalier bleu a succédé au Pont (Brücke), groupe d’artistes expressionnistes allemands fondé en 1905, dont le credo vient d’une sentence de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : « La grandeur de l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. » Le Cavalier bleu, bien que prenant le relais du besoin d’émancipation manifesté par Die Brücke, en diffère fortement. Il est d’essence européenne, tandis que ses prédécesseurs se réclament de la tradition germanique. Sa technique favorite n’est plus exclusivement la gravure sur bois mais plutôt l’aquarelle (pratiquée par Kandinsky, Marc, Macke et Klee) qui allège les effets au lieu de les alourdir. De surcroît, tout en favorisant le passage de la réalité à l’abstraction, les hommes du Cavalier bleu se référaient volontiers à la musique, la couleur étant fréquemment chez eux assimilée au son.

références aux techniques archaïques et primitives sont multiples. Une abondante iconographie, dans l’Almanach du Blaue Reiter, témoigne à l’envi d’affinités spirituelles et formelles en confrontant les créations de l’Occident médiéval (y compris mosaïques, tapisseries, ivoires…) à des expressions plastiques africaines, océaniennes, chinoise, mexicaine, des Indiens de l’Alaska et à l’art folklorique (bois gravés russes, peinture sur verre de Bavière et de Bohême). Les dessins d’enfants, pour la première fois, étaient considérés du point de vue de l’art. « Les enfants, a pu écrire Macke, qui s’expriment directement à partir de leurs émotions intimes ne sont-ils pas plus créateurs que les suiveurs de l’idéal grec ? » La confrontation entre les deux amis, entre affinités et différences, ne laisse pas d’être stimulante. Le lyrisme furieusement chromatique de Marc ne faitil pas merveille, par exemple, dans La Cascade (femmes sous une cascade), de 1912, dans son Tableau pour enfants (Chat derrière un arbre) de 1911, ou encore dans Jeune homme portant un agneau (Le Bon Berger), la même année ? L’intérêt de Marc pour l’animal – le cheval et le chevreuil sont sa prédilection –, tôt affirmé, est confirmé par ses croquis exécutés lors de visites au zoo de Berlin et par ses relations amicales avec l’animalier suisse Jean Niestlé. Sur ce sujet, il écrira notamment ceci, en 1908 : « Je recherche une communion panthéiste avec la vibration et le flux du sang de la nature, dans les arbres, dans les animaux, dans l’air 42

Wilhelm-Hack-Museum, Ludwigshafen

Walter Bayer, München

August Macke. Cruche blanche avec fleurs et fruits, 1910. Huile sur toile, 39,5 × 44 cm.

Jean-Pierre LéONARDINI OPTIONS N° 646 / avril 2019


platines

bouteilles Vacqueyras

Ulysse Long-hun-nam

Château des Roques

QUATRE SAISONS

Un axe Moscou-Buenos Aires Où ranger le disque du Trio Bohème ? À la lettre T pour Tchaïkovski ou à P pour Piazzolla ? Sans hésiter à T, tellement ces Saisons du compositeur russe, écrites à l’origine pour piano et transcrites pour un ensemble piano, violon et violoncelle, sont de ces enregistrements vers lesquels on revient, séduit par l’impression mélodique et l’esprit d’ensemble qu’ils laissent. Structuré autour de 12 pièces correspondant aux mois de l’année, l’Op.37a n’est pas la partition la plus connue de Tchaïkovski, à part deux ou trois airs. Les Saisons sont plus riches musicalement qu’elles ne sont exigeantes techniquement. Œuvres de la maturité (Piotr Ilitch va alors sur ses 36 ans), elles sont contemporaines de la Troisième Symphonie ou du Lac des cygnes. L’ensemble du cycle déroule une série de gravures (Au coin du feu ; Carnaval ; Le Chant du faucheur…) à la poésie et à la sensibilité affirmées. La combinaison des instruments donne de nouvelles couleurs, et révèle des aspects inattendus. Mars, pensif et nostalgique ; Juin, mélancolique et solaire (rappelant par certains accents l’andante con moto du Quintette pour piano, d’Antonín Dvorák, dont le premier brouillon date de 1872, trois ans avant la naissance des Saisons) ; Août, vif et joyeux ; Octobre, lyrique, dont il suffirait de peu pour qu’il se transforme en valse enivrante. Pour Les Quatre saisons de Buenos Aires, d’Astor Piazzolla, écrites pour bandonéon et un quatuor de violon, piano, guitare électrique et contrebasse, Jasmina Kulaglich, Lev Maslovsky et Igor Kirichenko délaissent « l’identité slave » pour le tango argentin, sans rien céder pour autant à la pulsation intérieure. • Trio Bohème, The Seasons. Tchaikovsky/Piazzolla, 1 cd Calliope, 2019 17,99 euros.

SPECTRE DU SPECTRE

Bach passé à la mandoline

• Avi Avital, J.S. Bach, Concertos BWV1052R, 1056R, 1041, Sonata BWV1034 et Partita BWV1004, 2 cd Deutsche Grammophon + 1 DVD bonus, 2019, 17,99 euros. OPTIONS N° 646 / avril 2019

BOBIGNY Inspirée par le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, la chorégraphe Louise Vanneste présentera, les 25 et 26 mai, lors des Rencontres chorégraphiques internationales de SeineSaint-Denis, une pièce pour six danseurs intitulée Atla à travers les aulnes. Ce sera à la Mc93, Maison de la culture de SeineSaint-Denis, 9 boulevard Lénine, à Bobigny (93). Mc93.com SCEAUX Dance, pièce fameuse de la chorégraphe américaine Lucinda Childs créée en 1979 sur une musique de Philip Glass, interprétée par le ballet de l’Opéra national de Lyon, sera à l’affiche des Rendezvous chorégraphiques de Sceaux du 17 au 19 mai. Aux Gémeaux, 49, avenue Georges-Clemenceau, à Sceaux (92). Lesgemaux.com

