Camille KIRNIDIS - Mémoire de recherche (extrait) - Le Spectaculaire du fait divers

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DÉCEMBRE 2016

ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DE LA PHOTOGRAPHIE, ARLES

LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

1. Thomas Demand, Landing, 2006.

Construction et entretien d’une fascination : représentation du crime à travers l’image du XIXe au XXIe siècle.

CAMILLE KIRNIDIS MÉMOIRE EN VUE DE L'OBTENTION DU GRADE DE MASTER, 2017 SOUS LA DIRECTION DE NICOLAS GIRAUD


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

Introduction

2

INTRODUCTION Difficile à cerner et à définir, le fait divers, bien qu’il soit indissociable de

Ainsi, pour comprendre l’obsession des artistes et des spectateurs pour les

la nature humaine, semble un phénomène insaisissable. Apparu en 1838,

faits divers, il faudra également évoquer plusieurs aspects psychologiques

le terme « fait divers » désigne un événement exceptionnel et imprévisible,

et sociologiques qui peuvent expliquer, si ce n’est justifier, cette passion

violant les normes et la morale relatives aux mœurs et aux usages de

malsaine mais inévitable pour le drame et la tragédie. Ce qui peut être

la société. Ancré dans une réalité quotidienne qu’il vient bouleverser, il

qualifié de « mythe contemporain » doit en effet être mis en regard

dérange et fascine car il « révèle l’irruption d’une déchirure dans l’ordre

avec une histoire collective. Tout comme la mythologie antique et les

du quotidien, il fait scandale 1 ».

contes de fées, les faits divers sont des histoires extraordinaires, qui se racontent et se répètent, avec pour même but d’éduquer et d’avertir,

Sociologue spécialisé en criminologie, Laurent Muchielli considère que

d’apprendre de ses erreurs. Une notion moralisante est inévitable,

le fait divers est un « symptôme des dérèglements de la vie sociale. Et

mais, contrairement aux mythes et contes merveilleux, le fait divers a

lorsqu’il rencontre une ambiance générale de morosité et d’inquiétude

existé, a eu lieu dans notre monde, et fait partie de notre actualité. Son

sur l’avenir, il devient le révélateur d’une décadence 2 ». Ainsi, très tôt,

aspect divertissant prend une dimension toute autre, bien plus brutale :

le fait divers est source d’inspiration et de questionnement inépuisable

il peut arriver à tout le monde. C’est entre autres avec les philosophes

pour l’Art, qui ne peut s’empêcher de le déconstruire et le reconstruire.

Sigmund Freud et Siegried Kracauer que nous évoquerons les notions de

En effet, en parallèle à son apparition dans les journaux, le fait divers

morale et de catharsis inhérentes au fait divers. Nous aborderons aussi

se retrouve adapté en littérature, qui l’esthétise, le fictionnalise, le

l’un des concepts de Martin Heidegger pour tenter d’entrevoir le rôle

romance. L’imaginaire traverse la réalité, la renverse, et la distanciation

primordial que joue le fait divers dans notre confrontation à la mort.

avec l’horreur est alors plus aisée. Prenant exemple sur la littérature, des mediums visuels tels que le cinéma et la photographie artistique, s’emparent du fait divers à leur tour et l’abordent sous différents angles,

De

l’image-preuve

à

la

fabrique

du

sensationnel,

en

pour convoquer une démarche d’introspection, soutenir le devoir de

passant par l’intervention de la fiction, l’illustration du fait divers

mémoire, utiliser le sensationnel ou provoquer l’identification du

témoigne quoiqu’il en soit d’une inquiétude latente de notre société.

spectateur.

Voyeurisme, spéculation, réinterprétation, esthétisation : il s’agira de comprendre le phénomène de fascination que suscite le drame ainsi

À travers l’analyse d’oeuvres précises ou à partir d’approches

que son évolution et les croisements qu’il provoque entre presse et art.

transversales, il s’agira de proposer un panel de formes plurielles qui renouvelle les catégories de représentation du fait divers. Nous

Dans le fait divers, comment la photographie devient-elle l’instrument

envisagerons notamment l’image utilisée comme contenu informatif,

d’une spectacularisation du tragique ? Quels glissements s’opèrent quand

soit en tant que preuve judiciaire avec une approche scientifique comme

elle le transforme en spectacle au risque d’en neutraliser le sens et le

le propose le travail d’Alphonse Bertillon, soit en tant que témoin avec

cheminement du drame ? Et enfin, face à cette surenchère du sensationnel,

une spontanéité proche de l’urgence de l’accident comme les clichés de

existe-t-il un autre régime d’images pour redonner sa fonction au fait

Weegee, entre autres.

divers et engendrer une prise de conscience ?

Nous citerons également des artistes aux travaux conceptuels qui réutilisent les codes des médias et en particulier ceux de la presse : Andy Warhol,

Il faudra en premier lieu envisager le fait divers dans sa forme moderne

par exemple, propose le voyeurisme morbide comme mode de réception

qui se déploie depuis le XIXe siècle sur le modèle journalistique mais

esthétique, tandis que Thomas Demand explore la force qu’exercent les

aussi sur le modèle policier. Pour ce faire il s’agira de définir son rôle

images reliées à des faits macabres sur notre mémoire picturale collective.

dans l’émergence de la presse de masse et de déterminer les codes et

Il sera aussi question de photographes qui convoquent la fiction dans

rôles stéréotypés qui participent à la la mise en scène du « théâtre

leurs travaux pour aborder un fait divers précis, ou la notion même de

du crime ». Ces recherches conduiront à l’analyse de l’image en tant

ce qu’il représente. Parmi eux, Christian Patterson, qui se livre à une

qu’indice, témoin ou preuve indissociable de l’enquête judiciaire.

investigation fantasmée à partir d’un véritable fait divers, ou encore Jeff

Après avoir établi les prémices du fait divers, nous tenterons de

Wall, qui pratique une photographie très maîtrisée et parsemée d’indices

comprendre comment il est l’objet d’une fascination dont l’image est

pour aider le spectateur à reconstituer les scènes qu’il propose.

l’outil privilégié. Nous verrons pourquoi le fait divers, éminemment

Quoiqu’il en soit il est évident que l’adaptation d’un fait divers en œuvre

populaire, appelle à l’identification de chacun, puis envisagerons la

d’art n’est jamais objective. Même si l’utilisation de documents d’époque

photographie comme instrument du tragique dans l’actuelle invasion

permet de renforcer le respect d’une certaine vérité, l’artiste établit

d’une industrie du « choc ». Enfin à l’encontre de la sidération visuelle

toujours une réappropriation de l’événement dramatique qu’il choisit.

propagée dans les médias, nous nous demanderons comment les artistes

De plus, se pencher sur les traces d’un fait divers d’ordre criminel ne peut

proposent un nouveau régime d’images pour amener le spectateur à une

être anodin, et se risque à (re)déclencher un scandale, à susciter malaise

prise de conscience, tout en évitant de traiter le crime comme un simple

et mépris. Alors pourquoi s’engager dans une entreprise si délicate ?

spectacle.

1

Daniel Salles, « L’irrésistible attraction du fait divers », Bibliothèque Nationale de France, 2005 [en ligne]. Disponible sur http://expositions.bnf.fr/presse/ arret/08.htm [consulté le 15 novembre 2016].

2

Cécile Bouanchaud, « Pourquoi raffolons-nous des faits divers ? », Europe 1, 8 juin 2013 [en ligne]. Disponible sur http://www.europe1.fr/france/ pourquoi-raffolons-nous-des-faits-divers-1556223 [consulté le 12 novembre 2016].


