Il jouait de l'Arbois debout.

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IL JOUAIT DE L’ARBOIS DEBOUT TRIBUTE TO HENDRIK STURM (1960-2023)




ÉDITO — INTENTIONS

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En 2011, le sentier du GR2013 est encore en projet mais s’est confirmé comme l’une des productions de la Capitale européenne de la Culture. Le Bureau des guides n’existe pas (il ne sera créé qu’en 2014 pour continuer à donner vie et sens au sentier) et les artistes-marcheurs ont formé un premier collectif alors nommé le cercle des marcheurs, afin d’organiser leurs arpentages et leur mises en partage. C’est d’ailleurs largement influencé par les recherches d’Hendrik Sturm sur le plateau de l’Arbois que le choix est alors fait de placer la centralité du grand 8 que dessine le sentier à la Gare d’Aix TGV. En parallèle de l’élaboration de l’itinéraire, les artistes dialoguent directement avec l’association Marseille Provence 2013 qui se propose de soutenir pour chacun un projet individuel d’activation du GR2013 au cours de l’année capitale. Hendrik Sturm écrit alors sa proposition qu’il intitule Marcher ensemble. C’est cette archive que le Bureau des guides a retrouvé en fouillant dans les disques durs hérités de MP2013 qui servira de partition pour marcher dans ses pas. On y découvre un itinéraire, qu’on peut quasiment lire comme une contre-proposition au chemin emprunté par le sentier à l’époque, des photos légendées comme des indices de ses enquêtes et une posture critique quant au sens de la marche alors pratiquée pour produire le sentier dans les temps… Cette proposition sous-contrainte (la contrainte de répondre malgré tout aux besoins du commanditaire) n’a sans doute jamais été réalisée dans cette forme par Hendrik. 12 km ne permettait pas cet art de la promenade qu’il défendait, où le sens se tisse dans la lenteur des observations et des conversations. Alors que l’Arbois fut une terre d’accueil pour les musiciens afroaméricains de l’après-guerre, nous vous invitons à marcher en « Tribute », cette manière très pratiquée dans le jazz de rendre hommage aux grands musiciens disparus par la reprise et la ré-interpération de leurs morceaux. Une improvisation pour marcher ensemble l’hypothèse d’un sentier dessiné par Hendrik, explorer les couches de son «enquête mille feuille» et poursuivre, par l’observation 10 ans plus tard de ces paysages, sa proposition de la promenade comme manière de sculpter nos regards.

2023 : l‘annéeversaire !

Les 10 ans du GR2013, une annéeversaire organisée par le Département des Bouchesdu-Rhône, Provence Tourisme, le Comité Départemental de la Randonnée Pédestre des Bouches-du-Rhône (CDRP13) et le Bureau des guides du GR2013.


ARCHIVE Nous envisageons le GR 2013 comme un cheminement qui assume pleinement l’espace périurbain et « pense » l’articulation entre ville et nature et non pas comme itinéraire de loisir à travers des espaces naturels, ou comme itinéraire purement urbain et patrimonial. Les formes périurbaines d’occupation du sol échappent aux catégories traditionnelles ville, campagne et nature. Comment trouve-t-on un itinéraire qui, en plus de procurer le plaisir d’une marche au grand air, donne à lire la complexité de l’espace métropolitain de la capitale culturelle pour laquelle il n’existe pas ou peu de représentations artistiques et d’images mentales ? Face à l’immensité de ce chantier - trouver 280 km en très peu de temps – une méthodologie par étapes s’est imposée à nous : dresser un état des lieux du réseau des chemins pédestres déjà officiellement reconnus, repérer les chemins potentiels sur cartes, faire les repérages de terrain et rencontrer les « spécialistes du territoire ». Les échanges s’avèrent intellectuellement très stimulants mais je continue à penser que notre méthodologie n’est pas à la hauteur des objectifs posés, c’est à dire à concevoir et animer un itinéraire de grande randonnée d’un nouveau type, pour grand public, agréé par la Fédération Française de Randonnée pédestre. Je pense que, le parcours d’un chemin en une seule et unique fois – même en groupe -, la vérification de ses aménités et plus techniquement de son accessibilité, puis les recherches du régime juridique du chemin pour le proposer ensuite au classement FFRP, ne sont pas suffisants pour présenter en profondeur un espace habité et investi de multiples manières. Une attention accrue aux différentes réalités d’un territoire est d’autant plus crucial que le nouveau GR 2013 se veut voie pédestre pérenne. Nous souhaitons qu’elle soit fréquentée par de nombreux marcheurs et de ce fait cela peut provoquer des conflits d’usage. Toute proportion gardée, un GR s’apparente à une infrastructure viaire, comparable à une route ou une nouvelle ligne de chemin de fer, sollicitée par les uns, rejetée par les autres. Ma proposition artistique reflète ce que je ressens personnellement comme « nécessité méthodologique ».