Pour qui aurait des doutes concernant la transcription de concertos pour clavecin et violon pour la mandoline, alors il faut écouter Avi Avital. Très vite, la crainte de voir l’instrument écrasé par la masse sonore de l’orchestre s’estompe. Considérant que « la musique est plus importante que l’instrument », le virtuose, né à Be’er Sheva il y a quarante ans, sonde les possibilités techniques et sonores des cordes doublées pour redéfinir l’approche d’œuvres maintes et maintes fois entendues, que l’on pense connaître par cœur, comme les BWV 1052, 1056 et 1041, de Bach. Ce retour à la « tradition » sonne paradoxalement comme une ouverture sur le présent, loin des représentations forgées à travers les concertos de Vivaldi. Même si, après son âge d’or, au xviiie siècle, la mandoline n’a pas totalement perdu les faveurs des compositeurs (Beethoven, Webern, Petrassi). À la sonorité claire et transparente de la mandoline, s’ajoutent l’équilibre et la précision entre la dynamique de l’orchestre et l’instrument soliste qui donnent leur naturel aux phrasés.

TARMAC PARIS-VILLETTE Cyrille Louge, fondateur de la compagnie Marizibill, se voue à des spectacles jeune public impliquant l’intervention de marionnettes contemporaines. Il a adapté pour la scène le roman de Jeanne Benameur, Les Demeurées (Denoël). Sous le titre Luce, il s’agit d’une petite fille confinée par sa mère dans le secret de la maison, jusqu’à ce qu’arrive le premier jour d’école… C’est joué par Sophie Bezard, Mathilde Chabot, Sonia Enquin et des marionnettes. Jusqu’au 5 mai, au théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès, Paris 19e. Theatre-paris-villette.fr

Longtemps éclipsé par son proche voisin de Gigondas, le vignoble de Vacqueyras relève la tête. Classé à l’origine en côtes-du-rhône puis en côtes-du-rhône villages, il obtient son appellation en 1990 et devient huit ans plus tard le cru officiel du festival d’Avignon. Ce sont des vins chaleureux, à la robe profonde et aux bouquets puissants qui fleurent bon la garrigue, le romarin, l’olive… et le soleil qui les a baignés tout l’été. Ces vins sauront vous séduire sans vous ruiner. Dans leur jeunesse, ils développent des arômes de petits fruits rouges et de violette, puis évoluent en vieillissant vers des senteurs de réglisse, de sous-bois, de poivre et d’épices. L’assemblage des grenache, syrah et mourvèdre donne des vins puissants au caractère affirmé mais toujours accompagné d’une note de fraîcheur élégante. Le château des Roques fait partie de ces bonnes vieilles maisons que l’on a plaisir à retrouver et à recommander. Au pied des dentelles de Montmirail, le domaine de 38 hectares s’étend sur un terroir argilocalcaire et s’inscrit dans le cadre d’une agriculture raisonnée et traditionnelle. La production est essentiellement orientée vin rouge mais il existe aussi un vacqueyras blanc à la fois floral et fruité, qui fera bonne figure en compagnie d’un aïoli ou d’une brandade (14,50 euros) : médaille d’or au Concours général agricole de Paris en 2018 ! Le rouge se décline en cinq millésimes du 2013 au 2017, de 12 à 15 euros la bouteille franco. De structure ronde et veloutée, il convient naturellement à la cuisine ensoleillée du Midi : plats en cocotte comme le lapin de garenne, le sauté de veau à la tomate ou encore le canard aux olives, accompagnés d’une bonne polenta. Il sera également un superbe vin de cuisine pour mijoter doucement une daube. Georges SULIAC

Château des Roques, 774, route des Roques, 84260 Sarrians www.chateaudesroques.com

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lire les polars

SHéRIFS Hardi ou halluciné Nick Corey, le savoureux antihéros de Jim Thompson, revit dans une traduction rafraîchie. Et prête son nom au héros du dernier opus de Richard Morgiève.

Deuil dans le coton (Série noire n° 1319). Sans se perdre dans les comparaisons, relevons juste que la narration au présent s’avère plus acérée qu’au passé simple, que le personnage d’Abe Toolate apparaît plus crédible qu’en Abe Tardif, de même que Matthew Ontime en lieu et place de M. Bienvenu. L’histoire des amants maudits Tommy et Donna est bien là, mais subtilement plus profonde, plus sombre et plus humaine à la fois, en totale adéquation avec l’esprit et la tonalité des écrits désespérés de son auteur. De tous les personnages de Jim Thompson, Nick Corey est le plus emblématique. Pleutre, perfide, cynique, odieux, haineux… Cette liste est loin d’être exhaustive pour qualifier le shérif halluciné de Pottsville, 1 280 habitants (Rivages), qui fut naguère savoureusement campé par Philippe Noiret dans Coup de torchon, adaptation sage signée Bertrand Tavernier. Aucun hasard, bien sûr, si le héros du dernier roman de Richard Morgiève, Le Cherokee ( Joëlle Losfeld) se nomme justement Nick Corey. Un shérif lui aussi, qui, une nuit de 1954, lors d’une patrouille sur un plateau désert de l’Utah, tombe sur une voiture abandonnée. Sans chauffeur. Juste avant que se pose soudainement, à proximité, un avion de chasse. Sans pilote… Cet argument énigmatique est le point de départ de péripéties effrénées pour Corey, qui se verra par ailleurs confronté au meurtrier de ses parents, propulsé au cœur d’un complot envers sa patrie… et livré à la révélation de son homosexualité ! C’est surtout l’occasion pour Morgiève, amoureux des mots, de nous emporter au fil de sa prose intense, tour à tour rugueuse, humoristique, tendre, parfois crue ou nostalgique, toujours époustouflante. Son hommage appuyé à Jim Thompson est une invitation à le suivre dans un périple débridé au cœur de la littérature noire, dont, pour notre plus grand plaisir, il se plaît à braver et à travestir les codes.