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

3

Table des matières

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION............................................................................................................................................................................................p.2 LA MISE EN SCÈNE DU DRAME : CONSTRUCTION D’UNE FASCINATION...........................................................................................p.4

Émergence de la presse de masse et fait divers............................................................................................................p.4 Classifications, archétypes et structure du fait divers............................................................................................................... p.4 Le modèle du feuilleton : faits divers et roman criminel............................................................................................................p.4

Le théâtre du fait divers.........................................................................................................................................................p.5 Victime et criminel : les principaux acteurs.................................................................................................................................p.5 Décor et temps de l'action...............................................................................................................................................................p.6

Revendication d'une authenticité : l'image scientifique au service de la justice..................................p.7 Image indice, témoin et preuve......................................................................................................................................................p.7 Remise en cause du pouvoir de vérité de l’image.........................................................................................................................p.8

L’IMAGE, OUTIL PRIVILÉGIÉ DU FAIT DIVERS : ENTRETIEN ET REMISE EN QUESTION D’UNE FASCINATION..........................p.11

Projection du spectateur.......................................................................................................................................................p.11 Faiblesses de la nature humaine : la pulsion, la morale et la catharsis...................................................................................p.11 Identification du spectateur et lien social...................................................................................................................................p.12 Le fait divers comme événement : le glissement du présent au passé historique...................................................................p.13

Le fait divers comme spectacle...........................................................................................................................................p.14 Le glissement du drame au tragique...........................................................................................................................................p.14 La photographie comme instrument du tragique.....................................................................................................................p.14 Du 19e au 21e siècle : une industrie du choc..............................................................................................................................p.17

L’artiste et la représentation de l'horreur ............................................................................................................p.18 Un autre régime d’images : l’art pour éviter le piège de la compassion et réveiller les consciences.....................................p.18 Fictions, enquêtes imaginaires et art documentaire..................................................................................................................p.22

CONCLUSION.............................................................................................................................................................................................p.26 INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES......................................................................................................................................................p.28


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

18

L’artiste et la représentation de l'horreur

II / Entretien et remise en question d'une fascination

De même, Aragon, dans la nouvelle « Asphyxie » extraite de l’ouvrage Libertinage, met en place un rapport de fascinationrépulsion vis-à-vis de la presse. L’auteur invente des faits

Nous avons donc établi qu’il existait, dès les prémices du fait divers dans la société contemporaine, deux types d’images du fait divers. D’un côté les images scientifiques, au service de la justice, rigides, froides et distantes ; d’un autre celles de presse, choquantes, tragiques, spectaculaires. Alors, Dominique Baqué parle d’une « usure du regard 75 » qui doit être rédimée par un autre régime d’images. Le lieu de l’art serait-il ce nouveau média où le traitement du drame trouverait un nouvel usage ?

divers et en imite les procédés journalistiques et « l’écriture feint de se limiter à la citation d’objets de discours dans une démarche dadaïste qui laisse transparaître la fascination pour le quotidien, le goût du scandale et de la provocation 80 ». Le surréalisme ouvre donc la voie à l’art contemporain qui va s’approprier des photos issues de journaux, en reprenant les mêmes codes et formes utilisés par la presse, mais en les détournant pour une nouvelle approche. Une question semble

75

Dominique Baqué, L’Effroi du présent : Figurer la violence, Paris, Flammarion, 2009, p.18.

tarauder les artistes : celle du contexte de l’image de presse. Non seulement celui de la prise de vue, mais également celui de sa présentation dans le journal, où tout dépend du rapport de force entre image et texte. Bien souvent l’écrit l’emporte, par son niveau de persuasion plus puissant que celui de l’image,

Un autre régime d’images : l’art pour éviter le piège de la compassion et réveiller les consciences

plus grave 77 ». L’intérêt que ce courant a manifesté pour le

qui ne livre jamais la totalité de son contenu, et dépend du

fait divers peut sembler paradoxal à bien des égards. Récit

regard subjectif de chaque lecteur devant une source infinie

minimal et condensé, produit de la presse qui relève par

d’interprétations. « Toutes les photographies attendent d’être

excellence de l’anecdote, « il constitue un discours du réel

justifiées ou falsifiées par leur légende », écrit Susan Sontag,

fréquemment exploité par les romanciers, en particulier

avant d’ajouter : « durant les affrontements entre Serbes et

ichel Poivert dans son livre sur La photographie

réalistes et naturalistes, dont on sait qu’ils représentent,

Croates au début de la récente guerre des Balkans, on a vu

contemporaine, se demande : « les propositions

pour le surréalisme, l’antithèse de tout ce qu’ils défendent et

circuler, lors de réunions de propagande serbes et croates, les

artistiques se sont-elles nourries des modèles en

désirent 78 ».

mêmes photographies d’enfants tués dans le bombardement

faillite de l’information visuelle pour mieux en déconstruire

Pourtant, la présence récurrente du fait divers dans leurs textes

d’un village. Modifiez la légende, et ces morts d’enfants

la mythologie ? À défaut d’utilité au sein de l’économie de

révèle néanmoins combien les surréalistes ont été sensibles à

peuvent être utilisées et réutilisées ad libitum 81 ».

l’information, la photographie peut-elle prétendre devenir —

son aspect brut et à l’imagination qu’il impulse. Quels liens peut

Quand la presse illustre de photographies ses articles, sous

sur la base des acquis du conceptualisme — un instrument

avoir le fait divers, bref et éphémère, avec le langage poétique ?

prétexte de donner le plus d’informations possibles, activant

critique à l’égard des médias ? 76 ».

Le collage, sous ses différentes formes, est l'une des réponses

la croyance dans le « ça-a-été 82 » de Roland Barthes, elle nous

Si le journaliste, sous couvert d’une objectivité professionnelle,

données par le courant surréaliste, afin de développer une

prive des différentes lectures possibles de l’image, notamment

a pour but premier d’informer, l’artiste bien souvent, cherche

force critique au travers du fait divers. Ce procédé se révèle

au moyen des légendes qui l’accompagnent.

plus à dénoncer ou à engendrer une prise de conscience.

très économique pour s’approprier le fait divers : objet non

Notre usage de l’image de presse est donc extrêmement

Ainsi, après une volonté d’objectivité et de distanciation qui

identifié, il se retrouve collé de manière aléatoire, comme

naïf car « nous prenons rarement en considération à quel

se traduit par une approche scientifique au début du XIXe

par exemple dans les Dix-Neuf poèmes élastiques de Blaise

point l’image de presse est le produit complexe de toute une

siècle, puis face à l’avidité des médias en matières d’images-

Cendrars. Le poème « Dernière Heure » se présente en effet

industrie qui nous impose ses conditions et qui réussit ainsi à

choc, les artistes choisissent des approches plus intimes et

comme un « Télégramme-poème copié dans Paris-Midi 79 ».

nous conditionner 83 ».

M

personnelles du fait divers. Malgré cela, l’autorité de l’image de presse ne peut être totalement évacuée de leurs travaux

Le collectif Taroop & Gabel, apparu au début des

et interviendra de différentes manières dans les œuvres

années 1990, s’amuse de ces légendes qui peuvent parfois

d’art avec qui elle partage des ambitions communes : rendre

s’avérer absurdes et par là même comiques. Manipulant

compte du réel, témoigner, adopter une fonction critique…

les idées reçues et le mauvais goût au travers de l’actualité

De plus, dans le milieu de la presse comme dans le domaine

médiatique, ces artistes prélèvent dans la presse régionale

de l’art, l’image est soumise aux mêmes questionnements

des photographies avec leurs légendes, les scannent, les

sur

suggestion.

agrandissent et les encadrent. La série « Les Belles Images de

Alors, à mi-chemin entre la réalité accablante des faits reprise

Taroop & Glabel » se présente comme une collection d’images

par la presse, et l’imaginaire développé par la littérature qui

incongrues, garanties « sans retouche et sans recadrage »,

l’anoblit, l’art contemporain tente de se positionner face au

dépourvues de sens et sans utilité apparente même lorsqu’elles

miroir du quotidien que met en place le journal. Les artistes

sont mises en regard avec leurs légendes loufoques. Nous

recourent à différentes approches pour éviter de figurer la

trouverons donc, par exemple, la photographie d’un portail

violence et le crime comme un simple spectacle, et tentent

disparu accompagnée de la question « Qui peut bien voler ainsi

sa

pertinence

et

son

pouvoir

de

subtilement de pousser le spectateur à la réflexion en allant à l’encontre de l’image comme outil polémique destiné à influencer l’opinion publique.