5 Description Le projet s’effectue en deux étapes selon des modalités distinctes : d’abord l’enquête créative puis la promenade collective. La première étape est relativement longue, environ trois semaines, peu visible pour le public, polymorphe et à priori sans limites. La deuxième étape est publique et possède un espace-temps précis. L’enquête créative vise à la compréhension d’un espace périurbain en mille-feuilles. L’espace a un support matériel, géologique, météorologique et biologique et est façonné par une multitude d’occupations territoriales: situation complexe et dynamique. L’image qui me guide est celle du mille-feuilles des couches cartographiques thématiques d’un système d’information géographique. Il correspond, du moins en partie, à ce que les géographes nomment co-spatialité c’est à dire à « la superposition des territoires et des réseaux » . L’analyse de la co-spatialité des territoires me fournit la matière et les arguments pour construire un itinéraire précis : existe-t-il des interactions entre ces couches co-présentes et où se situent alors les « micro-fentes » qui les relient ? Les « déplacements mentaux » entre les différentes couches-territoires, qui se trouvent au même endroit, ajoutent une dynamique supplémentaire au déplacement physique des corps pendant la marche. À l’instar du mille-feuilles spatial, il y a « mille » méthodes d’enquêtes : l’observation directe, l’étude des documents techniques et artistiques, l’entretien avec des personnes ressources, etc. Parmi ces méthodes inspirées de la boîte à outils des sciences humaines, celle du go-along s’avère particulièrement pertinente. Il s’agit d’accompagner et d’écouter une personne qui commente, en marchant, son territoire habité ou géré. Dans l’étude d’un espace vécu, les savoirs vernaculaires comptent autant que les savoirs techniques et savants. Dans un va-et-vient, selon un processus de spirale herméneutique, entre la confrontation directe avec un espace par la marche et celle de ses représentations, un paysage émerge lentement. Extrait de la note d’intention adressée par Hendrik Sturm à l’association MP2013 « 27 août 2011 - Projet artistique en relation avec le GR 2013. Marcher ensemble : lecture en millefeuilles d’un micro-paysage bucco-rhodanien »


EN L’AN 2050 CHRISTINE BRETON Dans l’astronef nommée cairos Récit de l’an 2050. Nous ne savons ni comment, ni pourquoi, nos concitoyens, qui décollèrent en catastrophe vers la planète Ultima, emportèrent dans leur soute un recueil de textes humains reliés à des « minutes » administratives signées par une rivière ardéchoise nommée Doux. Après la découverte de ces fragments, que nous avons pu déchiffrer facilement, il nous a semblé qu’ils formaient un tout, une sorte de récit de fondation écrit par la rivière elle-même. Si notre hypothèse est bonne la découverte de ces textes remettrait en question bon nombre de certitudes sur notre passé. Voici trois « minutes » extraites de notre reconstitution. Elles couvrent les deux premières années seulement. MIN A1 ...Depuis l’année de création de nos « minutes » en 2021 beaucoup d’eau a circulé dans mon lit. Il faut dire que cette année-là, mon lit, hospitalité de la diversité oblige, a dû accueillir de nouveaux hôtes poussés par la sécheresse. Nous étions là, dans l’eau de nos différences. De plus en plus de traductions simultanées s’y déroulaient, toujours drôles dans tous leurs dérapages de sens, dans tous les bruits possibles, dans les accords miraculeux, dans les surprises de la pensée mise en commun, même si le parler ment. Tous ces poissons et crevettes bavardes et polyglottes qui remontent de loin, toutes ces fleurs pétulantes et leur bourdonnement d’insectes, toute cette silencieuse maison boisée de Nymphes sur les rives, tous ces mycorhizes, cette symbiose mystérieuse, invisible, souterraine, qui prolonge tous ces arbres et leurs feuilles avec leur langage propre et leurs jeux de mots au gré des vents... et j’ai même vu des humains rejoindre lentement notre communauté. Nous, avions peut-être créé un poids suffisant avec nos rires et nos controverses pour que ces humains nous voient enfin ; puis ce fut facile de les entrainer dans notre élan. Nous en avions discuté longuement avec les arbres qui, eux, ne voyaient pas la motivation humaine. Sceptiques, les arbres redoutaient