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Dans un contexte économique morose pour le livre, une nouvelle collection dédiée au polar est assurément une bonne nouvelle. Saluons donc l’arrivée de Vents noirs. Le Cavalier hilare (joli titre), signé Bob Passion (beau pseudo) inaugure, début avril, une salve de romans d’orientation « punk, rock et décalée ». Ainsi est rédigé l’avis de naissance par les éditions Vents d’ailleurs, qui promettent des polars qui décoiffent. On se réjouit pareillement de la résurgence, chez Gallimard, de La Noire. Cette cousine de la Série Noire est apparue en 1992. Sa dénomination, clin d’œil à la fameuse collection blanche, avait pour ambition de fédérer un lectorat éclectique, au-delà des purs amateurs d’un genre. Mais treize années et 136 titres plus tard, elle a été abandonnée, son éditeur faisant le choix de se concentrer sur un nombre limité de sorties. Face à un constat général de méventes, il fallait sauver l’icône Série noire… Pour la première fois de sa longue histoire, deux femmes, MarieCaroline Aubert et Stéfanie Delestré, sont aux manettes de la Série noire, l’une chargée des romans étrangers, l’autre des textes français. C’est à elles que l’on doit cette résurrection. Cinq titres annuels sont pour l’instant prévus, comme pour confirmer l’adage que ce qui est rare est précieux. Dans les premières parutions, on goûtera Un silence brutal, un inédit de Ron Rash, parmi les plus grands romanciers américains contemporains. William Gay et Hervé Prudon, respectivement avec Stoneburner et Nadine Mouque, écrivains singuliers récemment (et trop tôt) disparus, complètent ce renouveau de catalogue réjouissant… plus que prometteur. Le prestige de la Série noire – n’a-t-elle pas recueilli les louanges de Cocteau et de Giono ? – ne l’a en effet pas empêchée d’être critiquée, notamment en ce qui concerne le laxisme de certaines traductions d’antan : coupes sombres dans le texte pour respecter un nombre de pages maximum, argot à outrance dans les dialogues, patronymes francisés… Des noms majeurs du roman noir américain, que la Série noire a eu le mérite de découvrir ou d’immortaliser, n’ont pas échappé à ce frustrant travers. Ainsi de Jim Thompson, dont les éditions Rivages ont entrepris depuis quelques années de retraduire l’œuvre, pour lui rendre tout son lustre littéraire. La Cabane du métayer (Rivages noir n° 1071) est ainsi la version intégrale et corrigée, pourrait-on dire, de

Serge breton

BIBLIOGRAPHIE • Jim Thompson, Pottsville, 1 280 habitants, rivages, 2069, 270 pages, 8 euros. • Richard Morgiève, Le Cherokee, Joëlle Losfeld, 2019, 480 pages, 24 euros. OPTIONS N° 646 / avril 2019


lire les romans

Cheminement Jeu de l’oie

Interrogé par un fils imaginaire, s’arrêtant sur chaque case de sa vie, Erri de Luca livre une autobiographie en forme de bilan d’une époque.

l’araméen, le yiddish, l’hébreu, l’allemand, le swahili –, mais c’est en italien qu’il apprend la langue d’un père à un fils. Ainsi, de case en case de ce jeu de l’oie, se trace le passé : les années du militant révolutionnaire (il fut un des fondateurs de Lotta Continua), le statut d’ouvrier (entre autres chez Fiat), son boulot de maçon (en France), son engagement en Tanzanie et dans l’exYougoslavie. Mais aussi son expérience d’alpiniste. Il évoque « un peu de vie qui a filé » avec bien peu de dates, à coups de souvenirs. Le fils qu’il s’est inventé conteste, renâcle : à quoi cela a-t-il servi d’être révolutionnaire et d’avoir si peu transformé la vie collective ? Comment être un éternel apprenti et vivre de son métier ? Comment croire qu’un métier manuel peut donner corps aux mots ? De quelle rigueur se réclame le père d’un siècle précédent – « une époque d’écervelés » ? Pourquoi ressasser le passé ? Le fils a la foi, le père lit les Saintes Écritures, le fils fait du tennis, le père escalade, mais ils sont miroirs, éclats de la vie, inconfortable justification du père pour son fils. La tentation est grande d’affirmer que ce texte est le plus intime des livres d’Erri De Luca, l’auteur de Tu, mio, Trois chevaux, Montedidio, Sur les traces de Nives, Le Poids du papillon… Mais il objecte que si ce livre était intime, il l’aurait gardé pour lui-même : « C’est le contraire, c’est le plus effronté de mes livres. » « En tant que lecteur, je sais qu’entre l’auteur et moi, le rapport est à égalité, un à un », écrit-il. Ce « tour de l’oie » d’un monde, d’un temps, est au rythme de l’humanité. Et lorsqu’on lui prête une volonté de transmission, il allègue qu’il n’a rien à transmettre. Les générations suivantes – y compris son fils – prendront ce dont elles souhaitent se saisir. Reste, pour lui, à tout jamais, ce qui est plus qu’une devise : liberté, égalité, fraternité. Entre deux sommets à gravir, Erri De Luca reste un engagé, indigné du sort des migrants – « des milliers et des milliers d’êtres humains laissés noyés comme cela » –, révulsé par le gouvernement actuel italien – « un sentiment de dégoût » –, poursuivant le rêve, inabouti, de fraternité. La paternité, stade ultime de la fraternité ?