21. Taroop & Glabel, Qui peut bien voler ainsi les portails ?, de la série « Les Belles Images de Taroop & Glabel », 2009.

les portails ? », ou encore celle d’une maison banale sous-titrée « Le couple ne vivait plus en harmonie depuis longtemps ».

Les premiers à extraire le fait divers de l’espace journalistique furent les surréalistes. En 1924, dans le Manifeste du surréalisme on peut lire : « le surréalisme ne tendit à rien tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la

77

André Breton, Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 346), 1988, p. 781. 78

Nathalie Piégay-Gros, « Collages et faits divers surréalistes », Poétique, Paris, Le seuil, 2009 (n° 159), p.287. 79

76

Michel Poivert, « Faillite du “critique” », La photographie contemporaine, Paris, Flammarion, 2010, p.108.

Blaise Cendrars, « Dernière Heure », Dix-neuf poèmes élastiques (1919), dans Du monde entier, Poésies complètes : 1912-1924, Paris, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 1967, p.91-92.

80

Nathalie Piégay-Gros, op.cit., p.289.

81

Susan Sontag, Devant la douleur des autres, p.18.

82 Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Co-édition Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, 2010, p.120. 83

Gaëlle Morel, Photojournalisme et art contemporain : les derniers tableaux, Entretien entre Hartwig Fischer et Garance Chabert, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2008, p.21.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

19

II / Entretien et remise en question d'une fascination

C’est notamment ce que réalise Andy Warhol dans les années 1960 avec la série Death and Disaster. Dans ce travail, le recours à la photographie est d’autant plus déterminant qu’il participe à une volonté de redéfinir le statut de l’auteur, mais aussi à réintroduire du réel dans l’art actuel, et surtout à investir l’oeuvre d’un contenu issu de la culture populaire, celui de la presse illustrée. Hartwig Fischer explique en effet que par sa pratique, Warhol « rapproche l’oeuvre d’art de 22. Andy Warhol, Car Crash, 1963, de la série « Death and Disaster ».

l’image de masse, modifiant fondamentalement le statut de l’art et celui de l’artiste 87 ». Death and Disaster s’appréhende comme un immense tabloïd à sensations rassemblant des images d’accidents de voiture, d’empoisonnements, de suicides, ou d’exécutions capitales.

Malgré son manque d’intérêt, l’image est là, comme

Comme Vincent Lavoie l’indique dans son article « Le dernier

pour donner de la contenance à un cliché dérisoire.

tabloïd », les sérigraphies d’Andy Warhol « magnifient (ou

Faisant vaciller le sérieux de l’image de presse, ridiculisant

banalisent, c’est selon) les attributs de l’image de masse, et

l’information, Taroop & Glabel se moquent finalement de

constituent le voyeurisme morbide en mode de réception

cette manipulation du regard par les médias — ici elle n’est

esthétique 88 ». Puisant dans des magazines d’actualité tels

pas dramatique mais suggère qu’elle peut s’avérer bien plus

que Life, Newsweek, National Enquirer, ou dans les archives

grave.

de police, l’artiste réutilise des images provenant des médias

Bruno Serralongue interroge lui aussi ce rapport entre texte et

de masse et déjà consommées par la culture populaire.

image en 1994, dans la série Faits Divers. Il suit un protocole

Le recours à la photographie a pour but de redéfinir le statut de

précis : chaque jour il se rend sur les lieux d’un événement

l’auteur mais aussi de « réintroduire du réel dans l’art actuel

relaté par le journal local, Nice-Matin pour photographier

[et] investir l’œuvre d’un contenu issu de la culture populaire,

le décor vidé de toute action, et aussi de toute signification.

celui de la presse illustrée 89 ».

Un résumé au bas de l’image qu’il réalise la reconnecte au

Covering the real présente également l’œuvre de Sarah

contexte journalistique, ce qui rend explicite le processus et

Charlesworth qui juxtapose des « unes » issues de journaux

met en avant le rôle de la légende de presse. Comme chez

du monde entier et datées du 21 avril 1978 (date qui donne son

Taroop & Glabel, on retrouve un questionnement sur la

titre à la série) qui reprennent toutes le même cliché d’Aldo

vacuité de la représentation du fait divers dans l’image de

Moro détenu par les Brigades rouges 90. L’artiste ne garde que

presse qui pointe la pauvreté d’un certain type d’article.

le titre du journal et la mise en page, mais supprime tous les

La série Faits Divers se présente comme « une enquête sur

textes. Elle problématise ainsi l’image, et la photographie

l’enquête journalistique 84 » et montre le rôle, parfois très

décontextualisée se pose alors comme énigme et non comme

réduit, du reporter dans la chaîne de l’information mais aussi

solution.

dans la prise de vue. De plus, en renouvelant la couverture des faits divers, Serralongue rejoue le processus réception du

D'autres travaux, qui ne sont pas présents dans l’exposition

spectateur dans sa lecture de l’image en corrélation avec le

Covering the Real, entreprennent eux aussi une poétisation

texte.

de l'image de presse par l’absurdité. Par exemple l’artiste D’autre part, pour traiter la problématique du contexte

Ron Jude qui prélève des photographies dans le journal

du fait divers, certaines œuvres traitent du flux aléatoire et

d’une petite ville pour son projet Alpine Star (2004-2006).

permanent des images de presse. De nombreux exemples

Encore une fois, les images sont sorties de leur contexte, et

sont proposés dans l’exposition Covering the Real 85 (2005)

se présentent telles des poétiques irrationnelles de l’archive.

qui explore les liens entre art et image journalistique en

Engageant la mémoire collective et incitant à la fiction, Jude

rassemblant 24 artistes qui ont travaillé avec les images

propose un ensemble étrange et anti-narratif dont la structure

de presse depuis 1960. Hartwig Fischer, conservateur et

s’articule autour d’une tension inhérente à la photographie

commissaire de l’exposition explique qu’il s’agit de « mettre en

elle-même. L’artiste ne cherche pas à améliorer les images

relief de façon nouvelle [...] ce que devient l’art sous l’impact

qu’il reproduit, mais les laisse au contraire endommagées

des images de presse ; et ce que révèlent les images de presse

par leur réutilisation, gardant, entre autres, la trame propre

dès qu’on les regarde avec le discernement critique de l’art 86 ».

aux journaux.

87

Armelle Canitrot, « Photographie », La Croix, Mai 2005 [en ligne]. Disponible sur http://www.la-croix.com/Archives/2005-05-25/ PHOTOGRAPHIE-_NP_-2005-05-25-236787 [consultée le 12 septembre 2016]. 88

Vincent Lavoie, « Le dernier tabloïd », Études photographiques, Mai 1998 [en ligne]. Disponible sur http://etudesphotographiques. revues.org/160 [consultée le 19 septembre 2016]. 84

Pascal Beausse, « Entretien avec Bruno Serralongue », Bruno Serralongue, Dijon, Les Presses du réel, 2002, p.10. 85

Exposition Covering the Real, Kunstmuseum Basel, Bâle, Suisse, 2005, du 1er mai au 21 août. 86

Gaëlle Morel, op.cit., p.20

89

90

Loc.cit.