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une nouvelle forme d’aliénation en marche. Ils ne sont toujours pas convaincus. Ils étaient si souvent décimés dans ces années-là partout sur la terre. Alors nous avons décidé de raconter les « minutes » de notre étonnement sans nous mentir, en cherchant comment les humains avaient réussi à nous rejoindre en silence, puis à nous traduire lentement, enfin à partager nos coopérations. J’ai été chargée d’écrire au fil de l’eau, au jour le jour, les « minutes A,B et C » de notre parlement qui porte mon nom si doux. Doux, rivière d’Ardèche, transférante de genres à cette époque-là... MIN A21 Tout a commencé lors d’une conférence d’humains dans le froid d’une grande tente. Comme toujours mes oreilles étaient dans la bouteille d’eau du conférencier. Un gars et sa femme, ils voulaient ré-ensauvager le monde, ça a fait rigoler tout notre parlement quand je vous ai fait mon rapport. Mais ça nous a aussi mis la puce à l’oreille car j’ai pu leur rapporter le mot rapide saisi lors de leur introduction : une humaine avait dit « Parlement du Doux ». Les mots sont des choses et ces choses qui nous rassemblent avaient été posées humainement ce soir-là. Minute inoubliable - silence du sens en train de prendre forme. Nous venions de comprendre toutes les informations, incompréhensibles, qui nous remontaient du monde humain via mes eaux diffusées partout : dans le verre à dents des amants, dans la vapeur des cuisines, dans la sueur des labeurs, dans la neige des montagnes cristallines, dans les retenues de mes eaux collinaires ou dans le barrage de l’Oasis, toutes les eaux de mon bassin versant qui se déversent en gouttelettes partout et qui observent pour nous quand ma quatrième forme d’eau se fait plus fractale. En silence, saisis par la fulgurante synthèse de ces mots humains ressemblant, si étrangement aux nôtres, nous avons commencé à prendre leurs activités au sérieux. Finie l’attente tranquille de leur disparition que préconisaient les fourmis, prêtes pour la succession. Nous venions de traduire une part de la vivante participation humaine en un fulgurant contexte.


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La chambre à ciel ouvert


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Image extraite des archives d’Hendrik Sturm


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Cherche et trouve

7 Moteur fondu


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Images extraites des archives d’Hendrik Sturm


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Images (vue aérienne et bouteilles) extraites des archives d’H. Sturm


HENDRIK STURM

La gare, coté est • La chambre à ciel ouvert • Lieu de drague • Télédiffusion des Victimes • La Bastide neuve • Habitants en 1830 • Carambolage • américain • La scène • Vestiges • Èrosion • Cabane des chasseurs • L L’aérodrome • Ball trap • Pigeon • La Redoute • Le Camp du Midi • Le C


LECTURE EN MILLE-FEUILLES D’UN MICRO-PAYSAGE BUCCO-RHODANIEN

n de France • France Info • Moteur fondu • Vers le Point de Rassemblement Matières organiques • La Décharge • Le vallon du théâtre • Le théâtre L’école du feu • Le Stadium • Les boues rouges • La route biseautée • Camp américain • La future ZAC de la gare • Retour au point de départ


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10 La décharge


PAMPARIGOUSTE

19 SAMEDI 18 NOVEMBRE 2023 Assemblée de l’étang Une marche entre Istres et Saint-Chamas pour partager les récits des artistes et les premières avancées des recherches scientifiques du Laboratoire plastique de Pamparigouste.

search and find


Image extraite des archives d’Hendrik Sturm

suchen und finden


cherche et tr encore

12 Érosion

o u ve

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14 L’école du feu



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Images extraites du carnet d’Arbois (ci-contre) et des archives (ci-dessus) d’H. Sturm