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« J’ai grandi à une époque où la jeunesse était en révolte, expliquait Erri de Luca en février sur France Culture, donc je n’ai fait qu’obéir à l’appel de cette jeunesse qui était déjà dans la rue. Puis, j’ai été ouvrier pendant une vingtaine d’années, une démarche que je n’avais pas programmée. Tout ce qui s’est produit ensuite, est venu d’un déplacement d’une case à l’autre, qui dépendait de ma liberté d’obéir à certains appels. » Pour réussir une autobiographie, il faut un auteur, un narrateur et un personnage principal. L’auteur écrit, le narrateur narre et le héros s’agite. C’est la conjonction des trois qui fait l’autobiographie : tous pour un, un pour tous. Mais avec un décalage de temporalité. L’écriture vient avant la parole, qui précède l’action. Avec Le Tour de l’oie, son dernier livre, Erri De Luca semble bien commettre une autobiographie. Mais, à la manière de Carlo Collodi, qui invente Geppetto, qui lui-même fabrique Pinocchio, Erri donne vie à un fils de fiction, un fils qui le questionne, qui demande des comptes. Erri n’a pas eu d’enfants : « Une femme m’a dit qu’elle avait avorté. J’ai gardé le silence, je ne comptais pas dans sa décision prise et suivie. » Il précise que « c’était un amour et un temps qui ne pouvait s’occuper d’une vie privée ». Sa grand-mère est née en 1900, sa mère en 1925, lui en 1950. En 1975, il est devenu « un rameau sans bourgeon ». Mais alors, qui est ce fils ? Un étranger, « autant que la lune dans le ciel le matin, qui reste encore après le déclin de la nuit ». Sous la plume d’Erri De Luca, tout est concentré, rien n’est sec, tout relève d’un souci de précision, voire de justesse. À son image. Il a construit sa maison – une grande cuisine, dit-il – avec certainement la même rigueur et exactitude que celle qu’il applique à ses livres. Une nuit d’orage, dans cette maison, à la lumière d’une bougie, surgit ce fils, adopté pour le temps du « tour de l’oie », ce jeu qui avance, en spirale, de case en case, à coups de dés. Erri parle – oui, le lecteur l’entend – de ses parents, ou plutôt de tendresse. Tendresse pour sa mère, qui a lu Proust, qui lui a donné l’appétit de la langue et la gourmandise des questionnements, tendresse pour le père dont le cadeau d’un chapeau de chasseur alpin, avec la plume, prouve que l’on peut dessiner les sommets. Tendresse aussi pour Naples – « ville théâtrale » – et sa langue, la langue du dialogue intérieur, la langue maternelle. Erri connaît d’autres langues – le russe, le français,

Jean-Marie OZANNE BIBLIOGRAPHIE • Erri De Luca, Le Tour de l’oie, Gallimard, 2019, 176 pages, 16 euros. Traduit de l’italien par Daniel Varlin. 45


Algérie

Une nouvelle page d’histoire Depuis fin février, une nouvelle Algérie se donne à voir et à entendre. Les manifestations populaires ont pacifiquement remis à l’ordre du jour l’exigence démocratique, l’aspiration à un avenir et à une dignité partagée.

Abdelaziz Bouteflika a finalement rendu les armes. Au pouvoir depuis 1999, l’homme bénéficiait, au sein de l’Algérie profonde, de l’image d’un protecteur de l’unité nationale et d’un garant de la paix civile. Cette image, due à son rôle durant la guerre de libération nationale, et au fait qu’il avait stabilisé le pays après les années noires de la lutte entre les islamistes et l’armée, s’accompagnait d’un bilan économique et social à la fois médiocre et spectaculaire. Les travaux entrepris pour amener une modernité élémentaire dans le pays profond – eau, électricité, routes et habitat – comptaient comme autant de « plus », quand bien même ils ne correspondaient qu’à une mise à niveau élémentaire. Cette satisfaction sociale était d’autant moins mise en cause que l’état dramatiquement dégradé du débat public, des partis politiques, du syndicalisme et des médias – presse classique ou réseaux – contribuait à faire de l’Algérie une sorte d’isolat, peu ouvert sur le monde, peu sensible au « printemps » tunisien ou aux tensions conflictuelles autour de l’exercice de la démocratie qui traversent le Maroc. L’élection présidentielle s’annon1. Giulia Fabbiano, « À l’écoute de l’Algérie insurgée », 19 mars 2019, sur https://laviedesidees.fr 46

çait donc aussi honnête et passionnante qu’un match de catch à quatre. C’était sans compter un changement de donne qui s’est opéré de façon invisible en quelques années, et dont l’ampleur des manifestations de rue, leur vivacité, leur ténacité, donnent la mesure. Dans un pays ou toute manifestation est interdite depuis 2001, plusieurs millions de personnes ont occupé la rue et réussi à modifier les règles du jeu, jusqu’à obtenir ce qui semblait impossible : le retrait du candidat. Le clan Bouteflika, qui aura tenté jusqu’au bout de le maintenir, a finalement dû s’incliner devant la demande de l’armée, sans doute peu encline à aller jusqu’à un affrontement qui aurait rappelé les souvenirs sanglants et encore frais de la guerre civile.

Une société fragile, à la cohésion ébranlée par le « mandat de la honte » De toute évidence, la volonté de briguer un cinquième mandat, alors que la santé d’Abdelaziz Bouteflika est plus que chancelante, aura été la goutte de trop dans un vase largement débordant. De la même manière qu’un simple fait divers avait provoqué la chute de Ben Ali en Tunisie, l’idée qu’un peuple jeune puisse être incarné par une sorte de momie régnant sur un monde de corruption et d’interdits

est venue heurter une société civile qui, tout en restant discrète et fort éclatée, n’en constituait pas moins un formidable réceptacle de vitalité sociale, sportive et culturelle, professionnelle et intellectuelle. Le cinquième mandat semble avoir joué le rôle de déclencheur et de levain d’une colère partagée, d’un dénominateur commun attendu. Le contexte social et économique qui offre la toile de fond à cette explosion est sombre : la rente des hydrocarbures, comme dans la plupart des pays qui en « bénéficient », a alimenté la corruption politique et l’idée toxique que l’on peut compter sur elle pour assurer l’avenir. Alors que le pays est jeune – plus de la moitié de la population a moins de 30 ans – de plus en plus qualifié grâce à une démocratisation de l’accès aux études qui a globalement fonctionné, le chômage plombe littéralement l’avenir. La chute du prix du baril de pétrole a, comme dans d’autres pays producteurs, précipité une crise de la redistribution et provoqué des mesures d’austérité. La somme de ces facteurs produit une société fragile, dont la cohésion notamment entre cercles du pouvoir et masses populaires, devient plus fragile encore et débouche, du fait du « mandat de la honte » à une demande massive de OPTIONS N° 646 / avril 2019