Voir l’article de Margherita Nasi, « Brigades rouges : l’Italie vit toujours avec le fantôme d’Aldo Moro », Slate [en ligne]. Disponible sur http://www.slate.fr/story/73773/italie-aldo-moro-fantomepassion-theorie-complot [consultée le 24 novembre 2016]

23. Sarah Charlesworth, April 21, 1978, 1978.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

II / Entretien et remise en question d'une fascination

20

Broomberg & Chanarin, quant à eux, s'interrogent sur

Toujours dans cette stratégie appropriationniste des images de

Au contraire de l’image-marchandise que prône

la relation qui s’instaure entre les différentes images

presse, le photographe allemand Thomas Demand reconstitue

la communication de masse, il s’agit pour eux de tenter de

médiatiques et doutent de la capacité de la photographie à

des scènes de fait divers piochées dans les journaux. L’artiste

comprendre l’inconcevable en faisant intervenir l’abstraction

rendre compte du réel. En associant plusieurs médias par le

place la question de l’archive au cœur de son travail.

ou la poésie pour mieux dire le tragique. À la recherche d’un

collage et l’écriture automatique visuelle, les compositions

Faites de maquettes en carton grandeur nature et en format

nouveau point de vue, ils proposent de donner à voir une autre

du duo rejoignent son intérêt pour le surréalisme et, par leur

tridimensionnel, les scènes sont reconstruites par Demand

vérité de l’horreur.

associations, créent de nouveaux modes de compréhension

avant qu'il ne les détruise pour ne garder d'elles qu’une trace

de l’image médiatique et des icônes visuelles.

visuelle. La fidélité des maquettes et leur réalisme extrême

C’est entre autres le cas de Sophie Ristelhueber avec la série

Dans le livre War Primer 2 91, Broomberg & Chanarin réalisent

amorcent chez le spectateur un processus de reconnaissance,

Fait (1992). En prenant des photos des traces du conflit au

un palimpseste complexe en réinterprétant l’ouvrage de Bertolt

mais certains détails et l’absence de fonctionnalité de la scène

Koweït 7 mois après la fin des combats, l’artiste nous donne

Brecht, War Primer 92. Quand en 1955 Brecht analyse, par le

représentée détourne l’image d’une possible crédibilité.

à voir la guerre non pas dans sa composante humaine mais

biais de photographies, de coupures d’articles et de poèmes,

Prenons

intitulée

au travers de l’empreinte qu’elle laisse dans le paysage. Le

la manière dont il faut « lire » la presse, en 2011 Broomberg

Kitchen (2004) : une gazinière étrangement propre, un évier

désert n’en est plus un, lacéré par les tranchées et autres

& Chanarin irriguent son livre de nouvelles images, souvent

en inox, un sac poubelle et quelques détritus qui induisent

constructions éphémères. Les vues aériennes de Ristelhueber

violentes, issues de la presse actuelle, d’internet ou des

un début de désordre qui semble pourtant bien artificiel.

sur ces terres dévastées offrent au spectateur une nouvelle

réseaux sociaux.

Comme dans toutes les œuvres de Demand, l’image est

vision, dénuée de repères, des conséquences du conflit.

Dans la même idée, en 2013 avec Holy Bible, ils

impeccable et c’est ce qui dérange en premier lieu. Mais

Dans Scene from a liberated Baghdad (2003), Simon Norfolk

explorent les concepts de la violence, de la guerre et de

sa vraie force intervient lorsque l’on sait qu’elle trouve

propose lui aussi un autre point de vue de la guerre rapportée

la politique, cette fois à travers le prisme du religieux.

son origine dans un article de presse faisant référence à

par les médias. Paysages en ruines, vidés de toute présence

Ils reprennent le livre sacré pour l’envahir d’images

un authentique événement historique. En effet, Demand

humaine : son travail se positionne en contrepoint des images

choquantes, provenant de la collection The Archive of

reconstitue la cuisine de la cache où Saddam Hussein fut

diffusées en continu à la télévision et dans les journaux, où

Modern Conflict, mises en relation avec le texte original.

arrêté par les Américains le 13 décembre 2003.

l’atrocité de la guerre s’impose au monde entier à travers

Avec une réflexion sur l’instantanéité de l’information et

Par une esthétisation extrême de l’image, l’artiste la transforme

la peur des habitants, la souffrance des corps, et la violence

la multiplication de ses sources, le duo s’engage dans un

radicalement et la sort de son contexte pour l’anesthésier

des conflits. En effet, bien que la guerre en Irak soit l’un des

décryptage du monde contemporain en revendiquant des

politiquement. En équilibre entre simulacre et document, les

événements les plus couverts de l’histoire du journalisme, les

partis pris forts. Broomberg & Chanarin « mettent en cause

photographies de Thomas Demand fragilisent le crédit accordé

médias peinaient à rendre la réalité de la situation sur le terrain.

une archéologie ou un exorcisme de l’esthétique associés aux

aux médias dans leur rôle descriptif, et tendent à réduire les

Préférant intervenir après les faits, Norfolk s’inscrit dans une

tropes de la culture visuelle, remettant à nu leurs fondements

fondements formels de l’objectivité photographique à un

pratique plus contemplative de la photographie de reportage,

pour en livrer de nouvelles interprétations. Le langage

simple répertoire de postures.

avec une composition soignée réalisée à la chambre pour des

l’exemple

de

la

photographie

tirages monumentaux. Ainsi, « en rendant esthétiques des

et la littérature jouent un rôle croissant dans un travail multifacettes 93 ».

91

Adam Broomberg & Oliver Chanarin, War Primer 2, Londres, Mack, 2011. 92

Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Holy Bible, Londres, Mack, 2011. 93

Dossier de presse de l’exposition À fendre le cœur le plus dur, Témoigner la guerre / regards sur une archive, 2015, Centre Photographique d’Ile-de-France [en ligne]. Disponible sur : http:// www.cpif.net/media/cpif/117296-dp_aflc_cpif-web-4.pdf [consultée le 24 novembre 2016].

En dehors de la récupération et de l’appropriation,

scènes dramatiques, le photographe crée un malaise chez le

les artistes contemporains ont recours à d’autres démarches

spectateur conscient d’être séduit par la beauté des images 94 ».

pour interroger l’utilisation de l’image par les médias. Il

Également à la recherche de la beauté pour mieux dire

faut alors ouvrir le sujet au-delà du fait divers et évoquer

l’horreur et créer le malaise, Christophe Schütz réalise Gaza

la représentation des faits de société comme la guerre

0109. Accompagnées de légendes décrivant le conflit dans

ou la catastrophe. Certains artistes réalisent des travaux

la bande de Gaza, les images sont en fait issues de paysages

à portée politique et sociale avec des sujets tels que

suisses où réside le photographe, et Nathalie Herschdorfer

les conflits, les génocides, la guerre, ou l’immigration.

24. Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Image du livre War Primer 2, Londres, Mack, 2011.

94

Nathalie Herschdorfer, Jours d’après, Quand les photographes reviennent sur les lieux du drame, Paris, Ed. Thames & Hudson, 2011, p. 35.

25. Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Image du livre Holy Bible, Londres, Mack, 2013.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

21

explique que « cette discordance entre l’image et le texte permet à Schütz d’interroger la façon dont nous sommes influencés par les médias 95 ». La presse ne révélait alors que des informations partielles des combats, suivant les consignes de l’armée israëlienne qui imposait aux journalistes de ne dévoiler que des images justifiant son intervention ; pourtant, du côté de la Palestine étaient diffusées des images de destruction, de cadavres, et de douleur. Adoptant une approche distanciée, où seules les légendes associées à des paysages paisibles orientent le spectateur, Schütz ne recherche pas l’effet dramatique mais tente de déclencher une prise de conscience chez le spectateur.

Pour répondre à la question de Michel Poivert, l’art semble en effet se positionner comme un instrument critique à l’égard des médias. Qu’il traite de fait divers ou de catastrophe, il interroge une occultation de la vérité parfois mise en place par l’image médiatique, mais surtout met en avant la notion de contexte, invitant le lecteur à adopter un recul par rapport aux informations visuelles délivrées par les journaux, la télévision, ou internet. Prenant leur source dans la presse, ces premières approches constituent donc une des solutions proposées par l’art pour pallier « l’usure du regard » qui inquiète Dominique Baqué, privilégiant les notions de poésie et d'abstraction pour éveiller les consciences. D’autres artistes suivent cette voie mais choisissent de se placer à la périphérie du documentaire, ou encore d’aborder le drame en utilisant la fiction, l'inconcevable du fait divers ayant besoin de

26. Thomas Demand, Küche/Kitchen, 2004.

recourir à la puissnce de l'imaginaire pour se dévoiler.