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Comment en es-tu venu à faire de la marche le centre de ton activité artistique? On prend la marche au sérieux dans des moments biographiques importants. Souvent, au départ, il y a un problème – pas forcément grave ou insoluble, mais un contexte problématique. Au moment donné, un détachement a lieu. On se met en marche par nécessité. Un ami m’a récemment dit qu’il ne pouvait pas s’empêcher de marcher, que c’était compulsif chez lui, pour faire le vide, pour se débarrasser de quelque chose. Il ne tient littéralement pas en place. Dans mon cas, c’était une période où je me sentais dans un certain vide – professionnel et institutionnel – et en même temps, dans une certaine liberté aussi. C’était la fin de ma thèse en neurobiologie, sans suite. Marcher, c’est toujours un peu larguer les amarres. Je ne marche pas comme le fou voyageur, je ne recherche pas l’épuisement, même si ça peut arriver. Parfois, on n’a plus envie de s’arrêter de marcher, alors c’est la nuit qui nous arrête. Mais il est aussi possible de faire une marche significative qui ne dure que cinq minutes. Dans mon cas, la marche est aussi une méthode d’étude. Je la pratique moins comme pratique spirituelle que comme outil de découverte, méthodologie d’enquête – lecture de traces. Ma thèse de neurobiologie portait sur des signaux bioélectriques liés à la contraction du poignet chez l’homme. J’enregistrais donc des potentiels d’action, des centaines de milliers de d’impulsions électriques dans deux muscles. Dans cette masse colossale de données, tu recherches les régularités, les structures. A un autre moment, pendant un an, au moyen d’un microscope électronique, je me suis promené dans les muscles d’un ver de terre. Une surface de moins d’un millimètre carré, grossie 20 000 fois, devient plus grande qu’un terrain de tennis. On est dans une masse de données dans laquelle il faut s’orienter, se repérer, qu’il faut cartographier. Le territoire de Marseille a donné naissance, depuis une ou deux décennies, à un développement singulier de la marche urbaine comme pratique artistique. Peut-on revenir sur quelques personnes clefs de cette pratique à Marseille ? Christine Breton, une conservateur du patrimoine atypique, a été l’une des pionnières de cette pratique à Marseille (à condition de faire l’abstraction de l’histoire plus que

centenaire des « excursionnistes marseillais » et autres « buveurs d’air » plus récent comme ceux de l’association AMIEU, Atelier marseillais d’initiatives en écologie urbaine.) Dans son cas, la marche me semble clairement liée avec le fait d’être en dehors de l’institution, ou en tout cas dans une relation de distance avec elle. Elle a commencé, me semble-t-il, après son départ de l’école des Beaux-Arts de Nîmes. Elle m’a beaucoup influencé, en particulier dans sa démarche d’ouverture de la pratique artistique vers le monde industriel. Grâce à elle, j’ai fait un stage de 6 mois dans une usine de céramique. « Je n’ai plus besoin de musée : il est là, dehors, partout. » À Marseille, depuis la fin des années 1980, elle a joué un rôle important dans l’art contemporain à ce qui était alors l’Office de la culture. Elle s’occupait entre autres d’une revue qui s’appelait « la Galerie de mer », ce fameux tunnel qui passe sous Marseille depuis les mines de Gardanne – mais qui est une bonne métaphore de son travail dans la culture à Marseille, et en particulier d’un programme de résidences d’artistes dont elle s’occupait alors, et qui était, comme la galerie, sur le territoire, entre le visible et l’invisible. Cette galerie de la mer elle-même était un peu entre le rêve et la réalité. C’est un monument de premier ordre du patrimoine industriel, à la limite du légendaire. Je crois qu’elle a commencé à faire des marches comme « passeur », auprès des artistes qu’elle accueillait dans son programme de résidence. En tant que conservateur du patrimoine, elle ne voulait pas faire de collection, elle défendait et défend toujours l’idée du « patrimoine intégré » dans les mémoires, les pratiques. Il s’agissait, là aussi, de sortir du musée et de l’institution. La marche, chez toi, renvoie directement à un objet: l’objet urbain, ou périurbain. Oui, mon objet est la ville, ou les formes urbaines (puisque certains affirment que la ville en tant que telle est un peu désintégrée aujourd’hui). La ville ou les formes urbaines, c’est le lieu où l’humain s’exprime le plus, c’est l’objet humain le plus complexe. Un de mes plaisirs singuliers, c’est plus précisément l’interaction entre le naturel et l’artefact. Au-dessus de chez moi, commence la garrigue des massifs des calanques, et nous avons vu à l’instant les traces d’un sanglier près de mon compost, ainsi que les restes d’un four à chaux artisanal en pierre. Quelqu’un a fabriqué