Billel Bensalem /maxppp

rupture et de rééquilibre. Dans un pays ou les médias sont tenus d’une main de fer, les réseaux sociaux jouent évidemment leur rôle dans la transmission, l’accélération et l’élargissement de la protestation. Mais cette protestation s’enracine localement, à travers des initiatives militantes qui remettent en cause, souvent de façon courageuse, un « ordre électoral préétabli ». Ces manifestations, qui se tiennent dans les grandes villes comme dans les villages, deviennent mouvement à travers des rendez-vous et des marches de plus en plus nombreuses, jusqu’à entraîner des grèves. Elles constituent les mille visages d’une Algérie en totale mutation. Pour l’anthropologue Giulia Fabbiano, « au même titre que l’espace public, les commerçants et leurs boutiques, en ce qu’ils représentent une société de consommation qui n’est pas accessible à tous, n’ont pas été rejetés de l’autre côté du front. Un respect profond a ressemblé les citoyens sans les opposer. La classe sociale, le sexe, l’âge, la pratique religieuse n’ont pas été des facteurs d’exclusion ni de retranchement. La rue a accueilli indistinctement des femmes et des hommes, sans que ces derniers manifestent un quelconque rapport de pouvoir sur les premières. Pas de harcèlement, pas de domination, pas de machisme déplacé OPTIONS N° 646 / avril 2019

La rue a accueilli indistinctement des femmes et des hommes, sans que ces derniers manifestent un quelconque rapport de pouvoir sur les premières. Pas de harcèlement, pas de domination, pas de machisme déplacé le temps des rassemblements. Dans cette “révolution joyeuse”, le respect dont les manifestants ont fait preuve porte à son tour la demande d’être respectés.

le temps des rassemblements. L’impression qu’on a en parcourant ce qui est en train de devenir les archives visuelles de cette “révolution joyeuse” est que le respect dont les manifestant.e.s ont fait preuve porte à son tour la demande d’être respecté.e.s. Cette exigence d’en finir avec la hogra s’est exprimée dans la revendication de karama (dignité) qui est apparue de plus en plus ouvertement au fur et à mesure de la maturation politique du mouvement » 1. Face à cela, le pouvoir semble avoir été pris de court et contraint d’improviser, au fur et à mesure, différents scénarios de rechange susceptibles de sauvegarder ses intérêts – scénarios tous rejetés par la rue et par l’opinion publique mobilisée. L’annonce successive du report des élections – et donc d’un maintien du statu quo – puis du retrait d’Abdelaziz Bouteflika ont paradoxalement contribué à faire mûrir l’expression du mouvement populaire, l’aidant à passer du refus d’un homme au refus d’un clan, et enfin, au rejet d’un système. Cette radicalisation – au sens propre du terme – se lit d’ailleurs déjà dans les formes prises par le mouvement populaire. La conquête et l’occupation de l’espace public, traditionnellement très « tenu » à la fois par des mœurs rigides et par une police qui 47


Soudan

Extraordinaire mobilisation populaire

ne l’est pas moins, sont en soi un véritable élément de rupture non seulement avec le régime politique mais avec un ordre culturel ancien, patriarcal, étouffant. La place des femmes et de la jeunesse, la floraison de slogans individuels et joyeux, l’usage collectif d’un humour politique l’annoncent : d’autres lendemains sont à l’œuvre, sans crainte de la répression. C’est d’ailleurs une autre caractéristique majeure : la génération qui manifeste le fait en toute conscience des violences possibles ; elle a grandi avec, d’où le slogan repris par toutes et tous, de « pacifique, pacifique », qui fait écho au printemps noir de 2001. La défaite de la peur ouvre ainsi un espace pour entamer l’écriture d’un nouveau récit.

Questions et tensions attestent de possibles que l’on croyait éteints

Quel en sera l’épilogue, c’est la question à laquelle personne ne semble être en mesure de répondre. L’annonce qu’Abdelaziz Bouteflika présentera sa démission « avant le 28  avril », terme officiel de son quatrième mandat présidentiel, crée une nouvelle situation sans en bouleverser les termes et ne devrait donc pas modifier les lignes de force avec, d’un côté, une mobilisation populaire, et de l’autre des forces militaires qui entendent bien rester au centre du jeu. Officiellement parlant, d’« importantes décisions » sont annoncées pour « assurer la continuité » de l’État durant « la période de transition qui s’ouvrira », sans qu’on sache lesquelles. Mais chacun sait que le président de l’équivalent du Sénat, à qui il revient d’organiser une élection présidentielle dans les trois mois, est l’une des figures les plus honnies du système, de même d’ailleurs que le chef d’état-major des armées. Au-delà, les inconnues sont nombreuses : l’armée restera-t-elle solidaire de son chef d’étatmajor ? Les sphères politiques algériennes seront-elles en situation de dessiner des alternatives de gouvernement ? Les secteurs de la population mobilisés seront-ils en capacité d’occuper la rue pacifiquement ? Cela fait beaucoup de questions et de tensions qui attestent de possibles que l’on croyait éteints. Alors que la fragmentation du politique, la corruption et le bâillon semblaient en avoir fait table rase, on voit ainsi réémerger un commun puissant qui se légitime en se construisant comme peuple debout contre l’autoritarisme, héritier d’une histoire de libération qu’il se réapproprie et dont il s’autorise pour réclamer une Algérie républicaine, libre et démocratique.

Manifestation à Marseille, en soutien à la mobilisation contre la dictature du président El Béchir.

Avec un scénario qui rappelle celui de l’Égypte voisine, le Soudan est BRUSQUEMENT sorti d’une longue nuit de terreur et de corruption. L’une de dictatures les plus sombres du monde est tombée en quelques mois, dans un contexte où les prébendes ne suffisaient plus à maintenir les allégeances et à fidéliser les instruments d’une répression de type miliaire dans plusieurs des grandes régions du pays. La mobilisation a pris la forme d’immenses rassemblements dans les villes, mais également dans les zones agricoles, dont l’approvisionnement en eau se voit menacé par les industries extractives, notamment aurifère. L’un des animateurs du mouvement populaire, Mudawi Ibrahim Adam, lanceur d’alerte sur la situation tragique du Darfour, résume ainsi ce mouvement : « On nous avait volé notre histoire, on est en train de la récupérer. » La maîtrise de l’histoire est effectivement un enjeu : preuve en est que l’armée soudanaise s’est empressée de destituer le président Omar el Béchir pour prendre en mains les leviers du pouvoir à Khartoum, au grand dam de l’opinion publique internationale et des manifestants du Soudan. L’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation qui secoue le pays depuis décembre, a immédiatement exhorté le Conseil militaire, mené par le général Al Burhane, à transférer le pouvoir à un gouvernement civil en exigeant qu’un futur gouvernement de transition entame des poursuites judiciaires à l’encontre des dirigeants défaits, et singulièrement ceux du service de renseignement, véritable bras armé de la dictature. G. M.