95

Nathalie Herschdorfer, op.cit., p.142.

27. Ron Jude, Sans titres, Images extraites du livre Alpine Star, Ithaca, A-Jump Books, 2006.

28. Sophie Ristelhueber, Fait #61, 1992.

II / Entretien et remise en question d'une fascination


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

22

II / Entretien et remise en question d'une fascination

Fictions, enquêtes imaginaires et art documentaire

E

xcellent prétexte pour galvaniser le public, le tenir en haleine, en appeler à son côté le plus humain, les faits divers sont une source d’inspiration inépuisable. Contraire-

ment à l’image à visée informative qui doit éviter de transformer le drame en spectacle, lorsque les photographes choisissent la fiction ils s’autorisent souvent une esthétique très maîtrisée, puisant parfois ses références dans le cinéma et le théâtre. Le traitement des images leur donne alors un aspect très séduisant qui libère tous les dangers de la fascination pour le morbide, mais qui n’empêche pas de déclencher une réflexion, bien au contraire. Car face à l’art, le public n’est pas à la recherche d’information et d’authenticité comme lorsqu’il lit la presse. Il doit se positionner instantanément comme spectateur et savoir que l’œuvre, malgré son caractère artificiel et envoûtant, n’est pas pour autant superficielle. Toutefois il faut reconnaître que pour certains travaux, la réalité dépassera la fiction, engendreant l’échec d’un processus de réflexion. Dominique Baqué cite notamment les limites du travail des artistes danois Henrik Plenge Jakobsen et Jes Brinch qui réalisent depuis les années 1990 un ensemble de projets intitulé

29. Jeff Wall, La Chambre détruite, 1978.

Burn Out, dont chaque action comporte une dimension essentielle de violence. Baqué prend un exemple issu de ce projet, The

où il reproduit des scènes qu’il qualifie lui-même de « presque

de s’accrocher à ce qu’il voit. S’il prend le temps, des choses

Smashed Parking Ground qui eut lieu en 1994 à Copenhague :

documentaires ». Chez Wall, sous leurs apparences de reportages

émergent, et il n’a plus besoin de légende 99 ».

« mimant les émeutes urbaines, les deux artistes ont, non sans

les événements échappent volontairement au spectateur, refusant

provocation, installé sur la place de la ville un bus, dix-huit

une réponse au contexte de la scène photographiée.

voitures […] et un bus renversé. L’action était conçue comme

Cependant, dans ces images de très grands formats, des indices

revenir sur des faits divers. Cela peut notamment être motivé par

un "scénario de réalité évolutif", mis à la disposition du public.

sont disséminés pour créer un cheminement de la pensée et

un besoin personnel de l’artiste. Il s’empare souvent d’affaires non

On imagine sans peine ce qui advint par la suite : la nuit suivant

suggérer des scénarios potentiels, notamment dans l’une de ses

résolues, et c’est dans la frustration qu’il part à la recherche d’une

le vernissage, les habitants de Copenhague se sont chargés de

premières photographies intitulée The destroyed room (1978). La

réponse, tentant de résoudre les énigmes, de percer les mystères. Il

détruire violemment bus et voitures, menant en quelque sorte le

couleur rouge dominante met en exergue le caractère sanglant

devient alors détective, maître de l’enquête qu’il recrée. Inspirés

scénario à ses extrêmes limites. La guérilla s’est mutée en une

et ravagé de la scène, que le regard parcourt d’objets en objets,

par le cinéma ou la littérature, certains photographes choisissent

réelle émeute urbaine, cristallisant les tensions latentes de la société

essayant en vain de savoir ce qui s’est passé. Le chaos qui règne

de se réapproprier l’histoire. À la périphérie du documentaire,

danoise 96 ». Ainsi la dimension éminemment spectaculaire des

dans la pièce peut rappeler les dégâts causés par une tempête, mais

ces fausses investigations permettent de combler des failles qui

actions imaginées par Jakobsen et Brinch laissait finalement peu

des détails féminins parsèment le sol et suggèrent une histoire

jusque là ne pouvaient être déjouées que par l’imagination seule.

de place au travail de la pensée et n’était plus que l’opportunité

passionnelle tragique. Un détail particulier introduit un sens

Dans ce type de travaux, la photographie n’est qu’hypothèse et

pour le public d’évacuer sa violence intérieure.

nouveau dans l’image : dans cette abondance chère à la tradition

c’est là l’un de ses plus grands atouts : si elle ne dit pas la vérité,

picturale, seule reste intacte une petite statuette de danseuse posée

elle ne ment pas forcément non plus.

D’autres démarches artistiques ont recours à la fiction pour

Les artistes doivent donc se montrer vigilants et maîtriser la fiction

sur la commode. Dominant le carnage, elle rappelle le roi serein

pour interpeller le spectateur. Alors, pour parvenir à entamer un

qui observe calmement la scène dans la peinture La Mort de

Taryn Simon présente des pièces qui résultent d’un processus

processus de réflexion en faisant appel à l’imaginaire, ils sont

Sardanapale d’Eugène Delacroix (1827), dont Jeff Wall dit s’être

de recherche et d’investigation discret et rigoureux. Son

tenus de répondre aux questions suivantes : comment redéfinir les

inspiré 97. L’artiste compose en effet ses photographies comme

travail mélange « photographie, texte et graphisme dans le

frontières entre réalité et fiction ? Quelle distance prendre avec la

des tableaux et Jean-François Chevrier évoque dans ses œuvres

cadre de projets conceptuels qui traitent de la production

brutalité des faits, et quelle part de reconstruction peut être mise

une « tentative postconceptuelle de reconstruction d’une tradition

et de la circulation de la pensée comme des politiques de

en œuvre ?

picturale à l’ère des médias 98 ». Enfin, dans l’encadrement de la

représentation 100 ». Avec sa série la plus ancienne intitulée The

porte, des éléments du studio sont visibles, rompent l’illusion, et

Innocents datant de 2002, la photographe s’intéresse à plusieurs

entre réalisme et fiction, le sens bascule à nouveau.

cas de condamnations illégitimes ayant eu lieu aux États-Unis.

Si l’adaptation fictionnelle du crime est adoptée dès le début du XXe siècle par le cinéma, qui suit les traces du théâtre et la littérature, l’engouement que lui manifeste la photographie

Les titres sont indispensables à appréhender les images de Wall et

apparaît plus tard. C’est à travers ce l’on appelait dans les années

à enclencher le processus de l’imagination. L’artiste explique :

1980 la « photographie créative » que le medium s’empare du

« je coupe la relation pratique à l’image afin que quelque

fait divers en utilisant la fiction, pour proliférer dans les années

chose de bon puisse en sortir. Elle est réelle et ne l’est plus.

2000 avec ce que Dominique Baqué déterminera comme la

Ce "nouveau réalisme" est un équilibre entre engagement et

« photographie plasticienne ».

recul. Écrire un titre est une forme de poésie. Au spectateur

Jeff Wall fait appel dans ses travaux à l’imaginaire collectif du spectateur en jouant sur les frontières entre réalisme, «déjà-vu» et artifice. À l’aide d’une mise en scène élaborée, Wall prend ses références dans le cinéma et le théâtre et crée des décors

97

Vidéo réalisée par Jean-Pierre Krief, « Contacts : Jeff Wall », Contact - Volume 2 : Le Renouveau De La Photographie Contemporaine, Arte France, 2011 [en ligne]. Disponible sur http://boutique.arte.tv/f433contactsjeffwall [consultée le 25 novembre 2016]. 98

96

Dominique Baqué, op.cit., p.7.

Jean-François Chevrier, Jeff Wall, Vanves, Hazan, Collection : Photographie, 2013, p.17.