ici son propre mortier, à partir des ressources naturelles immédiates – calcaire disponible, bois pour le feu, et pierres pour le four. Cela fait pour moi écho avec l’engouement actuel pour le jardin – lieu privilégié de la relation entre nature et monde urbain. Ce four à chaux renvoie aussi à la connaissance géologique du maçon, car n’importe quel calcaire ne se prête pas à la fabrication de la chaux. Ces bribes de «science vernaculaire» nous rappellent au fait qu’il n’y a pas d’étanchéité entre la culture vernaculaire et la culture savante. Dans ma pratique, je cherche toujours à rendre perméable cette frontière entre les deux. « Un de mes plaisirs singuliers, c’est l’interaction entre le naturel et l’artefact. » Mon objet est donc la ville, ou le territoire, c’està-dire un objet engagé par l’homme – c’est l’appropriation humaine qui m’intéresse. Au départ, j’ai commencé par marcher beaucoup dans le périurbain, la ville peu dense. Peutêtre parce que c’est plus facile d’en lire la morphogenèse. Les zones qui ont cent ou deux cents ans sont plus faciles à comprendre que les palimpsestes de deux mille ans, comme le centre de Marseille peut en offrir. A Marseille, dans l’espace périurbain, on profite du charme des friches, lié à la déprise industrielle. Ensuite, ça a été le centre-ville, et maintenant je m’intéresse plus au rural, où l’on retrouve de nombreuses figures du périurbain. Ça rejoint l’anthropologie de l’espace. Si la marche est un art, l’ «œuvre» serait pourtant plutôt dans le territoire lui-même, dont elle révèle la qualité, que dans les productions qui en résultent? Évidemment, la ville est une œuvre, tout comme d’autres formes territoriales. On est parfois ébloui par la beauté et la justesse des formes de ces œuvres collectives. Mais notre travail d’artiste consiste plutôt à tirer profit des accidents, des tensions, des choses ni pensées, ni voulues, qui ne font pas œuvre, en tout cas pas dans ce sens-là. L’inconscient de la ville, en quelque sorte. On essaye de prendre au sérieux toutes les choses qui ne figurent pas quand tu regardes les documents des faiseurs de ville. Pour moi, l’acte artistique réside dans l’acte interprétatif dont la ville est l’objet. Lire la ville, c’est pour moi avoir un regard clinique, scrutateur, qui permet d’interpréter des traces, comme signes de forces (ou de logiques)

à l’œuvre. L’historien Carlo Ginzburg a bien décrit cette forme d’approche au 19e siècle, qui est contemporaine du développement de la littérature policière (Poe, Conan Doyle) et concomitant du développement de la psychanalyse. Dans le domaine de l’histoire de l’art et de la peinture en particulier, on se met à développer de nouvelles techniques d’authentification, en se concentrant sur ce qui était jusque alors considéré comme des détails secondaires – Ginzburg appelle cela le « paradigme de l’indice », dont fait pour moi partie l’art de la marche. D’autres fondements théoriques évidents de ma pratique sont à chercher dans la «psychogéographie» des situationnistes. Mais cela se conjugue très bien avec l’idée des traces. J’aime en général ce basculement entre conscient et inconscient, entre volontaire et accidentel, et on retrouve tout ça dans le statut d’une trace. Dans sa forme littérale, la trace est la marque physique d’un contact direct, mais la chose même a disparu. Quelque chose de matériel subsiste d’une absence. […] Vas-tu jusqu’à revendiquer l’idée de Kant selon qui, dans l’acte artistique, c’est d’une certaine façon la nature qui est à l’œuvre? C’est en effet l’idée qui sous-tend le cabinet de curiosités; la natura naturans (la nature comme force productrice de formes) qui se manifeste aussi dans le travail de l’artiste. Cela rejoint la question de la morphogenèse: cette manière de voir les phénomènes au-delà des disciplines spécifiques. L’idée de morphogenèse s’applique à de très nombreux domaines – on parle de morphogenèse des villes, de géomorphogenèse, d’embryogenèse. Certains prétendent qu’il y a des logiques semblables qui sont à l’œuvre. C’est un terrain tentant, mais glissant! Le principal danger serait de suggérer des processus simples, de rater ou de sous-estimer leur complexité. Quand tu prends des photos aériennes de Montpellier, que tu regardes 50 ans en accéléré, tu as littéralement l’impression que «ça a poussé»; et ça ressemble peut-être, par certains traits, à la croissance de micro-organismes. La métaphore des rhizomes est valable. Mais il faut garder son sens critique. Cette métaphore a été utilisée dans la sociologie de la ville, mais tout cela a aussi été un gros chantier en cybernétique. Au cours des célèbres « Macy Conferences », a été développée l’idée