Pierre TARTAKOWSKY 48

David Rossi/maxppp

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Fable Satire dans tous les coins La petite-nièce d’un ancien président de la République parvient, dans un souci humanitaire, à convaincre un jeune espoir du Quai d’Orsay d’expédier dix ânes dans un village du Burundi afin de soulager les femmes qui y travaillent comme des bêtes de somme… C’est l’amorce de La Guerre des ânes, justement qualifiée par son auteur, de « conte géo-­politicodiplomatique ». À partir de là, en quinze chapitres et trois épilogues, Pierre Tartakowsky mène, à un train d’enfer, sur un ton voltairien, une satire hilarante sur la folie du monde. Le beau geste idéaliste devient le dispositif générateur d’un foutoir quasi planétaire dans lequel sont emportés deux potentats africains, des ministres et des militaires, un évêque, un imam, des trafiquants de tout, des braconniers, des étudiants en colère, des agents du Shin Bet et des techniciens de la Cia. Le ton est si vif que c’en est un régal, chaque séquence constituant comme un film en soi, tant le style s’avère proprement visuel. Ce sens de l’image, joint à une parfaite connaissance – proche de l’érudition en maints domaines – du fatras idéologique ambiant, fait de cette fable un réjouissant pamphlet sur l’ère de la mondialisation. Jean-Pierre Léonardini Pierre Tartakowsky, La Guerre des ânes, Folies d’encre, 2019, 161 pages, 13 euros.

Santé Identités infirmières Que sont réellement les infirmières (et infirmiers) aujourd’hui, alors qu’elles viennent d’être secouées par la réforme de 2009 dite des études universitaires, leur accordant un grade équivalent à une licence professionnelle ? Sont-elles à l’aise dans cette nouvelle posture ou bien nostalgiques d’un passé récent ? Des infirmières regroupées au sein du Collectif de recherche infirmière qualitative en santé (Criqs), formées avant et après cette réforme, ont réalisé une démarche introspective à l’intérieur de leur corps professionnel, pour dire qui elles sont, examiner les convergences, le cas échéant certaines divergences difficilement avouables et définir leur identité professionnelle, telle qu’elles peuvent la revendiquer dans la modernité sociale ambiante. Chacun pourra apprécier, s’il y a lieu, l’écart entre l’identité attribuée par les personnes que nous soignons et celle que nous revendiquons pour nous-mêmes. Cette clarification de l’identité infirmière, en phase avec une reconnaissance réclamée, doit servir à l’évolution des pratiques professionnelles pour mieux soigner. Ce livre s’adresse par conséquent à celles et ceux qui s’intéressent à la profession infirmière pour ses enjeux sociétaux et pédagogiques : les étudiants infirmiers, les nouveaux diplômés, les formateurs, mais aussi les décideurs qui pourront se rendre compte du niveau de responsabilisation du corps infirmier, ainsi que de l’évolution de leurs modes d’investissement. Et surtout les patients, curieux de découvrir ce que les infirmières disent d’elles-mêmes. Criqs, Une mosaïque contemporaine. L’identité infirmière en France : avant et après la réforme universitaire de la formation, Éditions du Croquant, 2019, 282 pages, 15 euros. OPTIONS N° 646 / avril 2019

Dictionnaire Travail, nouveaux vocables Depuis les années 2000, le terme « zone grise » s’est diffusé dans la littérature en sciences sociales, mais aussi dans les médias. Dans le domaine du travail et de l’emploi, il donne à voir comment les régulations du travail et les pratiques individuelles et collectives, forgées depuis la fin du xixe siècle, sont aujourd’hui aux prises avec des mutations de fond. Ce dictionnaire invite donc à examiner de façon critique ces catégories héritées et montre comment un grand nombre changent de sens sous nos yeux et permettent l’émergence de nouveaux concepts et catégories. Il multiplie pour cela les entrées, qu’il s’agisse d’entrées conceptuelles comme « pluriactivité », « subjectivation » ou « précarité », ou encore de figures du travail comme « intellos précaires » ou « travailleurs économiquement dépendants ». Marie-Christine Bureau, Antonella Corsani, Olivier Giraud, Frédéric Rey, Les Zones grises des relations de travail et d’emploi. Un dictionnaire sociologique, Teseo, 2019, 678 pages, 38 euros.

Géostratégie Des menaces aux opportunités ? De Donald Trump à Vladimir Poutine en passant par Matteo Salvini, les tenants du Brexit ou les dirigeants eurosceptiques de Pologne et de Hongrie, l’Union européenne compte aujourd’hui tellement d’ennemis qu’on se demande de plus en plus si elle pourra survivre. Pourtant, l’agressivité du président américain nous pousse à développer une défense commune et à changer de politique économique. L’hostilité du chef du Kremlin nous incite à accélérer la transition énergétique pour ne plus dépendre du gaz russe. Le Brexit a le mérite d’écarter un pays qui a toujours promu une simple Europemarché… L’auteur analyse toutes ces « chances » en apparence paradoxales et prévient : pour les saisir et construire enfin une Europe plus solidaire et écologique, la France devra se montrer nettement plus déterminée qu’aujourd’hui à changer la donne sur le Vieux Continent. Guillaume Duval, Trump, Poutine, Orban, Salvini… une chance pour l’Europe ! Les Petits Matins, 2019, 143 pages, 14 euros. 49


Tactique

échecs echecs éRIC ERIC BIRMINGHAM BIRMINGHAM

mots croisés V. SARTIN

Étude de V. Khortov, 1961. Les blancs jouent et gagnent.