99

Michel Guerrin et Claire Guillot, « Le nouveau réalisme selon l’artiste Jeff Wall », Le Monde, mars 2010 [en ligne]. Disponible sur http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/03/18/le-nouveau-realismeselon-l-artiste-jeff-wall_1321052_3246.html [consulté le 25 novembre 2016]. 100

Texte de présentation de l’exposition « Taryn Simon, Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure », Jeu de Paume, Paris, du 24 février au 17 mai 2015 [en ligne]. Disponible sur : http://www.jeudepaume.org/ ?page=article&idArt=2206 [consultée le 5 novembre 2016].


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

II / Entretien et remise en question d'une fascination

23

Des années après le procès, elle choisit de mettre en scène

Utilisant également la fiction pour parler d’une terrible réalité,

autour du soleil (2013), composée de cinq vidéos, il met en scène

les personnes accusées à tort dans les endroits ayant un

Juul Hondius a recours à la mise en scène pour aborder le

des personnages qui nagent indéfiniment d’une barque à l’autre

rapport essentiel dans les enquêtes (mal) menées : que

phénomène de l’immigration et de ses faits-divers quotidiens.

dans la mer Méditerranée. Ces allers-retours étranges et a priori

ce soit le lieu du crime, de l’alibi ou de l’arrestation.

Dépourvue d’indication contextuelle et se jouant délibérément

incompréhensibles peuvent évoquer la pathétique absurdité de la

de notre incertitude, chaque image d’Hondius est très maîtrisée

situation des migrants. La vidéo se termine sur un plan au ralenti

La série photographique The Innocents, s’accompagne d’une

et, là encore, très esthétique. L’artiste dit lui même qu’il s’agit

avec l’explosion de fusées de détresse dans la barque désertée.

vidéo éponyme, où les sujets sont interrogés sur le processus des

de « fictions fondées sur des faits 103 » et explique qu’il imagine

L’artiste explique « le tragique m’apparaît trop clairement comme

identifications erronées dont ils ont été victimes. Ce projet « pose

ses images en amont de leur réalisation, dessinant parfois « un

une représentation. Il me semble simplement que la poésie, parfois,

la question de la crédibilité de la photographie en tant que témoin

minuscule croquis sur papier » puis répondant ensuite au « désir

me permet de me retrouver dans un temps syncopé, entre continu

et arbitre de justice. Elle met de plus en évidence la faculté de

persistant de le créer [lui]-même 104 ». Dans la photo Canal (2000),

et discontinu. Se chercher dans le dissensus, en n’essayant jamais

cette technique à brouiller la frontière entre vérité et fiction, une

un corps flotte à la surface de l’eau, et n’est pas sans rappeler le

de "mieux dire les choses" mais de les approcher librement dans

ambiguïté qui peut avoir des conséquences graves, et parfois

destin d’Ophélie, héroïne tragique de la pièce Hamlet écrite par

leur opacité 106 ».

même fatales 101 ».

Shakespeare au début du XVIIe siècle, qui sombre dans la folie et le désespoir et se suicide par noyade. Elle sera l’objet d’un

À la recherche d’une cohérence sur des actes ou des événements

Contrairement à Taryn Simon, certains photographes ne

tableau de John Everett Millais intitulé Ophelia et inspirera un

incompréhensibles, les artistes contemporains entreprennent

s’intéressent pas aux victimes mais interrogent l’étrange

poème à Arthur Rimbaud en 1870 : « Sur l’onde calme et noire

des investigations artificielles pour reconstruire les vérités.

fascination — notamment la leur — provoquée par les criminels,

où dorment les étoiles / La blanche Ophélia flotte comme un

Mélangeant à leurs propres images des archives authentiques

et tentent aussi de comprendre le cheminement de leur violence et

grand lys / Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles 105 ».

pour combler les failles, utilisant l’indice comme déclencheur

le pourquoi de leur acte.

L’aspect fantomatique et le calme de la scène décrite par Rimbaud

narratif, ou en faisant simplement appel à l’imaginaire collectif et

Avec Red Headed Peckerwood, projet photographique réalisé en

trouvent parfaitement leur écho dans Canal.

à la poésie, ils tendent à captiver et émouvoir le spectateur pour

2011, Christian Patterson propose de mener une enquête fictive

Hondius semble faire se rejoindre ici l’icône tragique et le banal

le faire réagir.

liée à un véritable fait divers qui a secoué les États-Unis à la fin

de l’actualité, et, avec une image séduisante et glaçante, propose

L’art contemporain va donc jouer avec les passerelles entre réalité

des années 50. Un couple d’adolescents, Charles Starkweather et

une nouvelle perspective pour aborder la problématique de

et fiction, et utiliser, avec une esthétique très maîtrisée et proche

Caril Ann Fugate, commettent des meurtres en série. Starkweather

l’immigration.

de celle du cinéma, cet espace de basculement de l’image pour

sera exécuté sur la chaise électrique et sa petite amie condamnée

Dans un style différent, Mehdi Meddaci a recours à une autre forme

traiter le drame. En donnant à son spectateur une autre vision de

à perpétuité. Cette histoire perturbante à la Bonnie & Clyde qui

de poésie pour interroger lui aussi le phénomène de l’immigration.

l'horreur, il va déclencher son imagination, l'attirer pour mieux le

inspira notamment à Terrence Malick le film Badlands, et permit

Dans « La barque », œuvre issue de la série Les Yeux tournent

déstabiliser et le conduire à la réflexion.

à Patterson d’apporter un nouveau regard sur l’affaire des années après le carnage. Le photographe multiplie les points de vue et les matériaux : installations, documents d’époque, indices, lettres d’amour des jeunes criminels et photos de presse se mêlent à ses

103

Juul Hondius, extrait issu du journal de l’exposition Des gestes blancs parmi les solitudes, Arles, RIP 2016, p.9. 104

propres images pour proposer des récits qui s'interdisent d'être univoques et ouvrent au contraire à plusieurs possibles. Christian

Loc.cit. 106

105

Arthur Rimbaud, « Ophélie » (1870), Poésies, Paris, L. Vanier, 1895

Mehdi Medacci, extrait issu du journal de l’exposition Des gestes blancs parmi les solitudes, Arles, RIP 2016, p.2.

Patterson livre au spectateur des éléments reliés à l’histoire sans pour autant fournir des explications ; même les légendes n’aideront pas. Le spectateur doit accepter de se laisser embarquer sur les traces de la violence dans une reconstitution où se mêlent imaginaire et « vérité ». Dans le cadre du projet France Territoire Liquide Cédric Delsaux s’inspire également d’un fait divers réel pour sa série intitulée Zone de replis (2014) et expérimente un autre processus d’investigation. Il s’agit de l’affaire Jean-Claude Romand qui s’est fait passer pour médecin pendant 18 ans. Pour parfaire son mensonge, l'homme partait chaque matin en voiture et arpentait les paysages montagneux du pays de Gex, à la frontière de la Suisse. Il assassina sa famille avant qu’elle ne découvre la vérité. Cependant Delsaux ne propose pas une reconstitution du crime mais s’intéresse à ce qui le précède. Des années après les faits, il retrace ainsi pendant trois ans les déambulations du criminel. Le spectateur se place alors, comme le photographe, du point de vue du bourreau. Les images, réalisées de l’intérieur d’une voiture, lui impose de se retrouver bloqué avec la détresse d’un futur criminel en recréant son errance, tant physique que psychologique. Delsaux met aussi en évidence « notre incapacité à affronter le réel et à le maquiller par toutes sortes de fictions. À travers une maîtrise impeccable du cadre et de la lumière, la beauté de ces images révèle en filigrane la vision d’une société à la dérive 102 ».

101

102

Loc.cit.

Xavier Barral à propos de Zone de Repli de Cédric Delsaux, Éditions Xavier Barral [en ligne] Disponible sur http://exb.fr/fr/home/153-zonede-rpli.html [consultée le 10 novembre 2016].