du bionique (imitation du vivant par le design industriel), et aussi dans l’autre sens : des réflexions d’ingénieurs ont aidé à inspirer la thérapie systémique. La psychogéographie propose une approche romantique, sensible, de la relation au paysage. On se met dans cette posture en se détachant des déplacements fonctionnels ; telle est du moins la consigne de Guy Debord dans sa théorie de la dérive. Il s’agit de créer des temps de parenthèse. Ce qui est amusant, c’est que la psychogéographie gagne du sérieux scientifique, alors même qu’elle avait été conçue au départ délibérément comme un mouvement critique anti-institutionnel. Les architectes et chercheurs d’un laboratoire de Grenoble, le CRESSON, ont récemment fondé un réseau international de science des ambiances urbaines. Ils étudient les réactions des individus et des groupes à certaines modalités sensorielles de la ville – dans l’espace sonore, olfactif, thermique. Leur travail, qui peut aussi déboucher sur des choses très pratiques (des « ingénieurs ambianceurs ») est tout à fait dans la lignée de la psychogéographie. Partages-tu l’idée de Smithson, fondatrice du land art, selon laquelle désormais, dans le domaine de l’art, c’est le territoire, l’espace, le site qui est premier ? Oui, même si je suis très sensible aux mots, qui ne sont pas équivalents. « Territoire » renvoie à une réalité en partie construite par l’homme. « Lieu » est un espace géographique, mais pour laquelle la notion d’étendue n’est pas pertinente. Le lieu est plutôt comme un point. C’est un espace nommé, par lequel on crée une identité qui se détache du fond. Le même territoire physique peut accueillir un grand nombre de « lieux », à différentes échelles, pour différents interlocuteurs. C’est là l’une des facettes de mon travail, qui consiste à mettre en évidence la superposition de lieux hétéroclites. C’est cela qui me tient vivant, et qui évite à mon regard de se figer. Avant-hier, j’ai découvert sur la colline Saint-Joseph une information intéressante grâce à un collectif qui s’appelle SudWall, et qui s’intéresse aux fortifications allemandes de la côte méditerranéenne. Ils superposent les documents d’archives avec Google Earth, et c’est comme ça que j’ai appris que sous la chapelle qui est en face de nous, il y a un réseau de tunnels, avec trois entrées. Cette colline, qui est un lieu ancien de pèlerinage, et sur laquelle on a construit au 19e cette chapelle, est aussi un ancien lieu militaire.

Mais le primat de l’espace, oui, je partage cette idée. C’est dans cette optique que « crée » des lieux, un peu comme un anatomiste détache des objets. D’ailleurs, il y a plusieurs « lieux » dans un organisme. Dans un muscle de vers de terre, il y a évidemment beaucoup de cellules contractiles, mais aussi des tissus qui relient, et aussi ces objets minuscules mais essentiels que sont les nerfs. Dans la ville aussi, il y a des éléments de l’espace dont l’emprise spatiale n’est pas en adéquation avec l’importance. Chez moi, l’ancienne arrivée d’eau unique de la ville était un tuyau de moins d’un centimètre de diamètre. Pourquoi ne pas explorer davantage cette métaphore de la ville comme organisme ? Ma réticence est d’abord pratique : on est dans une ville où un urbaniste peut aussi être un médecin dans la vie civile, et je me méfie, dans le domaine de la ville, des fausses « évidences scientifiques », qui réduisent les problèmes, et permettent parfois d’éviter un vrai travail de concertation. Mais c’est vrai qu’il y a par exemple une biochimie de la ville, et qu’il faut l’aborder, sans métaphore. L’analogie fonctionnelle qu’on peut trouver entre une ville et un organisme ne mérite-t-elle pas d’être approfondie ? Oui, sans doute, peut-être en utilisant le concept de « symbiose ». Au niveau cellulaire d’ailleurs il y a des indices d’une symbiose historique: dans chaque cellule vivante à noyau, il y a des mitochondries. Ces mitochondries étaient, il y a 2 milliards d’année, des bactéries symbiotiques qui se sont intégrées à la cellule. Éditions Wildproject, août 2010 Photo : septembre 2005, portrait réalisé à son domicile par Geoffroy Mathieu pour le livre Marseille, Énergie et frustration, par Baptiste Lanaspeze, Ed.Autrement.


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Reproduction certifiée du rendu cartographique original annexé au dossier de demande de financement d’un projet alternatif au GR®2013 proposé par Hendrik Sturm à l’organisation de l’année de la Capitale européenne de la culture le 03 février 2013.




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