À la fin des années 1990, j’ai acheté un bouquin contenant les parties les plus spectaculaires d’Alexeï Chirov, annotées 6 et commentées par le champion en personne. Son 34e coup…Te4 contre Vladimir 5 Kramnik en 1994 à Linares, m’avait fait sursauter « Peut-on vraiment jouer comme 4 ça ? » Oui, on peut, mais ce n’est pas donné à tout le monde ! Chirov expliquera : « Les 3 blancs ont une pièce d’avance, ils peuvent 2 prendre la tour et le cavalier. Mais la position n’est plus très simple à jouer et les deux 1 camps sont en crise de temps ». Le grand maître letton possède un style incroyaa b c d e f g h blement actif. En permanence, tout au long de la partie, il recherche le coup qui va créer un maximum de chaos. Ensuite, son jeu hyper­dynamique fait la différence. À 46 ans, contrairement à Vladimir Kramnik, son ancien grand rival qui vient de prendre sa retraite, Alexeï Chirov est toujours un joueur professionnel. Et de temps en temps, il nous offre un nouvel échiquier en feu.

7

Vladimir Kramnik (2710)-Alexeï Chirov (2705)

Tournoi de Linares (12e ronde), 1994. Gambit dame. 1.Cf3 d5 2.d4 Ff5 3.c4 e6 4.Cc3 c6 5.Db3 Db6 6.c5 Dc7 7.Ff4! Dc8 (7...Dxf4? 8.Dxb7+-) 8.e3 Cf6 9.Da4 Cbd7 10.b4 a6 11.h3 Fe7 12.Db3 0–0 13.Fe2 Fe4 14.0–0 Fxf3 15.Fxf3 Fd8 16.a4 Fc7 17.Fg5 h6 18.Fxf6 Cxf6 19.b5 e5 20.b6 Fb8 21.a5 exd4 22.exd4 Ff4 23.Dc2 Dd7 24.g3 Dxh3!? (Shirov brule les ponts derrière lui.) 25.Fg2 Dh5 26.gxf4 Cg4 27.Tfd1 Tae8 28.Td3 Dh2+ 29.Rf1 f5 30.Dd2 Tf6 31.f3 (voir diagramme) 31...Te4!!? (difficile de commenter objectivement ce coup !) 32.Cxd5 (étrangement, c’est le calme 32.Ce2! qui s’avère être le meilleur, par exemple : 32...Ce3+ 33.Txe3 Tg6 34.Cg3 Txe3 35.Dxe3 Dxg3 36.Ta2 gagne pour les blancs. Une variante très difficile à trouver en Zeitnot.) 32...cxd5 33.c6! Txf4!? 34.cxb7 Te4! 35.Tc1 Rh7 36.b8D Dxb8 37.fxg4 Dh2 38.Tf3 Txg4 39.b7? (deux coups avant le contrôle de temps Kramnik faiblit. 39.Tf2!) 39...Tfg6 40.Tc2? (cette fois la faute est décisive, il fallait jouer : 40.b8D Dxb8 41.Tf2 avec de bonnes chances de sauver la nulle.) 40...Txg2! (les blancs sont submergés.) 41.Dxg2 Txg2 42.Txg2 Dh1+ 43.Rf2 Db1 (il n’y a plus aucun moyen de lutter : 44.Rg3 Dxb7 45.Txf5 Db4–+ Kramnik abandonne.) 0–1 Le tableau final est éblouissant

Andrés Rodríguez Vila (2489)-Alexeï Chirov (2643)

Tournoi d’Arica (6e ronde), Chili, 2018. Défense sicilienne. 1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 e5 6.Cdb5 d6 7.Cd5 Cxd5 8.exd5 Ce7 9.c4 Cg6 10.h4 a6 11.h5 Ch4 12.Cc3 Fe7 13.a4 0–0 14.a5 Cf5 15.Fd3 Fg5 16.Ta3 Ch6 17.b4 f5 (les noirs attaquent à l’aile roi et les blancs à l’aile dame.) 18.Ca4 e4 19.Fc2 Cg4 20.Cb6 e3!? 21.Fxe3 Te8 22.Cxa8 f4 23.Dd3 g6 24.hxg6 fxe3 25.f3 (25.gxh7+ Rh8 et le roi noir est en ­sécurité.) 25...Cf2 26.Df1 Df6 27.gxh7+ Rh8 28.Re2 Ff5! 29.Da1 (29.Fxf5?? Db2+ 30.Fc2 Dxc2+ 31.Re1 Dd2#) 29...Cxh1 30.Dxf6+ Fxf6 31.Cc7 (31.Fxf5 Cg3+ 32.Re1 Cxf5 33.Cc7 Cd4! 34.g3 (34.Cxe8 Fh4+–+) 34...Cxf3+ 35.Re2 Cd4+ 36.Re1 Te4–+) 31...Cg3+ 32.Re1 8 Fb2! 33.Tb3 Fxc2 34.Txb2 Te5!! (c’est mat ! 7 Après : 35.Txc2 Th5 36.Rd1 Th1#) 0–1

Bundesliga, Allemagne, 2019 1.d4 Cf6 2.c4 e6 3.Cf3 d5 4.g3 c6 5.Fg2 Fe7 6.0–0 0–0 7.Cc3 b6 8.Ce5 Fb7 9.e4 Cbd7 10.Cxc6 Fxc6 11.exd5 Fb7 12.d6! Fxg2 13.dxe7 Dxe7 14.Rxg2 Tfd8 15.Df3 Tac8 16.b3 Ce8 17.d5 e5 18.Ce4 h6 19.Te1 b5 20.c5 a5 21.Fe3 Cdf6 22.d6 De6 23.Cxf6+ Cxf6 24.Tac1 e4 25.De2 b4 26.Fd4 Dd5? 27.Fxf6 gxf6 28.Dg4+ Rf8 29.Dxe4 Txc5 30.Txc5 Dxc5 31.De7+ 1–0 50

6

3 4 5 6 7 8 9 10

HORIZONTALEMENT 1. Aime atome. – 2. Qu’abaisse tant. – 3. Vagues périodes. Superbes sont celles d’Options. – 4. Vers Hendaye. Arbuste arabe. – 5. N’a vu que dinosaures. – 6. Rame­nâmes à la vie. – 7. Souvent suivi d’un domini. Ligue américaine. – 8. En forme de rémige. – 9. Égrap­pées. – 10. Chiants. Petit patron.