30. Cédric Delsaux, La petite chaumière, RNS, col de la Faucille, 2014.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

24

II / Entretien et remise en question d'une fascination

31. Taryn Simon, Larry Mayes. Scene of Arrest, The Royal Inn, Gary, Indiana. Police Found Mayes Hiding beneath a Mattress in this Room. Served 18.5 Years of an 80Year Sentence for Rape, Robbery and Unlawful Deviate Conduct, de la série « The Innocents », 2002.

32. Christian Patterson, Bloody Snow, 2008, de la série « Redheaded Peckerwood ».

33. Christian Patterson, House at Night, 2007, de la série « Redheaded Peckerwood ».


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

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II / Entretien et remise en question d'une fascination

34. Cédric Delsaux, Contrôle technique agréé, Rue de l'Artisanat, Thoiry, 2014.

35. Mehdi Meddaci, image issue de la vidéo La Barque, de la série « Les Yeux tournent autour du soleil », 2013.

36. Juul Hondius, Canal, 2000.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

CONCLUSION

26

CONCLUSION

L

e fait divers criminel connaît une extraordinaire "belle époque" à partir de la fin du XIXe

En conclusion, la photographie s’inscrit dans une grande lignée de mediums dont l’intérêt s’est

siècle, notamment à travers la littérature, le roman-feuilleton et la presse. Forme spécifique

porté sur la question du fait divers. Si elle a participé à la fabrication et l’entretien d’un goût

d’une modernité culturelle, il s’articule autour de deux principaux modèles d’enquêtes,

immodéré du morbide, en tant que medium artistique, elle engendre une réflexion non seulement

policière et journalistique. Sa relation forte aux médias associe son récit narratif, reposant sur

sur le drame, mais également sur la fascination incontrôlée qu’il inspire à chacun d’entre nous.

une structure bien définie, à l’image, en particulier photographique. Témoin, indice ou preuve,

Si parfois l’art se repose sur la facilité, utilisant la nature spectaculaire du fait divers pour attirer le

elle s’avère un élément essentiel aux investigations dès l’apparition du medium. Si la dimension

public, certaines propositions réussissent à lever les tabous et à s’imposer face aux médias qui échouent

subjective inhérente à la photographie met rapidement en doute sa valeur d’authenticité, elle

bien souvent à utiliser légitimement l’image pour opposer des remèdes à la barbarie. Ainsi, l’artiste

s’impose malgré tout comme un outil nécessaire dans la reconstitution des faits.

semble s’être investi de la même mission que le poète voyant qu’Arthur Rimbaud évoquait dans

D’autre part, les médias, intermédiaires quasi instantanés entre le fait divers et le public, initient

sa Lettre du voyant envoyée à Paul Demeny en 1871 : avoir la prescience, ou connaître le véritable

son passage en tant que fait historique et lui offrent une place de choix au sein de la société.

sens des maux du monde et le dévoiler aux hommes par la poésie. L’art libère alors le spectateur de

Ce traitement privilégié que lui accorde le photojournalisme participe à la mise en place d’une

la sidération pour lui rendre son sens critique et le guide, au-delà du traumatisme, pour comprendre

véritable fascination, toujours d’actualité, pour les faits divers et autres catastrophes. En effet

et prévenir le Mal. Dans une volonté d’éviter définitivement le piège de la compassion, les arts

dans sa nature même, l’être humain entretient une relation ambiguë avec la mort, qui le révulse

de l’image tentent de mettre en place d’autres stratégies visuelles pour réveiller les consciences.

et l’attire à la fois. Ainsi, la représentation du fait divers criminel, qu’elle soit dans la réalité des journaux ou de l’ordre de la fiction artistique, engendre une catharsis qui permet au public

Ce travail de recherche aurait notamment pu être développé à travers le prisme du cinéma qui

d’évacuer ses pulsions, d’appréhender et assimiler la notion de la mort.

fournit de nombreux exemples en terme de représentation du crime et de la violence. Le medium manifeste en effet très tôt son attrait pour le fait divers en ayant recours à la fiction. En France

Événement extraordinaire qui surgit dans la banalité du quotidien, le fait divers implique aussi

notamment, au début du XXe siècle, le film criminel assure le succès du cinéma lorsqu’il passe

une identification des populations, tant au niveau individuel que national ou même universel. La

d’attraction foraine au rang de spectacle le plus fréquenté. Le public parisien se presse dans

cohésion sociale rencontrée renforce l’intérêt pour le crime et le drame. Cet engouement justifie en

les salles pour voir Fantômas (1913) ou Les Mystères de New York (1914). Le cinéma doit une

quelque sorte l’apparition d’une véritable industrie du choc qui évoluera du XIXe siècle jusqu’à

grande partie de sa réussite à la fascination qu’exercent, sur l’écran, les génies du Mal. Comme

nos jours, et repose essentiellement sur l’image qui tend à mettre en scène le drame et à rendre

les romans et les feuilletons criminels, les films se situent entre réalité et fiction et n’importe

l’horreur spectaculaire. Ainsi soutenus, les faits divers semblent se multiplier dans notre société

quel lieu peut devenir scène. « La presse regorge alors d’anecdotes parlant de gens qui ont pris

par l’orchestration mass-médiatique contemporaine qui nous repaît de crimes, de guerres et de

le tournage d’un film criminel pour une véritable agression ou une véritable agression pour le

catastrophes. Cette surabondance d’images-choc interroge rapidement le rôle de la photographie,

tournage d’un film criminel 108 », explique Alain Carou, l’un des commissaires de l’exposition

qui s’appuie de plus en plus sur une esthétique du malheur. Ses valeurs éthiques et morales sont

Cinéma Premiers Crimes 109. L’adaptation du fait criminel ne faisait que commencer, ouvrant

mises en question : peut-on rendre beau le malheur, au risque de mettre en péril l’information ?

la voie à de nombreuses œuvres cinématographiques qui, bien que reposant sur la fiction et le

Les médias peinent à traiter "honorablement" le drame, et le regard se retrouve saturé d’images

divertissement, sont représentatives de réels faits de société dont elles s’inspirent. Ainsi le XXe

violentes, où parfois l’horreur devient un divertissement futile. Les organes de presse,

siècle a vu se développer des genres ou courants cinématographiques propres à chaque type de

photoreportage compris, soumis à la dictature de l’immédiateté, interpellent et témoignent sans

violence.

avoir pris de recul quant aux situations qu’ils décrivent. C’est dans ce cas que devient évidente la tension entre la mission d’information et celle, souvent inverse, de divertissement. Les médias

Aux États-Unis, les Westerns voient le jour dès l’invention du cinématographe en 1895 et vivent

fonctionnent dans la société du spectacle comme des informateurs alors qu’ils nourrissent parfois

leur apogée au milieu du XXe siècle avec l’âge d’or des studios hollywoodiens. Ils s’articulent

avant tout la fascination de leurs lecteurs pour les distraire, les détourner de ce qui advient vraiment.

autour de violences explicites mettant en scène les notions de guerres, rivalités, tortures et massacres.

L’ambivalence de leurs missions, où se mêlent et parfois s’opposent le devoir d’information et

Les films de gangsters font leur apparition autour de 1930 et se construisent sur les mêmes idées

l’attente de divertissement, autorise souvent le basculement de l’un à l’autre sans qu’il soit maîtrisé.

mais cette fois dans l’actualité de la société, en lien étroit avec le contexte américain de l’époque où le gangstérisme est à la fois un spectacle et un problème national ; nous citerons notamment Francis

L’art quant à lui, peut se dégager de cette impérieuse et périlleuse urgence. En effet, contrairement

Ford Coppola qui réalise en 1972 Le Parrain, centré sur la mafia et le crime organisé. Le courant

à la représentation politique qui s’adonne à une distribution de pouvoirs, et à la représentation

du film noir, pessimiste par essence, se développe au cours des années 1940 et, comme nous

journalistique à qui l’on attribue la notion de vérité, l’art n’a pas la nécessité d’avoir une

pouvons le voir dans le grand classique Le Faucon maltais de John Huston datant de 1941, s’élabore

influence si ce n’est celle de permettre un changement dans l’observation du monde.

autour des thèmes de l’enquête, du meurtre, du crime, de la jalousie, de la trahison entre autres.

C’est en prenant de la distance face à l’événement, que les arts de l’image se positionnent pour

Vers les années 1950 apparaît le péplum, qui repose sur la fiction historique et dont l'action se

en proposer une nouvelle lecture et tenter de redonner une fonction à l’incompréhensible. Dès

déroule dans l'Antiquité. Ce genre s’attache à représenter une violence qui, bien qu’éloignée dans

1908, Enrico Ferri écrit dans son ouvrage Les criminels dans l’art et la littérature : « L’art,

le temps, trouve encore quelques résonnances dans la société contemporaine en faisant le parallèle

ce reflet irisé de la vie ne pouvait, même dès ses premières et plus instinctives manifestations,

avec une forme moderne de barbarie. Les thrillers quant à eux mettent en place une tension narrative

négliger l’étude des innombrables métamorphoses du crime et de l’âme criminelle dans

pour tenir les spectateurs en haleine et se voient déclinés en nombreux sous-genres ; les thrillers

la société. […] Et l’art a été seul, longtemps, à tenter la figuration matérielle ou l’analyse

policiers développent des thèmes récurrents tels que les prises d’otages, les enlèvements ou l’idée

psychologique du délinquant 107 ». La voie ouverte par les surréalistes se poursuit à partir des

de vengeance, tandis que les thrillers psychologiques sont caractérisés par le harcèlement, la

années 1960 avec les artistes contemporains. Stratégies de retrait, démarches appropriationnistes

manipulation ou encore l’obsession. C’est dans ce courant qu’à partir de 1950, Hitchcock fera

de l’image de presse, approches poétiques, fictionnelles, à la périphérie du documentaire : les

du fait divers et du crime sa marque de fabrique, réalisant des classiques du cinéma tels que

propositions se multiplient pour introduire une prise de conscience nouvelle face au drame.

La corde (1950), Vertigo (1958) ou Psychose (1960).

107

Enrico Ferri, Les criminels dans l’art et la littérature, 1908, traduit de l’Italien par Eugène Laurent, version numérique de la collection « Les classiques des sciences sociales », 2005, p.10 [en ligne]. Disponible sur http://classiques.uqac.ca/classiques/ferri_enrico/criminels_art_et_litterature/les_criminels_ art_litt.pdf [consulté le 14 novembre 2016].

108

Frédéric Strauss, « Comment le crime a infiltré le cinéma », Télérama, 1er juillet 2015 [en ligne]. Disponible sur http://www.telerama.fr/sortir/comment-le-crime-a-infiltre-le-cinema,128572.php [consultée le 25 novembre 2016]. 109

Alain Carou, Matthieu Letourneux et Catherine Chauchard, commissaires de l’exposition Cinéma, Premiers Crimes, Galerie des Bibliothèque, du 17 avril au 2 août 2015.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

CONCLUSION

27

Il faut citer aussi les films d’horreur, genre controversé mais éminemment cathartique, où le

En définitive, l’industrie du cinéma a grandement contribué à aborder le fait divers et le crime avec

sang coule à flots, ainsi que les films d’action qui présentent des scènes spectaculaires souvent

des films qui s’appliquent généralement à en explorer le contexte soit en amont soit a posteriori.

stéréotypées (explosions, fusillades, courses-poursuites…). Certains proposent un traitement

Ils en proposent une interprétation qui a le mérite de déclencher, par sa cohérence, la réflexion

quelque peu décalé comme Quentin Tarantino qui utilise le mécanisme de la dérision pour

du spectateur et le conduit ainsi sur le chemin d’une forme de résilience. Il n’est pas question de

mettre en scène une violence plus actuelle et extrême avec notamment Pulp Fiction (1994),

résignation mais de construction en dépit de circonstances traumatiques.

Kill Bill (2003), ou encore Boulevard de la mort (2007).

Et bien que l’art ne revendique pas de réparer le monde, pas plus que de le changer, son caractère extrêmement évolutif et dynamique lui permet à la fois d’installer et déconstruire la fascination

Et si parfois certaines œuvres cinématographiques esthétisent la violence à outrance, au risque

pour la violence qu’il a instrumentalisée. Devenant ce "guide" cher à Rimbaud, l’art donne des

de tomber dans le même piège que les médias de l’information en paralysant la réflexion du

clés d’analyse et de remédiation. N’est-ce pas là, au fond, la véritable fonction de l’artiste, que de

spectateur, d’autres s’appliquent au contraire à proposer une pensée pertinente et constructive.

partager sa propre vision et éclairer celle du spectateur ?

Certains films se refusent d’ailleurs à distraire le public et ne l’épargnent pas en l’agressant avec

Il serait alors intéressant d’étudier comment les arts de l’image semblent aborder de plus en plus le

le spectacle d’une violence absolue et brutale.

fait divers comme une source d’inspiration qui permet d’entamer une réflexion sur des questions

En témoigne l’éprouvant film d’anticipation Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971) qui

de société. L’art photographique, tout comme le cinéma, en donnant une lecture souvent crue et

décortique une jeunesse oisive et en déperdition qui commet les pires crimes par un besoin viscéral

sans concession d’un fait de société, la violence, exploite certes le fait divers mais parvient aussi

d’ultra violence. Satyre de la société moderne, le film de Kubrick privilégie un climat malsain et

à projeter le spectateur hors de la sidération qui le figeait jusque là. Provoquant chez lui dégoût

dérangeant avec des scènes à la limite du supportable. David Cronemberg réalise quant à lui

et rejet, ces deux médias le contraignent à débusquer les signes et se révolter contre la violence

A history of violence en 2005, un film remarquable et glaçant où la violence persiste, d’abord avec

brute et profondément incompréhensible qui agite le monde moderne. Le fait divers ne serait donc

retenue, avant d’exploser et de devenir incontrôlable ; au delà du microcosme de la famille idéale

plus une simple manifestation isolée et désordonnée, mais une véritable émanation, la production

qui vole en éclat, c’est de l’origine même de la violence dans la société américaine qu’il s’agit.

d’une société de plus en plus brutale pour ses membres.

37. Christian Patterson, Zippo, 2010, de la série « Redheaded Peckerwood ».

Je remercie Nicolas Giraud, Fabien Vallos, Lionel Genre, Marie Viguié, ainsi que Geneviève, Cécile, Georges & Aurélie Kirnidis, Marie BDB, les Co-moon, Romain, Landry, Simon et Fanny, pour leurs relectures, aides, conseils et soutien.


LE SPECTACULAIRE DU FAIT DIVERS

C

ompris comme phénomène social, le fait divers fascine et marque l’histoire de la société moderne. Forme brève et marginale, il est l’expérience d’une transgression de

la norme et de l’ordre établi. Si les motifs et modus operandi varient, les faits divers ont tous un point commun : leur issue. Il s’agit quoiqu’il arrive du désordre du monde, sa face d’ombre refoulée. Le fait divers est constitutif de notre monde actuel, que ce soit dans sa répercussion sur le social et le politique, son épanouissement dans l’espace du journal puis des médias, ou encore son esthétisation artistique parfois controversée. Profondément marqués par l’émergence d’une modernité dont ils sont contemporains, fait divers et medium photographique entretiennent des relations spontanées. Ce travail de recherche se concentrera particulièrement sur le fait divers criminel, et interrogera la tension qui s’instaure à travers le regard du photographe, entre un ancrage dans le réel et une résistance à sa représentation crue. Il portera principalement sur la fascination et le malaise qu’engendre la spectacularisation du fait divers.

MOTS CLÉS : FAITS DIVERS ; PHOTOGRAPHIE ; MÉDIAS ; RECONSTITUTION ; FASCINATION ; SIDÉRATION ; VIOLENCE ; CHOC.

39. Thomas Demand, Backyard, 2014.


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