VERTICALEMENT I. Petits cubes. Élimer. – II. Peste-t-il en ciel ! – III. Herbacée. Arrêts intempestifs. – IV. Brochet américain. – V. Familier de Mélenchon. Voyelles. Au cœur d’un virus. – VI. Lac pyrénéen. Lettres de Tlemcen. Métal. – VII. Droit du sol. Fromages de chèvre. – VIII. Rhizome aphrodisiaque. – IX. Se sert. Alertâmes nos biches. – X. Bien venus. Vieille chevronnée. Levant. SOLUTION DU PROBLÈME DE MOTS CROISÉS

Solution du problème d’échecs

5 4 3 2 1 a

b

c

d

e

f

g

h

(Le Cavalier est attaqué, ainsi que le pion h6. En outre, le Roi noir est très prêt du pion a6.) 1.a7!! Rb7 2.a8D+! (le sacrifice a pour but d’obtenir la case c7.) 2...Rxa8 3.Rg7! Tg1+ (forcé) 4.Rf7 Tf1+ 5.Re7 Te1+ 6.Rd7 Td1+ 7.Rc7 Tc1+ 8.Cc3!! (ce deuxième sacrifice attire la Tour sur la troisième rangée où elle sera bientôt exposée.) 8...Txc3+ 9.Rd7 Td3+ 10.Re7 Te3+ 11.Rf7 Tf3+ 12.Rg6 Tg3+ 13.Rh5 Th3+ 14.Rg5 Tg3+ 15.Rh4 (la Tour est en prise et au prochain coup le pion peut se promouvoir.) 1–0

Alexeï Chirov (2639)Marius Bajorski (2017)

2

Horizontalement : 1. Kim Jong-un. – 2. Dé­ valorise. – 3. Ères. Unes. – 4. SO. Kat. – 5. Spielberg. – 6. Réanimâmes. – 7. Anno. NBA. – 8. Penniforme. – 9. Égrenées. – 10. Raseurs. St. Verticalement : I. Dés. Râper. – II. Kérosène. – III. Ive. Pannes. – IV. Maskinongé. – V. J.-L. Aei. Iru. – VI. Oô. Tlm. Fer. – VII. Nru. Banons. – VIII. Gingembre. – IX. Use. Réâmes. – X. Nés. GS. Est.

8

I II III IV V VI VII VIII IX X

1

L’échiquier en feu

OPTIONS N° 646 / AVRIL 2019


Communiqué

Baromètre de l’action sociale : Le CNAS marque sa différence La Gazette a publié dans son édition du 8 octobre 2018 le Baromètre de l’action sociale dans les collectivités locales*. De tous les modes de gestion représentés dans cette étude, le CNAS, premier organisme mutualisateur de France par le nombre de bénéficiaires, enregistre les meilleurs taux de satisfaction. Des bénéficiaires bien informés « Connaissez-vous les prestations auxquelles vous avez droit ? ». À cette question, les bénéficiaires du CNAS sont affirmatifs à 85 % (65 % pour les autres opérateurs). Un résultat à mettre en parallèle avec les moyens d’information et de conseil mis à leur disposition – site internet, correspondant, mission accueil-conseil, réunions… – dont 73 % s’estiment satisfaits (58 % pour les non adhérents au CNAS).

Un accompagnement efficace En matière de gestion de l’action sociale, 87 % des bénéficiaires du CNAS et des décideurs se déclarent satisfaits (dont près de 1 sur 4 très satisfait), contre 62 % pour les autres modes de gestion. De plus, 83 % des responsables sont satisfaits de l’accompagnement qu’apporte le CNAS à leur collectivité en matière de conseils et d’expertise. Hors CNAS, ce pourcentage plafonne à 67 %.

Extrait du Baromètre 2018 de l’action sociale CNAS

Hors CNAS

Prestations Connaissent l’offre 85 % 65 %

Session de formation pour des correspondants CNAS de l’Est.

S’estiment bien informés et conseillés 73 % 58 %

Gestion de l'action sociale Sont satisfaits 87 %

© CNAS — Service communication

62 %

S’estiment bien accompagnés 83 % 67 % * Étude quantitative en ligne réalisée du 6 juin au 30 juillet 2018 auprès de 563 responsables de l’action sociale dans les collectivités et 740 bénéficiaires, soit 1 303 répondants. Enquête menée par Infopro Digital Études pour La Gazette, en partenariat avec le CNAS.

LE CNAS, C’EST :

20 000

STRUCTURES ADHÉRENTES

VOTRE ACTION SOCIALE DANS LE DÉTAIL SUR CNAS.FR

760 000 BÉNÉFICIAIRES

2,5 MILLIONS 136 MILLIONS DE PRESTATIONS DISTRIBUÉES EN 2018

87%

DE SATISFACTION GLOBALE

(bénéficiaires et décideurs, selon le Baromètre de l’action sociale 2018)

D’AYANTS DROIT

94

DÉLÉGATIONS DÉPARTEMENTALES

7

ANTENNES RÉGIONALES chiffres au 02/2019


Militants - Adhérents

partenariat@macif.fr MACIF : MUTUELLE ASSURANCE DES COMMERÇANTS ET INDUSTRIELS DE FRANCE ET DES CADRES ET SALARIÉS DE L’INDUSTRIE ET DU COMMERCE. Société d’assurance mutuelle à cotisations variables. Entreprise régie par le Code des assurances. Siège social : 2 et 4 rue de Pied de Fond 79000 Niort. Inscrite au registre des démarcheurs bancaires et financiers sous le n°2103371860HQ. Intermédiaire en opérations de banque pour le compte exclusif de Socram Banque.


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